Engagement sociologique et démarche idéaliste-typique

Sociologic du travail (1999) 41, 317-327 0 1999 iditions scientifiwes et medicales

Elsevier

SAS. Tous droits

r&e&s

Engagement sociologique et d&marche idkaliste-typique Alain CaillC*

Nous n’avons recu que des marques d’acquiescement lorsque, il y a quelques annees [3] nous avons suggere que les sciences sociales devaient satisfaire a quatre imperatifs a la fois irreductibles et interdependants : un impe’ratif empirique, celui d’observer et de d&-ire la realite ; un impe’ratif explicatif, celui de mettre en aeuvre, autant que faire se peut, le principe de causalite ; un impe’ratif comprkhensif, ou hermeneutique, ou encore dialogique, qui enjoint de traduire les causes en raisons, en motifs ou en sens ; et enfin un impe’ratifnormatif, celui de contribuer a une plus grande reflexivite Cthique et normative. Nous ajoutions que dans la connaissance du social et de l’histoire, ce qua&i&me imperatif est hiCrarchiquement premier par rapport aux trois autres car c’est la dimension normative qui seule est susceptible de foumir le liant (l’interpretant) entre eux et de garantir leur commune intelligibilite. Sans compter qu’on voit mal a quoi pourrait bien servir une science sociale qui se refuse a nous Cclairer sur les choix que nous devons effectuer. L’irreductibilite de ces quatre exigences epistemiques entraine l’incommensurabilite des Ccoles et des doctrines et explique pourquoi il est le plus souvent impossible de decider quelle d’entre elles est plus
* Correspondance et tirh h part. UnivemitP Park-X, 200, avenue de la Republique,

92000 Nanterre,

France

et Revue

du Maws.

A. CailE

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1. Engagement

ou implication

?

En quoi ce petit detour metatheorique C&ire-t-i1 la question du statut de l’engagement du sociologue ? Considerons en premiere approximation l’engagement comme une tentative de traduire des positions cognitives non seulement dans ces propositions normatives qui, quoique le plus souvent deniCes, Cmaillent en fait le discours <>en sciences sociales, mais aussi en normes Cthiques ou morales explicites, en prises de position et en actes politiques. La question que je dois maintenant me poser, en passant a la premiere personne et en tentant de m’appliquer a moi-mCme le critere de fecondid cognitive complexe que nous venons d’etablir, est celle de savoir dam quelle mesure mon
L’engagement

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effet on considke la sociologic comme un savoir de type particulier parmi d’autres savoirs de type particulier. L’engagement du sociologue apparaka alors identique a celui de n’importe quel autre savant. Soit, comme c’est mon cas, on voit dans la sociologic non pas tant un type de connaissance particulier qu’un savoir qui &once les conditions de compossibilite des autres discours et savoirs et qui tente d’instaurer entre eux un espace de traduction gCn&alisCe. Dans ce cas, l’engagement du sociologue lui est a certains Cgards consubstantiel puisque, comme l’exprime brillamment Michel Callon, le sociologue, traducteur potentiellement universel, est toujours le Porte parole de tel ou tel groupe. Reste cependant a detetminer la langue d’arrivee et la langue de depart et a se demander pourquoi, pour quoi, pour qui parler au nom de l’un plutbt que de l’autre.

2. Deux exemples d’engagement Je peux maintenant en venir au premier volet de ma question : en quoi mon engagement est-il command& dCtermin6 et eclair6 par ma situation de sociologue ? Je me centrerai sur les deux types d’activite que je mbne et a propos desquels il me semble possible de parler d’engagement au sens restreint que je viens de preciser. Dans les deux cas, il s’agit d’ailleurs d’une determination largement negative, a contrario. 2.1. Les Humanit&

