Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 51 (2003) 81–86 www.elsevier.com/locate/neuado
Des enfants pas-sages. Entre rupture et déliaison... de l’apparente violence chez le jeune enfant Naughty children. Between rupture and disk-link... about the seeming violence of the young child A.M. Georges a,*, Ph. Julien b a
Psychologue clinicienne, centre médico-psychologique, 36B, rue de Biberach, 26000 Valence, France b Psychomotricien, centre médico-psychologique, 36B, rue de Biberach, 26000 Valence, France
Résumé Nous sommes de plus en plus sollicités lors des consultations de pédopsychiatrie pour des enfants de moins de cinq ans décrits comme violents, indomptables, a-sociaux. Notre propos a été de comprendre grâce à l’éclairage de la clinique ce qui était en jeu autour de ces symptômes aussi bruyants que spectaculaires. Loin d’être superposable à ce qui se passe à l’adolescence nous soutenons l’idée d’une problématique archaïque chez ces enfants qui croise un narcissisme parental souvent défaillant. Le primat de l’agi au dépens de la pensée démontre l’inaccessibilité à la différenciation primordiale. S’il est bien question de « limites » pour eux, c’est du côté de leur propre construction identitaire qu’elles se situent. Notre offre thérapeutique sera donc essentiellement une invitation à la reconnaissance subjective de chacun grâce au langage ouvrant ainsi l’accès à la scansion du symbolique. © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract We are increasingly solicited, during child-psychiatry consultation, for under-five children described as violent, unmanageable and asocial. Our aim was then to understand, through the spectrum of clinic work, what was at stake around these noisy as well as spectacular symptoms. They cannot be compared to the teenage years ones, actually we do uphold the idea of an archaic set of problems in these children who are faced with an often failing parental narcissim. The primacy of what is “acted” over what is “thought” demonstrates the inability to access the primordial differentiation. It is actually a matter of “limits”, the ones of their identity construction indeed. Therefore our therapy proposal will mainly try and lead to everyone’s subjective recognition thanks to the language, thus opening the way to symbol system scanning. © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. All rights reserved. Mots clés : Violence ; Agir ; Penser ; Écart ; Thérapeutique Keywords: Violence; Act; Think; Gap; Therapeutic
Dans le cadre du centre médico-psychologique de Fontbarlettes à Valence [26] nous avons fait le constat clinique suivant : une augmentation significative des demandes de consultation pour des enfants de plus en plus jeunes (entre deux et cinq ans) pour des troubles du comportement qui, si nous oubliions leur âge, évoqueraient la symptomatologie classique adolescente. Le discours des parents et/ou des * Auteur correspondant. © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. DOI: 1 0 . 1 0 1 6 / S 0 2 2 2 - 9 6 1 7 ( 0 3 ) 0 0 0 1 9 - 9
enseignants pour décrire ces enfants est souvent du type : « on ne peut rien en faire... on ne peut rien en tirer... violent et sans limite... il a le dessus on ne sait plus comment le prendre... on est épuisé plus rien n’y fait ». Dès les premières rencontres nous constatons qu’il s’agit toujours d’enfants intelligents, au-delà de la norme même, hypermatures en apparence, aux capacités langagières importantes, mais dont le mode de fonctionnement passe par l’agi de manière privilégiée. Ils déploient un comportement
