L'objet de la psychiatrie et l'objet de la psychanalyse

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L’évolution psychiatrique 70 (2005) 31–45 http://france.elsevier.com/direct/EVOPSY/

Psychanalyse, Psychiatrie : objets perdus, objets présents

L’objet de la psychiatrie et l’objet de la psychanalyse Psychiatry and Psychoanalysis Georges Lantéri-Laura † Chef de service honoraire à l’Hôpital Esquirol, ancien directeur d’Études à l’École des Hautes Études en Sciences sociales Reçu le 13 novembre 2003 ; accepté le 18 mars 2004 Disponible sur internet le 27 janvier 2005

Résumé L’auteur se propose de présenter l’objet de la psychiatrie et de le comparer à l’objet de la psychanalyse. Pour situer la psychiatrie, il montre la vanité de la recherche étymologique d’une définition et la remplace par un repérage historique, dans la médecine grecque, hellénistique et romaine, et estime que la psychiatrie apparaît quand la médecine explique certains aspects et certaines manifestations de ce que la culture entendait par folie en se référant exclusivement à la nature – la phusis – et sans aucun rapport avec le surnaturel. Il reprend alors un historique de la psychiatrie moderne, depuis la fin du XVIIIe siècle, en y distinguant trois périodes marquées chacune par la prévalence d’un paradigme, au sens que l’historien des sciences T.S. Kuhn donnait à ce terme : l’aliénation mentale au singulier (1793–1854), les maladies mentales au pluriel (1854–1926), les structures psychopathologiques (1926– 1977), et actuellement la psychiatrie postmoderne. Il exclut d’ailleurs toute légitimité à une tentative de philosophie de l’histoire qui prétendrait transcender l’historiographie empirique. Il montre qu’au XXIe siècle la psychiatrie a un contenu irréductiblement hétérogène et des limites de pertinence floues et conventionnelles. Il étudie les rapports de la psychiatrie avec des disciplines voisines : connaissance du système nerveux central, neurologie clinique et neuropsychologie, mais aussi anthropologie, criminologie et linguistique. Il en conclut que psychiatrie et psychanalyse ont le même objet, mais l’envisagent de points de vue différents, qui d’ailleurs se retrouvent dans la réflexion psychopathologique. Il précise que la psychanalyse garde une certaine raison d’être dans la partie de la psychiatrie en rapport avec des atteintes du système nerveux central, car même les déments, au moins au début de leur affection, conservent une vie mentale consciente et inconsciente. © 2004 Publié par Elsevier SAS. >

Toute référence à cet article doit porter mention : Lantéri-Laura G. L’objet de la psychiatrie et l’objet de la psychanalyse. Evol psychiatr 2005 ; 70. 0014-3855/$ - see front matter © 2004 Publié par Elsevier SAS. doi:10.1016/j.evopsy.2004.03.011

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Abstract The author presents psychiatry and compares it to psychoanalysis. So as to define psychiatry the author rejects the incompleteness of etymological research and favours the idea of a medical psychology that emerges when madness breaks its connexions with the supernatural. The author reviews modern psychiatry starting from the end of the XVIII th century, distinguishing three periods each marked by the superiority of a particular paradigm in T.S. Kuhn’s sense of the word: mental alienation in the singular (1793–1854), mental illnesses in the plural (1854–1926), psychological structures (1926–1977), and, at the present time, postmodern psychiatry. The author rejects the idea of a philosophical history, which would somehow go beyond empirical and bibliographical research. He shows that XXI st century psychiatry is implacably heterogeneous with very blurred and merely conventional limits. He studies its relationship with other disciplines, not only knowledge of the central nervous system, clinical neurology and neuropsychology, but also anthropology, criminology and linguistics. He concludes that psychiatry and psychoanalysis have the same object, but see the object from different angles; the angles find their reflections in psychopathological theories; he maintains that psychoanalysis keeps a pertinence in the field of psychiatry connected with disorders of the central nervous system for even the demented, at least at the beginning of their disorders, maintain both a conscious and unconscious mental life. © 2004 Publié par Elsevier SAS. Mots clés : Aliénation mentale ; Folie ; Histoire de la psychiatrie ; Maladies mentales ; Paradigme ; Psychanalyse ; Psychiatrie ; Psychopathologie ; Structure Keywords: Alienation; Madness; Mental illnesses; History; Paradigm; Psychoanalysis; Psychiatry; Psychopathology; Structure

1. Introduction Pour comparer l’objet de la psychiatrie à l’objet de la psychanalyse, tel qu’il a été présenté et développé dans les exposés de nos amis le Pr D. Widlöcher et le Dr C. Melman, et que les discussions ultérieures de nos Collègues l’ont précisé, nous allons maintenant essayer de donner un aperçu historique et critique de cet objet de la psychiatrie, comme il peut se manifester dans les premières années du XXIe siècle. Par cette locution d’objet de la psychiatrie nous entendrons, d’une manière inévitablement un peu conventionnelle, et sans anticiper sur les résultats ultérieurs de notre démarche, le domaine dont s’occupe concrètement la pathologie mentale contemporaine, sans oublier qu’elle concerne plusieurs registres que nous ne devons pas confondre : la sémiologie et la clinique, à l’évidence, mais aussi la thérapeutique et, avec un souci différent, la réflexion psychopathologique. C’est bien là que nous pouvons trouver à juste titre le centre de toutes les préoccupations des psychiatres. Nous tâcherons d’abord de situer, avec quelque rigueur, la psychiatrie elle-même, afin de savoir ce que nous entendons par ce terme, en évitant les confusions de proximité. Puis nous essayerons de replacer cette psychiatrie dans un développement historique, que nous ferons débuter à la fin du Siècle des Lumières, pour des raisons que nous préciserons plus loin. Nous tenterons alors d’élucider ses liens éventuels avec quelques disciplines voisines.