modernes

Le premier de mes engagements est d’autant plus Cvidemment dependant de ma condition de sociologue (et de ma formation conjointe, aussi, d’economiste) qu’il a procede de la prise de conscience progressive d’une grave insuffisance manifestee par la recherche courante en sciences sociales et de la certitude qu’il ne pourra y etre remedie qu’en (re)prenant les chases a la racine, c’est-a-dire au stade de la formation universitaire des chercheurs. L’insuffisance est celle qui interdit a la plupart d’entre eux de clairement percevoir que le monde existe aussi en dehors de leur seule discipline et d’apprendre a nouer avec les autres specialistes des relations d’intercomprehension et d’interfecondation qui aillent bien au-deli d’une vague pluridisciplinarite de facade ou de l’aspiration quasi mystique a une transdisciplinarite en surplomb des savoirs concrets et effectifs. Un seul exemple : il est peu douteux qu’une bonne (ou une mauvaise) part du destin de notre planbte ne se joue au plan de l’economie. Mais il est presque aussi certain que malgre ses qualitds speculatives - a moins que ce ne soit en raison d’elles - la theorie economique standard ne soit trop ma1 armee pour nous &laker sur les modalites de fonctionnement effectives des economies concretes. L’essentiel en la mat&e ne se joue-t-i1 pas aux confins de l’economie et de la societe, de l’economie et du politique, voire de l’economie et de l’histoire, du philosophique et du religieux ? Or la structuration disciplinaire de nos savoirs, si elle permet des gains analytiques ou empiriques precieux, presente l’inconvenient majeur d’interdire les approches synthetiques et l’exploration reglee de cette zone des confins ou se joue pourtant l’essentiel.

A. CaiM

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Ce type de constat pourrait Ctre multiplie a peu p&s a l’infini. 11 est done indispensable, parallblement a sa structuration disciplinaire, de mettre en place un autre type d’organisation et de transmission du savoir. Qui obeisse a une logique qu’on pourrait qualifier d’interscience [6]. C’est dans cet esprit qu’aide de quelques amis’, croyant voir poindre une opportunite, j’entrepris, il y a trois ans, de faire name a l’universite de Paris-X-Nanterre des diplomes (d’universid) dits d’Humanit& modemes sociokconomiques ou sociohistoriques amenageant les cursus institues et permettant de delivrer respectivement une double licence de sociologic et de sciences Cconomiques ou une double licence de sociologic et d’histoire. etaye sur ces doubles licences, un magistere est delivre conjointement par Nanterre et par 1’ENS Cachan a une quarantaine d’etudiants (les normaliens de Cachan, plus une vingtaine d’etudiants admis sur dossiers) qui suivent en outre des enseignements specifiques a Cachan. Le trait distinctif de ces diplomes d’humanites modernes, et qui trahit leur vocation a l’interscience, est que, b&is sur les deux piliers que representent les deux licences delivrees, ils comportent Cgalement deux solides arc-boutants sous la forme d’enseignements substantiels en philosophie politique et en ethnologie. Ces doubles licences en sont actuellement a leur deuxieme annee d’existence et se prolongent par des maitrises d’humanites modernes. Malgre des difficult& administratives innombrables et d’incessants problemes de chevauchements d’horaires etc., il n’est pas exagere de dire que ces formations ont recu un accueil plus que positif de la part des Ctudiants et des enseignants concern&. L’experience permet de rassembler dans une vi&e commune, sans que quiconque y perde son identite, des collegues largement &rangers jusqu’alors les uns aux autres et, surtout, de repondre a une t&s forte aspiration des Ctudiants. Peut-Ctre n’est-il pas inutile d’observer qu’en l’occurrence c’est la sociologic qui joue ici le role de plaque tournante, de commun denominateur et de traducteur. Dans cette affaire, s’est-il agi d’engagement ou d’une simple implication, un peu pousde, dans l’enseignement et la recherche ? Le cas est sans doute a la front&e des deux. Si on observe neanmoins qu’il s’est agi de faire naitre et consacrer une logique d’action collective qui ne preexistait en rien, et de pallier ainsi une deficience profonde du politique, de faire de la politique a la place des politiquesz, il me semble qu’il est permis de parler d’engagement au sens que nous avons tent6 de preciser. 2.2. L’Cconomie

plurielle

Mon deuxibme engagement est plus net. Dans le sillage des reflexions que j’avais deja menees dans le cadre de Lu Revue du Muuss sur la necessite presente, pour donner pleinement sa chance a la pluralite des valeurs ultimes, de rompre avec l’hegemonie et le monotheisme de la valeur travail, de faciliter le libre choix (sous ’ Que soient ici tout particulikrement remerciks pour leur aide efficace et dCsint6reske : Annie Jacob, Philippe Capella, Roger Frydman et Pascal Combemale. * Etant don& le parfait blocage des politiques de l’tducation en France, il va bientBt devenir urgent que les enseignants entreprennent eux-mBmes la kforme de l’kducation B la place des ministres.

