Douleurs Évaluation - Diagnostic - Traitement (2009) 10, S87—S91
TRAIT D’UNION
Douleurs et société : éthique et pression sociale Pain and society: Ethical issues and social pressure Bernard Calvino Laboratoire de neurobiologie, ESPCI, 10, rue Vauquelin, 75005 Paris, France Disponible sur Internet le 31 janvier 2009
MOTS CLÉS Douleur chez l’homme ; Douleur chez l’animal ; Expérimentation animale ; Douleur chez le non communiquant verbal ; Média et pression sociale
Résumé Prendre en compte la recherche sur l’animal dans le domaine de la douleur est une question difficile à aborder : le public ne peut que se poser des questions sur la justification de ce travail. Ces problèmes sont régulièrement repris par la grande presse et le statut de la recherche sur la douleur pose alors la question des enjeux de la vulgarisation scientifique. Comment pourrait-on être compris du public si l’on avance que la douleur chez l’animal est une question qui scientifiquement reste toujours posée, alors que par anthropomorphisme, il ne fait aucun doute pour lui qu’un animal qui « gémit » est un animal qui « souffre », alors que cette affirmation est impossible à démontrer par les méthodes scientifiques utilisées en recherche pour répondre à cette question. L’évaluation de la douleur en expérimentation animale doit être inscrite dans une réflexion plus globale sur la pertinence des modèles animaux utilisés, ce qui nécessite de prendre en compte la critique fondamentale qui souligne la distance entre le modèle animal et l’homme. L’élargissement des questions posées avec la prise en compte de la douleur chez les patients non communicants verbaux (chez le malade ou l’handicapé mental, le petit enfant, et même maintenant le nourrisson et le fœtus) rendent la définition de la douleur de plus en plus problématique et inopérante, qu’il faut donc débattre. On assiste actuellement à une médiatisation grandissante de la douleur dans la presse grand public. La « pression sociale » qu’exerce cette médiatisation de la douleur n’est sans doute pas étrangère aux tentatives de solutions apportées par les pouvoirs publics et politiques face à l’insuffisance du traitement de la douleur en France. Le piège de cette « vulgarisation » de la douleur réside dans la dénonciation confuse et contradictoire qui peut être faite, d’une part, de « faire souffrir inutilement les animaux » par l’expérimentation animale et, d’autre part, de prendre insuffisamment en charge le traitement de la douleur et de dénoncer la faiblesse des progrès de la recherche clinique et pharmacologique pour améliorer le traitement de la douleur. Le rôle des médias, de la vulgarisation donc, devrait être essentiel dans cette démarche éducative vis-à-vis du grand public. L’exercice de la recherche animale sur la douleur nécessite un consensus citoyen, et le
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B. Calvino jour où l’exercice en sera interdit par la loi que votera le parlement pour préserver le statut de l’animal, il faudra bien arrêter une telle recherche, à regret mais l’arrêter quand même, effrayés que nous serons par le recul que consistera pour l’humanité une telle décision. © 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
KEYWORDS Human pain; Pain in animals; Animal experimentation; Pain in the non-verbal communicating person; Media and social pressure
Summary Approaching the issue of research on pain in animals brings forward a wide range of unanswered questions, including public concern about the justification of such work. This problematic is a popular theme in the general press showing that the status of research on pain raises the question of the stakes involved in scientific information for the general public. How can we expect to be understood by the general public if our proposed working premise is that pain in an animal is a question which remains scientifically unanswered, while anthropomorphically there is no doubt that a groaning animal is a suffering animal despite the lack of any confirmation coming from scientific methods used in research to answer this type of question. Pain assessment in animals undergoing research should be part of a more global reflection on the pertinence of the animal models used, which requires considering the fundamental criticism of the gap between the animal model and man. A broader approach to these questions with consideration of pain in non-verbally communicating patients (patients with specific conditions