Le débat sociologique autour du « modèle de la compétence »

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Psychologie du travail et des organisations 12 (2006) 105–118 http://france.elsevier.com/direct/PTO/

Article original

Le débat sociologique autour du « modèle de la compétence » The sociological debate about the “competency model” F. Guérin Institut national des sciences appliquées de Rouen, GRIS université de Rouen, Rouen, France

Résumé Cet article cherche, à travers une revue de la littérature sociologique française, à montrer que cette discipline parle peu, contrairement aux sciences de gestion ou aux praticiens du monde de l’entreprise, en termes de « modèle de la compétence ». Au-delà de ses effets pervers supposés et réels, la gestion des compétences est en effet plus en continuité ou en hybridation qu’en rupture avec le modèle de la qualification qui l’a précédé. Elle doit en outre, au point de perdre tout contour net, s’adapter aux contingences des entreprises où elle s’incarne ce qui, plus qu’une faillite ou un échec, constitue la condition de sa pertinence et de son efficacité. © 2006 Association internationale de psychologie du travail de langue française. Publié par Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract This paper aims to pointing out, through a survey of the French sociological literature about this topic, that this discipline, unlike managers or business science, rarely speaks of a “competency model”. Beyond the denunciation of its actual or supposed damages, the competencies management is in fact more a development or an hybrid of the previously prevailing “qualification model”. In order to be efficient and relevant, it also has to adjust to the contingencies that rule the firms where it is implemented: this certainly weakens the very idea of a consistent “model”, but means neither the failure, nor the end of any competencies management. © 2006 Association internationale de psychologie du travail de langue française. Publié par Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Adresse e-mail : [email protected] (F. Guérin). 1420-2530/$ - see front matter © 2006 Association internationale de psychologie du travail de langue française. Publié par Elsevier SAS. Tous droits réservés.

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Mots clés : Compétence ; Qualification ; Modèles ; Sociologie du travail Keywords: Competency; Professional qualification; Model; Sociology of labour

1. Introduction Cet article, situé hors du champ de la psychologie du travail et des organisations, veut montrer comment la sociologie travaille une notion présente dans les deux disciplines : la compétence. Car, comme en psychologie du travail et des organisations où cette notion se diffuse largement depuis une quinzaine d’années au sein d’un corpus dont elle était quasiment absente, elle a en sociologie du travail et des organisations une place importante tenant à un usage abondant dans les organisations objets de la discipline. Si elle n’y a en effet aucune charge conceptuelle, sa mobilisation actuelle par les firmes ou les branches alimente les interrogations quant aux significations, profondeurs et enjeux de son émergence : mode ou mutation de fond ? Pur « glissement sémantique » ou montée d’une « idéologie » (Courpasson et Livian, 1991) ? La pratique sociale change-t-elle ou constate-t-on que « les configurations anciennes subsistent sous de nouveaux habillages » (Ropé et Tanguy, 1994) ? Autrement dit, les sociologues questionnent l’usage d’un mot qui, ancien dans le corps social, ne peut être ignoré tant y est grande sa place récente : ce questionnement diffère de ceux des psychologues. Bien en peine de travailler les aspects individuels ou microsociologiques de la compétence, le sociologue peut valablement en évoquer les résonances et enjeux aux niveaux méso- ou macrosociaux : derrière le jeu des acteurs de l’évaluation et de la gestion des compétences dans l’entreprise auxquelles s’intéressent davantage les psychologues, il existe un décor qui, précisément, donne du sens ou un cadre à ce jeu. La prédiction formulée dans les années 1990 était que le « modèle du poste » serait concurrencé, sinon condamné, par un « modèle de la compétence » mieux taillé pour affronter la concurrence et instrumenter les organisations sommées d’y répondre. Cette thèse incarnée dans la discipline par Zarifian (1999, 2001) ou chez les praticiens par le Medef (1998) qui y voit une véritable « révolution managériale » sera débattue par les sociologues quant à l’existence d’un « modèle » de la compétence du double point de vue de sa positivité (le modèle de la compétence comme norme souhaitable ? Parties 1 et 2) et de sa portée et de sa cohérence (s’agit-il d’une réelle nouveauté et qu’en est-il de ses effets réels ? Partie 3). « Qu’est-ce en effet qu’un modèle, sinon une cohérence quelconque entre des phénomènes d’ordres divers, qui n’ont d’autre caractéristique que de se commander l’un l’autre ? » (Rolle, 2003). 2. L’entreprise autoréférente 2.1. Le symptôme d’une autonomisation de l’économique… et de l’entreprise Ce modèle participe d’une tendance lourde de l’économique, et de l’entreprise en particulier, à se « désencastrer » du système social. Elle est évoquée dès 1944 par Polanyi qui voyait dans la dislocation sociale sans précédent de l’Angleterre dès le XVIIe siècle une situation où « (…) la société est gérée en tant qu’auxiliaire du marché. Au lieu que l’économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique. L’importance vitale du facteur économique pour l’existence de la société