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tyrannique avec leur entourage, en classe ou à la garderie, mais de manière plus ciblée avec leurs parents et surtout leur mère. Ces manifestations sont toujours spectaculaires, elles mobilisent l’énergie des adultes, les conduisent à des solutions extrêmes comme l’exclusion scolaire, les demandes de placement, voire la maltraitance, signes d’une mise en échec de la capacité contenante que l’on pourrait raisonnablement attendre en présence d’enfants si jeunes. Nous avons donc à faire à des enfants pas-sages : pas sages c’est-à-dire indociles aux exigences parentales ou sociales, passages aussi dans le sens du lien, du pontage, de l’articulation, de l’entre deux, c’est là nous le verrons, que va se loger la principale difficulté de ces enfants. La question a été pour nous de chercher à comprendre comment se met en place et se noue chez le jeune enfant le primat de l’agi, dans un contexte familial et social entièrement soumis à l’impuissance. Partant de là, comment penser et instaurer un cadre et un dispositif de soins qui répondent à cette problématique particulière ? Deux remarques pour servir de préambule : • premièrement s’il est indéniable qu’en mathématiques le chiffre 4 est bien le quart de 16, il n’est pas inutile d’insister aujourd’hui sur le fait qu’un jeune enfant n’est en rien un adolescent en miniature et que même si tout un chacun peut observer une certaine similitude de comportements, nous affirmons que les processus qui les sous-tendent sont radicalement différents. Gardonsnous donc de relayer les discours alarmistes, sécuritaires et réducteurs qui voient un délinquant sexuel chez chaque petit garçon de maternelle qui aura eu la malchance d’être pris en flagrant délit d’embrasser sa voisine de classe. • deuxièmement rappelons que cet âge correspond traditionnellement au stade de l’opposition et de la recherche d’autonomie et qu’à ce titre il est « normal » et même nécessaire que l’enfant déploie une certaine agitation plus ou moins violente [1]. Ce qui l’est moins, d’une part c’est un excès d’intensité et de fréquence et d’autre part les difficultés de plus en plus grandes des adultes à y faire face ; c’est dans ce champ que nous avons choisi de nous situer. Dans un premier temps nous allons évoquer la rencontre clinique avec ces enfants et insister sur les points qui nous paraissent les caractériser, à partir de là, dans un deuxième temps, nous allons vous faire partager quelques axes de réflexion qui nous ont nous même mis au travail, enfin nous vous présenterons les modalités de soins envisagées dans le cadre du CMP. 1. Approche clinique Lorsqu’on tente de décrire ces enfants on se heurte d’emblée à la double difficulté d’en parler sans référence à leur mère et d’en parler sans se cantonner à une approche purement descriptive du comportement. Sentiment donc de duo
qui nous exclut et qui fonctionne comme une seule et même personne, mise en avant de l’apparent qui nous oblige d’emblée à nous démarquer, nous thérapeutes, d’une clinique du regard pour nous situer dans une clinique de l’écoute. Du côté de la mère, donc, on constate qu’elle ne qualifie pas son enfant (elle ne le disqualifie pas non plus), elle ne dit pas « il n’est pas gentil » ou « il est câlin » etc., elle dit « on ne peut rien en faire...on ne peut rien en tirer... il n’obéit pas » sous entendu « il ne vaut rien puisque il ne fait pas ce que on attend de lui ». Elle semble ne pas entendre la souffrance de son enfant en tant que personne et être seulement sensible à ce corps qui s’agite. Pour elle il n’a pas un comportement, il est tout entier réduit à ce comportement. On reste dans le registre du manifeste et de l’apparent. Cette mère est souvent omniprésente, intrusive : c’est elle qui répond à la place de l’enfant, qui range à sa place, qui anticipe sans cesse le prétendu besoin de l’enfant. Elle ne laisse pas le temps de la mentalisation, de l’évocation, de l’intériorisation. Si l’enfant veut un jouet dans le bureau de consultation, c’est à la mère qu’il le demande, (elle se lève d’ailleurs fréquemment pour le lui donner !) et non à nous. Un « non » de la part de la mère se soldant par un échec, elle profère quelques menaces puis passe vite à autre chose. La volonté de la mère ne vient pas se confronter à celle de l’enfant et vice versa. Ce qu’elle dit de son enfant est contredit par ses actes et son langage gestuel et ses mimiques (ex : enfant de 4 ans habillé tout de cuir à qui elle dit : « c’est pas toi qui va commander quand même ! ») Elle sait intellectuellement ce qu’il faut faire pour « bien éduquer » son enfant, mais en même temps elle en est totalement incapable et en particulier elle ne peut lui infliger aucune frustration. (ex : L’enfant qui se sert