or mental disabilities, the very young child, and now even the infant and the fetus) makes any definition of pain increasingly problematic and inoperative, a situation for which a solution must be sought. Public, and media, concern about pain in research animals is widespread. The ‘‘social pressure’’ involved is undoubtedly related to the solutions proposed by the public and political authorities when confronted with the insufficiency of pain treatment in France. The pitfall of this ‘‘popularity’’ resides in the risk of a confused and contradictory denunciation arising from the idea that animal research causes them ‘‘useless suffering’’ and also from the insufficient management of pain treatment and the weakness of progress in clinical and pharmacological research to improve pain treatment. The media, and thus scientific communication, should play a leading role in this educative approach to the general public. Public consensus is a prerequisite to conducting animal research on pain. The day it is prohibited by an animal rights law, such research on pain will have to be discontinued, regrettably, but discontinued nevertheless, and despite the fears arising from the historical setback such a decision would be for mankind. © 2009 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
Dans une analyse de textes du xviiie siècle de médecins et de chirurgiens parlant du corps et de la douleur, Roseline Rey, historienne des sciences, caractérisait un aspect fondamental mis en avant par les auteurs de cette époque qu’elle a dénommé « laïcisation de la douleur », dans la mesure où se dessinait l’idée que collectivement, une société, une culture, un certain contexte politique contribuent à la définition de la douleur. Ce tournant était à ses yeux la condition nécessaire pour que la douleur devienne aux yeux du médecin « non seulement le cortège fatal de la maladie que le serment hippocratique obligeait à soulager, mais un objet à connaître et peut-être même un moyen de mieux connaître le fonctionnement de l’organisme dans l’état de santé ». La douleur perdait ainsi son statut de valeur rédemptrice, héritée de la tradition religieuse chrétienne, pour accéder à celui de valeur thérapeutique mais aussi de valeur cognitive. Et comme concluait R. Rey, « il faudra attendre longtemps avant que cette approche s’impose définitivement au point de déboucher de manière durable et institutionnelle sur des recherches portant spécifiquement sur la douleur ». Cette citation révèle l’importance du travail de l’historien des sciences pour la compréhension de ce qui se fait aujourd’hui dans la recherche sur la douleur et sur le regard que porte notre société sur la prise en charge de la
douleur. Ce questionnement est aussi au cœur du problème de la validité des modèles animaux utilisés en recherche, particulièrement dans le domaine de la douleur chronique, celle qui se prolonge dans le temps parfois sans cause organique, pour laquelle l’apport de la recherche n’en est encore qu’à ses balbutiements. Dans ce contexte, quel peut être l’apport de l’expérimentation animale dans la compréhension de la douleur, sachant qu’il faut nécessairement prendre en compte la critique fondamentale qui souligne la distance entre le modèle animal et l’homme. Comme le souligne R. Rey « il faut aussitôt ajouter qu’il n’y a pas d’autre possibilité pour progresser dans l’intelligibilité de la douleur que ces méthodes, que ce ‘‘réductionnisme méthodologique’’. On touche ici aux conditions de possibilité de toute démarche expérimentale ». Dans cette démarche, il faut prendre garde à la tentation que constitue l’abolition de la distance introduite par ce « réductionnisme méthodologique » entre l’animal et l’homme : elle peut amener aussi bien à extrapoler hâtivement à l’homme les résultats obtenus chez l’animal, qu’à interpréter le comportement animal par anthropomorphisme. Si l’on prend en compte la recherche sur l’animal, dans le domaine de la douleur en particulier, le public ne peut que se