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exclut tout autre résultat ». (Polanyi, 1983). Barel (1984) dénonce plus tard dans « la croyance en l’autonomie de la sphère économique et de ses lois par rapport au reste de la vie sociale » une des « croyances de base de notre culture collective ». Or, les compétences ne sont évaluables qu’en situation : c’est dans ou par l’entreprise que se construit, se reconnaît et s’évalue la « valeur d’usage » du salarié. Car si la logique compétence est due, comme l’affirme Zarifian, à la montée de conditions de concurrence économique et d’organisation de la production nécessitant des travailleurs autonomes, coopératifs, assumant des responsabilités non prévues pour gérer des aléas devenus structurels et inévitables, cela signifie que le salarié ne se confond plus comme on le postulait auparavant avec son poste de travail. Il doit donc, via des dispositifs allant de l’appréciation du personnel au bilan de compétences, être suivi et évalué en permanence pour que l’entreprise optimise son utilisation de l’individu. « Ce modèle se caractérise par un mode de gestion de la main-d’œuvre qui s’appuie sur un suivi individualisé des évolutions professionnelles, fondé sur l’organisation de parcours personnalisés de formation, et, en corollaire, sur une évaluation des compétences individuelles de chaque salarié » (Besucco et Tallard, 1999). Cette exigence est nouvelle car, dans le modèle de la qualification dominant en France jusqu’à la fin des années 1980, le problème ne se pose même pas ou, en tout cas, ne relève pas de la firme. Caractéristique de l’après-1945 et d’une régulation fordienne associant en un cercle vertueux production et consommation standardisées (Paradeise et Lichtenberger, 2001), ce modèle s’applique surtout aux firmes fonctionnant sous forme de marchés de travail internes ou fermés où les salariés sont des exécutants isolés devant se conformer strictement aux consignes, en échange de quoi, ils seront rémunérés et évolueront selon les perspectives des systèmes de classification. Ceux-ci, la plupart du temps fondés sur des accords Parodi-Croizat signés au niveau de la branche (Trani, 2004), sont légitimes et efficaces parce que négociés (Denimal, 2004). Les emplois de différentes filières (production, commercialisation, etc.), séparés en trois catégories (ouvriers et employés, techniciens agents de maîtrise, cadres et ingénieurs), y sont hiérarchisés selon leurs exigences, formulées en connaissances à posséder (renvoyant en fait à un diplôme ou à son absence) ou en savoir-faire (ce qui renvoie le plus souvent à une expérience). 2.2. Conséquence : une nécessaire légitimité technique Autrement dit, à l’accord de branche, compromis imparfait entre partenaires sociaux, la logique compétence substitue une évaluation dans ou par l’entreprise et tend à rejeter « toute référence à la notion de compromis social » (Oiry et d’Iribarne, 2001), ce dont les sociologues pointent les conséquences : ● un affaiblissement ou, du moins, un rôle modifié de la négociation de branche2 : de négociation de contenu, elle devient négociation de méthode, au profit soit d’une négociation d’entreprise aux limites connues (Groux, 1996), soit de la pratique d’entreprise autonome et affranchie des contraintes du collectif : « C’est (…) là ce que prétend réaliser la compétence : rendre en quelque sorte le travail “autoréférent” en le déconnectant des processus sociaux qui le déterminent. Ainsi, le recours à la compétence prétend faire le vide autour de l’employeur, du salarié et de sa tâche » (Dupray et al., 2003). Sans soupçonner des straté2 Besucco et Tallard (1999) évoquent un rôle nouveau de la négociation de branche qui, plutôt que de définir des droits collectifs, ouvrirait un droit d’accès individuel au respect d’une procédure.

