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À propos de. . .
De la psychanalyse entre. À propos de. . . « Schéma corporel, image du corps, image spéculaire. Neurologie et psychanalyse » de Catherine Morin夽 Dorothée Legrand ∗,1 Archives Husserl, CNRS, École normale supérieure, Paris Sciences et Lettres Research University, 75005 Paris, France Rec¸u le 4 juillet 2014
1. Position du lecteur Dans son livre, « Schéma corporel, image du corps, image spéculaire. Neurologie et psychanalyse », Catherine Morin vise la compréhension des « conséquences subjectives des accidents vasculaires cérébraux » [AVC]1 ([1], p. 11) et se base sur ce qu’en rapportent les patients qui en sont affectés, et qu’elle interprète depuis une perspective se situant à l’interface entre neurologie et psychanalyse. Cette description, on ne peut plus rapide, du travail de Catherine Morin laisse déjà entendre qu’elle met en place une démarche complexe, dont les ramifications se laissent difficilement résumer sans pertes. Plutôt, donc, que d’introduire cette notice critique par un tel résumé trop lacunaire, nous tenterons de suivre pas à pas le chemin parcouru par l’auteur elle-même et partirons de la question qu’elle-même se pose : étant donné ce cadre théorique et clinique, « qu’avons-nous appris ? C’est-à-dire : que nous ont appris les patients ? » ([1], p. 189), et en particulier qu’avons-nous appris sur les conséquences subjectives des lésions cérébrales ? 2. Position de l’auteur Pour entrer dans cette question, nous ne pouvons pas ne pas considérer la manière dont l’auteur s’est mise en position d’apprendre des patients, la manière donc, dont les patients se sont mis ou 夽 ∗ 1
Morin C. Schéma corporel, image du corps, image spéculaire. Neurologie et psychanalyse. Paris: Érès; 2013. Auteur correspondant. Adresse e-mail :
[email protected] Toutes les citations sont issues de l’ouvrage de Catherine Morin.
http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2016.05.001 0014-3855/© 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´eserv´es. EVOPSY-988; No. of Pages 9
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ont été mis en position de livrer la subjectivité des effets de leur AVC, à des interlocuteurs qui avaient une double perspective : d’une part, ils avaient l’objectif d’apprendre quelque chose sur la pathologie en question, et d’autre part, ils étaient « soucieux de l’aider [le patient], impliqués dans sa réadaptation » ([1], p. 71). D’emblée, Catherine Morin définit elle-même sa position comme « celle d’un médecinchercheur, un médecin qui cherche à comprendre ce qu’est la maladie du point de vue du patient. Je pourrais préciser : du point de vue d’un patient lorsque l’entretien était inclus dans une recherche, du point de vue de son patient lorsque l’entretien participait au dialogue entre un malade et son médecin » ([1], p. 12). Médecin-chercheur ? Il ne faudrait pas minorer l’importance de ce trait d’union assumé ici entre la position d’un médecin orienté par la psychanalyse et celle d’un chercheur qui cherche à comprendre. En effet, par ce trait d’union, Catherine Morin assume, et met en acte dans sa pratique comme dans cet ouvrage, qu’une même personne peut être à la fois un tel médecin et un tel chercheur vis-à-vis d’une autre personne, un patient. Or, on ne peut ignorer ou passer sous silence que ces deux pratiques ont des visées opposées l’une à l’autre. Alors que le clinicien orienté par la psychanalyse, comme l’est Catherine Morin, aspire à écouter le patient dans sa singularité, sans filtrer ce qui lui arrive aux oreilles, le chercheur vise au contraire des objectifs épistémiques qui, de fait, ne serait-ce qu’implicitement, orientent d’emblée son écoute sur ce qui, de la parole patiente, est ou non intégrable à son hypothèse de départ, aussi indéterminée soit-elle. Est en jeu ici toute la question de la « neutralité » de l’écoutant orienté par la psychanalyse. Cette neutralité est le garant d’une hospitalité inconditionnelle donnée à la parole singulière du patient ; or, cette neutralité est mise à mal par les objectifs épistémiques que poursuit le clinicien s’il adopte une position épistémique. En tant que