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contrainte) des conditions d’existence materielle et d’aller en direction d’un revenu minimum (moderement) inconditionnel, je pris l’initiative en 1995 de tenter une sorte de rassemblement symbolique de tous les auteurs, sociologues, Cconomistes, philosophes, essayistes ou militants associatifs, qui me semblaient reflechir dans la mCme direction. Ce que tous avaient potentiellement en commun selon moi c’etait ; a) de constater que tant les politiques ultraliberales deregulationnistes que les politiques social-democrates et keynesiennes classiques de relance avaient CchouC a sortir nos societes du chomage ; b) que leur Cchec Ctait dO au fait qu’elles ne mesuraient pas l’ampleur de la crise affectant la condition salariale et l’impossibilite qui en resulte de preserver l’accbs universe1 a l’emploi salarie statutaire a plein temps toute la vie pour tous, sauf a changer en profondeur les regles du jeu ; c) que face aux politiques lib&ales qui placent tous leurs espoirs dans le seul march6 et aux politiques neokeynesiennes qui placent l’essentiel des leurs dans 1’Etat et dans la fonction publique, il est grand temps d’apprendre, ou de reapprendre, a esperer en la societe et a raisonner de son point de vue. Ce qui en revanche les separait et interdisait de percevoir la coherence virtuelle de cette position qu’a eux tous ils esquissaient, c’etait, un differend majeur et en apparence inexpiable sur la question du revenu minimum inconditionnel. Entre ceux qui ne juraient que par l’allocation universelle et ceux qui ne voulaient pas entendre parler de la plus petite Cventualite de decoupler travail et revenu, le gouffre semblait infranchissable [5]. Pourtant, j’avais la conviction que l’antithese &it pour partie rhetorique, tisde de prods d’intentions et de meconnaissances croides, et qu’il Ctait peut-Ctre possible de la surmonter. Je proposais done une premiere redaction d’un texte, pat-u finalement dans Le Monde du 28 juin 1995 sous le titre d’<< Appel a debattre sur le chomage >>,qui tentait de d&inir, notamment sur cette question du revenu inconditionnel, une position moyenne plausible en insistant sur la necessite de faire Cvoluer le RMI en direction de l’irrevocabilite et de sa cumulabilite de principe avec d’autres sources de revenu. Le relais fut alors pris par Jacques Robin, Patrick Viveret et la revue Trunsversales, puis par Jean-Louis Laville, entrainant dans son sillage des auteurs lies B la revue Esprit. Par couches et rCCcritures successives, (grandement facilites par le fax) s’ecrivit ainsi de facon plurielle, chacun insistant sur ce a quoi il tenait particulierement, un texte qui insistait sur l’interdependance Ctroite entre trois series de mesures a prendre : a) la diminution du temps de travail like a une politique de redistribution active des emplois existants ; b) une politique d’encouragement systematique au tiers secteur associationniste et a l’economie solidaire ; c) une evolution genereuse du RMI, <> - pour reprendre les termes de la formulation finale due a Jean-Michel Belorgey, un des pet-es historiques du RMI. Sur ces bases se retrouverent d’abord trente-cinq signataires, certains trbs marques a gauche, comme Andre Gorz, Antonio Negri ou Alain Lipietz, d’autres plus mod&es, des chauds partisans de l’allocation universelle ou du revenu d’existence (Jean-Marc Ferry, Yoland Bresson) ou des opposants farouches (Bernard Perret, Guy Roustang, Daniel MothC), des defenseurs de la reduction du temps de travail comme Guy Aznar ou des apotres du tiers secteur et