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gies patronales visant à contourner l’acteur syndical, cette évolution alimente le débat quant aux place et rôle de l’entreprise dans la société et prolonge les constats liés à la crise des relations professionnelles ; ● privée de la légitimité des grilles négociées fondées sur la qualification, l’entreprise doit, pour qu’elle soit acceptable, produire une évaluation des compétences « objective » ou, du moins, garantissant un traitement égal à tous, surtout si en dépendent carrières et rémunérations3. Inversement, le jugement social et les institutions qui spécifiaient la qualification (les syndicats, le poste et le diplôme, les conventions collectives) deviennent inutiles précisément parce que les techniques d’évaluation des compétences sont scientifiques et objectives (Oiry et d’Iribarne, 2001). Mal équipés pour critiquer cette prétention objectiviste (Richebé, 2002), les sociologues constatent en revanche qu’elle renoue avec les convictions du « taylorisme le plus pur » persuadé que « le travail et la qualification peuvent se penser d’une façon scientifique en excluant tout compromis entre les acteurs concernés. Les concepts, la méthode et les objectifs sont alors identiques » (Oiry et d’Iribarne, 2001). L’alternative est au contraire d’accepter de réintégrer le compromis social au cœur de la démarche : Aubret et al. (2005) voient dans la notion de compétence un « compromis à caractère opératoire » et renoncent à toute conception essentialiste : si une définition stable et universelle de la compétence est impossible, les acteurs (les salariés et leurs représentants, l’encadrement, la DRH) doivent s’accorder sur une signification partagée qu’ils s’approprieront. 2.3. L’employabilité : un argument en forme de leurre ? Enfin, l’autoréférentialité du modèle de la compétence pose un autre problème : sa justification la plus classique est qu’il favorise l’employabilité de l’individu en l’incitant à se former, à acquérir de nouvelles compétences. Mais si la firme évalue et valorise elle-même les compétences, l’individu n’a plus d’autre « valeur d’échange » que cette « valeur d’usage » très locale. L’usine Paulstra4 (groupe Hutchinson) le montre à merveille : elle avait adopté son propre système de rémunération des compétences qui, dès lors, empêchait la mutation des opérateurs à l’intérieur du groupe — a fortiori vers l’extérieur — tant il devenait malaisé de rapporter la « valeur » des individus aux normes du marché. Dans l’idéal du modèle, la valorisation du travail ne dépend que de la compétence du salarié constatée au travail, sans recours aux normes du marché, ni à aucun autre marqueur social. Le modèle de la qualification, certes plus éloigné du « travail réel », ne servait pas qu’à fixer les termes de l’échange salarial. Son recours à des valeurs comme les diplômes ou des postes de travail connus de tous et inscrits dans des catégories de salariés bien identifiées produisait des repères pour la mobilité externe, inexistants dans l’approche compétences : « La compétence n’est censée être reconnue que dans l’exercice d’un travail ; mais, paradoxalement, elle est supposée conditionner la mobilité, pouvoir être évaluée dans un bilan externe à l’entreprise, validée et transférable au-delà d’un emploi » (Stroobants, 2003). Le peu d’intérêt des firmes pour la VAE (Geoffroy et Delattre, 2003) n’est-il pas un symptôme de leur difficulté à s’impliquer dans la construction d’une employabilité externe relevant selon elles de la responsabilité individuelle ? L’argument de l’employabilité n’est-il qu’un alibi pour justifier les failles de la « convention de chômage » (le traitement des ratés du système d’emploi par des ins3 Des études récentes constatent en particulier l’importance du sentiment d’équité dans la mobilisation des salariés et leur acceptation de la logique compétence (Richebé, 2002 ; Besucco et Tallard, 2004). 4 Cas déposé à la CCMP (Peyrat-Guillard, Bouziat, Castro).

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titutions externes à l’entreprise) ou de la capacité de l’entreprise à formuler et tenir des « promesses de carrières » ? 3. Le retour de l’aliénation ? 3.1. La compétence : inexportable et périssable ? L’aliénation est ici à prendre au sens de l’état d’un « individu qui ne s’appartient plus, qui dépend d’autrui » (Segrestin, 2004). Déjà perceptible dans le risque d’enfermement de l’individu dans des savoir-faire locaux peu transférables à d’autres situations ou contextes professionnels, elle renvoie à un « retour à la qualification-maison » (ibid) et au débat autour de compétences spécifiques ou transférables (Reynaud, 2001) plus ou moins bien réparties selon les métiers. Quel équilibre entre la compétence apportée et/ou développée par le salarié et l’hypothétique employabilité qu’elle lui donnera ? Plusieurs auteurs constatent ainsi que, si la qualification constitue un bagage indéfectiblement lié à l’individu, la compétence est hautement périssable et réversible. Car, manifestement, il est difficile de dissocier les compétences individuelles et collectives du résultat attendu par la firme : l’ambition énoncée par exemple en 1998 par le Medef, est de « mettre l’activité du salarié en rapport avec un résultat » (Reynaud, 2001), de le responsabiliser vis-à-vis de l’obtention de ce résultat : si la compétence n’est pas un acquis stable, « cela vient du fait qu’au terme de l’opération, il y a un résultat sur un marché. Ce résultat, il est évident qu’il n’est pas éternel » (ibid). Bref, la compétence ne vaut que si elle répond à un besoin et se déprécie si la technologie évolue, si la demande du client change, si l’organisation du travail est mise en cause. Là où la qualification possédait une stabilité, la valorisation et la reconnaissance d’une compétence par essence liée à la situation de travail dépendent de la contribution de cette situation aux résultats attendus (satisfaction du client, qualité du bien ou service produit). L’aliénation naît donc de sa possible mise en cause à tout moment, surtout dans les secteurs à fortes mutations. Le problème n’est pas d’être compétent, mais que la compétence soit utile et productive pour la firme : l’individu dépend de variables externes hors de sa maîtrise, à ce point brutales et versatiles qu’elles ne lui permettent pas de prévoir quelles compétences préserveront son employabilité externe/interne. La gestion des compétences est alors vue comme une « mise sous condition des modalités de l’échange salarial » (Le Corre, 2003) touchant la carrière, la rémunération ou même l’emploi, liés non plus à une simple et stricte exécution du contrat de travail, mais aux comportements d’implication et d’acquisition permanente de compétences manifestés par le salarié. Par ailleurs, le salarié dépend d’un « jugement de compétence », qu’il s’agisse des compétences requises par la situation de travail ou des compétences qu’il est supposé détenir : quelles légitimité et compétence possèdent le supérieur hiérarchique, le consultant, le comité d’évaluation ou le membre de la DRH pour mener cette évaluation (Stroobants, 2003) ? Quelles sont la cohérence ou la lisibilité des systèmes d’évaluation (Besucco et Tallard, 2004), les possibilités de formation ou d’accès à des situations de travail « apprenantes » ? Car les travaux sur l’organisation qualifiante (Amadieu et Cadin, 1996) ont révélé que toutes les situations de travail ne sont pas porteuses d’apprentissage (Segrestin, 2004), donc de compétences. De même, l’accès à la formation dépend largement du secteur d’activité où le salarié évolue, de

