© Masson, Paris, 2005
Ann Pharm Fr 2005, 63 : 308-311
Bicentenaire de l’Académie nationale de pharmacie Enseignement pharmaceutique et santé publique J. Ménard* evant tant d’auditeurs aussi compétents, je me pose la question : qu’est-ce que je peux avoir envie de leur dire ? Me vient aussitôt une autre question : qu’estce qu’ils ont envie d’entendre ? Le problème est d’essayer de mettre les deux questions en phase. Il m’a été demandé d’être présent à cet anniversaire parce que dans ma vie j’ai acquis une expérience dans l’industrie et une expérience dans l’administration. Vous attendiez sans doute l’homme d’expérience. Mais l’expérience est une lanterne que l’on porte sur le dos et qui n’éclaire jamais que le chemin parcouru (Confucius). Entendez par là que deux cents ans d’Académie de pharmacie ce n’est rien, et qu’il est difficile de voir l’avenir. S’il y a une réflexion à faire, elle est inscrite dans le texte. J’ai choisi un thème, et un seul… souhaitant que l’enseignement, qui est la base de tout dans les facultés de pharmacie, inclut une approche de la santé publique qui ne soit pas celle d’aujourd’hui… et que cette conception structurée, organisée, soit un travail de groupe et emprunte le bon itinéraire pour « entrer en faculté » le plus rapidement possible. Si j’ai choisi ce thème : c’est parce que je ne peux plus supporter d’entendre dire en permanence que la France est une échec de la santé publique. C’est bien la plus grosse erreur qui nous soit donnée d’entendre. Le pays où est né Pasteur, le pays qui a eu Charles Mérieux, le pays qui a des Instituts Pas-
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* Membre associé de l’Académie nationale de pharmacie. Professeur de santé publique à l’université Paris VI. Ancien Directeur général de la santé.
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teur dans des régions du monde où les risques infectieux sont grands, le pays dont la population bénéficie d’une espérance de vie qui est parmi les plus longues,… comment ce pays peut-il avoir eu tant de succès sans avoir fait de la santé publique ? C’est impossible ! C’est exactement l’approche du déclin français. Nous serions mauvais partout. C’est totalement faux ! • Eh bien je souhaiterais en premier lieu qu’on aborde la santé publique de manière offensive, réelle,… qu’on se rappelle qu’en 1991 on a créé un Haut comité de santé publique,… que le Réseau national de santé publique avait été conçu par Monsieur Roux dans les années 1980,… que les rapports du Haut comité de santé publique rédigés en français et en anglais (en 1994, 1998 et 2002) décrivent un état de la France et proposent magnifiquement, sur des bases solides, des orientations,… que le choix de faire des conférences régionales et des conférences nationales de santé est un choix de conception valable qui dynamise l’ensemble du pays et qu’il faut continuer… et qui se continuera dans une loi de santé publique. Je ne vois pas pourquoi on aborde le problème en disant de façon quasiment obligatoire que nous sommes mauvais dans tel ou tel domaine. Nous sommes 15 millions d’actifs dans un monde de six milliards d’être humains. Le problème du siècle à venir est de savoir comment un si petit noyau de personnes cultivées et scientifiquement formées pourra exister dans ce monde de six milliards de personnes qui va en croissant et totalement en dehors de chez nous. Dans ce cadre là je souhaite pour la pharmacie une vision particulière de la santé publique.