dans le frigo, mange des glaces au petit déjeuner ; « c’est lui qui voulait », donc on va mettre un verrou !) La communication se situe au niveau des biens de consommation (aliments, jouets) et reste souvent sur un mode de séduction réciproque. Du côté de l’enfant: l’activité corporelle et langagière est indifférenciée, globalisée, mécanique, répondant semble-t-il plus à des stimulations d’ordre interne que sollicitée par le monde environnant. Si le langage est bien présent, souvent très élaboré (vocabulaire, élocution, syntaxe) l’échange avec autrui ne semble pas être sa principale fonction. Il fait partie de l’activité. Il ne semble pas être au service de la pensée, il reste mécanique (de « machine », «machinal » : mouvement spontané où la volonté n’a pas de part). Les mots, les phrases se cognent; l’enfant lui-même se cogne aux murs, au sol, aux objets, aux autres. Le regard ne précède pas le geste, l’enfant semble être agi plus qu’il n’agit. C’est le mouvement en soi qui est prioritaire sur l’effet qu’il pourrait avoir sur le monde ambiant. Mais « parler » n’est pas seulement articuler des phonèmes, produire des sons, c’est aussi évoquer un contenu idéïque en direction d’un tiers, c’est produire du sens ; or cette production de sens ne pourra advenir chez l’enfant que si elle est donnée par l’Autre (l’Autre maternel).
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Au niveau de l’espace c’est l’invasion : il est partout à la fois. L’espace n’est ni connu, ni inconnu, ni ici, ni ailleurs, il se comporte de la même façon n’importe où. Il occupe le regard de l’autre par ses mises en danger et remplit le domaine sonore de la même façon. On ne peut yéchapper, on fait partie du tout. Pour le temps c’est l’invasion aussi : ce sont des consultations qui n’en finissent pas. Le cadre temporel est difficile à mettre en œuvre tant au niveau de la durée que de la rythmicité des échanges verbaux. La motricité fine est aussi impulsive, brusque et violente que la motricité globale. Ils agissent mais ne font rien. Leur activité ludique a-t-elle un sens, un but ? Tout se passe comme s’il y avait un frein à la mentalisation: l’expérience est sans cesse à renouveler. Il faut toujours tester la même chose, même si ça « ne marche pas » (ex : vouloir forcément faire tenir un cube sur un ballon) il n’y a pas non plus de généralisation de l’expérience (il prendra un petit ballon). L’épreuve de la réalité n’aboutit qu’à la répétition. L’éprouvé, le ressenti, ne conduisent à rien de repérable (« épreuve » vient de prouver c’est-à-dire établir par des raisonnements, des expériences, une vérité incontestable). Il ne fait pas de sériation, de classification de généralisation, dans les objets qui ne sont pas d’ailleurs utilisés dans leur vocation première, ni rationnellement, ce qui donne une impression d’empilage, de constructions abracadabrantes défiant toutes les lois de la physique élémentaire. C’est l’éparpillement aussi, peut-être une tentative pour marquer l’espace, pour se donner des repères quand la représentation, la symbolisation échouent. Ces enfants n’entrent pas, ils font irruption, ils ne marchent pas ils se précipitent, ils ne prennent pas ils arrachent, ils ne poussent pas ils bousculent. Aucune modulation ne semble possible. Ces enfants sont souvent trop à l’aise, inintimidables, tout-puissants. La contention de l’agitation ne fait qu’élever les tensions. On a l’impression qu’ils sont soit dans le regard de la mère soit qu’ils n’existent pas, ce regard empêchant la mise en place du champ de l’expérience intime. Cette agitation nous fait penser à celle du nourrisson, moyen pour lui de répondre aux tensions provoquées par les situations d’angoisse, à celle décrite par D. Marcelli [8] lorsqu’il parle des enfants déficitaires ou psychotiques : « leur corps est habité par la panique, il leur manque la dimension du symbolique qui leur permettrait de se situer face au désir de l’autre sans être en danger de se faire happer par lui ». Mais si ce dont nous voulons parler s’apparente à ces observations, en particulier par le caractère tout aussi archaïque de ces manifestations, pour nous il ne saurait s’y réduire ; il nous semble en effet, que ces enfants présentent des caractéristiques tout à fait particulières que nous avons tenté de cerner. Nous formulons l’hypothèse que l’excitation intérieure ne trouve pas de dérivation vers une activité mentale construite ou une activité ludique symbolique: le mouvement est la
