Toxicologie Analytique & Clinique (2016) 28, 28—31
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ÉTUDE DE CAS
Envenimation par crapaud commun en France métropolitaine Envenomation by common toad in France Magali Labadie a,∗, Jean Lescure b, Camille Guilhot a, Philippe Salvayre c, Arnaud Courtois a, Franc ¸oise Penouil a a
Centre antipoison et de toxicovigilance d’Aquitaine-Poitou-Charentes, hôpital Pellegrin, CHU, place Amélie-Raba-Léon, 33076 Bordeaux cedex, France b Muséum national d’histoire naturelle, 75005 Paris, France c Pôle des urgences Samu-Smur, centre hospitalier général, 64046 Pau, France Rec ¸u le 21 octobre 2015 ; rec ¸u sous la forme révisée le 2 janvier 2016 ; accepté le 3 janvier 2016 evrier 2016 Disponible sur Internet le 8 f´
MOTS CLÉS Envenimation par crapaud ; Centre antipoison ; Bufo bufo ; Toxicité cutanée ; Anticorps spécifiques antidigitaliques
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Résumé Les envenimations par les amphibiens anoures sont très rares en France métropolitaine ; nous rapportons l’observation d’une patiente de 20 ans sans antécédent, ayant saisi à pleine main un crapaud commun, Bufo bufo ; elle a présenté très rapidement des lésions érythémateuses douloureuses, puis maculo-papuleuses, sans signe systémique. Un avis au centre antipoison et de toxicovigilance a été pris et la guérison a été obtenue en treize jours avec un traitement symptomatique. B. bufo dispose de glandes granuleuses sur toute sa face dorsale, particulièrement dans la région postoculaire (les glandes parotoïdes) contenant un venin riche en amines biogènes et en stéroïdes (bufogénines et bufotoxines). La littérature mentionne des cas de kératites sévères en cas de projections oculaires, mais aussi des cas de cardiotoxicité mortelle de type « digitalique-like » en cas d’ingestion d’extraits de bufonidés (soupe, œufs, poudres à visée aphrodisiaque). Un traitement par Fab’2 antigitalique a été proposé lors de ces envenimations. Nous n’avons pas retrouvé de publication de cas cutanés similaires chez l’homme. Il existe d’autres anoures (Dendrobatidés : Phyllobates) dans le Nouveau Monde responsable de tableaux cliniques mortels. © 2016 Société Franc ¸aise de Toxicologie Analytique. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Auteur correspondant. Adresse e-mail :
[email protected] (M. Labadie).
http://dx.doi.org/10.1016/j.toxac.2016.01.001 2352-0078/© 2016 Société Franc ¸aise de Toxicologie Analytique. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Envenimation par crapaud commun en France métropolitaine
KEYWORDS Toad venom poisoning; Poison Control Center; Bufo bufo; Cutaneous toxicity; Digoxin-specific Fab’2 antibody
Summary Envenomations by Amphibien (Anura) are very rare in France. We report the case of a 20-year-old patient with no medical history, having seized by hand a common Toad, Bufo bufo; she presented very quickly painful erythematous and maculopapular lesions without systemic signs. A call to the poison control center was taken and the healing was obtained in thirteen days with symptomatic treatment. B. bufo has parotoid glands located on his back and particularly in the postocular region containing venom with biogenic amines and steroids (and bufogenins bufotoxins). As found in the literature, cases of severe keratitis in case of eyes screenings have been described, but also cases of fatal cardiotoxicity type ‘‘digitalic-like’’ if extracts of Bufonides are ingested (soup, eggs, referred aphrodisiac). Treatment with digoxin-specific Fab’2 fragments was proposed during these envenomations. We did not find any similar publication of cutaneous cases with humans. There are other Anura (dendrobatids: Phyllobates) in the New World responsible for fatal clinical cases. © 2016 Société Franc ¸aise de Toxicologie Analytique. Published by Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
Introduction Les envenimations par les amphibiens anoures sont rares dans l’Ancien Monde, alors que des envenimations potentiellement mortelles sont décrites avec notamment des Dendrobatidés dans le Nouveau Monde (Amérique tropicale). Les intoxications par le crapaud commun, Bufo bufo (Linnaeus, 1758) sont rarement observées en France métropolitaine et, de ce fait, peu connues des professionnels de santé, mais aussi du public. Nous rapportons le cas d’une envenimation par contact cutané avec un crapaud commun.