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Nous posséderons ainsi tous les éléments pour comparer l’objet de la psychiatrie avec l’objet de la psychanalyse.

2. Repérage de la psychiatrie 2.1. Définitions du mot Les relations de la psychiatrie avec l’ensemble de la médecine ne sont sûrement ni simples, ni à l’abri de bien des polémiques, et nous aurons un peu plus bas à nous interroger à leur égard ; mais nous pouvons dès maintenant remarquer que si, dans l’ensemble de la pathologie, chaque maladie peut se concevoir comme la lésion d’un organe déterminé ou l’atteinte d’une fonction définie – hommage à G.B. Morgagni dans un cas, et hommage à C. Bernard, dans l’autre – pareil modèle ne se retrouve pas clairement dans la psychiatrie. Et nous devrons envisager à nouveau les liens de la psychiatrie avec le système nerveux central, depuis les spéculations hasardeuses de G. Cabanis [1], puis d’E. Georget [2], jusqu’à la neuropsychologie contemporaine. Mais nous ne saurions avancer un instant que cette psychiatrie s’identifiât purement et simplement à l’atteinte du cortex cérébral, sans commettre une pétition de principe et l’assimiler hâtivement à la neurologie. De la même manière, mais alors sous les auspices de X. Bichat, nous ne pourrions prétendre que la psychiatrie correspondît à quelque désordre des fonctions de la vie de relation, opposée à la vie végétative, sans nous placer, dans cette éventualité, à un tel niveau de généralité, qu’il n’en pourrait plus rien signifier de positif ni de précis. À défaut de trouver une issue dans pareilles démarches, nous pouvons tenter notre chance dans la quête d’une définition plus ou moins issue de l’étymologie de ce mot de psychiatrie. Avant ce dernier terme, l’on employait d’ailleurs les locutions de pathologie mentale ou de médecine mentale. L’une comme l’autre utilisait un adjectif emprunté à ce mens sive animus, venu du latin des philosophes, et un nom commun évocateur de la médecine, mais ce rappel ne nous avance malheureusement pas à grand chose. Le terme de psychiatrie se trouve attesté en français depuis le milieu du XIXe siècle, forgé sur le vocable de psychiatre, lui-même emprunté à l’allemand, vers la fin du XVIIIe. Certains en croient tirer quelque lumière en le décomposant en deux parties, issues du grec : psukhé, qui veut dire « l’âme », et iatros, qui signifie « le médecin », tandis que le neutre iatron correspondait à Athènes aux « honoraires du médecin ». Cette démarche de vocabulaire nous conduirait donc à estimer qu’au bout du compte, le sens de psychiatrie serait « médecine de l’âme », qui correspond à peu près au germanique die Medizin der Seele. Voire, car l’âme en question se révèle fort polysémique : l’acception biblique de « souffle » se distingue de l’emploi qu’en faisait Aristote, qui en repérait d’ailleurs trois, mais aussi des usages chrétiens, comme l’âme immortelle, créée par Dieu, mais aussi l’âme chassée du Paradis terrestre, par le péché originel, ou encore l’âme seulement sauvée par la foi, pour M. Luther, mais aussi l’âme élue ou réprouvée de la tradition janséniste, sans oublier qu’au début du XIXe siècle, dans la psychiatrie allemande, les psychistes, comme J.C. Heinroth, bien qu’ils fussent fort spiritualistes, estimaient que la folie lésait l’âme elle-même, tandis que les somatistes, plutôt enclins à quelque matérialisme un peu dissi-

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mulé, comme W. Griesinger [3], pensaient que seul le cerveau pouvait être atteint, tandis que l’âme, en tant que créée par Dieu, ne pouvait qu’échapper à toute pathologie. Nous n’avons donc guère à poursuivre ces considérations sémantiques, qui ne nous mènent à rien de bien significatif, sinon à un peu d’humour, et nous laissent fort indécis sur les sens de ce mot de psychiatrie. D’ailleurs, une pratique de la philologie, même modeste, a toujours montré le médiocre intérêt sémantique des étymologies. 2.2. Précisions diachroniques Nous nous trouvons ainsi réduits à ce que nous pourrions appeler une enquête historique a posteriori, c’est-à-dire à rechercher, dans le passé de notre civilisation, et plus précisément dans sa tradition grecque, hellénistique, romaine, médiévale, et finalement européenne, à partir de quel moment et dans quel contexte quelque chose comme ce que nous entendons par psychiatrie est apparu et a pris une certaine consistance. Remarquons d’ailleurs que si toutes les cultures connues possèdent des représentations de la folie, naturelles ou surnaturelles, banales ou extravagantes, nombre d’entre elles n’ont rien qui ressemblerait, de près ou de loin, à quelque chose comme la psychiatrie. Dans la tradition classique, la folie vient des dieux, qui ont le pouvoir incontesté de l’infliger aux hommes, par caprice ou par vengeance. Ainsi, la folie d’Ajax : Apollon et Artémis protègent la cité de Priam ; ils rendent Ajax, roi allié d’Agamemnon, temporairement fou, de telle sorte que, prenant les bœufs et les moutons qui servaient de vivres à l’armée grecque pour des soldats troyens, il les massacre, au grand préjudice des assiégeants. Autre exemple, celui de la folie d’Héraclès : Héra le déteste, comme fruit des amours illicites de Zeus avec Alcmène ; par hostilité à Zeus, elle rend fou Héraclès, qui, confondant ses propres enfants avec ceux de son ennemi Eurysthée, en vient à les mettre à mort. Ces deux légendes fort anciennes ont d’ailleurs servi bien plus tard comme argument à deux illustres tragédies qui surent les réactualiser, la première due à Sophocle et la seconde à Euripide. Or, dès l’époque impériale, un homme politique, mais aussi penseur et philosophe, comme Cicéron, et certains médecins comme Celse ou Sextus Empiricus, ont fait remarquer que s’ils ne récusaient pas l’influence éventuelle des dieux dans la folie, ils connaissaient, par la pratique médicale elle-même, des cas de maladies hyperpyrétiques ou d’intoxications exogènes, où les patients avaient subi des altérations analogues de l’expérience perceptive et du comportement, prenant des animaux de boucherie pour des militaires et des proches pour des ennemis. Ejusdem farinae, pour l’ordre du divin et pour le registre de la phusis. Dès lors, la médecine pouvait rendre compte de certains aspects de la folie, sans rien devoir à l’intervention divine et à titre de phénomènes entièrement naturels. Le recours à la phusis permettait ainsi, au moins dans certains cas, d’expliquer complètement la folie, et d’en annexer de manière légitime les occurrences à l’art médical. Pareilles affirmations marquent, nous semble-t-il, le début de la psychiatrie dans la civilisation classique : une partie au moins de la folie peut s’identifier, se diagnostiquer et se traiter, par référence exclusive à la nature et dans le domaine de la médecine, à la fois empirique et rationnel [4]. Grâce aux Byzantins, aux Juifs et aux Arabes, cette position se retrouve à de multiples ˆ ge, la Renaissance, l’A ˆ ge classique, l’Aufklärung, le Positireprises pendant le Moyen A visme et l’Époque moderne, et nous en sommes les héritiers. À chaque reprise, les uns