médecin-chercheur, Catherine Morin assume ne pas mettre entre parenthèse sa position de médecin-analyste quand elle est chercheur, ni sa position de chercheur « qui cherche à comprendre » quand elle est médecin. D’une part, cette intrication contient la promesse d’une médecine riche épistémiquement et d’une recherche riche cliniquement. D’autre part, en revanche, cette intrication épistémo-clinique contient aussi le risque de susciter, orienter, voire enfermer la parole patiente dans l’orthopédie, la normativité d’un cadre motivé par le gain épistémique, la connaissance, la compréhension, l’apprentissage. Il n’est pas question ici de suggérer que recherche et clinique devraient opérer séparément ; bien au contraire puisque toute recherche qui prendrait pour « donnée empirique » la parole patiente a nécessairement un effet sur la position subjective du patient par rapport à ce dont il parle ou non au chercheur ; en d’autres termes, toute recherche avec des patients doit se concevoir dans un cadre clinique. Mais s’il s’agit ainsi d’assumer la portée clinique de toute recherche basée sur la parole patiente, il faut aussi souligner que les visées épistémiques qui animent une recherche sont foncièrement incompatibles avec ce qui anime la rencontre clinique entre un praticien orienté par la psychanalyse et un patient incessamment singulier. Que la recherche de Catherine Morin soit informée par sa pratique clinique, cela en fait toute la richesse, toute la pertinence, et toute l’opérativité, mais l’éthique de la pratique clinique orientée par la psychanalyse voudrait que la parole patiente soit rec¸ue, accueillie, écoutée, indépendamment de, par exemple, la représentativité de ce patient particulier par rapport au groupe des patients cérébrolésés auquel il est assimilé dans une perspective épistémique. Dans le cas de Catherine Morin, il n’est pas inintéressant de constater que « ce sont quelquesuns des propos de patients ou de soignants [. . .] qui [l]’ont fait quitter la physiologie du handicap moteur et orienter [ses] recherches vers les conséquences subjectives des accidents vasculaires cérébraux » ([1], p. 11). Il est suggéré à plusieurs reprises que les « postulats thérapeutiques » ([1], p. 131) dans un service de « rééducation neurologique » ([1], p. 11) mettraient une certaine objectivité médicale en tension avec la subjectivité du patient cérébrolésé. Or, cette même tension
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serait également à l’œuvre entre l’approche analytique, d’une part, et les visées épistémiques de la recherche, d’autre part, au moins en ce sens que la recherche de compréhension vise l’intégration de « l’état du patient » à du connu, ou du connaissable. Visée orthopédique, donc, non seulement de l’approche rééducative, mais aussi de l’approche épistémique. Cette tension entre la position de « médecin-chercheur » et la subjectivité du patient qu’elle tente d’accueillir, cliniquement, et de recueillir, épistémiquement, cette tension est particulièrement sensible lorsque Catherine Morin décrit la méthodologie de sa recherche qualitative. Elle explique notamment que les patients passent des « entretiens semi-directifs réalisés à [sa] demande, c’està-dire, et ceci était toujours formulé explicitement, à la demande d’un médecin qui cherche à comprendre ce qu’est la maladie du point de vue du patient » ([1], p. 70). La question de l’impact de cette demande sur le patient et sa parole, la question de l’impact de la relation clinique sur les propos recueillis à des fins épistémiques, la question de l’impact du contexte épistémique sur la rencontre clinique, aucune de ces questions n’est posée ; toutes devraient l’être. C’est l’adresse des paroles, dessins, gestes du patient qui est en jeu ici, adresse à un autre qui est essentielle à considérer si le clinicien orienté par la psychanalyse veut mettre en pratique l’idée (notamment) lacanienne selon laquelle l’attention du clinicien est à porter sur le dire du patient en tant qu’il le lui adresse, à lui, l’écoutant. 