Observation Dans les Pyrénées-Atlantiques, une patiente âgée de 20 ans surprend son chien avec un crapaud dans la gueule. La patiente décrit ce crapaud comme étant un crapaud de belle taille d’une dizaine de centimètres environ avec un corps trapu, et recouvert d’aspérités. Elle a pu observer des pupilles horizontales. La patiente saisit le crapaud à pleine main, pour l’extraire de la gueule du chien. Progressivement, dans les heures qui suivent, un érythème apparaît, accompagné de douleurs importantes à type de brûlure au niveau de la face postérieure de la main. Dans les 48 h
Figure 1. vayre.
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suivantes, l’érythème s’aggrave et une éruption vésiculopapuleuse apparaît essentiellement sur la face postérieure de la main, mais aussi au niveau du bord interne (Fig. 1). Elle consulte alors le service des urgences le plus proche. Le centre antipoison et de toxicovigilance territorial (CAPTV) est contacté. Un traitement symptomatique est conseillé, avec des pansements quotidiens par une infirmière. Le suivi évolutif est réalisé par le CAPTV (Fig. 2). Les lésions guérissent progressivement malgré la persistance d’un prurit important. La guérison complète est obtenue en 13 j.
Discussion Les amphibiens disposent d’un venin, mais ne possèdent pas d’appareil inoculateur, et ont la particularité d’excréter celui-ci à la surface de leur peau, à partir de glandes cutanées situées dans le derme spongieux. Parmi les amphibiens venimeux présents en Europe, on retrouve les urodèles,
Main gauche 48 h après le contact cutané. Dr P. SalFigure 2.
Quatre jours après le contact cutané. CAPTV.
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Figure 3. Femelle Bufo bufo spinosus, Mendive (64). Photo : Matthieu Berroneau.
notamment la Salamandre tachetée, Salamandra salamandra (Linnaeus, 1758) et dans une moindre mesure les tritons, ainsi que les anoures parmi lesquels on retrouve les crapauds, les grenouilles et les rainettes. Les anoures regroupent plus de 6000 espèces dans le monde. Parmi eux, les sonneurs, le sonneur à ventre jaune, Bombina variegata (Linnaeus, 1758) et le sonneur à ventre de feu, Bombina bombina (Linnaeus, 1761), sont de petite taille et reconnaissables par leur coloration ventrale. Ils disposent d’un venin sécrété au niveau cutané mais peu dangereux pour l’homme, bien que des études aient observé un rôle d’hyperanalgésie chez le rat de la protéine Bv8 contenue dans ce venin [1,2]. Il n’en est pas de même avec les « Crapauds » ou bufonidés. Leur peau comporte des glandes à mucus mais aussi des glandes granuleuses. De ce fait, ils disposent d’un venin suintant sur toute la peau mais surtout au niveau des glandes parotoïdes très développées, situées dans la région postoculaire [3]. Les bufonidés sont assez cosmopolites mais absents de Madagascar, d’Australie et des îles océaniennes, toutefois Rhinella marina (Linnaeus, 1758) a été introduit en Australie. L’espèce la plus fréquente en France métropolitaine est le crapaud commun Bufo bufo avec la sous-espèce nominative Bufo b. bufo au nord de la Loire et la sous-espèce Bufo b. spinosus au sud. Sa taille est d’environ 10 à 15 cm. Dans le cas de notre patiente, il s’agit d’un crapaud commun, Bufo bufo (Linnaeus, 1758), plus précisément la sous-espèce méridionale Bufo bufo spinosus (Daudin, 1803) considérée par certains comme une espèce à part entière (Fig. 3) [3]. Le venin de Crapaud contient des amines biogènes (phényléthylamine, tryptamine, épinéphrine et norépinéphrine). Ces substances ont des effets hallucinogènes, hypertenseurs, vasoconstricteurs et convulsivants. Il contient également des stéroïdes (bufogénines en C24 et bufotoxines). Ces substances ont une action proarythmogène, et également un effet anesthésique local. Il est très probable que le venin des bufonidés contienne des protéines, de fabrication régulée génétiquement [4]. L’action du venin de Crapaud est néanmoins assez peu étudiée. Une étude comparant les venins de différentes espèces de crapauds de l’ancien genre Bufo, donc de divers bufonidés a montré que les venins avaient des constituants hétérogènes, en partie expliqué par des différences d’espèces mais aussi de biotopes et d’environnement [5]. Mais cette étude mériterait d’être revue à la lumière de la nouvelle classification des bufonidés.