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la taille de son entreprise, de son niveau de qualification ou de formation initiale, de son âge ou de son sexe. Ainsi, des chiffres récents5 ou les analyses du système français de formation continue (Péry, 1999) montrent que tous ne sont pas à égalité pour défendre leurs chances d’employabilité : l’apparente équité d’une logique compétence érigeant le salarié en « entrepreneur de soi » achoppe sur ces effets de structure. Là encore, la célébration d’une entreprise autoréférente empêche la prise en compte d’éléments macro tels que le système de formation6 ou, pire, induit la tentation de leur colonisation. L’insistance sur la capacité à affronter avec succès les situations de travail peut conduire à survaloriser l’expérience, les savoirs pratiques, au détriment « de la pensée savante, supposée ne pas s’adapter aux nécessités de l’action » (Dugué, 1994) : les savoirs ne sont valorisés que « dans les limites étroites découpées par la division du travail ». À terme, les formations initiales, quelle que soit leur fin intrinsèque, seraient valorisées par les employeurs (voire le public formé) à la seule condition de vanter les compétences acquises via leur cursus ou de reformuler et/ou refondre les programmes pour en vanter l’adéquation aux situations concrètes et l’employabilité de leurs diplômés. De même peut-on craindre que le recrutement des diplômés se réduise à un « achat de potentiel » où le candidat serait passif : « À partir du moment où la fonction du diplôme n’est plus de certifier des connaissances, mais de dresser un pronostic de capacité (le fameux “potentiel”) il devient un simple “filtre” à la disposition de l’employeur » (Segrestin, 2004). Le candidat risque d’être recruté en fonction de ce que l’employeur pense pouvoir « faire de lui » compte tenu de son niveau de diplôme, sans lui demander de valoriser ce qu’il sait faire dans sa spécialité. Dans cet « enrôlement totalement asymétrique », le candidat n’a plus de projet dynamique propre à faire valoir. 3.2. Des collectifs de travail : oui, mais lesquels ? Mais l’aliénation le plus évoquée ou dénoncée par les sociologues est liée à la destruction des collectifs dont l’approche compétences serait, avec les formes d’organisation du travail qu’elle accompagne, largement responsable. De fait, au-delà du paradoxe apparent consistant à individualiser la gestion de salariés supposés travailler toujours plus collectivement, la « compétence » nie à maint égard l’acteur collectif. Tout d’abord, ce modèle tend, comme toute individualisation de la GRH, à instaurer la concurrence entre salariés. Sociologues et économistes en pointent les paradoxes pour la firme même : « Peut-on en même temps flatter les penchants individualistes et s’acheminer vers des fonctionnements nécessitant avant toute chose l’esprit de coopération, et au fond un certain esprit communautaire ? » (Linhart 1994) ; « Pratiquer une évaluation systématique et fréquente des salariés (à supposer que ce soit possible) et chercher à négocier ou établir avec chacun d’eux un itinéraire sur mesure, c’est les mettre en concurrence permanente les uns avec les autres et cela condense les défauts de l’individualisation (conflit entre le salarié et 5

Voir Coulange et al. (2005) : parmi les salariés interrogés par l’Institut CSA pour Liaisons sociales et l’Anact, moins d’un sur trois est parti en formation depuis trois ans. 6 De même, « dans un marché à taux de chômage relativement élevé et à mobilité restreinte, l’employabilité est un avantage beaucoup plus incertain » (Reynaud, 2001). Et Zarifian admet que les pratiques de réduction d’effectifs « sapent le fondement essentiel de la logique compétence, c’est-à-dire la confiance et l’implication que chaque individu peut apporter au progrès collectif de l’organisation et à son propre développement personnel » (Zarifian, 1995).