3. Position du patient La position de Catherine Morin relativement aux patients ne cesse d’intriguer. Revenons donc à ce qu’elle en dit elle-même, pour maintenant en souligner le revers, soit la position qu’elle donne ainsi aux patients. L’auteur, nous venons de le voir, définit sa propre position comme « celle d’un médecin-chercheur, un médecin qui cherche à comprendre ce qu’est la maladie du point de vue du patient. Je pourrais préciser : du point de vue d’un patient lorsque l’entretien était inclus dans une recherche, du point de vue de son patient lorsque l’entretien participait au dialogue entre un malade et son médecin » ([1], p. 12). « Un patient », souligné par l’auteur par opposition ou complémentarité avec « son patient », « un patient » s’entend ici comme « un patient parmi d’autres », un patient « protégé » par un anonymat qui le prive tout aussi bien de sa singularité subjective, un patient intégré au groupe « des patients » dont le cerveau est lésé à droite ou à gauche, un patient dont la parole est analysée de manière systématique pour être soumise à des tests statistiques, un patient donc, qui est inscrit dans la visée épistémique de ce médecinchercheur. Par ailleurs, cette même personne est aussi « son patient », souligné par l’auteur par opposition ou complémentarité avec « un patient ». Ce possessif, et qu’il soit souligné par l’auteur, ne semble pas indiquer que le médecin prendrait le patient comme son territoire d’exploration ; plutôt, le médecin semble considérer ici comme primordial le fait que le patient s’adresse à lui, à son écoute : c’est son patient et non le patient de n’importe quel médecin, parce que l’écoute de ce médecin n’est pas substituable à celle de n’importe quel médecin. En d’autres termes, pour ce patient, ce médecin est son médecin. Nous voyons ici comment une pratique qui assumerait une relation hiérarchique entre soignant et soigné ne souffre pas nécessairement de tous les maux dont on l’accuse, et en premier lieu, n’exclut pas mais au contraire peut permettre le respect de la parole patiente. Cela est assumé comme tel par Catherine Morin pour qui il est « essentiel, non seulement d’interroger les patients de fac¸on non suggestive et de laisser la place à leur discours spontané avant de les questionner sur leurs déficits, mais aussi de ne pas proposer systématiquement des interprétations tirées de la psychologie normale avant d’avoir caractérisé le discours des patients » ([1], p. 175). Il faut remarquer, cependant, que le « discours spontané » du patient, le discours dont la spontanéité serait préservée grâce à la discrétion du clinicien qui placerait ses propres questions
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en retrait, ce discours est en fait et ne peut être qu’adressé à un autre. La prudence vis-à-vis de la suggestion, et même le silence du clinicien, ne permettent donc pas de penser que le patient livre dans son discours une parole libre de toute influence de la part du clinicien, cette « influence » n’étant en fait que la structure même de sa parole en tant qu’adressée à l’autre.
4. Psychanalyse Toute l’entreprise de Catherine Morin est motivée par la psychanalyse : il s’agit pour elle en effet de « décrire [les] troubles neurologiques de la représentation de soi en termes psychanalytiques » ([1], p. 14). Parmi ces « termes psychanalytiques » : objet. Ce terme, « objet », n’est, cela va de soit, pas spécifiquement analytique ; de plus, il ne connaît pas non plus de définition univoque au sein même de la psychanalyse, il est même « objet » de division de cette dernière en différents courants fratricides. On ne peut donc qu’être surpris, et en fait encombré, par l’absence de définition de ce terme par Catherine Morin, qui pourtant en fait le point central de sa conceptualisation du « syndrome hémisphérique droit » [SHD], nous y reviendrons. Par ailleurs, l’auteur semble assumer un point qui génère des tensions importantes au sein même de la psychanalyse, ainsi qu’entre cette dernière et certains de ses détracteurs : la symbolisation, au sens de la métaphorisation d’un membre du corps, d’un propos du patient, d’un de ses gestes ou dessins, en une signification, et en une signification générale. Par exemple, la « spécificité symbolique du côté gauche comme “mauvais” côté » ([1], p. 