M. Labadie et al. L’observation présentée est tout à fait exceptionnelle en raison des circonstances de la manipulation du crapaud : celui-ci est mordillé par le chien, donc dans en état de stress aigu, et fortement serré par la main au moment de son extraction de la gueule du chien. Ainsi la libération du venin par pression mécanique des glandes est favorisée, et la quantité ainsi libérée bien plus importante que celle observée lors de la manipulation douce d’un Crapaud. C’est pourquoi de nombreux biologistes manipulent les bufonidés sans gant, et sans aucune lésion cutanée secondaire à cette manipulation. Néanmoins, quelques observations d’intoxication sont rapportées dans la littérature, notamment des atteintes oculaires lorsque les patients rec ¸oivent une projection en tentant de chasser l’animal et en le frappant sur le dos. Les lésions décrites sont des conjonctivites sévères ainsi que des œdèmes de la cornée qui guérissent en général sans séquelle avec un traitement basé sur l’administration de corticoïdes locaux et collyres cycloplégiques [6,7]. Par ailleurs, des projections oculaires de liquide cloacal ont aussi été suspectées, mais cela est peu probable car le contenu cloacal ne peut être projeté vers le haut. Une série ancienne de six observations d’intoxications humaines volontaires a également été rapportée : les patients avaient tous absorbé des substances à visée aphrodisiaques fabriquées à partir d’extraits de peau de Crapaud, dont l’espèce n’a pas pu être précisée avec certitude. Ils ont présenté une hypertension, puis une hypotension, une bradycardie et des troubles du rythme. Des signes digestifs à type de nausées et vomissements ont également été observés, un patient a présenté des convulsions. Trois des six patients sont décédés [8]. Cette toxicité cardiaque a également été rapportée par Ashok et al. dans les mêmes conditions [9]. Des cas similaires ont été décrits après absorption de médecines traditionnelles chinoises à base de venin de Bufo bufo gargarizans [10]. Le chien qui attrape volontiers les crapauds dans sa gueule peut donc être victime d’une envenimation : les principaux signes observés dans la série rapportée par Reeves et al. pour le Crapaud Rhinella marina sont des irritations sévères de la muqueuse buccale, ainsi que des hypersialhorrhées, et quelques cas de convulsions. Dans une autre série chez le chien, et toujours pour Rhinella marina, des troubles du rythme auriculaire, ainsi que des tachycardies sont rapportés [11]. La très grande majorité des animaux survit sans séquelle lorsque la prise en charge est adaptée [12]. D’autres études font état de décès plus nombreux [13]. Il existe une similitude structurale entre les stéroïdes cardiotoxiques contenus dans le venin des bufonidés, et les glycosides cardiotoxiques contenus dans certaines plantes comme le laurier rose (oléandrine). De plus, le tableau clinique associant bradycardie et troubles digestifs sont évocateurs des intoxications au laurier rose ; enfin, on retrouve des dosages positifs à la digoxine lors de ces intoxications par « Crapaud », probablement en raison d’interférence analytique, mais aucune corrélation n’a été établie entre les chiffres retrouvés et la gravité de l’intoxication. C’est pourquoi un traitement par anticorps anti-digitalique de type Fab’2 a été proposé avec succès dans plusieurs observations anciennes [8]. Pour ce qui est de notre observation, la patiente n’a présenté aucun signe systémique. Par ailleurs, les lésions
Envenimation par crapaud commun en France métropolitaine cutanéo-muqueuses sont décrites également chez le chien mais peu connues du public.