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l’évaluateur, et entre salariés) sans avoir les vertus du marché » (Gazier, 1994). Ériger chacun en cas particulier appelé à connaître un parcours propre lié à ses compétences uniques induit que « le devenir d’un individu dans l’organisation est de moins en moins lié à celui des autres membres des organisations et lui est de plus en plus spécifique » (Guérin, 2000). Ayant peu ou pas d’intérêt commun avec d’autres salariés dont il aurait été, en d’autres temps, solidaire, il sera toujours moins « représentable » par un quelconque acteur collectif. L’histoire industrielle est marquée par « l’existence de communautés de métier unies par des états de conscience communs (…) ou réunis sur le même lieu de travail (…) » (Segrestin, 2004) qui transcendaient souvent les frontières de l’entreprise (Segrestin, 1980, 1981) et sécrétaient des règles communes, une « contrainte morale » (Reynaud, 1982), assez fortes pour juguler la quête par chaque salarié de son intérêt individuel. Mais la mise en cause de la qualification, « attribut collectif par excellence » (ibid), menace l’existence même de ces communautés. Leur affaiblissement, condition et conséquence d’une GRH individualisée, livre le salarié à ses appétits personnels sans aucune norme collective susceptible de s’interposer entre eux et l’employeur devenu seul vecteur de leur assouvissement : « Dans un univers de travail dominé par les comportements séparatistes, où se trouvent les bornes de l’hégémonie concédée aux directions ? » (ibid). Certes, la montée de la compétence génère du travail collectif, mais une importante littérature oppose optimistes et pessimistes à propos des groupes ainsi formés. Les premiers pensent que dorénavant « la situation affrontée en commun (…) fait métier [au sens d’un] ensemble d’individus de différentes fonctions qui ont à juger de la validité réciproque des initiatives qu’ils prennent au sein de leurs interactions mutuelles, face à une gamme de situations » (Zarifian, 2001). Malgré ou grâce à leur fragilité, leur impermanence, ils colleraient mieux aux socialisations éclatées et mouvantes des nouvelles générations. Un groupe de projet ou de résolution de problèmes, une équipe autonome constituent des « communautés d’action » autour desquelles se recomposeront, en une lente et profonde gestation, action collective et formes d’appartenance. Le pari, surtout dans les univers marqués par les TIC, porte sur « l’apparition d’une appartenance recomposable au gré des projets ou des phases de travail » (Faguet-Picq, 1999). Les seconds ne se satisfont pas des « pseudoagirs communicationnels », « collectifs dominés » ou « coopérations non communautaires » (Coutrot, 1998) qui, décrétés et dissous par les firmes dans une logique fonctionnelle, opéreraient une « coopération forcée » ayant peu à voir avec le lien communautaire. D’autres parlent « d’individualisme coopératif » (Thuderoz, 1995), d’« anomie dans un univers connexionniste » (Boltanski et Chiapello, 1999), de « communautarisation molle » (Courpasson, 2000) ou « d’ensembles professionnels artificiels » (Courpasson et Livian, 1991). Mais l’idée reste qu’il s’agit de simulacres de communautés dont les membres ne définissent ni le destin, ni les fins, ni même l’existence. Un corollaire présent chez nombre d’auteurs est que la logique compétence produit divers simulacres confinant à l’injonction paradoxale. Ainsi Durand (2000) évoque-t-il un simulacre d’autonomie dans les firmes ayant instauré cette logique : le contrôle social qui s’y exerce en amont de l’exécution du travail (via les normes et systèmes d’assurance qualité, la production en flux tendus), et non plus sur les tâches immédiates, est d’autant plus efficace qu’il repose sur l’intériorisation par le salarié de ces normes et des objectifs de l’entreprise. En d’autres termes, devoir faire face à l’imprévu et aux aléas, s’investir dans des collectifs de travail supposent une « mobilisation de la subjectivité » au service de la firme plus profonde et insidieuse que tout contrôle taylorien. De même Dugué (1994) évoque-t-elle la « double contrainte »

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consistant à ordonner au salarié d’être autonome et qui, « transmettant dans le même temps deux incitations contraires, place celui qui la reçoit dans une situation intenable » (ibid). Courpasson (2000) parle d’une « loyauté simulée », d’un « retrait dissimulé » qui, alors que le chômage interdit au salarié toute stratégie de retrait, lui permet de « faire semblant » en singeant une conformité aux comportements d’implication exigés contraire à l’esprit de responsabilité et d’initiative postulés par la logique compétence. Ces analyses n’ont rien de nouveau : elles adressent à la compétence une critique très proche des stigmatisations du management participatif des années 1980 (Borzeix et Linhart, 1988). 4. La portée véritable du modèle Jusqu’ici, nous avons fait « comme si » le modèle de la compétence méritait l’excès d’honneur ou d’indignité déversé sur lui par le monde managérial ou les sociologues. Nous lui avons prêté en ampleur comme en intention une mise en œuvre conforme aux annonces. Postulant qu’il incarnait bien la « révolution managériale » évoquée par le Medef, nous avons recensé les critiques qui, adressées à cette révolution, cherchent à en dévoiler les sombres replis en allant au-delà ou à l’encontre des discours vantant ses mérites. S’interroger ainsi sur les intentions de ce modèle est certes important (ne serait-ce que faire contrepoids aux déclarations souvent incantatoires et purement positives du discours managérial ordinaire), mais ne suffit pas. Car vient le moment, pour relativiser et compléter ces critiques, d’interroger la portée réelle du modèle dans les organisations productives. Les relativiser car sa mise en œuvre ne présente peut-être pas tous les caractères annoncés : les sociologues se feraient-ils peur en prenant le discours au pied de la lettre ? Les compléter car peut-être s’agit-il d’une de ces révolutions avortées qui jonchent l’histoire du management et s’en vont après quelques saisons. Ainsi, en fait de révolution managériale, Segrestin (2004) n’aperçoit qu’une « révolution modeste » très lente, partielle et tâtonnante. 4.1. La gestion des compétences : rupture ou continuité ? Il n’est de fait pas évident que la rupture avec le modèle de la qualification soit, sur le fond même, si radicale qu’on le postule habituellement. Saglio (1987, 1991) montre ainsi dans son travail historique une opposition artificiellement grossie par les tenants de la logique compétence pour exalter sa nouveauté, par ses détracteurs pour dénoncer ses ravages. Tout d’abord, le modèle de la qualification a lui-même été d’une mise en œuvre très hétérogène : il n’apparaît comme un modèle unifié que rétrospectivement, par contraste avec d’autres approches. Même quand il dominait les relations professionnelles, sa déclinaison a été variable selon les branches : la précision de la description des postes variait fortement ; la marge de liberté laissée aux firmes ou au contraire la coercition pesant sur elles étaient différenciées selon le secteur ; le diplôme requis pour occuper un emploi était précisé ou non, etc. En fait, la pratique variait fortement selon l’ancienneté de la branche, sa tradition de négociation plus ou moins ancrée et, surtout, le pouvoir des acteurs sociaux du côté des salariés. Bref, elle réfractait, plutôt qu’un résultat cohérent et rationnel pensé pour achever un équilibre rationnel au sein de la branche, des rapports de force entre acteurs de cette branche : il est « absurde de penser que, au temps de sa domination, le modèle de la qualification ait possédé