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seule réponse disponible pour l’enfant. La mise à distance est impossible, le temps de la représentation n’existe pas. Il ne diffère ni au niveau de la satisfaction du besoin, ni au niveau d’une réponse en acte, le plus souvent violente, brusque et mal adaptée. Il ne diffère pas non plus dans le sens de la différenciation: frontière floue du dedans et du dehors, espace-temps plat, non scandé ni rythmé. C’est un monde qui paraît indifférencié, où les objets et les humains sont appréhendés de manière équivalente (l’enfant grimpe sur sa mère comme sur une chaise, sans plus d’attention, pour accéder à ce qu’il veut). Si cette description est un peu anarchique, un peu brouillon, elle ressemble assez à l’impression que nous laissent ces consultations : ce sont des enfants qui empêchent de penser, de construire. Il est très souvent inutile de prendre une feuille et un crayon pour prendre des notes, on s’aperçoit en fin de compte que la feuille reste souvent désespérément vide ou si peu noircie ! Pour en finir, ces enfants sont souvent qualifiés de violents à cause de leur manque de contrôle tonico-émotionnel, mais le plus fréquemment ce n’est pas une violence orientée vers quelque chose ou quelqu’un. L’impossibilité de structurer sa pensée, de produire un effet constructif sur l’environnement, d’entrer dans le jeu perpétuel du va-et-vient du corps à l’espace-temps signe la difficulté à être soi. Un enfant éveillé n’est pas forcément un enfant qui bouge beaucoup, c’est un enfant qui éprouve, qui évoque, accède à la pensée, qui finit par précéder l’action. 2. Thèmes de réflexion à partir de cette clinique Tout d’abord à quoi fait référence ce terme de « violence » si usité aujourd’hui ? La signification étymologique d’« être violent » c’est : endommager, dévaster, porter atteinte à, c’est aussi profaner, outrager, transgresser. Violence et violation, c’est du même registre. La violence renvoie au despotisme, à la tyrannie, à un pouvoir absolu, arbitraire, oppressif, à une domination usurpée et illégale. Se trouve donc ainsi posée à travers les notions de transgression et de profanation une correspondance pour nous essentielle entre les concepts d’interdit et de violence. Pourquoi essentielle ? Parce que les deux interdits fondamentaux, l’interdit du meurtre et l’interdit de l’inceste, visent tous les deux l’interdiction fondamentale de toucher à l’identique. Il existe donc un rapport étroit entre violence et effacement des différences. Si en effet les enfants dont nous parlons peuvent être parfois qualifiés de « violents » c’est bien au regard de leur difficulté à se séparer, à se différencier. Ils introduisent ce symptôme comme un agent séparateur, un « entre-deux », comme pour « se déprendre, se décoller » [2]. D’ailleurs ils nous le disent bien à travers leur appréhension particulière du temps et de l’espace. Il semble qu’ils vivent dans la plus grande immédiateté, ils ne souffrent aucun délai, la notion même de différé leur est étrangère. On est dans le « tout ou rien », surtout dans le « tout de suite ». Ils sont les champions de la répétition en boucle, ils nous sem-
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blent dénués de toute amarre, dans l’inclusion ou l’exclusion mais sans possibilité de s’inscrire dans un entre-deux, la notion même de lien leur est étrangère. Même le langage nous paraît se situer hors émotion, hors échange si ce n’est purement utilitaire, comme déconnecté en quelque sorte, pourtant ils n’ont pas l’étrangeté des psychotiques, ils sont bien présents. Ils donnent à voir une platitude continue dans laquelle se repèrent paradoxalement des îlots, des séquences incongrues apparemment sans rapport entre elles. Comment ne pas faire le lien ici avec la description sociologique des « familles insulaires » ? Ces familles souvent