Douleurs et société : éthique et pression sociale poser des questions sur la justification de ce travail, qui pose des problèmes éthiques et déontologiques dont s’est emparée la grande presse (par exemple au travers de l’accueil qu’elle fait aux ligues de défense des droits de l’animal) et qui peut pousser jusqu’à remettre en question l’exercice de cette recherche sur la douleur (ce qui a tendance à devenir un problème par exemple en Grande Bretagne). Le statut de la recherche sur la douleur pose alors la question des enjeux de la vulgarisation scientifique. Comment pourrait-on être compris du public si l’on avance que la douleur chez l’animal est une question qui scientifiquement reste toujours posée, alors que par anthropomorphisme, il ne fait aucun doute pour lui qu’un animal qui « gémit » est un animal qui « souffre » alors que cette affirmation est impossible à démontrer par les méthodes scientifiques utilisées en recherche pour répondre à cette question. Il est donc important de souligner la difficulté à la quelle on est confronté lorsque l’on tente de donner une définition précise de la douleur ; l’International Association for the Study of Pain (IASP) propose de définir la douleur comme : « une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée à un dommage tissulaire réel ou potentiel, ou décrite en termes d’un tel dommage ». Cette définition très large a pour principal intérêt de légitimer les douleurs sans lésions et de prendre en compte la dimension affective autant que sensorielle de la douleur. En effet, le décodage de l’information nociceptive par les structures du système nerveux central impliquées (très schématiquement thalamus latéral pour la composante sensorielle et système limbique pour la composante affective) confère à la douleur une place tout à fait particulière au sein de la physiologie sensorielle du fait qu’elle ne se limite pas au seul aspect sensoriel mais prend en compte également une dimension affective et cognitive (et même subjective !) très importante. Il faut aussi souligner l’importance du facteur temps dans l’appréhension que l’on peut avoir de la douleur : une douleur qui persiste n’est pas une douleur aiguë qui se prolonge dans le temps, elle modifie considérablement les mécanismes physiologiques de la douleur. Une douleur devenue chronique ne peut être traitée comme une douleur aiguë qui persisterait, car une douleur due à un traumatisme physique initial peut être prolongée et amplifiée par des facteurs secondaires indépendants de ce traumatisme. C’est ce qu’a voulu signifier R. Leriche en distinguant la douleur aiguë, « douleur symptôme, signal d’alarme » et la douleur chronique, « douleur syndrome, douleur maladie ». Dans sa conception actuelle, la douleur apparaît donc comme un processus multifactoriel, conception qui aide à mieux comprendre les différences entre les divers types de douleurs et qui favorise une approche globale du traitement de la douleur rendant plus efficace l’association des divers moyens thérapeutiques, pharmacologiques et psychologiques par exemple. C’est donc dans ce contexte multifactoriel complexe qu’il faut replacer le problème de la douleur chez l’animal. La plupart du temps la douleur animale est envisagée à partir d’analogies qui sont faites entre l’anatomie, la physiologie et le comportement animal et humain, en tentant d’éviter au maximum tout anthropomorphisme. On peut
S89 donc retenir en première approximation que si un stimulus nociceptif est d’intensité suffisante pour être perc ¸u comme douloureux chez l’homme, il sera certainement également perc ¸u comme tel par l’animal, surtout si cette intensité est proche de celles susceptibles de générer des lésions tissulaires et de déclencher une réaction d’échappement chez l’animal. L’évaluation de la douleur en expérimentation animale doit donc être inscrite dans une réflexion plus globale sur la pertinence des modèles animaux utilisés, dans la double perspective, d’une part, de la compréhension de la physiologie et de la physiopathologie de la douleur chez l’homme (dans une perspective centrée sur la compréhension « clinique » de la douleur), d’autre part, de la mise en évidence des propriétés antalgiques ou supposées telles des molécules étudiées à partir de modèles animaux, alors que ces molécules sont destinées à être utilisées chez l’homme (dans une perspective centrée sur la compréhension « préclinique » de la douleur). Cette question est d’autant plus difficile à résoudre que l’animal est dans l’impossibilité de faire part de ses impressions subjectives lorsqu’il est soumis à un protocole expérimental associé à la douleur : l’expérimentateur n’a à sa disposition que ses yeux pour observer les actes moteurs effectués par l’animal en réponse aux stimulus nociceptifs (« le comportement » de l’animal) et sa connaissance de la psychophysiologie de l’espèce utilisée qui lui permet d’interpréter les comportements observés