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estiment que la médecine rend compte de la totalité des phénomènes de la folie, tandis que d’autres, parfois ingrats, réduisent son domaine de pertinence. Les plus modestes font une certaine part, moins à quelque rôle dévolu au surnaturel, qu’à des effets liés à la société, avec l’anomie, la déviance et toutes sortes d’abus. Nous pourrions alors dire que ce mouvement, à la fois laïc et raisonnable, utilise la connaissance de la phusis pour interpréter le nomos, si bien que, dans une certaine perspective, la psychiatrie en arrive à constituer la vérité de tout ce que la folie comprend comme préjugés et comme erreurs. L’on peut d’ailleurs estimer, de façon légitime, qu’une partie de la folie échappe à cette réduction et que la discipline qui explique la folie comme phénomène naturel doit se dégager, au moins en partie, de la médecine, tout en demeurant dans l’ordre de la nature ; mais il n’en reste pas moins qu’à ses origines, c’est bien de la médecine qu’elle relève. Cette longue démarche que nous venons d’accomplir ne nous a point fourni quelque chose comme la définition authentique de la psychiatrie, mais elle peut nous permettre de situer la psychiatrie dans l’histoire des connaissances comme cet effort renouvelé de fournir un savoir et un savoir-faire autonomes et objectifs sur ce que notre culture désigne par ce terme de folie. 3. Un abord historique Nous pouvons donc préciser maintenant cet objet de la psychiatrie moderne grâce à une démarche qui en situe l’apparition dans la culture et la pratique scientifiques, à partir de la fin du Siècle des Lumières, jusqu’à la période actuelle, avec une date charnière, en novembre 1977, celle de la mort d’Henri Ey, à qui nous devons l’ultime tentative bien tempérée de fournir, avec l’organodynamisme, une conception globalisante de la psychiatrie [5]. Nous allons d’abord préciser la portée exacte de notre travail, en mettant en lumière en quoi il reste un abord pragmatique de l’histoire ici en cause et pour quelle raison, malgré certaines apparences, il ne constitue pas un instant une sorte de philosophie de l’histoire de la psychiatrie. Puis nous rappellerons de façon cursive l’évolution récente de notre discipline, en explicitant les motifs qui nous font commencer notre chronologie à la fin du XVIIIe siècle, et en l’envisageant le long de trois paradigmes assez significatifs. Nous devrons alors préciser le sens et la portée de cette hétérogénéité radicale et irréductible, propre au champ actuel de la psychiatrie, tel qu’il se révèle au bout de cette évolution. 3.1. Nulle philosophie de l’histoire légitime Nous allons donc commencer ce paragraphe par une mise en garde à laquelle nous tenons beaucoup et qui nous permettra d’éviter une dérive malencontreuse. L’enchaînement des trois paradigmes, qui va guider le fil de notre narration chronologique et nous servira souvent de référence, risque de passer pour une sorte de philosophie de l’histoire, id est un principe a priori, antérieur, pour ainsi dire, à tout récit concret, transcendant par rapport à lui et s’imposant comme une règle qui le régenterait d’avance et dominerait la documentation. Or, notre démarche cherche seulement à introduire un minimum de commodité pour proposer une chronologie différentielle, depuis la nomination de Ph. Pinel à Bicêtre, à