44) ; la main comme faisant partie « des signifiants phalliques » ([1], p. 64) ; l’œil et la bouche comme « représentations déplacées du sexe féminin » ([1], p. 66), l’absence de figuration de la bouche « comme liée à l’instauration brutale, traumatisante, de déficiences et d’incapacités isolant le sujet du lien social » ([1], p. 79), etc. Cette pratique est frappante avec un des patients que Catherine Morin nous présente de manière plus détaillée, Monsieur E., catégorisé parmi les SHD et qui aime la pêche. Le docteur Morin interprète ainsi : « La pêche en torrent est une activité assez spécifiquement masculine, et repérer dans la canne à pêche une représentation phallique n’est guère risqué » ([1], p. 116). Au contraire, il nous semble risqué de plaquer une représentation phallique sur n’importe quel objet un peu long – une brosse à dent, un spaghetti ? Non seulement cela oublie que le phallus est signifiant du manque, mais cela risque aussi d’utiliser la psychanalyse comme une clé des songes qui viendrait plaquer des significations sur la parole patiente, voilant ainsi la singularité de son état physique, psychique, affectif, cognitif. Comme le souligne Catherine Morin elle-même, « plus intéressant est de mettre en rapport l’espace entre cet instrument et le corps et les mots de monsieur E. » ([1], p. 116). Toujours à propos de Monsieur E., nous apprenons du docteur Morin que « bouche et bec peuvent être considérés comme des symboles sexuels » ([1], p. 119) et que donc, en appliquant ces généralités à Monsieur E. en particulier, nous pourrions interpréter que leur absence dans ses dessins symboliserait « l’effacement des préoccupations sexuelles dont fait état ce patient » ([1], p. 119). Mais quelle place cet « effacement des préoccupations sexuelles » prend-il dans la vie de Monsieur E. en particulier ? C’est ce à quoi ne pourra pas répondre l’absence de figuration de bouche et de bec dans les dessins de Monsieur E., si on fait parler cette absence en fonction de ce qu’elle symboliserait généralement. Comme le fait également Catherine Morin, il semble plus pertinent de souligner que le rapace que dessine Monsieur E. n’est pas seulement sans bec ; il présente des ergots, que le patient associe lui-même à l’ergothérapie qui lui est imposée depuis sa lésion cérébrale. Qu’est-il en train de se dire ici – via ce rapace – de la position de Monsieur E. par rapport à la rééducation et à la pathologie qui la lui impose ? De nouveau, le recours à la symbolisation ne semble pas pouvoir répondre à cette question essentielle cliniquement.
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Ces critiques étant posées, préférons les suspendre ici pour laisser apparaître la dimension spécifiquement psychanalytique de l’approche de Catherine Morin – dimension qui ne tient donc ni aux « termes psychanalytiques » puisque ceux-ci ne sont pas définis proprement, ni au recours à la symbolisation puisque celle-ci n’est pas strictement psychanalytique. Catherine Morin place la psychanalyse en un lieu particulièrement propice à sa pratique, soit entre la neurologie et la psychologie, et hors du champ du cognitivisme. Elle souligne à bon escient la difficulté de tenir cette position dans un service hospitalier de réadaptation « où deux écueils menacent le thérapeute : tout “psychologiser” comme si la lésion cérébrale n’avait pas d’effets [physiques] organiques, tout “cérébraliser” comme si le patient n’avait pas droit ou échappait à la souffrance commune » ([1], p. 17) ; « ces deux écueils sont l’avers et le revers d’une même médaille. Ils nous menacent dès que nous cherchons à “savoir comment fonctionnent les patients” » ([1], p. 190). La difficulté de tenir ce travail « entre neurologie et psychanalyse » ([1], p. 12) et de tenir la psychanalyse « entre » neurologie et psychologie, cette difficulté est certaine. Mais, disions-nous, Catherine Morin, par ce travail, nous semble placer la psychanalyse en un lieu particulièrement propice à sa pratique. Qu’est-ce à dire ? La psychanalyse – et c’est même là qu’elle signe son acte de naissance – n’a eu de cesse de caractériser les symptômes corporels de la névrose liés à des troubles