Rev Méd Interne 2000 ; 21 : 833-6 © 2000 éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S0248866300002332/EDI
Éditorial
Cytokines et anticytokines : un enjeu thérapeutique D. Emilie1, P. Galanaud1 1
Service de médecine interne et d’immunologie clinique, hôpital Antoine-Béclère, institut Paris–Sud sur les cytokines, 32, rue des Carnets, 92140 Clamart, France (Reçu le 16 juillet 1999 ; accepté le 22 juillet 1999)
cytokines / anticorps monoclonaux / anti-TNF alpha / immunothérapie cytokines / monoclonal antibody / TNF alpha antagonist / immunotherapy
Jusqu’à un passé relativement récent, le monde des cytokines restait confiné à quelques spécialistes d’immunologie fondamentale, car il rebutait la plupart des cliniciens par sa complexité. Le thérapeute qui souhaitait modifier l’équilibre immunitaire de ses patients était limité dans ses choix à des médicaments immunosuppresseurs relativement anciens et ayant fait leurs preuves, au premier rang desquels les glucocorticoïdes, et dont on connaissait depuis longtemps les limites, liées en grande partie à leur manque de spécificité d’action, source d’effets secondaires notables. La situation est clairement en train de changer. On voit émerger des substances nouvelles ciblées sur le réseau des cytokines, qui ont pu être développées grâce aux progrès des biotechnologies, et dont la spécificité d’action est très grande. Certains de ces produits sont des cytokines recombinantes, et d’autres sont des molécules ayant un effet antagoniste d’une cytokine. On exclut de cette discussion les facteurs de croissance hématopoïétique, malgré les similitudes de développement qu’ils présentent avec les cytokines d’action immunologique. Pour ces dernières et pour leurs antagonistes, on voit maintenant clairement dans quels domaines de la thérapeutique quotidienne on peut escompter leur mise en œuvre prochaine, et quelles indications pourraient se dessiner pour la nouvelle décennie. La voie thérapeutique de l’utilisation des cytokines recombinantes a été ouverte au début des années 1980 par l’interféron alpha, dans les hépatites chro-
niques et dans les hémopathies malignes. Le rationnel de l’utilisation de cette cytokine était initialement fondé sur ses capacités antivirales et antiprolifératives. Rétrospectivement, il apparaît que le mécanisme d’action de l’interféron alpha est plus complexe et qu’il fait également intervenir ses capacités immunostimulantes. L’interféron alpha est en effet capable d’augmenter la présentation des peptides antigéniques, d’orienter la réponse lymphocytaire T dans un sens Th1, et il favorise l’établissement d’une mémoire des lymphocytes T cytotoxiques. Toutes ces actions sont bénéfiques, en particulier en ce qui concerne les défenses immunitaires contre les virus des hépatites. Cette meilleure compréhension du mécanisme d’action de l’interféron alpha pourrait avoir des conséquences pratiques, en particulier pour prédire avant l’instauration du traitement le caractère répondeur ou non répondeur du patient. En effet, le statut immunitaire du patient avant traitement, évalué par des techniques aujourd’hui complexes, est prédictif de la réponse thérapeutique [1]. Des méthodes d’évaluation utilisables en routine devraient voir le jour et guider le choix thérapeutique, permettant d’éviter lorsqu’il est inutile un traitement long, coûteux et non dénué d’effets secondaires. La mise à disposition d’une nouvelle formulation de l’interféron alpha, couplé à du polyéthylène glycol (PEG–interféron), constitue également un progrès substantiel, car permettant à l’aide d’une seule injection souscutanée hebdomadaire de maintenir un taux sérique
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constant, garant d’une meilleure efficacité du fait d’une meilleure aire sous la courbe, et d’une meilleure tolérance du fait d’une disparition des pics sériques d’interféron observés avec la formulation classique. L’amélioration de l’efficacité de l’interféron alpha dans les hépatites chroniques par son association à la ribavirine est un autre progrès marquant. Contrairement à l’interféron alpha, les progrès décisifs ont été plus longs à se dessiner avec les autres cytokines recombinantes. L’utilisation de l’interleukine-2 dans les cancers rebelles aux autres traitements, principalement les cancers du rein et le mélanome, n’a survécu que du fait des insuffisances notoires des autres approches thérapeutiques. La démonstration récente du potentiel considérable de restauration immunitaire des patients infectés par le VIH sous l’effet d’un traitement par interleukine2 [2] offre de nouvelles perspectives quant à l’utilisation de cette cytokine dans cette indication. Il reste cependant à démontrer que la remontée spectaculaire du nombre de lymphocytes T CD4+ circulants sous l’effet de ce traitement s’accompagne bien d’un bénéfice clinique à long terme, objectif ultime mais dont la démonstration définitive ne pourra être obtenue rapidement. Quant à l’interféron bêta, il constitue d’ores et déjà une