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l’automne 1793, jusqu’au présent colloque. Sans autre prétention, il s’agit pour nous de reconnaître que l’ensemble de la psychiatrie de l’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord peut s’étudier, de façon précise et pratique, comme la succession de trois périodes, marquées, chacune pour son propre compte, par la prévalence d’un paradigme qui régit toute la pathologie mentale correspondante [6,7] : d’abord celui de l’aliénation mentale, maladie unique, résumant toute la psychiatrie sous une seule espèce et s’étendant à peu près de 1793 à 1854 ; puis celui des maladies mentales au pluriel, allant plus ou moins de 1854 à 1926 ; ensuite celui des structures psychopathologiques, de 1926 à 1977, réorganisant la multiplicité par l’usage de ce concept opératoire de structure ; et enfin le temps de la psychiatrie postmoderne, dont nous ne savons pas s’il lui correspond un paradigme. Mais il ne saurait ainsi s’agir d’autre chose que d’une périodisation pratique, qui nous permet de subsumer plusieurs notions assez diverses sous une référence simple et opératoire. Il nous paraît cependant essentiel de suivre à ce propos l’œuvre du grand philosophe et historien napolitain, B. Croce, à qui nous devons beaucoup et qui a montré qu’au bout du compte, et pour si brillante qu’elle semblât, la tentative d’instaurer une philosophie de l’histoire constituait inévitablement une imposture, car l’histoire est toujours et nécessairement a posteriori et que les documents s’établissent et s’étudient, mais ne se présument ni ne s’inventent jamais à l’avance [8]. C’est pourquoi notre recours à la notion de paradigme, que nous empruntons à T.S. Kuhn [9], ne constitue à nos yeux qu’un procédé d’exposition sans aucune autre prétention que la commodité. De plus, nous devons bien reconnaître que nous ne savons pas si, dans le registre de l’histoire de la psychiatrie, cette notion de paradigme, utile à un certain moment, possède la moindre pertinence avant 1793 et après 1977. 3.2. Les débuts de la pathologie mentale moderne Faire commencer la psychiatrie moderne à la fin de l’Aufklärung ne nous semble pas tout à fait fortuit, même si cette manière de procéder garde inévitablement quelque chose d’un peu conventionnel. C’est, en effet, le moment où, partout en Europe occidentale, les insensés ne se trouvent plus unanimement tenus ni pour des monstres, dont il convient de purger la société, ni pour des infortunés, assez punis par Dieu, du fait même de leur folie, sans que la justice des hommes ait le droit de leur ajouter un châtiment supplémentaire, mais pour des malades qu’il convient de soigner et, peut-être, de guérir. C’est aussi la période philanthropique où les hôpitaux cessent de constituer seulement des lieux où l’on tente de conduire les patients à une bonne mort, sans révolte contre la souffrance et vers le salut, pour devenir des institutions médicales d’examens et de soins. En France, dès la Constitution civile du clergé, ils échappent à la mainmise de l’Église, pour passer à la tutelle des municipalités ; mais ailleurs il en va à peu près de même, comme dans cet Empire, où Joseph II impose une égale situation à toutes les églises et s’inspire d’une laïcisation qu’on retrouve dans ce Grand Duché de Toscane, gouverné par son fils, le futur Léopold II, modèle du despote éclairé, sans doute plus éclairé que despote. Il n’est pas sans intérêt de noter en passant que deux des plus importants réformateurs de la prise en charge des malades mentaux de cette époque, V. Chiarugi, aux bords de l’Arno, et Ph. Pinel aux bords de la Seine, ont été nommés pour le bien des fous, l’un par le Grand Duc de Toscane, héritier lointain de Charles Quint, mais homme des Lumières, et l’autre

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par la terrifiante Commune de Paris, qui avait su un peu oublier que Ph. Pinel était seulement un girondin, et un girondin tiède. Et nous ne pouvons pas non plus passer sous silence qu’un peu plus tard, dans cette conjoncture où la Première République se trouva transformée en Empire, et où cet Empire remporta la victoire d’Iéna, ce fut G.W. F. Hegel, sujet d’un roi de Prusse assez insignifiant, qui expliqua combien la valeur de Ph. Pinel tenait à cette remarque géniale : le plus aliéné des aliénés garde encore un peu de raison, qui va permettre de le traiter et, peut-être, de le guérir [10]. C’est pourquoi il nous a paru licite de commencer notre chronologie vers la fin du XVIIIe siècle, quand nos illustres prédécesseurs ont cherché à rendre compte d’au moins une partie de la folie par ce que la médecine d’alors estimait pouvoir en dire. Nous devons d’ailleurs remarquer que la médecine qui leur sert de référence appartient à cette fin du XVIIIe siècle et diffère du tout au tout de ce que saura en faire un peu plus tard l’École de Paris. 3.3. Les paradigmes de la psychiatrie moderne L’historien de la psychiatrie, quelle que soit l’institution dont il traite, sait que tous les praticiens de cette époque se réfèrent à ce qui s’appelle alors l’aliénation mentale et où nous proposons de voir un paradigme, au sens que nous avons donné à ce terme. Cette aliénation mentale représente alors ce que la médecine de cette période peut expliquer de la folie. Il s’agit d’une maladie, ce qui suffit à faire des aliénés des hommes et des femmes qui, quelles que soient les extravagances de leur conduite, relèvent de la médecine et excluent la légitimité éventuelle de la police ou de la justice : malades, ne pouvant, en raison de leur maladie, commettre des actions qualifiables de crime ni de délit. Mais cette maladie est une maladie unique, bien qu’elle puisse prendre plusieurs aspects, comme la manie, la mélancolie, l’idiotisme ou la démence, et une maladie unique qui suffit à constituer à elle seule toute une spécialité, dont les praticiens se nommeront un peu plus tard des aliénistes. Elle doit se trouver traitée dans des institutions nouvelles à créer, qui ne recevront pas d’autres malades que les aliénés et qui resteront sous l’autorité exclusive d’un seul, de manière que de telles institutions incarnent, pour ainsi dire, dans la façon de se trouver gouvernées, la raison, à la fois indiscutée et réellement mise en œuvre. La seule thérapeutique employée y sera ce que Ph. Pinel appelait le traitement moral de la folie [11], l’adjectif moral renvoyant, non pas à la morale, mais au moral de l’homme, tel que G. Cabanis l’opposait au physique [1]. Il comportait trois composantes. D’abord l’isolement, qui n’avait rien d’un châtiment carcéral, mais mettait l’aliéné à l’abri des passions et du tumulte du monde, obstacles certains à sa guérison. Ensuite l’immersion dans un entourage parfaitement rationnel, de telle sorte que, tout comme la statue de Condillac devenait odeur de rose, l’aliéné redevînt raisonnable, par une raison qui lui revenait du dehors vers le dedans. Enfin, l’influence majeure de celui qui détenait une autorité absolue – à la fois médecin, philosophe et familier de la vie quotidienne des aliénés – et qui jouait de son propre prestige et de ce qu’il restait toujours de non-aliéné chez le plus aliéné des aliénés. Trois remarques vont compléter ces précisions. D’une part, nos illustres prédécesseurs se montraient fort optimistes, car, férus de statistique, ils considéraient que si la maladie ne remontait pas à plus de six mois et si le