fonctionnels, notamment en les distinguant des lésions organiques. Par exemple, il s’est agi de distinguer les conversions hystériques de l’épilepsie. L’approche psychosomatique d’orientation analytique aura voulu affiner cette frontière jusqu’à la brouiller, en voulant déterminer quelle structure psychique permettrait de rendre compte de l’irruption de tel eczéma, ulcère, asthme, ou autre manifestation alors qualifiée de psychosomatique : trouble somatique d’origine psychique. Mais dans les cas de lésions cérébrales, l’étiologie organique ne peut faire l’objet d’aucun doute, et le fait que le docteur Morin soit neurologue lui permet ici d’éloigner d’emblée la tentation psychologisante, ou psychosomatisante, qui risquerait de plaquer une origine ou une signification psychique là où il est question de physiologie. Dans ce contexte, le champ est laissé libre à une autre question : quel sens ou quel rôle le patient donne-t-il à ses troubles ? La question de Catherine Morin n’est pas : quelle est la structure psychique qui peut expliquer les troubles mentaux (de la représentation de soi) de ces patients ? Sa question est bien plutôt : selon leur structure psychique, leur passé, leurs projets, etc., quelle est la manière dont les patients vivent leurs troubles ? Et comme elle le souligne, « c’est seulement en écoutant le patient parler de ce qui lui arrive qu’on peut apprécier sa position particulière de sujet par rapport à sa pathologie. Mais c’est aussi seulement en l’écoutant qu’on va caractériser sa pathologie même » ([1], p. 190). Ainsi, non seulement ce que l’on apprend de cette approche, c’est la position subjective du patient, indispensable à toute rencontre clinique, mais aussi, et par là même, c’est la pathologie du patient qui se trouve caractérisée, en tant, donc, que perturbation subjective – dont l’étiologie est sans ambiguïté cérébrale. C’est donc à une démarche inverse à celle de la psychosomatique que nous sommes conviés : alors que la psychosomatique entend rendre compte de l’étiologie psychique de troubles organiques, la démarche de Catherine Morin, « entre » neurologie et psychanalyse, s’intéresse aux « symptômes psychiques d’origine neurologique » ([1], p. 44). Travail particulièrement propice à la pratique de la psychanalyse, disions-nous donc, et ce pour une autre raison encore. Comme le corps est irréductible à la représentation, à la connaissance, à la maîtrise que l’on en a ([1], p. 41 ; 44 ; 47), les troubles de l’image du corps et du schéma corporel sont eux-mêmes irréductibles à ces catégories cognitives : indescriptibles, incompréhensibles et inexplicables en ces termes ([1], p. 169). C’est ainsi à une pratique clinique et une conceptualisation théorique non cognitiviste – ici la psychanalyse – qu’il revient le plus légitimement d’en rendre compte. Le sujet est capté par la forme de son corps, objet du désir de l’autre dont il ne peut avoir ni maîtrise ni connaissance ([1], p. 47–48), et le clinicien doit donc pouvoir ne pas
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cloisonner ce corps et ses troubles dans une maîtrise et une connaissance dont il aurait le secret – des catégories diagnostiques et des cartographies cérébrales par exemple. Les réactions singulières de chaque patient ne sauraient être réduites « à des stéréotypes indépendants de sa structure psychologique fac¸onnée par son histoire personnelle » (Christian Derouesné, Postface, [1], p. 196). Ce dont il est question, c’est bien de la manière dont une lésion et les troubles qu’elle déclenche vont s’inscrire dans « la continuité de la vie psychique des patients » (Christian Derouesné, Postface, [1], p. 194), inscription que le patient donne à entendre quand il s’adresse à son médecin, si tant est que ce dernier se prête à cette écoute : « l’existence de trouble de l’image du corps ne saurait effacer la structuration psychique des sujets qui en sont frappés. Devant chaque patient pris individuellement, qu’il ait ou non des troubles du schéma corporel, c’est seulement en écoutant ce qu’il dit de lui-même et de son corps qu’on pourra ajuster le dialogue avec lui » ([1], p. 73). C’est en tant que neurologue que Catherine Morin développe