arme thérapeutique de choix dans le traitement de la sclérose en plaques, même si son mécanisme d’action reste relativement obscur [3]. En ce qui concerne l’utilisation des antagonistes de cytokines, les bouleversements opérés ces derniers mois sont encore plus frappants. L’utilisation dans des pathologies fréquentes d’antagonistes de cytokines est maintenant acceptée et validée pour les antagonistes du tumor necrosis factor alpha (TNF-alpha). Ces antagonistes du TNF-alpha sont de deux types : il s’agit soit d’anticorps monoclonaux, qui trouvent là une de leurs premières applications thérapeutiques, soit de molécules qui en dérivent grâce au génie génétique, comme des récepteurs solubles du TNF stabilisés sur une charpente d’immunoglobulines. De tels produits ont été développés il y a quelques années afin de traiter le choc septique, avec des résultats extrêmement décevants. Ils ont recouvré une seconde jeunesse dans le cadre de la maladie de Crohn fistulisée [4] ou restant active malgré des traitements immunosuppresseurs optimaux [5], et dans la polyarthrite rhumatoïde, en association au méthotrexate [6, 7]. L’enthousiasme initial vis-à-vis de ces molécules, s’il est justifié, doit cependant être tem-
péré par les inconnues qui demeurent actuellement concernant leur utilisation au long cours. En effet, l’efficacité des antagonistes de cytokines dans les deux indications précédentes a été démontrée dans des études à relativement court terme, ce qui est peu satisfaisant pour des pathologies chroniques. Un suivi prolongé est requis pour s’assurer de l’innocuité et de l’efficacité à long terme de ces produits. Un autre progrès récent est représenté par les anticorps monoclonaux dirigés contre le récepteur de l’IL-2, et dont l’indication justifiant la mise sur le marché est la prévention du rejet de greffe : administrés dans les suites immédiates de la transplantation, ces anticorps permettent d’éliminer les lymphocytes T qui, sous le fait d’une activation récente, se sont mis à exprimer le récepteur de l’IL-2. Un tel traitement permet donc d’éliminer relativement sélectivement les lymphocytes T reconnaissant le greffon. Malgré ces réserves guidées par la prudence, il est évident que l’on quitte actuellement l’époque où les cytokines recombinantes et leurs antagonistes n’intéressaient que les immunologistes fondamentalistes, et leur utilisation en pratique thérapeutique quasi quotidienne est en bonne voie. On doit cependant rester conscient des limites de ce type d’immunothérapie. La nécessité d’une voie parentérale et la possible immunogénicité de ces molécules n’apparaît pas un obstacle incontournable à leur utilisation élargie. Il n’en est pas de même pour leur coût, et l’utilisation de ces substances devrait par nécessité se limiter aux quelques situations où le bénéfice démontré est suffisamment important pour justifier leur emploi. Dans d’autres situations où le bénéfice, quoique réel, n’apparaîtrait pas suffisant, il faudra attendre la mise au point par les industriels de molécules ayant les mêmes effets, mais de nature non protéique, et donc de production moins coûteuse. Les perspectives qui se dessinent pour les années à venir dans le domaine de l’utilisation des cytokines et de leurs antagonistes sont multiples. Tout d’abord, des cytokines ou leurs antagonistes devraient démontrer leur efficacité dans de nouvelles indications. Parmi celles-ci, citons l’intérêt de l’interleukine-10 dans la maladie de Crohn et dans le psoriasis, des antagonistes de l’interleukine-10 dans le lupus érythémateux disséminé [8] et des antagonistes de l’interleukine-5 dans la maladie asthmatique. On peut également mimer l’effet d’une cytokine ou d’un antagoniste en utilisant non plus la protéine entière, mais
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uniquement le fragment peptidique se fixant sur le récepteur. Ces peptides sont d’un coût moindre que les protéines recombinantes, et ils pourraient passer les muqueuses, ce qui permettrait de s’affranchir d’une administration parentérale. Des efforts industriels considérables sont également développés actuellement pour générer des petites molécules non protéiques qui inhibent spécifiquement la synthèse du TNF-alpha. De nouvelles modalités d’utilisation des cytokines sont également en train de voir le jour, avec pour objectif essentiel de limiter l’action des cytokines à leur cible cellulaire immédiate, permettant ainsi d’optimiser les effets thérapeutiques en évitant leurs effets secondaires. En particulier, la stimulation de défenses immunitaires antivirales, principalement contre le cytomégalovirus et contre le virus d’Epstein-Barr, chez les patients immunodéprimés peut être obtenue par expansion ex vivo des lymphocytes T cytotoxiques antiviraux du patient en présence d’interleukine-2, suivie de leur réinjection [9]. L’administration de gènes de cytokines lors de protocoles de thérapie génique est également à l’étude, en particulier dans le traitement du cancer. Le gène codant pour une