monoparentales (mais pas toujours), qui ont rompu les liens avec la génération précédente et/ou avec le père géniteur et vivent un isolement qui n’est pas seulement de nature sociale. Ces mères ont coupé avec leurs origines et souvent avec les valeurs de leur culture et n’ont pas encore réussi à construire autre chose. Ces parents sont à la recherche d’une efficacité immédiate, d’une solution concrète, (même dans les milieux dits « favorisés »), ils ne ménagent pas d’espace, de distance, leur processus de mentalisation est pour eux aussi en sommeil; ne nous disent-ils pas par exemple « vous savez il faut toujours être derrière lui (ou elle) ». L’agitation du corps a pour pendant l’immobilité de la pensée. Que nous disent donc ces enfants à travers leur dialectique de la mise en pensée et de la mise en acte ? Ils agissent, mais paradoxalement en apparence ils ne font rien. Ils nous semblent soumis à une tension interne qui les meut, les déborde et dont ils sont eux-mêmes prisonniers. Si l’acte est du côté de la certitude et la pensée du côté du doute, n’est-il pas possible d’imaginer que ces enfants mettent en place ainsi, sous couvert d’une symptomatique impulsive, agitée, agressive, un piètre rempart d’autosuffisance, c’est-àdire une mesure de protection et de défense contre une extrême vulnérabilité interne ? Ne peut-on pas envisager que le « faire mal » serve à voiler « le mal faire » ? L’écoute du discours des mères nous amène à penser que souvent, pour elles, leur maternité a été aussi du domaine du « faire » dans la mesure où c’est un acte dont l’enjeu est principalement d’apporter la preuve tangible — et en premier lieu à elles-mêmes — qu’elles sont « capables de », c’est-àdire qu’elles ne sont pas rien, qu’elles ont réussi « au moins ça », contrebalançant ainsi leurs déboires familiaux, sentimentaux et leur échec scolaire par exemple. Mais loin de correspondre à l’image idéale qu’elles s’étaient forgées, leur enfant les conforte encore un peu plus dans leur mésestime de soi par des comportements qui les font montrer du doigt par le social. Quand elles nous disent « est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ? » ce « quelque chose » ne désigne-il pas l’enfant lui-même ? Les processus d’objectivation prennent toute la place au détriment du subjectif chez les parents comme chez les enfants et quand ces mères nous interpellent ainsi : « dites-moi quoi faire ? », ne faut-il pas entendre sous couvert d’une demande opératoire « dites-moi qui je suis ? », « qui je suis pour vous » bien sûr. Dans le processus transférentiel nous avons eu souvent le sentiment qu’elles cherchaient à vérifier si nous aussi (comme leur propre mère)
nous allions leur signifier qu’elles étaient incompétentes et mauvaises. Trop occupées à restaurer leur propre narcissisme défaillant, elles semblent être incapables de ménager une place suffisante en elles pour accueillir cet autre différent qui est leur enfant. Enfin que nous disent ces enfants de leur construction identitaire et de leur capacité à reconnaître l’altérité ? Comment un jeune enfant travaille-t-il à la différence entre la toute puissance (l’illimité) et l’acceptation de la castration (le limité), le fantasme et la réalité, le permis et l’interdit ? Dans «Au-delà du principe de plaisir » [4], S. Freud nous invite à repérer ce principe de délimitation à travers le jeu de la bobine. Son petit-fils Ernst joue à dérouler et enrouler de manière répétitive une bobine, en ponctuant son geste du fameux « fort da ». Par le recours au langage il rend présent l’absence en liant le mouvement du corps et la parole. Plus tard le « Stade du miroir » décrit par J. Lacan [7], nous montre comment l’enfant découvre, porté dans les bras de sa mère, sa propre image. Cette étape fondamentale a une fonction unificatrice pour le sujet: l’enfant va s’assurer que cette image qu’il voit dans le miroir est bien la sienne, mais pour que cette opération soit concluante, il y a une condition: c’est qu’elle se fasse en présence de l’Autre (de la mère) qui va le nommer lui, en le regardant se regarder lui-même ainsi que l’image de sa mère le regardant se regarder, etc. Pour que l’enfant