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une emprise homogène sur l’ensemble de l’allocation de la force de travail et de sa rémunération » (Paradeise et Lichtenberger, 2001). Et Segrestin d’en conclure qu’avant de « crier au loup » comme les Cassandre qui décrètent le changement ou dénoncent les manœuvres patronales, il faut prendre la mesure de ce qui existait auparavant (et serait prétendument menacé) et aller voir sur le terrain selon quelles modalités tâtonnantes, hybrides, le supposé nouveau modèle s’invente. En outre, c’est plus une continuité qu’une rupture (Oiry et d’Iribarne, 2001) qui mène de la qualification à la compétence. Ainsi, dès 1975, l’accord à critères classants de la métallurgie répond en quelque sorte à une revendication centrale des grèves sauvages des OS : voir reconnaître les compétences professionnelles au-delà de la seule qualification du poste, c’est-à-dire celles non issues de diplômes, certificats ou formations dont ils n’avaient souvent pas bénéficié. Reconnaître le « vrai travail » n’est donc pas qu’une intention patronale de la fin des années 1980. Mais surtout, l’accord préconise pour analyser les postes7 deux critères d’évaluation des emplois (initiative et responsabilité) rappelant fortement les exigences supposées des situations de travail dans la logique compétence. La même évolution est visible dans nombre de grilles de classification ultérieures et ces deux mêmes critères sont introduits entre 1990 et 1998 dans la chimie, la pharmacie, le bâtiment, le commerce de gros ou alimentaire, les assurances (Denimal, 2004). Le travail ne saurait (plus) être de pure exécution et l’accord laisse aux firmes le soin d’évaluer en situation le degré de responsabilité et d’initiative requis par les postes : loin d’apparaître brutalement à l’orée des années 1990, « Le modèle de la compétence ne fait donc d’une certaine manière que se glisser dans le nouvel espace de négociation ouvert par les grilles à critères classants dans l’entreprise » (Paradeise et Lichtenberger, 2001, 42). Les grilles à critères classants instituent « un modèle dont la qualification est encore le socle et la compétence déjà l’interprétation » (ibid). Cette mixité spécifie la prise de conscience progressive des évolutions du travail dans les firmes : les grilles de classification accompagnent ces transformations et en prennent acte plutôt qu’elles ne les précipitent. De plus, nombre parmi les accords suivant l’avancée révolutionnaire de la métallurgie n’en font qu’une application timide, bien moins ambitieuse. Ils instaurent des grilles dites « mixtes » « empruntant à la fois à l’ancien et au nouveau système » (Segrestin, 2004) qui usent à la fois du rangement par filières ou des trois catégories de salariés typiques des accords Parodi et de critères classants : les barrières hiérarchiques et de métier s’y superposent à la logique pure du classement et l’innovation compose avec la nécessaire prise en compte de l’existant. Les fondements techniques des hiérarchisations salariales ne peuvent s’abstraire totalement de leurs « fondements sociaux » (Saglio, 1999). 4.2. Une « démarche inachevée » : et alors ? ! Même l’accord ACAP 2000, longtemps emblématique d’une logique compétence en rupture avec le poste, fait l’objet de mises en œuvre très diverses selon les firmes et, surtout, ne va pas au bout de ses intentions : il a dû composer avec l’existant. Ainsi Zarifian (1999) lui-même reconnaît-il à propos de Sollac-Dunkerque que, « si nous nous plaçons dans la visée de promotion d’un nouveau modèle, les résultats sont décevants ». En effet, là où il était prévu d’ap7 La hiérarchisation des postes s’effectuait toutefois sans cotation quantitative : surtout qualitative, elle ne requérait pas de pesée d’emploi (Denimal, 2004).