et quantifiés. Dans le domaine de la douleur, les études expérimentales effectuées chez l’animal concernent principalement la nociception dans la mesure où la plupart des modèles utilisés mettent en jeu des stimulations nociceptives de courte durée, assimilables à la douleur aiguë. Jusqu’à il y a quelques années, les méthodes d’évaluation en expérimentation animale concernaient principalement cette douleur « aiguë ». Le principe des protocoles mis en jeu dans ces méthodes d’évaluation reposait sur l’étude de la réaction de l’animal à une stimulation nociceptive de courte durée, et sur celle de la modification de cette réaction par une molécule à visée antalgique, à la base de tout essai pharmacologique. Ces tests ont été de très loin ceux qui sont les plus utilisés en expérimentation animale, principalement dans l’industrie pharmaceutique, car ils sont faciles à mettre en œuvre et surtout prennent peu de temps, ce qui est un critère appréciable lorsqu’il s’agit de tester l’activité antalgique de centaines, voire de milliers de molécules. Mais du point de vue de la compréhension des mécanismes neurophysiologiques et psychophysiologiques mis en jeu dans ces tests en rapport avec le comportement de la douleur, les interprétations qui sont fournies sont sommaires et peu satisfaisantes. Alors que l’on ne connaît encore que peu de choses concernant les processus à l’origine des douleurs chroniques. C’est pourquoi le besoin en modèles expérimentaux de douleur chronique s’est fait de plus en plus pressant et, depuis une vingtaine d’années, de nouveaux modèles d’évaluation de la « douleur chronique » se sont récemment développés à partir des données issues de la clinique chez l’homme. Les études réalisées dans ce domaine sont limitées par des règles éthiques très bien définies par des recommandations publiées par l’IASP, des directives de la Commission des communautés européennes et de l’Institut national de la santé des États-Unis (NIH, Bethesda, Maryland). Dans la mesure où ces règles sont respectées et où
S90 les expérimentations se plient à ce qui est admis par les comités d’éthique contrôlant ces recherches, l’enjeu de ces travaux justifie ces tentatives. Deux types de modèles sont principalement à l’étude actuellement chez le rat ou chez la souris pour générer des modèles de douleur chronique périphérique : l’un de type « inflammatoire » par déclenchement d’arthrites chroniques focalisées ou disséminées selon la nature des mécanismes utilisés qui constitue un type de modèles de douleur inflammatoire persistante et est utilisé depuis longtemps en recherche rhumatologique ; l’autre de type « neuropathique » par lésion plus ou moins importante de nerfs périphériques par voie chirurgicale localisée ou par voie systémique (molécules injectées par voie systémique générant des lésions de nerfs périphériques comme certaines molécules anticancéreuses : taxol, oxaliplatine, vincristine). Les résultats importants obtenus avec ces modèles ont permis et permettront de mieux en mieux de poser des questions plus précises sur les modifications qui peuvent intervenir dans la mise en jeu de processus de régulation à long terme engendrés par une pathologie chronique à l’origine de douleurs chroniques. En particulier l’identification de marqueurs comportementaux pertinents de la douleur chronique devrait permettre de mieux valider cette approche. Ces modèles représentent un progrès important dans la mesure où les comportements étudiés ne se limitent pas à des réactions induites par des stimulations dites « de laboratoire » de brève durée et tout à fait artificielles comme c’est le cas avec les modèles d’évaluation de « douleur aiguë », difficilement assimilables à la plupart des douleurs rencontrées en clinique. La comparaison de ces modèles entre eux devrait certainement être la source de données nouvelles fondamentales pour une meilleure compréhension des mécanismes des différents types de douleurs cliniques et donc pour un développement plus rationnel d’une recherche pharmacologique et clinique appropriée. L’évocation de ces différents types de modèles expérimentaux de douleur chez l’animal permet de souligner la nécessité de prendre en compte la distance entre le modèle animal et l’homme. Ce problème est au cœur de l’interrogation qui doit être celle de tout chercheur dans le domaine de la recherche sur la douleur dans la mesure où l’utilisation de modèles animaux de douleur n’est pas exempte de toute