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de l’economie quaternaire (Roger Sue), des militants actifs de l’economie solidaire et de la lutte contre le chomage (Annie Dreuille, Annie Berger, Maurice Pagat), etc. Ce qui aurait pu n’etre qu’un Appel parmi tant d’autres connut un meilleur destin. A lire ce texte, Ccrit par personne en particulier, chacun s’apercevait que ses propres positions etaient moins Cloignees que prevu de celles des autres et en fait complementaires. C’est ainsi que se constitua une association de 19013 desireuse d’approfondir la discussion et les convergences tout en Clargissant le reseau des sympathisants en France et a 1’Ctranger [ 11. En France, se joignirent a 1’Appel des personnes aussi variees que Dominique MCda, Robert Castel, Jean-Pierre Dupuy, Catherine Paradeise, Pierre Larrouturou, etc. A l’etranger, traduit en une dizaine de langues, il recut nombre d’adhesions ou de marques de sympathie qui dessinent en creux la possibilite d’une sorte d’Intemationale informelle des partisans de l’(< Cconomie plurielle w’),i.e. ni exclusivement marchande ou Ctatique, ou marchandeCtatique, mais incorporant le principe reciprocitaire et associationniste4. Une Intemationale dont l’auteur de reference minimal est premier serait sans doute Karl Polanyi. Depuis un an cependant, l’enthousiasme est retombe, l’envie de debattre et d’avancer ensemble s’est tarie, et chacun s’est laisse a nouveau happer par ses tropismes nationaux, politiques, ideologiques, professionnels et existentiels d’origine5. Les braises ne sont pas mortes, mais... Mais le lecteur en sait desormais assez pour me suivre dans l’esquisse de reflexion que ces deux militances m’inspirent.

3. De la dkmarche

idCaliste-typique

3.1. Aller

Ces deux tentatives d’engagement doivent, de toute evidence, Ctre jugees du point de vue de leur pertinence Cpistemologique, pedagogique pour l’une, Cconomique et politique pour l’autre. Ont-elles aussi une pertinence sociologique ? Si l’on considere la sociologic comme une science exclusivement empirique et positive, independante de toute implication normative, alors la reponse est clairement non. Si au contraire, comme je l’ai soutenu plus haut, on tient que la sociologic doit sacrifier aussi, et meme avant tout, au qua&i&me imperatif Cpistemique, l’imperatif normatif, alors il n’est pas absurde de se demander en quoi ces experiences en apparence extemes au champ du discours sociologique en participent malgre tout. A cette fin, une comparaison avec la methode idealtypique weberienne sera, crayons-nous, 3 L’Association de 1’Appel europten pour une citoyemrete et une Cconomie plurielles, (21, bd de Grenelle, 75015 Paris). 4 Signalons, parmi les adherents ou sympathisants : Claus Offe, Hans Joas, Steven Lukes, Michael Walzer, Robin Cook, Gianni Vattimo, Mary Douglas, Roberto Esposito, Marco Revelli, Pierpaolo Donati, Miguel Tezauros, etc., pour s’en tenir aux seuls &ellectuels, plus &ment reperables dans no\ milieux. ’ La caracteristique du groupe dit de 1’Appel Ctait de reunir sur des positions communes des sensibilites appartenant aux trois gauches que l’on distingue aujourd’hui en France, la republicaine, la gauche de gauche et la lib6mle. Ce qui a fait sa force un temps allait faire sa faiblesse a terme, l’experience montrant qu’il est a peu pres impossible de se faire entendre de maniere transversale par rapport a ces trois reseaux de pouvoir constitues.