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patient n’avait pas subi les traitements physiques alors en usage dans les Hôtels-Dieu, mesures malfaisantes et absurdes, génératrices d’incurabilité, la guérison se trouvait acquise dans au moins 90 % des cas. D’autre part, l’opposition de l’acuité à la chronicité, qui deviendra cardinale vers le milieu du XIXe siècle, ne leur paraissait guère pertinente, et la durée des troubles ne leur semblait pas constituer vraiment une caractéristique significative. D’autre part, enfin, comme il n’y avait pas de types cliniques à bien séparer les uns des autres, il n’existait pas, à proprement parler, de sémiologie, c’est-à-dire de discipline qui retînt un certain nombre de signes, organisât leur combinatoire et sût les regrouper partiellement en syndromes ; mais il se trouvait, à sa place, des vignettes cliniques, c’est-à-dire des descriptions souvent vivantes de l’état d’un patient, qui pouvaient servir d’exemple pour d’autres, mais dans une appréhension globalisante qui ne se laissait pas décomposer en éléments discrets, susceptibles de se retrouver d’un tableau à un autre. Il ne s’organisera de sémiologie proprement dite qu’à partir du moment où l’on devra pratiquer le diagnostic différentiel, c’est-à-dire séparer deux maladies qui ne répondent pas à la même affirmation diagnostique, travail qui ne pourra prendre de sens qu’à partir du moment où l’on estimera utile de disjoindre les maladies mentales les unes des autres, comme l’École de Paris avait montré que la phtisie n’était pas la dilatation des bronches. Nous devons aussi noter au passage que la question des étiologies éventuelles ne tenait guère de place dans les préoccupations de cette époque. Sous le nom éventuel de causes, l’on entendait plutôt des facteurs favorisants, physiques ou moraux, comme les coups sur la tête, les menstrues retenues, l’abus des plaisirs vénériens, une éducation trop rigide, mais aussi une éducation trop relâchée, et ainsi de suite, sans guère se guider sur une représentation causale bien précise [12]. Quant au rôle imparti au cerveau, nous ne devons pas oublier que des points de vue anatomique et fonctionnel, on n’en connaissait pas grand chose avant les années 1860– 1870, avec les travaux de P. Broca [13], puis de C. Wernicke [14], sur les centres corticaux du langage, et que l’histologie du système nerveux, avec C. Golgi, puis S. Ramon y Cajàl, date en réalité de la fin du XIXe siècle. Mais il faut dire qu’au moins on connaissait effectivement le cerveau, au plus on lui prêtait de rôles : si Ph. Pinel et Esquirol demeuraient fort discrets à son égard, tout à l’opposé, G. Cabanis ou E. Georget faisaient comme si l’on savait déjà presque tout de lui, et qu’il constituât la clef de la pathologie mentale. Ce paradigme unitaire de l’aliénation a dominé toute cette pathologie durant la première moitié du XIXe siècle, mais après 1850, il commençait à recevoir des critiques de plus en plus dirimantes, et c’est sans doute J.P. Falret qui a su en être l’auteur le plus intelligent, mais aussi le plus acharné [15]. Il reprochait à cette notion d’aliénation mentale, en raison même de son monolithisme, d’éloigner définitivement la psychiatrie de l’évolution, à la fois positive et novatrice, que l’École de Paris avait su, depuis le Consulat, donner à la médecine dans son ensemble, et surtout dans les maladies du cœur et des gros vaisseaux, de la plèvre et des poumons : la création d’une sémiologie active, privilégiant les signes physiques, la méthode anatomoclinique, permettant, in vivo, de remplacer l’ouverture cadavérique, le souci de séparer les unes des autres les espèces morbides naturelles, et d’envisager toute la pathologie comme un ensemble structuré de maladies clairement séparées les unes des autres, sans méconnaître d’ailleurs les formes cliniques de chacune d’entre elles [16,17]. J.P. Falret, mais bien d’autres, dont assez vite V. Magnan [18], y voyaient le seul modèle à suivre pour que la pathologie mentale pût se situer au rang des progrès effectifs de la