critique, interrogation éthique et déontologique qu’il faut poursuivre lucidement sans excès d’autocritique ni de culpabilisation, mais avec lucidité et rigueur scientifique. De cette réflexion dépend la pertinence de ces modèles en référence à la seule justification de leur utilisation, c’est-à-dire la compréhension de la douleur clinique chez l’homme. La difficulté rencontrée pour donner une définition cohérente de la douleur qui permette de rendre compte de l’ensemble des situations cliniques rencontrées souligne l’importance de cette réflexion. La définition donnée par l’IASP a constitué un progrès important dans la mesure où elle a été établie sur la base d’un consensus et où elle a servi de dénominateur commun aux chercheurs pendant plusieurs décennies. Mais l’élargissement des questions posées sur la douleur tant avec le développement des modèles chroniques dans la recherche animale qu’avec la prise en compte de la douleur chez les patients non communicants verbaux (chez le malade ou l’handicapé mental, le vieillard, le petit enfant,
B. Calvino et même maintenant le nourrisson et le fœtus) rendent cette définition de plus en plus problématique et inopérante. Il faut donc reposer le problème de la définition de la douleur. À titre d’exemple, la question récemment formulée de savoir si le fœtus est susceptible de ressentir la douleur devrait permettre d’illustrer ce propos et pose un problème de fond : celui de la maturation du système nerveux du fœtus tant au niveau des récepteurs et des fibres périphériques que des centres d’intégration corticaux et sous-corticaux pour la perception de la douleur. Le problème est encore plus complexe si l’on essaye de replacer la signification du mot douleur en relation avec le stade fœtal ou néonatal, puisqu’à ces stades il n’y a pas de possibilité de description d’une sensation quelle qu’elle soit, ni de qualification de cette sensation. La définition de la douleur permet d’assimiler la douleur à l’expérience subjective d’une sensation émotive déplaisante, ce qui fait référence à une expérience antérieure donc à une mémoire et à un apprentissage de telles expériences qui sont en principe absentes ou presque chez un fœtus ou un nouveau-né. Aucune donnée de la littérature ne permet de décrire en quoi une stimulation nociceptive (par exemple au cours d’une intervention chirurgicale intra-utérine pratiquée sur le fœtus) peut être ressentie subjectivement par le fœtus comme une douleur, du moins semblable à celle que ressentirait un enfant plus âgé ou un adulte. Les données disponibles dans l’espèce humaine sur les périodes de maturation des systèmes neurophysiologiques intervenant dans la douleur sont encore peu nombreuses et ne fournissent aucun renseignement précis sur l’intégration de l’information douloureuse jusque dans le cortex du fœtus. Car la douleur ne peut pas être considérée comme résultant de la seule mise en jeu d’un système câblé de neurones, mais résulte de l’expérience subjective d’une sensation émotive déplaisante, considérée comme résultant de processus adaptatifs au sein de réseaux de neurones situés à différents niveaux du système nerveux central, dont les composantes peuvent augmenter ou diminuer en fonction des caractéristiques du stimulus, de l’état du sujet et du contexte dans lequel ce stimulus est appliqué. Par ailleurs, il est maintenant bien démontré que les stimulations nociceptives génèrent des réponses du système nerveux central sur d’autres systèmes physiologiques, tels que les systèmes endocrinien ou immunitaire, avec une variabilité beaucoup plus grande, qui sont sans rapport direct avec des changements d’activité du système nerveux mais dépendant de lui. Des variations d’activité de ces systèmes peuvent avoir en retour un impact à différents niveaux d’intégration sur l’activité du système nerveux et, à ce titre, sur les processus associés à la douleur. Cependant, le problème majeur de la signification du mot douleur chez le fœtus reste posé par rapport à la définition qui est actuellement acceptée, celle proposée par l’IASP. Il faut donc se garder de clore le débat en affirmant dès maintenant que la douleur peut être ressentie par le fœtus, même si des arguments sont en faveur de cette hypothèse. Mais il faut insister sur le caractère provisoire de l’état où se situe ce débat compte tenu de la fragilité du statut, ou prétendu tel, que l’on cherche à donner à l’embryon et au fœtus, par exemple dans le débat législatif des lois sur la bioéthique. Un tel débat doit être élargi, en particulier aux philosophes en reprenant l’analyse des différentes interrogations philosophiques et religieuses qui ont été formulées à propos de la conception et du début