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Cclairante. Au sein du chatoiement infini de la r&lite, l’ideal-type rassemble en les caricaturant un ensemble de traits de comportement qui presentent un air de famille. 11 tente de degager leur commune intelligibilite en montrant a partir de quel sens dominant ils s’organisent et, enfin, il espbre mieux comprendre la r&tlite en permettant de mesurer justement en quoi elle n’est pas conforme au type-ideal rationalise ainsi construit. On le sait, dans cette construction de types ideaux, Weber privilegie - ou est cerise privilegier -, l’interpretation du sens de l’action en termes de rationalite instrumentale (Zweckrationalitiit). C’est done 1’Ccart a la norme Cpist&nique de la rationalite instrumentale que le type ideal fait appartitre au premier chef. Par ailleurs, la vi&e de Weber est - ou est suppode Ctre -, exclusivement cognitive et nullement normative. C’est uniquement en vue d’Cclairer positivement la r&lit6 que le sociologue se demande en quoi elle differe du tableau ideal qu’il en construit. Faisons cependant un pas de plus. Car, apres tout, les ideaux dune sock% font partie de sa realite, voire la constituent. MCme un sociologue tout positif nous accorderait sans doute ce point. Plus precisement, la <
avec la m&ode et plus facilement

idhltypique la dhoncer

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A. Caille

implications nonnatives inherentes a la realite sociale, approfondir leur interpretation et reprendre ti nouveaux frais le travail de description et de conceptualisation theorique. 11 existe done une dimension heuristique et cognitive de l’utopie et de l’<< idealisme B. Et d’ailleurs, symetriquement, quoi de plus utopique et idealiste, non seulement positivement mais aussi axiologiquement, que la theorie de l’equilibre general en Cconomie ou le type ideal weberien de l’autorite rationnelle-legale, par exemple ? Reste, a l’evidence, que l’ideal ou l’utopie que le sociologue ou le social scientist formule et explicite tout en tentant de les faire advenir, n’est susceptible d’eclairer la realit que si en effet celle-ci les Porte en elle comme un de ses possibles objectifs et que s’ils ne sont pas seulement le fantasme d’un individu isole. Du degre d’effectivite de l’ideal degage par la demarche idealiste-typique, rien ne per-met de s’assurer a priori. Seule l’experimentation decide en dernier ressort. Mais l’appreciation de la plausibilite de l’ideal normatif n’en est pas pour autant abandonnee a l’arbitraire. Assez rapidement l’epreuve de la realite permet de voir ce qui <> et ce qui ne prend pas, ce qui peut ou ne peut pas prendre et pourquoi. Dans le cas de l’expbrience des diplomes d’humanites modernes, je ne me serais pas senti assez fort et assez legitime pour partir a l’aventure si un Appel publie quelques an&es auparavant dans Lu Revue du Muuss [4] et inspire par les memes considerations n’avait pas recueilli p&s de deux cents signatures de professeurs et main-es de conferences des universites ainsi que de chercheurs du CNRS, temoignant de leur souci de ne pas s’enfermer a tout jamais dans les sectarismes disciplinaires. De meme, je n’aurais assurement pas persist6 dans les voies de la formulation au bout du compte politique d’un projet d’economie plurielle si l’esquisse de redaction d’un Appel n’avait t&s vite recueilli un echo palpable7. Garde-fous necessaires pour s’assurer qu’on ne delire pas. Mais qui ne sauraient ddboucher sur une quelconque certitude. Des accords momentanes peuvent se produire pour une infinite de mauvaises raisons et reposer sur des faux-semblants multiples. Rien ne me pousse a supposer que tel serait le cas pour les Humanites Modemes qui suivent leur tours. Le projet d’une Cconomie plurielle, d’une forme de welfare renouvele - c’est bien de cela qu’il s’agit en definitive -, semble par contre battre de l’aile. Definitivement ? Rien n’est moins sQr. Observons tout d’abord que la perspective d’un revenu minimum inconditionnel, qui passait pour totalement utopique hier encore, gagne jour apres jour de nouveaux partisans chez les Cconomistes, mCme sous la forme radicale de l’allocation universelle, et que sous la forme mod&e que nous pronons quant a nous (un RMI irrevocable et cumulable, pour faire vite), elle est en passe de devenir majoritaire chez les Cconomistes qui se soucient d’autres chases que de leurs seuls mod&less. 7 La vogue des Appels et autres petitions a quelque chose d’un peu ridicule, il est vrai. Mais il y a quand m&me 19 un moyen de se compter et de se dormer une premiere estimation des chances d’effectivite d’un engagement normatif. * La note recente publiee par Roger Godino a la Fondation Saint-Simon est de ce point de vue extrtmement rt?vClatrice, puisque nous avons durant de nombreuses annees rompu des lances avec cette mouvance precisement sur ce point.