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médecine du XIXe siècle, en renonçant à une unité obsolète et contraire à tout ce qu’enseignait l’observation réelle des malades. En 1854 il publie à la fois « De la non existence de la monomanie », où il rompt définitivement avec son maître Esquirol, mort d’ailleurs depuis quatorze ans, et « La folie circulaire », où il fournit au monde médical européen un premier exemple de maladie mentale, individualisée par sa sémiologie, sa clinique et son évolution. De 1854 à 1926 la psychiatrie va se trouver dominée par le paradigme des maladies mentales (au pluriel). L’élément cardinal de ce nouveau paradigme tient à la pluralité irréductible des diverses affections qui constituent alors ce dont la médecine s’estime capable de rendre compte dans le domaine de la folie. Il en résulte nécessairement l’exigence d’un système original de signes spécifiques, organisés, en partie au moins, dans une structure sémiologique. Elle devra permettre alors de caractériser des espèces morbides naturelles, irréductibles les unes aux autres, et spécifiées, chacune pour son propre compte, par un groupement original de signes, par une évolution propre et, au moins dans certains cas, par une étiologie définie. C’est dans cette acception qu’on va parler de maladies mentales, et il en résulte trois modifications significatives dans le registre de la pathologie psychiatrique. D’une part, l’on commence, de manière parfois maladroite, à s’intéresser aux problèmes étiologiques, car c’est bien durant ce paradigme que l’on va opposer les organogenèses aux psychogenèses, bien que les plus prudents et les plus critiques de nos prédécesseurs, comme P. Chaslin [19], aient su faire une assez large part aux maladies mentales d’origine inconnue, en se reportant à deux adages latins : sutor, ne ultra crepidam, mais aussi ignoramus, et ignorabimus. Par organogenèse, l’on entend d’ailleurs, des processus assez disparates : certes, des cas où, comme dans les démences, l’on connaît des lésions cérébrales précises dans leur topographie et leur histopathologie, mais aussi des intoxications exogènes et des références générales, comme l’hérédité, sans cependant de report précis à la génétique, alors à ses débuts, ou encore comme cette dégénérescence mentale, dont B.A. Morel donnera une première version prédarwinienne [20], tandis que V. Magnan en proposera une seconde, quant à elle, en relation directe avec le transformisme, l’une cléricale et finaliste, l’autre vouée à la lutte pour la survie et au hasard favorisant les plus aptes. Et nous devons bien reconnaître que le progrès des localisations cérébrales, dont l’œuvre de J. Déjerine constituera la plus rigoureuse explicitation [21], ne connaîtra guère d’application un peu précise en psychiatrie. Et par psychogenèse l’on aura en vue, d’un côté, toute une pathologie réactionnelle, parfois paradoxale, mais de l’autre un mode nouveau d’envisager les origines et le traitement de certains troubles névrotiques qui vont inaugurer l’entrée des travaux de S. Freud et de J. Breuer dans la psychiatrie de la fin du XIXe et des débuts du XXe siècle [22]. D’autre part, devant la diversité un peu baroque de toutes ces maladies mentales, dont l’ensemble ne se trouvait guère délimité, l’on cherchera à y introduire un certain ordonnancement, et c’est pourquoi l’on tentera d’élaborer une bonne nosographie. Force nous est de reconnaître qu’elle hésitera toujours entre une modeste table des matières et une taxinomie bien systématisée, et c’est peut être V. Magnan qui témoignera de la plus juste prudence, en distinguant les états mixtes, faits de maladies cérébrales, qu’on ne peut traiter que dans des institutions psychiatriques, en raison des difficultés de comportement, et les folies proprement dites, héritage masqué des monomanies [18]. Par ailleurs, enfin, à partir du moment où l’on abandonne l’unité du traitement moral de la folie, l’on tente de mettre au point certaines pratiques thérapeutiques codifiées, et c’est

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durant ce second paradigme que s’élabore l’opposition, alors significative, entre des thérapies physiques ou biologiques et des psychothérapies. Reconnaissons d’ailleurs la place singulière qu’occupe alors l’impaludation dans la paralysie générale, et notons que la dichotomie que nous venons de signaler est, à cette époque, constituée de celle de la cure de Sakel et de la sismothérapie, d’un côté, et de la psychanalyse, de l’autre. L’année 1926 marque, à notre modeste avis, le passage du paradigme des maladies mentales au paradigme des structures psychopathologiques, car c’est l’année où le Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française se tient à Genève, puis à Lausanne, du 2 au 7 août, réunion où E. Bleuler vient exposer en français sa conception de la schizophrénie [23]. Cette conception, où le primat revient à la psychopathologie bien plus qu’à la clinique, inaugure une manière d’envisager la pathologie mentale inspirée de la Théorie de la forme de W. Koehler et K. Koffka, de la neurologie globaliste de K. Goldstein [24], mais aussi de la phénoménologie et de la psychanalyse. L’ensemble de la psychiatrie s’y trouve conçu, non plus comme la juxtaposition métonymique de maladies mentales irréductibles les unes aux autres, mais comme un champ organisé par quelques structures psychopathologiques fondamentales : opposition pertinente des structures névrotiques aux structures psychotiques, complétée de manière moins stricte par les oligophrénies et les démences, en essayant, malgré quelques difficultés, de maintenir une cohésion assez forte, mais sans retour à l’unité de l’aliénation mentale, unité qui tend dès lors à devenir un objet perdu, qui ne réussit pas à se transformer en objet retrouvé. C’est en effet une manière de concevoir la totalité du champ de la pathologie mentale qui, tout en reconnaissant une diversité légitime, mais secondaire, à des espèces morbides distinguées les unes des autres, fait porter l’essentiel de la démarche sur l’unité foncière du domaine en cause. La manie, la mélancolie, les bouffées délirantes, les états oniroïdes, les états confuso-oniriques et les états confusionnels deviennent ainsi l’objet de deux repérages complémentaires : par une démarche clinique, ils se trouvent bien séparés les uns des autres, mais par un mouvement psychopathologique, ils se conçoivent comme des degrés variables et continus d’un même processus, celui des psychoses aiguës. Nous croyons pouvoir dater l’achèvement de la période où triomphait ce paradigme des structures psychopathologiques, à l’automne 1977, où disparut notre maître Henri Ey, qui, avec E. Minkowski et P. Guiraud, en France, L. Binswanger dans la tradition germanophone, ou encore D. Cargnello et L. Calvi en Italie, avait fait plus que tout autre pour le triomphe de pareille conception [25,26]. Après 1977, nous ne savons vraiment plus si nous pouvons parler encore de paradigme, et si cette occurrence demeure licite, nous devons bien reconnaître que nous ne savons guère de quel paradigme il pourrait s’agir. C’est pourquoi, et non sans quelque nostalgie, nous avons fini, au moins pour notre propre compte, par utiliser la locution, bien malencontreuse, de psychiatrie post-moderne. 3.4. Une hétérogénéité irréductible Jusqu’à ce point de nos réflexions, nous avons éludé un peu trop facilement deux problèmes bien malaisés à résoudre, d’un côté, celui de déterminer si le champ de la psychiatrie s’avérait homogène ou hétérogène, et, de l’autre côté, dans l’une ou l’autre de ces éventualités, comment il convenait de le délimiter avec des frontières qui fussent le moins possible des zones franches ou des condominia.