Conclusion Les lésions cutanées induites par le simple contact cutané avec un crapaud commun d’Europe n’ont jamais été décrites dans la littérature. Elles ne surviennent qu’en cas de manipulation brutale par pression intense du Crapaud. Des signes systémiques graves ayant été décrits en cas d’ingestion avec notamment des bufonidés asiatiques et américains, la prudence et la surveillance clinique en cas de contact cutané étendu avec le crapaud commun doivent être de mise.
Remerciements Merci à M. Matthieu Berroneau, coordonnateur régional Aquitaine de l’Inventaire national des amphibiens et reptiles (Société herpétologique de France) pour son iconographie et au Pr Max Goyffon (Muséum national d’histoire naturelle de Paris) pour sa précieuse collaboration.
Déclaration de liens d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts.
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31 [2] Mollay C, Wechselberger C, Mignogna G, Negri L, Melchiorri P, Barra D, et al. Bv8, a small protein from frog skin and its homologue from snake venom induce hyperalgesia in rats. Eur J Pharmacol 1999;374(2):189—96. [3] Arntzen JW, et al. Morphological and genetic differentiation of Bufo toads: two cryptic species in Western Europe (Anura, Bufonidae). Contr Zool 2013:127—63. [4] Clarke BT. The natural history of amphibian skin secretions, their normal functioning and potential medical applications. Biol Rev Camb Philos Soc 1997;72(3):365—79. [5] Gao H, Zehl M, Leitner A, Wu X, Wang Z, Kopp B. Comparison of toad venoms from different Bufo species by HPLC and LC-DAD-MS/MS. J Ethnopharmacol 2010;131(2): 368—76. [6] Van Tittelboom T, Kuhn D, Strauven A. Eye injuries from toad poison. J Toxicol Clin Exp 1988;8(2):95—9. [7] López-López JM, Sanabria MR, de Prada SJ. Ocular toxicity caused by toad venom. Cornea 2008;27(2):236—7. [8] Brubacher JR, Ravikumar PR, Bania T, Heller MB, Hoffman RS. Treatment of toad venom poisoning with digoxin-specific Fab fragments. Chest 1996;110(5):1282—8. [9] Ashok G, Ramkumar null, Sakunthala SR, Rajasekaran D. An interesting case of cardiotoxicity due to bufotoxin (toad toxin). J Assoc Phys India 2011;59:737—8. [10] Ma H, Zhou J, Jiang J, Duan J, Xu H, Tang Y, et al. The novel antidote Bezoar Bovis prevents the cardiotoxicity of Toad (Bufo bufo gargarizans Canto) Venom in mice. Exp Toxicol Pathol Off J Ges Für Toxikol Pathol 2012;64(5):417—23. [11] Roberts BK, Aronsohn MG, Moses BL, Burk RL, Toll J, Weeren FR. Bufo marinus intoxication in dogs: 94 cases (1997-1998). J Am Vet Med Assoc 2000;216(12):1941—4. [12] Reeves MP. A retrospective report of 90 dogs with suspected cane toad (Bufo marinus) toxicity. Aust Vet J 2004;82(10):608—11. [13] Otani A, Palumbo N, Read G. Pharmacodynamics and treatment of mammals poisoned by Bufo marinus toxin. Am J Vet Res 1969;30(10):1865—72.