s’approprie son image il faut donc qu’il y ait une place disponible dans l’autre, le rapport du sujet à lui-même doit passer par-là, c’est l’autre qui fait que je suis moi. On n’oubliera pas pour autant que cette condition ne suffit pas et qu’il faudra qu’une fois que la mère a laissé place en elle au désir de l’enfant, elle lui signifie que ce désir doit être borné, mais pour les enfants dont nous parlons, est-ce que ce n’est pas déjà dans l’étape précédente, dans ce rendez-vous initial, que l’accroche inaugurale à l’autre a eu du mal à s’opérer ? Ce qui nous semble être du pur agi n’est-il pas l’expression d’une quête de subjectivité et d’insertion ? Ce qui constitue les fondations du sentiment d’estime de soi, de sécurité, de reconnaissance, d’appartenance, ne se dérobe-t-il pas sous leurs pas ? La nécessaire construction identitaire se trouverait ainsi compromise. L’enfant est placé devant ce tragique paradoxe : une impérieuse nécessité inconsciente de s’individuer en se détachant d’un objet qu’il n’aurait jamais véritablement rencontré, faute d’y avoir trouvé à s’yloger. Nous avons donc à faire avec une problématique bien plus complexe et archaïque qu’il n’y paraît. Sujets englués dans les prémisses de la différenciation, pour qui les nouages fondateurs sont balbutiants et qui faute de coupures signifiantes vont déchaîner leur corps et leur esprit, déborder, se projeter dans un « plus au-delà de » pour tenter d’exister. Cherchant à se loger là où la mère (ou les parents) n’a pas prise, ils doivent faire effraction dans les digues qu’elle leur oppose et ceci leur est d’autant plus aisé qu’elles seront peu solides. L’agi est donc primordial, l’excès aussi. Défaut de lien, de passage, de pont, d’articulation, tout se déchaîne. Ce
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déferlement rend l’autre (parental ou social) impuissant, les réactions qu’elles provoquent sont aussi sous le primat de l’agi, en ce sens elles sont le plus souvent inopérantes. 3. Les pistes thérapeutiques Face à ces enfants introduisons du contraste, de la différence, mais aussi des nuances dans l’espace temps, sortons de la répétition en introduisant dans la sécurité le pareil-pas pareil, le maintenant et le tout à l’heure, le moi et le non-moi, laissons nous guider par eux plutôt que de les contrer, soyons à la fois présents, disponibles sans être tout à eux. L’enfant adviendra à être non plus « sous le regard de » (comme sa mère qui n’a d’yeux que pour lui), mais « en présence de ». La question essentielle à travailler est donc bien celle de l’écart et de la différence : faisons en sorte que surgisse non pas un choc, un traumatisme, une rupture, mais une surprise, un étonnement, un inattendu. Ainsi nous pourrons passer d’un effondrement des processus de pensée à une stimulation possible de ces mêmes processus. En effet, comme le dit B. Golse : « chaque fois qu’il peut se référer à un pôle (espace, objet, action) qui ne soit ni lui (l’enfant), ni elle (sa mère), alors il est en train de délimiter et démarquer l’emplacement du futur tiers, soit le lieu où se joueront et se déploieront ultérieurement le rôle et la fonction du père » [5]. Entre rupture et déliaison se situera donc tout le parcours thérapeutique auquel sont conviés l’enfant et sa famille. Ainsi le cadre thérapeutique que nous offrons privilégie le « dire » au détriment du « faire », nous incitons à la mise en pensée et à la mise en mots à travers une écoute sécurisante. Après un temps incontournable où l’enfant est reçu avec sa mère, (plus ou moins long selon les cas), nous menons un travail parallèle autour du lien, de la séparation, de l’articulation : l’enfant est reçu pour lui pendant que la mère (quand elle l’accepte) est écoutée pour elle par quelqu’un d’autre. Le message symbolique de cet aménagement revêt toute son importance, nous disons ainsi : « on peut se quitter et se retrouver sans se perdre, chacun peut suivre sa route en même temps et séparément ». Dialectique complexe plus qu’il n’y paraît car comme toute expérience de séparation elle met le sujet à l’épreuve et sollicite ses capacités à élaborer la perte en invitant à un travail intrapsychique