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Observons encore qu’au bout du compte c’est ce projet d’economie plurielle qui a largement inspire9 une gauche plurielle arrivee au pouvoir presque par hasard et sans en croire ses yeux. La loi sur les 35 h, l’encouragement aux emplois jeunes, a des emplois d’un nouveau type, le (leger) relbvement des minima sociaux et l’assouplissement de certaines modalites de leur delivrance (interessement port6 211 000 h), tout cela reproduit en echo assourdi les trois axes de 1’Appel qui, dbs lors, peut sembler moins necessaire. Gageons pourtant que certaines idees-forces devront bientot Ctre rCaffirm6es. Lorsqu’il apparaitra, comme cela se profile, que la majorite plurielle a rate l’essentiel de son pari pour avoir consider-6 la plupart de ces mesures comme des moyens techniques et non pas, Cgalement, comme des fins. Parce qu’elle aura continue a raisonner du point de vue de l’economie administree et non pas de celui de l’autonomisation de la societtc civile et du renouveau democratique. Alors il sera temps de chercher a provoquer d’autres regroupements, sur une base reflexive mieux assuree parce qu’enrichie de la confrontation des ideaux a l’epreuve de la r&lit6 et de leur deformation. 3.2. Et retour... Reste qu’en France, en Europe, et a fortiori au plan mondial, ce courant de pensee, polanyien, de l’<< Cconomie plurielle B, ne parvient pas pour l’instant a s’autonomiser et a s’exprimer clairement dans le champ des idles et au plan politique. A se rendre visible comme tel. C’est ici que se pose le problbme, legitimement CvoquC tant par F. Dubet que par M. Callon, de la n-rise en actes, en objets et en centres de pouvoir et de calculs des idees dont le sociologue s’est fait le Porte-parole. Et que se pose aussi la question de la poursuite de son engagement et de son choix entre une conversion plus entibre a la politique ou un approfondissement du travail sociologique proprement dit. On sait que les grands sociologues n’ont guere Cte de grands politiciens. Ni Tocqueville, ni Weber, ni Mauss, pour titer ceux qui se sont plus ou moins lances dans l’aventure, ne sont vraiment parvenus a cristalliser leurs idees politiques. Seul Marx a connu le sucds, mais non sans ambigu&%, on me l’accordera. Rester, rentrer en sociologic ou entrer en politique ? Le cumul des deux implications peut 6tre fecond. Mais la question du choix ne s’en pose pas moins. Or, eclair6 par l’histoire des grands, il semble que le choix le plus sage pour un petit sociologue soit done de ne pas trop aspirer a franchir le pas et d’operer un retour vers l’analyse sociologique. Enrichie des lecons de l’echec. Telle est la fonction, et la justification, de la demarche idealiste-typique : se demander ce qui dans le reel resiste ou a resist6 a sa propre pente - a une au moins de ses propres pentes -, que le sociologue s’etait efforce de degager en suivant sa pente 21lui. Ce n’est pas le lieu d’entreprendre ici cette analyse, qui devrait, pour aboutir mettre en lumibre certains traits inquietants de la societe francaise actuelle et son 9 Inspirk comment ? Par quels canaux ? La rkponse n’est pas Claire et renvoie a une rkflexion plus poussCe sur la manike dont se forme l’air du temps. Reste que la gauche s’est soudain mise A Cgrener des thkmatiques (not-ent la RlT) envers lesquelles elle ne professait qu’hostilitk encore un ou deux mois auparavant.