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précier les compétences détenues par les salariés, la pratique reconduit l’appréciation de compétences requises8 par des emplois types certes définis de manière large, mais toujours sous la forme de listes d’activités « pas très éloignées de la traditionnelle liste de tâches que l’on trouvait dans les analyses de postes » (ibid). De même, les opérateurs et agents de maîtrise ont peu accès à l’organisation du travail : leurs compétences, qui devaient en venir à la modeler, continuent à devoir s’adapter aux schémas encore et toujours définis par les ingénieurs. Les parcours professionnels se limitent (par manque de moyens de formation et par peur de l’inconnu et du chômage que suscite une mobilité radicale), à une progression sur les niveaux d’un emploi type selon le nombre d’activités maîtrisées. Enfin, salariés et dirigeants gardent une vision taylorienne de l’organisation et les opérateurs peinent à saisir la complexité du système, en particulier la traduction des analyses d’activités (auxquelles ils contribuent) en domaines de compétences et en besoins de formation, puis en cotation d’emplois. Dans la même veine, Brochier et Oiry (2002) suivent sur dix ans une usine de plastiques et montrent que le modèle de la compétence y a fonctionné — imparfaitement — durant environ trois ans avant de s’essouffler et d’être rattrapé par l’existant pour revenir à une gestion plus traditionnelle se référant à des besoins et parcours prédéfinis, et non plus aux compétences acquises et développées par les salariés. Ces enquêtes de terrain rappellent, de manière prévisible et salutaire, qu’aucune institution ne procède par « table rase » du passé et le modèle de la compétence raconte la même histoire que, par exemple, la qualité totale. Annoncée comme une révolution managériale (une de plus) et un état d’esprit totalement nouveau, celle-ci s’est en fait établie par des « bricolages organisationnels », des « ruses » avec le caractère prescriptif des normes. Segrestin (1996, 1997) montrait clairement qu’elle n’avait pu s’établir que dans les firmes prédisposées à l’accueillir de par leurs caractéristiques et qu’elle n’avait qu’accentué (et non créé) des comportements, des fonctionnements déjà en germe. Autrement dit, les tenants d’un modèle de la compétence seraient surtout critiquables s’ils en venaient à croire qu’il puisse déclencher une quelconque révolution organisationnelle faisant fi des contingences de chaque branche ou entreprise. Le terme même de « modèle », qui suggère qu’un « modèle » pourrait se concrétiser de manière universelle, complète, fait problème. Même la majeure partie des critiques de fond, procès en inachèvement et célébrations anticipées dont la compétence a fait l’objet, tient à la croyance tenace et renouvelée en des « modèles » universalistes dont le réel pourrait et devrait refléter la prescription. 4.3. La résistance salutaire du réel Il est dès lors peu étonnant que la diffusion de ce modèle dans les firmes soit très imparfaite et incomplète. Pour tout dire, c’est le contraire qui serait grave car il signifierait que les entreprises ne sauraient ou ne pourraient pas effectuer le travail d’appropriation et de bricolage indispensable à toute régulation véritablement « conjointe » et intégrée : « Qu’est-ce à nouveau qu’un modèle en effet ? Qu’on le conçoive comme un exemple de rationalité proposé aux acteurs, ou comme une cohérence impersonnelle qui s’impose à eux, ou encore comme un type idéal, un modèle se réfère toujours à une structure qui lui préexiste, et dont il repré8 Passer des compétences requises aux compétences réelles reste une difficulté structurelle de la gestion des compétences et les analyses de terrain en sociologie ou en sciences de gestion s’y réfèrent souvent pour évoquer l’incapacité à tenir la promesse de se centrer sur le travail « réel » (Klarsfeld et Oiry, 2003).

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sente une variante. C’est pourquoi (…) il ne peut justifier ses limites qui lui viennent de la situation à laquelle il s’applique » (Monchatre et Rolle, 2003), La question devient de comprendre les variables de la situation préexistante empêchant, favorisant ou limitant la mise en œuvre d’un modèle de gestion et des outils qui l’accompagnent. Ainsi paraît-il logique que, en parallèle de la montée de nouveaux modes de classification et de gestion de carrières, les grilles Parodi continuent à exister. S’il se signe peu d’accords nouveaux de ce type (Trani, 2004), le cabinet Circé (Denimal, 2004) met en évidence que de nombreuses professions (154 branches sur les 286 analysées, soit plus de la moitié de l’échantillon) continuent de se référer à la méthode de rangement par filières et aux classifications Parodi. Ainsi existe-t-il de nombreux accords « Parodi améliorés » (Saglio, 1987) où les catégories Parodi ont été affinées, les descriptions de postes précisées et les évolutions techniques et organisationnelles prises en compte. De même, le fait que seuls 7,7 % des établissements analysés dans l’enquête Réponse pratiquent une « gestion des compétences » caractérisée (Colin et Grasser, 2003) par quatre éléments cumulatifs9 ne constitue ni un échec, ni une réussite. Plus intéressante que le constat chiffré est l’analyse des variables de contingence affectant son existence10. Le secteur (sont surtout représentés les services financiers, les biens d’équipement et les services aux entreprises), la taille (l’implantation de la gestion des compétences croît avec la taille des établissements) et un climat social apaisé sont les plus importantes. L’appartenance d’un membre de la direction à des structures patronales est aussi liée positivement à l’implantation d’une gestion des compétences (diffusion des idées et des pratiques grâce à ces instances ?). De même, la gestion des compétences est associée aux établissements à forte part de personnels qualifiés et qui font un large recours aux équipements informatiques : elle coïncide avec l’encouragement et la formalisation de pratiques de diffusion et de partages d’idées, d’expérience et de connaissances. De même, le lien est fort entre individualisation du rapport salarial (primes, augmentations individuelles) et émergence d’une gestion des compétences dont elle pourrait bien être la finalité première. En revanche, l’organisation concrète du travail et de la production pèse peu et il est impossible de relier la gestion des compétences avec les équipes autonomes, une politique de qualité totale ou un juste à temps, pas plus qu’avec les variables rendant habituellement compte de la stratégie ou de la compétitivité de l’entreprise : paradoxalement, la gestion des compétences se fait plus fréquente quand l’évolution de l’activité est plus facile à prévoir et quand l’innovation est citée parmi les facteurs principaux d’orientation de la stratégie. Ces résultats corroborent deux analyses théoriques majeures. D’une part, les liens « naturels » et inéluctables établis et enchaînés par le modèle théorique idéal de la compétence entre cinq étapes de raisonnement (mutations du marché, transformation des technologies pour y répondre, adaptation de l’organisation du travail pour pouvoir utiliser ces technologies, adoption dans ce cadre d’une logique compétence au détriment d’une logique de poste et, au Pratique d’appréciation des performances concernant cadres et non-cadres ; mise en œuvre d’entretiens réalisés par la hiérarchie à destination des cadres et des non-cadres ; véritable politique de formation caractérisée par un haut niveau d’investissement (3 % et plus de la masse salariale annuelle) qui reflète l’articulation entre nouvelle formation et activité de travail, ainsi que l’accroissement de la demande de formation que suggère la logique compétence ; lien effectif entre le résultat de l’évaluation d’un salarié et son évolution de carrière. Les auteurs parlent de « gestion des compétences au sens fort » (dans 4,24 % des établissements de l’échantillon) quand le lien entre évaluation et formation ou évolution de carrière est direct. 10 Ce paragraphe emprunte largement son fond et sa forme à Colin et Grasser (2003). 9