qui a pour effet de bouleverser les investissements et les représentations antérieures et ceci tant pour la mère que pour l’enfant. L’incitation à ce travail de dé-liaison , son soutien et son accompagnement sont au cœur même du dispositif thérapeutique. Bertrand est âgé de quatre ans lorsque nous le recevons avec sa mère pour la première fois. Né à Madagascar, il a été adopté à l’âge de 12 mois et vit en France depuis lors dans une famille qui avait déjà adopté une fillette au Sri Lanka trois ans auparavant. La situation décrite par la mère est, semble-t-il, catastrophique : Bertrand ne laisse aucun répit aux adultes qui l’entourent, il nécessite une présence et une vigilance constante à cause de comportements violents et destructeurs de plus en plus insupportés en famille comme à l’école maternelle qui refuse alors de le recevoir. C’est un
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petit garçon volubile, manifestement intelligent, aux gestes brusques, imprévisibles, il se saisit des objets à sa portée, les lance à travers la pièce, les mots paraissent glisser sur lui, comme sourd et aveugle aux dires de sa mère, il ne semble trouver un apaisement temporaire que dans la contention physique : pris sur les genoux, les bras autour de son corps, il se calme quelques instants, comme pour, dans cette position fœtale, se recharger d’une énergie dont il usera encore et encore. Il faudra donc saisir ces quelques instants de relative disponibilité qu’il nous livre pour trouver les mots justes qui permettront de desserrer ce nœud destructeur qu’il met en scène devant nous. Ce sera en effet dans un premier temps seulement des mots, puis des courtes phrases, lui faisant part de le prise en compte de sa souffrance et de celle de sa mère, qui se logeront dans cette « fenêtre », en tentant d’approcher ce que C. Eliachef appelle la « parole vraie » c’est-à-dire « une parole émise par une personne dans un cadre symbolique clair au plus près de la vérité du sujet... il a pour effet de délimiter la parole » [3]. On lui parlera surtout bien sûr de cet attachement à sa mère qu’il semble questionner si fort en rendant insupportable, pour lui et pour les autres, les moments où ils sont séparés, problématique évidemment amplifiée et complexifiée par la situation d’adoption. Une dizaine de rencontres hebdomadaires se passeront ainsi sans répercussion tangible dans le domaine du social, l’enjeu est alors d’importance : les parents s’impatientent, revendiquent des résultats, se tournent vers des consultations pédiatriques, multiplient les appels téléphoniques entre les séances etc. Si l’angoisse des parents monte, en même temps Bertrand investit tout doucement notre travail, il réclame, paraît-il, de venir au CMP, repère bien le jour de la semaine où nous le rencontrons, s’aventure même à se montrer calme et attentif, ose enfin poser à sa mère la question qui le taraude : « tu m’aimes maman ? ». C’est le moment que nous choisissons pour proposer un aménagement du cadre : on offre aux parents la possibilité d’être reçus en entretien sans leur enfant, (en fait seule la mère y répondra et pourra approcher en particulier la culpabilité qui l’habite d’avoir « arraché » Bertrand à sa famille d’accueil malgache et qui la maintient à son insu dans une position défensive et ambivalente vis-à-vis de son fils) pendant que celui ci sera accueilli pour lui dans la pièce à côté. Ce changement s’effectuera au mois de juin, la fin des classes arrive et la mère, fort judicieusement, propose de retirer son enfant de l’école un mois avant les vacances car Bertrand a réussi à se faire rejeter par tous ses camarades ainsi que par l’institutrice qui prône une orientation en institut spécialisé. Les vacances d’été se passent plutôt bien en famille, le travail thérapeutique continue à la rentrée alors que Bertrand est entré en grande section de maternelle avec un contrat d’intégration lui autorisant une scolarité à mitemps. Pendant un an nous cheminerons côte à côte, la situation de séparation dans la réalité (pièces et thérapeutes différents) étant soutenue, par d’une part le travail d’élaboration d’équipe et d’autre part l’utilisation d’objets intermédiaires dans le sens où l’entend R. Kaës [6] qui nous semblent très précieux : productions graphiques ou en pâte à modeler