Douleurs et société : éthique et pression sociale de la vie dans l’espèce humaine. Et la question posée de la douleur chez le fœtus et le nouveau-né n’est pas étrangère à ce débat sur le statut de l’embryon et du fœtus tant l’incidence affective de la douleur peu être utilisée pour répondre à ces interrogations dans un sens comme dans l’autre d’ailleurs. Pour conclure, il est indéniable que l’on assiste actuellement à une médiatisation grandissante de la douleur dans la presse grand public. La « pression sociale » qu’exerce cette médiatisation de la douleur n’est sans doute pas étrangère aux tentatives de solutions apportées par les pouvoirs publics et politiques face à l’insuffisance du traitement de la douleur en France, compte tenu du retard important pris par notre pays par rapport aux nations économiquement développées sur cette question. Il faut malheureusement reconnaître que si les intentions sont réelles, elles ne se traduisent encore qu’insuffisamment en actes du fait du blocage budgétaire et de la période de réduction des coûts de la santé dans laquelle nous rentrons maintenant. Plutôt que d’incriminer un corps médical qui a fait serment de soulager la douleur et qui, somme toute, est traversé par les mêmes courants politiques, religieux, idéologiques que les autres groupes de la société, il faudrait s’interroger sur les conditions d’exercice de la médecine. L’analyse des faits permet de dégager un certain nombre de difficultés inhérentes à la pratique médicale qui peuvent expliquer pourquoi la douleur n’est pas suffisamment prise en compte : la dilution des responsabilités à l’hôpital, le problème du statut des personnels soignants qui sont directement en contact avec les malades douloureux, les questions d’organisation du travail, l’accès aux opioïdes et leur utilisation. . . Tous ces éléments concernant la prise en charge de la douleur sont partie intégrante d’une approche sociologique qui doit pouvoir éclairer très profondément la pratique de la médecine.
S91 Et dans ce domaine, y a-t-il affirmation plus importante aujourd’hui que celle de la « laïcisation » de la douleur, qui permette enfin de la libérer du poids de son empreinte religieuse et de proclamer avec force comme le font aujourd’hui les spécialistes de la douleur que celle-ci est inutile et que le premier devoir du médecin est de soulager le patient ? La lecture de la presse montre s’il en est besoin que ces notions sont très présentes aujourd’hui dans le grand public, lequel exerce en cela « une pression sociale » sur le corps médical, mais hélas celui-ci n’y est encore qu’insuffisamment sensible. Le piège de cette « vulgarisation » de la douleur réside dans la dénonciation confuse et contradictoire qui peut être faite, d’une part, de « faire souffrir inutilement les animaux » par l’expérimentation animale dans le domaine de la recherche sur la douleur et, d’autre part, de prendre insuffisamment en charge le traitement de la douleur et de dénoncer la faiblesse des progrès de la recherche clinique et pharmacologique pour améliorer le traitement de la douleur. Le rôle des médias, de la vulgarisation donc, devrait être essentiel dans cette démarche éducative visà-vis du grand public ; mais il faudrait pour cela replacer le problème bien en amont et accepter de le situer dans une dimension éthique, philosophique et épistémologique qui ne concerne pas que les chercheurs et les praticiens de la douleur mais aussi les philosophes bien trop souvent étrangers ou oubliés dans ce débat. L’exercice de la recherche animale sur la douleur, que ce soit dans le domaine de la recherche fondamentale pour faire progresser les connaissances ou dans le domaine de la recherche pharmacologique préclinique pour découvrir de nouvelles molécules susceptibles de soulager la douleur, nécessite un consensus citoyen, et le jour où le peuple franc ¸ais en interdira l’exercice par la loi que votera sa représentation parlementaire pour préserver le statut de l’animal, il faudra bien arrêter une telle recherche, à regret mais l’arrêter quand même, effrayés que nous serons par le recul que consistera pour l’humanité une telle décision. Ce n’est pas de la science-fiction : nos collègues britanniques en connaissent déjà les prémices.