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extraordinaire rigidite (precadavkique ?). Tout ce qui lui interdit d’affronter reellement la crise de l’emploi et de l’integration sociale par le salariat : la resistance a un assouplissement de la norme salariale qui remettrait trop en cause la division sexuelle des roles sociaux ; le refus de tout partage du travail auquel on prefere la constitution d’une societe en voie de ghettoikation et oti les enfants de l’immigration paient l’essentiel des pots casks ; l’incapacite de la societe civile et du monde associatif a revendiquer leur autonomie par rapport a l’fitat et a se penser comme les agents d’une democratisation de base pourtant si necessaire et urgente, etc. On ne saurait resumer ici une analyse qui reste encore presque totalement a faire. Et qui, en ligne d’horizon, pose aussi la question du type de travail et de theorisation sociologique qui nous parait souhaitable. 3.3. Assumer la normativitk C’est sur ce point que nous aimerions, pour finir, marquer a la fois accord et divergences avec les analyses presentees par Michel Callon en ouverture a ce debat sur l’engagement du sociologue. L’accord est quasi total sur la quasi-totalite de son be1 article. Oui, le sociologue voit son role defini dans une societe democratique oti il intervient comme celui de Porte-parole et de <s.Ou encore : <>. Jamais vraiment la, toujours ailleurs et ailleurs qu’ailleurs, telle serait la forme modeme du sociologue saris attaches, du freischwebender Intellektual postmodeme. De celui qui aide a ce que tout ce qui est solide se dissolve dans l’air. Or, bien stir, une telle reponse n’est pas tenable. Doit-on s’attacher a des groupes qui Claborent ou professent des valeurs indefendables, fussent-elles celles du detachement (par exemple le detachement vis-a-vis de toute exigence de justice sociale ?) et abandonner le camp de ceux qui restent fiddles B des ideaux honorables, pour le seul plaisir de changer un peu ? Et oublier que le conflit social se deploie au nom de conceptions antagonistes de la justice ? J’entends bien que tous ces vocables ont vieilli : la justice, le vrai, la democratic, etc. Mai on ne voit pas tres bien comment le sociologue pourrait Ctre pertinent s’il n’etait lui aussi, au m&me titre que ceux au nom desquels il entend parler, implique dans ces signifiants et dans les luttes et les debats qu’ils impliquent et structurent. Et engage a ce titre. Adherer aux groupes a

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la reflexivite Cmergente, c’est bien. Mais 5 condition que cela contribue aussi a la propre reflexivite normative Cmergente du sociologue. On voit bien le dilemme. Ou bien la sociologic abandonne a la philosophie le monopole de la discursivite normative et elle deppbrira pour cause d’insignifiance. Ou bien il lui faudra renouer avec sa propre tradition et se mettre en mesure d’elucider la modalite specifique de sa normativite en Cclairant les conditions, la portee et les limites d’une theorisation sociologique gCnCrale. Si, comme nous pensons que c’est sa vocation, la sociologic s’engageait dans cette voie, elle n’echapperait pas a la tache de devoir Claborer une anthropologie normative qui serait alors partie integrante de sa visee. C’est une telle perspective qui sert en quelque sorte d’ideal regulateur au travail effect& par La Revue du Muuss. Malgre l’imprevisible succbs que cette derniere aura au bout du compte connu, il faut bien reconnaitre que cette perspective, qui voit dans l’activite sociologique une awe man&e de faire de la philosophie morale et politique, ne suscite pas l’adhesion majoritaire des sociologues. La methode idealiste-typique serait-elle ici en defaut ? L’avenir le dira.

RCfkrences [l] Aznar G., CaillC A., Laville J.L., Robin J., Sue R., Vers une Cconomie plurielle, <>,Paris, 1997. [2] Boudon R., La rationalid

axiologique,

Syros, ~011.

in : Le sens des valeurs, Puf, Paris, 1999.

[3] CaillC A., La demission des clercs. Les sciences sociales et l’oubli du politique, La Decouverte, Paris, 1993. [4] La Revue du Mauss (3) (1994), Pour une autre Cconomie, La Decouverte, Paris. [5] La Revue du Mauss (7) (1996), Vers un revenu minimum Paris.

inconditionnel

?, La Decouverte,

[6] La Revue du Mauss (10) (1997), Guerre et paix entre les sciences. Disciplinarite, interdisciplinaritC, La Decouverte, Paris.

trans- et

[7] Passeron J.C., De la pluralite theorique en sociologic, Revue europeenne des sciences sociales 32 (99) (1994).