ainsi son travail en cette place à la fois privilégiée et particulièrement difficile pour la pratique de la psychanalyse, hors champ cognitiviste, « entre » cérébralisation et psychologisation. Or, on se trouve délogé de cette place quand elle procède à une « analyse descriptive multivariée » qui a pour but de « déceler les ressemblances et les dissemblances dans un ensemble d’objets », dans un ensemble de sujets cérébrolésés en l’occurrence ([1], p. 71). C’est sur la base d’une telle analyse quantitative que le docteur Morin pourra affirmer que « les autoportraits des patients présentant des troubles du schéma corporel se démarquent clairement de ceux de patients sans troubles du schéma corporel » ([1] p. 73). Ici, il n’y a plus aucune place pour le patient qui lui fait face dans sa singularité, pour « un patient » qu’elle rencontre comme chercheur, pour « son patient » qu’elle rencontre comme médecin : restent « les patients ». Alors même qu’elle explique la manière dont « les patients » utilisent les pronoms personnels selon qu’ils appartiennent aux groupes des cérébrolésés droits ou gauches, alors qu’elle souligne comment « les patients » se fondent eux-mêmes dans un groupe et estompent ainsi leur singularité ([1], p. 93–94) en utilisant le « vous générique » ou le « nous collectif » ([1], p. 89), le docteur Morin elle-même utilise le pronom générique « ils » indifférenciant ainsi les sujets singuliers qui se sont adressés à elle ([1], p. 86). Ce faisant, elle ne s’éloigne pas seulement de l’acte d’écoute analytique dont la singularité exclut la comparativité ; elle s’éloigne également de la conception analytique du sujet parlant et du langage dont il est l’effet. Dans un cadre psychanalytique, en effet, on ne peut coller à la parole patiente comme si, systématiquement, un sujet qui dit « je » assumerait une position subjective, alors que, systématiquement, un sujet qui dit « on » s’effacerait subjectivement ; il se peut tout aussi bien que ce soit l’inverse. Le « sujet de l’énonciation » ([1], p. 92) ne se manifeste pas dans sa parole au nombre d’occurrence du mot « je » ; il ne faut donc pas négliger le fait que le sujet de l’acte de dire peut s’absenter du « je » dit, ou se manifester dans un « on » ; ni négliger l’impossible coïncidence, le systématique écart entre le « je » dit et celui qui le dit. Une telle négligence reviendrait à prendre l’énoncé à la lettre, plutôt que comme un rébus où le sujet se révèle en se voilant ; cela reviendrait à suspendre l’hypothèse de l’inconscient pour les besoins d’une analyse quantitative.
5. Qui est ma main ? Nous pouvons à présent revenir à la question première qui anime tout cet ouvrage : depuis cette place prise par la psychanalyse qui nous invite « à parcourir un champ miné de confusions et de faux-sens » ([1], p. 91), « qu’avons-nous appris ? C’est-à-dire : que nous ont appris les
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patients ? » ([1], p. 189), et en particulier qu’avons-nous appris sur les « conséquences subjectives des accidents vasculaires cérébraux » ([1], p. 11) ? Habilement, Catherine Morin distingue « les patients cérébrolésés sans syndrome hémisphérique droit [SHD] qui, en cas de troubles sensitifs, disent : « C’est comme si ma main ne m’appartenait pas. » ; les « patients SHD qui affirment que leur main est celle de quelqu’un d’autre » ; et les « patients psychotiques qui ont la conviction que la maîtrise de leur corps leur est retirée par un être antipathique » ([1], p. 159). On voit ici à quel point rapprocher les patients SHD des psychoses négligerait la spécificité du délire psychotique qui fait irruption, effraction au sein des états mentaux et de la vie concrète du patient, et dont la force de « conviction » ne pourra pas être mise en doute par le patient, même quand ce dernier se montre conscient de son délire en tant que tel. Par opposition à la persécution vécue par le patient délirant, les patients SHD semblent au contraire trouver une forme de « consolation » grâce à leur main, qui rend présente leur objet d’élection – telle cette mère qui dit vivre sa main comme si elle était la fille qu’elle n’a jamais eu ([1], p. 146 ; 