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que l’enfant voudra montrer à sa mère à la sortie des séances, objets divers amenés de chez eux qui circuleront de l’un à l’autre (livres, clés, sac, jouets), paroles enfin échangées par les thérapeutes en présence de l’enfant et de la mère qui feront lien ; ce sera autant d’« objets de relation » tels que définis par M. Thaon : « ils seront à penser comme un point relais, un point d’articulation qui fixe le travail psychique, le marque, pour lui permettre de se déposer et de faire trace » [9]. Au terme de cette année, la mère se rend compte que son fils a appris à lire seul à la maison, sans l’aide de l’école qu’il investit toujours très peu ; elle en est très fière (elle est enseignante elle-même) mais s’inquiète pour la rentrée prochaine. Se pose alors la question de l’orientation pour cet enfant qui devrait entamer le cycle primaire puisqu’il a alors six ans. Nous faisons le choix de soutenir les parents qui ne souhaitent pas une intégration dans une classe spécialisée ; après de nombreuses tractations Bertrand entre en CP. C’était un pari risqué car malgré le niveau d’acquisition au-dessus de la moyenne des enfants de son âge, son comportement hors de la famille restait encore difficilement supporté. Depuis, le travail se poursuit au CMP très régulièrement pour Bertrand, de manière plus ponctuelle pour la mère, il va passer en classe de CE2 et son adaptation s’améliore, même s’il manifeste encore des périodes de fragilité. Nous avons délibérément présenté cette illustration clinique en insistant sur les aménagements thérapeutiques particuliers, sans déployer plus le contenu des séances pour la mère comme pour l’enfant puisqu’il relève du registre habituel des psychothérapies. L’intérêt que nous portons à ce type de travail est en train de rejoindre les préoccupations de l’équipe de Protection Maternelle et Infantile (P.M.I.) du quartier, elle-même submergée dans l’exercice de leur fonction par les débordements des jeunes enfants qu’elle reçoit. Plusieurs réunions de réflexion entre nos deux services ont débouché sur un projet de travail en commun au titre de la prévention : la constitution de groupes de jeunes enfants à petit effectif menés parallèlement à des groupes de parole pour les parents dans la perspective d’une aide et d’un soutien à la parentalité. Nous en sommes aujourd’hui seulement à l’élaboration de ce projet et souhaitons prendre le temps d’en structurer le cadre, car on voit bien le rôle majeur qu’il joue au regard de ces pathologies.
4. Perspectives Que ce soit en famille, en groupe ou en individuel, il s’agit donc pour nous d’une approche qui restera toujours éminemment singulière dans le sens où c’est l’engagement de chacun au regard de son histoire propre qui nous intéresse, en prenant appui sur la pierre angulaire du langage. Quant aux traitements médicamenteux qui peuvent être une aide dans certaines situations, nous pensons qu’il y a un risque à y avoir recours de manière trop aisée et exclusive. Outre la résurgence possible du symptôme, avec encore plus de virulence, quelques années plus tard, cette question croise celle de notre propre éthique : de quels enfants rêvons-nous en ce début de millénaire ? Si bien évidemment nous voulons travailler à aider les enfants dont nous venons de parler à mieux vivre, souhaitons-nous pour autant les mener sur les chemins de la passivité et de la soumission ? N’est-il pas important de nous rappeler combien l’homme a besoin tout au long de sa vie de pouvoir mobiliser et exprimer ses capacités d’indignation, de passion, de révolte, de résistance ? En ce qui nous concerne nous continuerons à réfléchir à la façon de permettre à l’enfant de mettre en œuvre ses capacités à se plier aux exigences de la vie sociale tout en préservant sa part de liberté, en activant et faisant jouer donc, la marge d’indépendance dont doit pouvoir disposer tout sujet.
Références [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9]
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