cytokine immunostimulante, comme l’interleukine-2, est introduit dans un vecteur d’expression viral, qui est injecté dans la tumeur. Cela permet un relargage durable au contact des cellules tumorales de la cytokine, sans effet secondaire à distance. Dans le même ordre d’idées, l’efficacité des nouveaux vaccins recombinants devrait être améliorée par l’inclusion dans le vecteur de gènes de cytokines ayant un effet adjuvant sur la réponse immunitaire. Enfin, on ne peut terminer cette discussion sur les perspectives d’immuno-intervention ciblées sur le réseau des cytokines sans mentionner les potentialités considérables des antagonistes des chimiokines. Les chimiokines sont des cytokines nouvellement identifiées et d’activité chimioattractante sur les cellules du système immunitaire [10]. Une de leurs caractéristiques est leur spécificité d’action, chaque chimiokine assurant le recrutement tissulaire d’un type précis de leucocytes. Des antagonistes des récepteurs de chimiokines sont actuellement en cours de développement chez plusieurs industriels, et des antagonistes non protéiques, administrables par voie orale, commencent à être décrits [11] et devraient être prochainement évalués chez l’homme. On peut ainsi
espérer disposer d’une nouvelle génération d’antiinflammatoires, de spectre d’action extrêmement ciblé. On sait par exemple que les antagonistes du récepteur de chimiokines CCR3 inhibent le recrutement de toutes les cellules immunitaires impliquées dans l’allergie (éosinophiles, basophiles, lymphocytes Th2). Des antagonistes du récepteur CCR1 se sont déjà montrés efficaces dans des modèles murins de polyarthrite rhumatoïde. Ces antagonistes pourraient également avoir un effet antiviral dans le cas des virus utilisant comme récepteur pour leur entrée cellulaire un récepteur de chimiokine, comme le VIH. Il ne fait donc pas de doute que cette nouvelle décennie verra se mettre en place de nouvelles molécules, ciblées sur le réseau des cytokines, de spectre d’action beaucoup plus focalisé que les immunosuppresseurs et les anti-inflammatoires actuellement disponibles. Ces nouvelles molécules devraient être à la fois plus efficaces et mieux tolérées. Dans un premier temps, des molécules de nature protéique seront utilisées, dont l’efficacité importante justifiera l’utilisation en dépit de leur coût. À plus long terme, on verra émerger de nouvelles molécules affectant le réseau des cytokines, de nature non protéique et administrables par voie orale, et dont les indications pourront être élargies. RE´ FE´ RENCES 1 Nelson DR, Marousis CG, Ohno T, Davis GL, Lau JY. Intrahepatic hepatitis C virus-specific cytotoxic T lymphocyte activity and response to interferon alpha therapy in chronic hepatitis C. Hepatology 1998 ; 28 : 225-30. 2 Levy Y, Capitant C, Houhou S, Carriere I, Viard JP, Goujard C, et al. Comparison of subcutaneous and intravenous interleukin-2 in asymptomatic HIV-1 infection: a randomised controlled trial. ANRS 048 study group. Lancet 1999 ; 353 : 1923-9. 3 Forbes RB, Swingler RJ. Interferon beta treatment for multiple sclerosis. Lancet 1999 ; 353 : 496-8. 4 Present DH, Rutgeerts P, Targan S, Hanauer SB, Mayer L, van Hogezand RA, et al. Infliximab for the treatment of fistulas in patients with Crohn’ disease. N Engl J Med 1999 ; 340 : 1398405. 5 Targan SR, Hanauer SB, van Deventer SJ, Mayer L, Present DH, Braakman T, et al. A short-term study of chimeric monoclonal antibody cA2 to tumor necrosis factor alpha for Crohn’s disease. Crohn’s disease cA2 study group. N Engl J Med 1997 ; 337 : 1029-35. 6 Maini RN, Breedveld FC, Kalden JR, Smolen JS, Davis D, Macfarlane JD, et al. Therapeutic efficacy of multiple intravenous infusions of anti-tumor necrosis factor alpha monoclonal antibody combined with low-dose weekly methotrexate in rheumatoid arthritis. Arthritis Rheum 1998 ; 41 : 1552-63.
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7 Weinblatt ME, Kremer JM, Bankhurst AD, Bulpitt KJ, Fleishmann RM, Fox RI, et al. A trial of Etanercept, a recombinant tumor necrosis factor receptor: Fc fusion protein in patients with rheumatoid arthritis receiving methotrexate. N Engl J Med 1999 ; 340 : 253-9. 8 Llorente L, Garcia-Padilla C, Richaud-Patin Y, Claret E, JakezOcampo J, Cardiel MH, et al. Clinical and biological effects of anti-interleukin-10 monoclonal antibody administration in systemic lupus erythematosus. Arthritis Rheum 2000 ; 43 : 1790800.
9 Rooney CM, Smith CA, Ng CY, Loftin SK, Sixbey JW, Gan Y, et al. Infusion of cytotoxic T cells for the prevention and treatment of Epstein-Barr virus-induced lymphoma in allogeneic transplant recipients. Blood 1998 ; 92 : 1549-55. 10 Foussat A, Galanaud P, Emilie D. Les chimiokines et la longue marche des leucocytes. Méd Sci 2000 ; 16 : 757-66. 11 Baroudy BM. A small molecule antagonist of CCR5 that efficiently inhibits HIV-1 potential as a novel antiretroviral agent [abstracts]. 7th Conference on retroviruses and opportunistic infections, San Francisco, 30 janvier–2 février 2000.