184). Par ailleurs, rapprocher le SHD de l’asomatognosie négligerait la spécificité de la manière dont le patient SHD vit son corps. Ce qui perturbe le patient SHD, et le docteur Morin le montre clairement, ce n’est pas un déficit de connaissance (a-gnosis) du corps propre (soma). Cette caractérisation déficitaire souffre de deux erreurs communes : une conception du normal comme connaissance du corps propre, somatognosie ; une conception du pathologique comme déficit visà-vis de ce qui caractérise le normal, asomatognosie. Ces deux présupposés animent généralement l’approche médicale alors que c’est justement les remettre en cause qui peut rendre plus lisible le SHD. En effet, qu’est-ce que l’image du corps ? L’image du corps – au moins telle qu’elle est conc¸ue dans le champ d’investigation qui donne son cadre au travail de Catherine Morin – ne se fonde pas ni ne fonde une forme de connaissance du corps propre ; l’image du corps, qu’elle soit mentale ou reflétée par le miroir, est une construction qui soutient la « méconnaissance » ([1], p. 46–47) de son corps par le sujet. Deux types de méconnaissance sont en jeu ici. Serait en jeu, d’abord, une méconnaissance de « l’immaturité neurologique réelle » ([1], p. 47) et de l’incoordination sensori-motrice qui lui est corrélée ; une méconnaissance, donc, du réel du corps désuni, incontrôlé, méconnaissance du morcellement corporel qui se trouve voilé par l’image unifiante du corps représenté comme « un ». Par ailleurs, serait également en jeu une méconnaissance de ce que le vécu corporel doit à la relation du sujet à l’autre, autre qui désigne ce corps comme son objet de désir. Il s’agit ici d’une méconnaissance de ce que l’image du corps est trouée, puisque justement ce qui la forme est inimaginable, infigurable. En effet, c’est le désir de l’autre qui unifie l’image corporelle, alors que l’autre pointe du regard le corps de l’enfant face au miroir et le désigne : tu es cette image pour moi. L’image du corps est donc un « nouage » ([1], p. 46) entre (1) un corps réel méconnu et même inconnaissable, (2) l’autre dont le désir n’a pas d’image mais qui nomme l’image de ton corps comme ce que « tu es », et (3) la forme visible du corps reconnu comme tien, forme qui s’enroule autour du désir de l’autre comme un manque qu’elle voile sans combler. Ce nouage, nous dit Catherine Morin, est « normalement inapparent » ([1], p. 46 ; 53) et c’est en ce sens que l’identification à l’image spéculaire n’est pas de l’ordre de la reconnaissance d’une certaine réalité du corps propre dans le miroir : ce n’est ni de connaissance ni de reconnaissance qu’il s’agit, mais de méconnaissance et d’identification : tu es cela. Que se passe-t-il alors quand le nouage se dénoue ? L’image se déchire. Elle ne donne plus la forme orthopédique de la totalité du corps. Au contraire, sa déchirure dévoile les éléments qui prenaient forme de par le fait même d’être noués ensemble : ce corps réel et ce désir de l’autre
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que je ne saurais voir. C’est l’inimaginable – ce dont il ne peut y avoir d’image – que la déchirure de l’image dévoile. 5.1. Les patients indemnes de troubles du schéma corporel Le corps réel, c’est ce qui serait imposé au patient en cas de lésion hémisphérique gauche, sans trouble du schéma corporel. Le corps dont l’image était pointée par le désir de l’autre, ce corps n’est plus. Suite à l’AVC, la déchirure brutale de cette image désirée, idéale, unifiante, risque de laisser apparaître ce corps comme matière brute, inerte, incontrôlable. Or cela est inimaginable. Il faut couvrir ce corps de blanc, puisqu’il n’est plus couvert de sa propre image idéale. C’est ainsi que : « les paroles et les autoportraits des patients sans troubles du schéma corporel ont en commun un certain silence sur le corps paralysé » ; ces patients « ne constatent leur paralysie que lorsqu’ils veulent faire un mouvement et y échouent » ([1], p. 97) ; « malgré un handicap visible et asymétrique, [ils] maintiennent une image érigée, stable et symétrique de leur corps, et réagissent à la perte qu’ils viennent de subir selon un processus de deuil bien classique : c’est