Enseignement pharmaceutique et santé publique Mon objectif est donc de proposer aux professionnels et aux enseignants — et les mots sont pesés — une meilleure intégration dans l’enseignement et les pratiques pharmaceutique d’une conception structurée de la santé publique qui ne soit ni le simple écho de bonnes intentions ni la récupération de certains faits de société par des groupes de pression. Quand j’étais Directeur général de la santé et que l’on attirait mon attention sur une grand problème de la santé publique, la première question qu’il fallait se poser était de savoir ce que l’interlocuteur souhaitait gagner… et le terme n’est pas un bon terme. Il faut un raisonnement et il y en a de nombreux possibles. Après mon départ de la Direction générale de la santé, j’ai préféré cadrer ma réflexion sur le travail de l’ancien ministre de la santé du Québec qui en 1983 avait résumé sa propre réflexion sur le travail effectué dans son pays au cours de la décennie précédente et vous proposer ce qui suit : « La santé publique est une approche globale d’analyses et d’interventions appliquée aux multiples déterminants de la santé des personnes, des groupes et des populations dans une optique de respect des libertés individuelles, d’équité et de solidarité ». Il y a 100, 200, 300,… définitions de la santé publique. Probablement, chaque personne a, à un certain moment de son existence, l’envie de « faire sa propre définition personnelle » et c’est une définition opérationnelle. Je vais essayer de montrer comment, en pharmacie, on peut faire face à une telle approche. La santé publique consiste a intégrer simultanément, pas séparément, la biologie humaine, les modes de vie, l’environnement, le système de soins et l’organisation sociale. Il ne s’agit plus de trouver des spécialistes de l’organisation sociale, du système de soins, de l’environnement, etc… Il s’agit que chacun ait la connaissance suffisante pour réunir sur le même problème les points de vue différents des uns et des autres. Le problème de la biologie est probablement le plus facile car lorsqu’on dit santé publique, quoi qu’on veuille et quoi qu’on dise, avec la découverte de médicaments et la mise au point des vaccins il n’y a jamais rien eu qui soit plus massif sur l’état de santé des gens. C’est vraiment la preuve.
Il y a d’autres preuves. Par exemple le fait de coucher les nourrissons sur le dos et non plus sur le ventre fait reculer le risque de la mort subite. C’est bien là une action efficace, et remarquable, de l’éducation de la santé publique. Dans l’ensemble la connaissance de la biologie humaine est à mettre quand même au premier plan. Alors dans les concepts de biologie humaine ce qui se passe et qui est important c’est le calendrier. Nous savons très bien que le côté nouveau est de partir de ce qui nous est offert par la connaissance du génome humain, du patrimoine génétique, des protéines, des nouvelles techniques… et d’améliorer l’ensemble de la découverte. Mais après, le temps qu’il faut pour comprendre les résultats sur la santé est extrêmement grand. Trois choses interviennent : 1. la demande des gens, qui est pressante, 2. le rêve du chercheur qui est toujours à court terme, et 3. le mensonge. Nous vivons dans une société où le mensonge consiste à faire croire à l’actionnaire et au monde financier que, dans une espace de temps très court, l’on va trouver quelque chose qui sera bien sûr utile à la santé publique et qui, en même temps, rapportera beaucoup d’argent. Cette vision accélérée du monde qui n’est pas concevable on la comprend très bien. Les gens rêvent, le chercheur rêve, le malade rêve, l’actionnaire rêve, mais la réalité c’est quelle que soit la molécule que l’on trouve il faut aller dans une cheminement long de l’étude chez l’homme, qui nécessite des preuves de concept. Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui nous trouvons des médicaments qui agissent sur des systèmes dont nous ne connaissons pas la fonction physiologique, alors qu’autrefois nous recherchions des médicaments sur des fonction physiologiques connues. Aujourd’hui on connaît le récepteur, on connaît le ligand… on ne connaît pas le rôle physiologique. C’est déjà plus long. Il faut des preuves de concept chez l’homme. Le développement clinique, l’Autorisation de mise sur le marché, vous connaissez tous je pense, mais la tendance nouvelle c’est l’impact populationnel.