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Commençons d’abord par la question relative à la nature homogène ou hétérogène du champ de la pathologie mentale, selon les diverses périodes que nous venons de caractériser chacune à chacune par leur paradigme spécifique. Tant que dure la référence à l’aliénation mentale, cette interrogation ne saurait avoir de pertinence, puisque cette aliénation mentale constitue à elle seule toute une spécialité et que les variétés, telles que la manie, la mélancolie, l’idiotisme et la démence, n’entament en rien son unité consubstantielle. Nous pourrions dire d’ailleurs que cette aliénation ne saurait, par essence, être qu’homogène. Il n’en va plus de même par la suite, quand nos illustres prédécesseurs commencent à séparer les unes des autres des espèces morbides naturelles dont le regroupement possédait bien quelque chose d’un peu disparate. C’est sans doute ce qu’avait en vue V. Magnan, quand il opposait, dans cet ensemble, les folies proprement dites aux états mixtes [18]. Les premières se caractérisaient alors par leur appartenance à une vieille tradition, non sans quelque lien de bâtardise avec les monomanies, de réputation si péjorative, et par une absence, qu’on souhaitait provisoire, d’étiologie sérieusement établie ; les secondes, mixtes en tant qu’apparentées à ce que commençait à identifier une neurologie alors à ses débuts, comme les états confusionnels, le delirium tremens ou les démences, liées ou non à l’âge, sont cependant restées dans le registre de la pathologie mentale, car elles ne pouvaient guère être prises en charge en dehors des établissements réservés aux malades mentaux, en raison de la compétence des personnels et de la gestion difficile des troubles du comportement. La dichotomie inaugurée par V. Magnan ne suffisait plus à rendre compte de cette diversité, et l’hétérogénéité de la pathologie mentale ainsi comprise s’imposait Il est certain qu’une discipline qui prétendait concerner à la fois des névroses légères et des états d’arriération profonde, quasi tératologiques, ne pouvait raisonnablement prétendre à la moindre unité, d’autant plus que les approches thérapeutiques divergeaient du tout au tout, que les institutions ne pouvaient plus se ressembler et qu’à côté des hospitalisations, d’autres formules de prise en charge se différenciaient de plus en plus. Le domaine de la psychiatrie, durant le paradigme des maladies mentales, se délimita de manière plutôt empirique, avec deux conséquences qui perdurent toujours. D’une part, les institutions ont tendu à se spécialiser de façon pragmatique, en dehors de toute théorie générale de la spécification, même si cette spécification suggérait en retour une partition plus réfléchie des registres en cause. D’autre part, une taxinomie encore en usage proposa une répartition des figures de la pathologie psychiatrique qui ne se bornait pas à la commodité des prises en charge et qui revenait à donner des places fondées sur la clinique et la psychopathologie aux névroses, aux psychoses, aux démences et aux états d’arriération, et, plus tard, aux états-limites et aux perversions. Le centre de ce domaine se maintenait depuis longtemps, tandis que sa périphérie devenait d’autant plus floue qu’elle s’éloignait davantage de ce centre lui-même. Avec le paradigme des structures psychopathologiques une certaine unité tendit à se rétablir, et l’œuvre de H. Ey réalisa la dernière et la plus grandiose synthèse de tout ce domaine : la psychiatrie s’y définit, sans aucune métaphore, comme une pathologie de la liberté, dans laquelle on peut, sans rompre son unité essentielle, séparer une pathologie du champ de la conscience, dans les psychoses aiguës, et une pathologie de la conscience de soi, avec le moi devenu démentiel ou le moi non advenu (arriérations profondes), le moi psychotique, le moi névrotique et le moi caractéropathique [5].

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Si le champ de la psychiatrie, au XXIe siècle, nous apparaît ainsi comme irréductiblement hétérogène, au point que certains, au moins dans la pratique institutionnelle, voudraient en soustraire le registre de l’autisme, paradoxalement d’autres souhaiteraient en étendre les limites bien loin, peut être au-delà de ce que l’on peut attendre de la compétence effective des psychiatres : conseils conjugaux, deuils ordinaires, ratés de l’existence, debriefing dans les situations extrêmes, et ainsi de suite, en perdant complètement de vue les limites de la pathologie. C’est là, nous semble-t-il un danger qui passe généralement inaperçu.

4. Rapports avec d’autres disciplines Pour autonome qu’elle soit, la psychiatrie entretient de nombreuses relations avec plusieurs disciplines de son voisinage, proche ou lointain. Nous allons en dire un mot, avant d’envisager la comparaison entre son objet et l’objet de la psychanalyse. 4.1. Voisinages et distanciations La psychiatrie a, depuis longtemps, des rapports avec la connaissance du système nerveux central, qu’il s’agisse d’abord de l’anatomie et de la physiologie de l’encéphale, puis de la neurologie clinique et, plus récemment de la neuropsychologie. Dans la première occurrence, nous devons observer que l’on a voulu faire jouer au cerveau un rôle d’autant plus important que ce cerveau se trouvait plus mal connu, comme le montre une relecture de G. Cabanis ou d’E. Georget, de telle sorte que nous nous trouvons à la fin du XXe siècle beaucoup plus prudents et réservés que nos brillants prédécesseurs ne l’étaient aux débuts du XIXe. Dans la seconde, nous ne devons pas oublier deux constatations intéressantes : d’un côté, la psychiatrie, comme sémiologie et comme clinique, est nettement antérieure à la neurologie, et de l’autre côté, c’est le même mouvement qui, à la fin du XIXe siècle, avec J. Babinski, G. Holmes, S. Freud, P. Janet ou J. Déjerine, a permis de remettre à la neurologie le soin de s’occuper de l’épilepsie, de la chorée de Sydenham, de la chorée de Huntington ou de la maladie de Parkinson, et de créer la sémiologie fine des troubles moteurs et sensitifs et des réflexes cutanés et ostéotendineux, et de confier à la psychiatrie le domaine, jusque là indivis, des névroses actuelles et des névroses de transfert. Dans la troisième, plus récente, et aussi dans la neuroradiologie moderne, il nous faut noter que nous ne trouvons pas des clefs qui nous fourniraient l’alpha et l’oméga de la pathologie mentale, mais des informations précieuses sur de multiples aspects du fonctionnement des activités mentales, qui nous obligent à repenser bien des aspects de la clinique et de la psychopathologie, comme nous y invitent les travaux d’H. Hécaen, puis de M. Jeannerod [27,28]. Nous pourrions envisager aussi les rapports de la psychiatrie avec l’anthropologie, la sociologie et l’ethnologie, ou encore la criminologie et le droit pénal, et ainsi de suite. Deux remarques vont nous aider à saisir le sens exact de ces relations éventuelles. D’une part, il ne s’agit jamais de subordination, ni dans un sens, ni dans l’autre, car si la criminologie, par exemple, permet de poser à la psychiatrie des questions sur certains troubles du comportement, elle les pose à une discipline qu’elle ne fonde pas et qui existe pour elle-même, indépendamment de la criminologie. De la même manière, si la neuropsycho-