petit à petit qu’ils vont lever la méconnaissance névrotique normale du corps et de ses altérations pathologiques et qu’ils vont reconnaître la perte réelle qu’ils ont subie » ([1], p. 111 ; 176). Se met en place un deuil de la fonctionnalité de mon corps et de l’image idéale que j’en avais, processus progressif qui fait apparaître la perte en tant que telle, qui localise cette perte dans ma vie, et qui dévoile un corps qui ne marche à moitié plus, plus comme avant. Une autre image de ce corps abîmé peut alors se construire, voiler l’horreur de la perte brutale ; le patient peut alors trouver un corps dont il va réinvestir la fonctionnalité propre et qu’il va habiter de projets, de désir ([1], p. 165). 5.2. Les patients souffrant de troubles du schéma corporel Autre inimaginable que la déchirure de l’image dénoue : le désir de l’autre, désir qui jamais n’est imaginable en tant que tel mais que la déchirure de l’image du corps peut venir incarner en un membre qui vient de perdre sa fonctionnalité et son image. Alors que la lésion hémisphérique gauche laisserait intact le processus imaginaire qui peut alors passer sous silence le handicap, la lésion hémisphérique droite affecterait le processus imaginaire lui-même, et non pas seulement l’image idéale qui avait été construite. L’image, alors, ne peut plus être reconstruite, et ne peut recouvrir l’inimaginable désir de l’autre ; l’objet du désir apparaît au contraire dans le réel du corps : incarnation. Alors que le patient qui a subi une lésion hémisphérique gauche recouvre son handicap d’un blanc, le patient qui a subi une lésion hémisphérique droite figure l’altération physique de son corps de manière crue ([1], p. 108) ; ce serait même « cet accès apparemment direct à la gravité de leur situation » qui mettrait ces patients « dans l’impossibilité d’en intégrer les connaissances » : ils sont alors anosognosiques ([1], p. 111). Cela ne peut se comprendre que si on intègre l’idée que le patient n’est pas sans savoir qu’il est hémiplégique, même s’il le nie consciemment ([1], p. 121). L’ignorance de l’hémiplégie ne serait qu’« apparente » ([1], p. 173). La question que nous pose l’anosognosie ne se réduit donc pas à déterminer ce qui relève de la connaissance du corps chez le sujet non cérébrolésé, et de l’ignorance chez le sujet cérébrolésé ; au contraire, le savoir du corps chez le sujet normalement névrotique est une méconnaissance et le rapport du sujet SHD à
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son corps relèverait d’une levée de cette méconnaissance : ce corps, cette main paralysée devient inimaginable, elle ne fait plus partie de l’image du corps du patient, mais incarne un objet de désir ([1], p. 124 ; 162 ; 164 ; 174). 6. Conclusion Toute l’ambiguïté du terme « objet » est ici riche d’enseignement : ou bien le membre hémiplégique du patient est vécu par lui comme objet réel, chose matérielle inerte ou qui a sa vie propre, ou bien ce membre est vécu par le patient comme objet de désir, objet fac¸onné par le désir de l’autre, objet dont le statut dépend du regard de l’autre ([1], p. 49). Alors qu’une lésion hémisphérique gauche laisserait en place une image d’un corps altéré avec laquelle le patient doit alors composer, une lésion hémisphérique droite provoquerait plutôt une altération de l’image du corps. D’une manière ou d’une autre donc, alors que l’image du corps vient nouer matière et désir en une forme à laquelle le sujet s’identifie, la déchirure de l’image vient poser le corps comme objet : matière que le désir n’innerve plus ou incarnation du désir de l’autre. C’est bien toute la relation du corps au désir, de l’image du corps au désir de l’autre, que les lésions cérébrales mettent en branle et ce d’une fac¸on qui ne peut être mise au jour que par une approche qui sait éviter toute cérébralisation comme toute psychologisation, une approche hors champ cognitif, telle qu’une approche psychanalytique que Catherine Morin articule à la neurologie afin de laisser les patients lui apprendre ce que peuvent être les effets subjectifs de leur lésion cérébrale. Déclaration de liens d’intérêts L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.