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J. Ménard Qu’est-ce qu’apporte le médicament aux individus et qu’est-ce qu’il apporte à une population ? On peut voir des choses épouvantables : on peut voir la vaccination contre l’hépatite B être mise en balance avec un risque non démontré d’une maladie neurologique. Quand on fait les comptes, quant on regarde les chiffres, quand on regarde les certitudes, le travail est nécessaire pour essayer de comprendre ce qui se passe. Il y a là un élément nouveau. Les gens ont choisi de viser pour tous le taux de cholestérol le plus bas possible. De ce fait 90 % des sujets testés devraient être traités. Nous le voulons bien mais c’est quand même un problème de société. On a changé de cible et on a tout changé. Quel sera l’impact sur une population au long cours de ces changements que nous faisons ? Donc le calendrier en matière de biologie est toujours plus long que ce que l’on croit. Nous avons connu des médicaments il y a 30 ans et aujourd’hui encore nous pouvons être intéressés de savoir de « ce qui se passe chez l’homme et au laboratoire ». Le travail n’est pas fini. • Le deuxième point qui paraît important à discuter dans l’approche de la santé publique, c’est celui du mode de vie. Je veux bien que pour gagner de l’argent on fasse d’avantage manger le gens le matin. Je veux bien que la télévision n’aboutisse qu’à faire manger et ceci dès l’enfance mais qu’après on me dise que la solution du problème est la mise au point de médicaments, je le comprends également. Mais voyons les choses en face. Est-ce que c’est une société qui est devenue complètement folle en faisant apparaître de novo une maladie menée par la publicité ou menée par les incitations dès l’enfance pour créer, après, x % d’obèses et x % de diabétiques. Je me demande si les joueurs de football que j’admire et que je regarde à la télévision n’ont pas, malheureusement, utilisés des produits que je me dis que si je l’ai utilisais aussi, je serais moi aussi un grand footballeur. Je ne le crois pas tellement. Mais c’est un doute que tout le monde peut avoir. Le problème majeur d’une société comme la nôtre est de savoir si nous allons corriger par le médicament les défauts de nos comportements et ceux qui nous sont intrinsèques. Va-t-on vraiment dans cette direction ? Nous avons un besoin urgent de substitution pour les personnes qui sont en position de
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dépendance. Nous avons besoin de progrès en neurobiologie pour les fumeurs, la substitution nicotinique n’a pas été qu’une période transitoire mais est-ce que la solution est là ? Vous observerez que lorsque la substitution devient ce qu’elle devrait être, c’est-à-dire comportementale et sociale, on se rend compte qu’on peut entendre des propos aussi énormes que : « les buralistes sont des acteurs de santé », alors qu’ils ne sont finalement que des collecteurs d’impôts. Donc le mode de vie (et la réponse médicamenteuse au mode de vie) est un problème à discuter, à préparer et à enseigner. • L’environnement La prise de conscience de l’environnement remonte au début des années 1970, le problème de la mer du Nord, le problème du développement durable… et, dans l’intérieur des sociétés, faire attention à l’environnement, au travail, à la pollution par les produits chimiques, voire même par le passage d’antibiotiques. C’est un champ nouveau que la société demande, qui est important sur le plan technique et pour lequel il faut que les étudiants soient au moins enseignés pour qu’ils aient toutes les facettes du médicament, par exemple. L’environnement, le développement durable, le système de soins, la prise en compte de la demande sécuritaire qui aboutit à l’exemple que je prenais — mais il y en a malheureusement beaucoup d’autres — la balance bénéfice/risque (il y a des gens qui ne voient que le bénéfice et d’autres qui ne voient que les risques)… La santé publique c’est l’intégration de ces visions différentes dans le respect des personnes. • L’organisation sociale est le point capital en particulier lorsqu’on va discuter les choix et les priorités, le rôle d’une société c’est d’essayer qu’une certaine forme d’équité existe et si le mot équité a été utilisé c’est parce qu’on s’est rendu compte que le mot républicain « égalité » ne collait pas. Mais le concept d’équité est dangereux. Qui décide de ce qui est équitable ? Ce n’est pas aussi simple que cela. À l’échelle nationale (ou d’un pays) tous ont accès aux mêmes soins. De fait le problème se pose au niveau mondial car le choix des recherches que nous faisons à ce niveau pourraient n’être plus le même en raison des différences pos-