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logie fournit des éléments qui renouvellent le problème des hallucinations, leur identification est bien antérieure, remontant à Esquirol et à J. Baillarger, et ne doit rien à la neuropsychologie. D’autre part, la psychiatrie, à son tour, ne fournit aucun fondement à ces diverses disciplines, mais les éclaire d’un jour partiel et échange avec elles des modèles réciproquement fructueux. Mais la psychiatrie, d’abord par sa sémiologie et sa clinique, ensuite par ses résultats thérapeutiques et ses réflexions d’ordre psychopathologique, est à elle-même son propre fondement, à partir de quoi elle peut légitimement proposer des interrogations aux disciplines de son voisinage. Par exemple, nous ne saurions étudier la pathologie psychiatrique du langage sans recourir à la linguistique, et, en particulier, à la linguistique structurale ; mais cette linguistique structurale, si elle éclaire de telles investigations, ne constitue pas la pathologie psychiatrique du langage. De tels liens ressemblent un peu à ceux qui se tissent entre l’histoire et ce que, depuis longtemps et sans que ni le substantif, ni l’épithète fassent illusion, on nomme les sciences auxiliaires de l’histoire, comme la numismatique ou l’héraldique. Elles rendent de grands services à l’établissement d’une connaissance historique rigoureuse, en particulier pour ce qui concerne la période médiévale dans l’Europe occidentale ; cependant, l’une comme l’autre constituent des disciplines tout à fait autonomes, en grande partie indépendantes de l’histoire elle-même, mais à aucun moment elles ne prétendent fonder la connaissance historique en tant que telle. 4.2. L’objet de la psychanalyse Nous devons, au bout de ces trop longues réflexions, essayer de comparer l’objet de la psychiatrie et l’objet de la psychanalyse, tels que nos trois rapports les ont mis en lumière. À titre liminaire, nous croyons pouvoir rejeter des réponses lapidaires, qui reviendraient soit à affirmer que ces objets sont identiques, soit à prétendre qu’ils n’ont rien à voir l’un avec l’autre. D’une façon moins rudimentaire, nous pouvons peut-être proposer les trois réflexions suivantes, qui ne constituent cependant pas les éléments d’une motion de synthèse, du style de celles qui fleurissaient autrefois à la fin des congrès les plus épineux. Première remarque : psychiatrie et psychanalyse représentent deux manières différentes d’envisager le même objet, à savoir la pathologie mentale, telle que le sujet la vit comme souffrance intime, et le clinicien la considère comme appartenant à une discipline fondée depuis longtemps et de manière différentielle, même si psychiatrie et psychanalyse n’envisagent pas le pathologique de la même façon. Seconde remarque : la psychanalyse tend plutôt à considérer ce pathologique dans son unité et à la lumière d’une métapsychologie qui devient une anthropologie, tandis que la psychiatrie l’aborde davantage dans une diversité qui échappe à une systématisation complète. Troisième remarque : l’on serait tenté de dire qu’une partie de l’objet de la psychiatrie échappe à la psychanalyse, avec cette part de la psychiatrie clairement en rapport avec une anatomopathologie cérébrale bien établie. Nous croyons que cette précision est fort hâtive, car, même dans les états démentiels, le sujet se trouve doublement impliqué : que deviennent la vie intime et les rapports du moi, du ça et du surmoi dans l’affaiblissement intellec-

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tuel ? Et comment y jouent les relations du transfert et du contre-transfert ? Il ne s’agit pas seulement ici de la médecine psychosomatique, mais de la constatation que tout rapport clinique et thérapeutique avec un patient met en cause un aspect relationnel dont les notions de transfert et de contre-transfert fournissent le modèle le plus rigoureux.

5. Épilogue En nous reportant à l’histoire de la psychiatrie et en essayant d’éclairer les passages de ce passé à notre situation actuelle, nous avons pu nous rendre compte que l’étude des rapports de l’objet de la psychanalyse et de l’objet de la psychiatrie ne pouvait se formuler en termes d’identité simple ou de différences accusées. L’objet, en tant que pathologie concernant le sujet, paraissait le même, mais étudié par des biais à ne pas réduire l’un à l’autre. Le biais de la psychiatrie était surtout un biais inspiré par cette démarche médicale, ponctuée par des étapes qui datent de l’École de Paris : examen sémiologique et clinique, discussion du diagnostic positif et différentiel, évaluation pronostique, proposition de traitement. Le biais psychanalytique lui ressemble en partie, mais en diffère par l’importance majeure de la prise en considération du transfert et du contre-transfert. Mais ces deux manières de procéder se retrouvaient très voisines quand psychanalystes et psychiatres parvenaient aux considérations fondamentales du niveau psychopathologique et métapsychologique.

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