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bout du compte, mutation du rapport salarial devenu inadapté aux nouvelles conditions internes et externes) ne sont pas si naturels et logiques (Oiry et d’Iribarne, 2001). Car le rapport salarial peut changer sans que le lien puisse être établi avec les quatre éléments précédents de la chaîne logique : cette mise en cause de la rhétorique de justification habituellement admise du modèle met à mal sa cohérence interne et sa solidité intrinsèque. D’autre part, sur le terrain, la gestion des compétences relève plus d’une recomposition du rapport salarial (formation, carrière, rémunération) que de l’invention d’un nouveau modèle productif. Peut-être l’évolution du rapport salarié/entreprise est-elle effectivement « la question de fond » (Segrestin, 2004) tapie derrière l’argumentation implacable et systémique du modèle de la compétence ? 5. Conclusion Cet article n’a pas pour but de critiquer le modèle de la compétence, mais l’idée même qu’il puisse en exister un modèle à mettre en œuvre dans les organisations. La formulation d’un modèle de la compétence construit et articulé permet certes d’organiser le débat d’idées et de camper une analyse forte des transformations en jeu. Indicateur des représentations des acteurs et révélateur des points potentiels d’affrontement et de blocage des réformes engagées, il donne aussi du sens à des transformations qui, à force d’être quotidiennes ou de ne pas être questionnées, en deviennent évidentes ou, pire, invisibles. Il permet enfin de confronter le praticien d’entreprise, le représentant des salariés à son propre projet. C’est pourquoi nous tenions à restituer les débats et questionnements dont le modèle de la compétence fait l’objet chez les sociologues. Mais, hors d’un usage idéaltypique ou idéel, la notion de « modèle » est plus dangereuse et porteuse d’échec sur le terrain qu’utile surtout si cela conduit à en faire un usage réaliste ou normatif et à prétendre qu’il puisse ou doive s’instaurer dans les firmes dans toute sa puissance. D’une part parce que cela donne une idée fausse de la manière dont la réforme et le changement adviennent en organisation. D’autre part parce que des difficultés imprévues empêchant de mettre en œuvre un projet de gestion des compétences conforme en tout point à ses intentions, induisent le risque de se décourager et de jeter le bébé avec l’eau du bain en décrétant que la gestion des compétences constituait définitivement une fausse piste… alors que l’expérience montre que des pratiques sont possibles et pertinentes, même si elles n’ont pas la portée et l’orthodoxie du « modèle ». Références Amadieu, J.-F., Cadin, L., 1996. Compétence et organisation qualifiante. Economica, Paris. Aubret, J., Gilbert, P., Pigeyre, F., 2005. Management des compétences. Réalisations, concepts, analyses (2e ed.). Dunod, Paris. Barel, Y., 1984. La société du vide. Seuil, Paris. Besucco, N., Tallard, M., 1999. L’encadrement collectif de la gestion des compétences : un nouvel enjeu pour la négociation de branche ? Sociologie du travail 41 (2), 123–142. Besucco N., Tallard M., 2004. Mobilisation subjective et nouvel échange salarial, XVIIe Congrès international de l’AISLF, Tours, 5–9 juillet. Boltanski, L., Chiapello, E., 1999. Le nouvel esprit du capitalisme. Gallimard, Paris. Borzeix, A., Linhart, D., 1988. La participation : un clair-obscur. Sociologie du travail 30 (1), 37–53. Brochier, D., Oiry, E., 2002. Dix ans de rémunération par les compétences à l’usine des plastiques. Plaidoyer pour un pilotage des outils de gestion. Revue de l’AGRH 45, 20–39.

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