Enseignement pharmaceutique et santé publique sibles dans les calculs sur le poids des malades. À ce sujet, l’OMS s’est penché sur ce problème ces dix dernières années (travaux de Lopez et Murray)… problème qui n’est pas enseigné dans les facultés de pharmacie pas plus que dans les facultés de médecine, d’ailleurs. Mais c’est bien une réflexion à faire pour comprendre le monde. La dernière chose à apprendre, la communication paternaliste du responsable qui rassure, la communication paternaliste du médecin qui dit « Madame faites-moi confiance, j’ai l’habitude et ça va très bien se passer »… elle est respectable certes. Si elle a correspondu à une partie de ma vie professionnelle, elle n’est plus acceptée aujourd’hui. Il faut revoir toutes les méthodes d’annonce des chiffres ; et jongler avec les chiffres, expliquer ce qui est un bénéfice et ce qu’est un risque, est un exercice effroyablement difficile car beaucoup d’entre nous n’ont pas une vision correcte des chiffres. Toutes les méthodes de communication individuelle et des communications de masse sont à revoir, avec le problème de l’éthique de ces communications. Ce que je voulais vous dire aujourd’hui, c’est que quelle que soit la qualité des études de pharmacie ce qui est un des meilleurs souvenir de ma vie entre 1983-84 et 85, est ceci : j’ai vu les Doyens, les professionnels, les présidents du Conseil de l’Ordre, les pharmaciens de toutes les disciplines travailler ensemble pour changer complètement les études pharmaceutiques. Trois concepts : la Pharmacie hospitalière, l’éducation du malade dans les officines et le passage du pharmacien à l’hôpital. TROIS CHOSES, TROIS ANS DE TRAVAIL. À travers cette expérience là, aujourd’hui, je pense que l’approche de la santé publique doit être introduite dans les facultés de pharmacie avec l’objectif de structurer un enseignement de santé publique qui crée un ÉTAT D’ESPRIT DE SANTÉ PUBLIQUE et qui adapte les pratiques des uns et des autres à l’amélioration de la santé.
Comment procéder ? Que l’Académie de pharmacie, en liaison avec les Doyens, les professionnels, etc., connaissant l’ensemble du cursus, prennent la décision de donner une base générale à tous ceux qui sortent de études de pharmacie et, ensuite, une base spécifique en fonction de leur différenciation (biologie, pharmacie hospitalière, officine, etc.). C’EST UN MÉTIER, ça repose sur des preuves scientifiques. Ça se travaille. Ça prendra probablement au moins un an ou deux avant d’être mis en place. Ça se heurtera au fait que les gens diront « on le sait déjà, ils ne savent pas… », ou bien ils diront « c’est inutile », et ce n’est pas vrai. Il y aura obligatoirement des réticences entre les gens qui diront « c’est banal et ça n’a pas d’intérêt » et ceux qui diront « ce n’est pas impossible ». Le juste milieu est dur à trouver. Je voulais profiter volontairement de cette réunion d’anniversaire. Il se passe quelque chose d’important ici. C’est symbolique un anniversaire ! Allez dans la rue : rien n’a changé dans Paris. Ici les gens réfléchissent sur leur avenir. Donc si on réfléchit sur l’avenir… je voudrais vous dire, puisque le problème santé publique et médicament m’a été posé, c’est que cette structuration de la pensée soit travaillée maintenant par les professionnels de la santé. Et… si j’ai un message à faire passer… (ou un aveu à faire), c’est que, malheureusement lorsque j’étais aux affaires, je ne l’avais pas appris comme ça. Je ne le savais pas. Ce que j’ai dit aujourd’hui est le résultat d’une période de réflexion portant sur deux à trois ans. Après, j’espère vraiment que vous saurez ce que vous avez fait en 83-85 pour introduire une vision différente de la formation du pharmacien, l’éducation étant à la base des progrès du prochain siècle.
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