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L’anthropologie 113 (2009) 820–838 www.em-consulte.com
Article original
Essai de reconstitution d’un panneau rupestre : la scène de bataille de « Christol Cave », Afrique du Sud The battle-scene of ‘‘Christol Cave’’, South Africa: A tentative reconstitution of a rock art scene Jean-Loïc Le Quellec *, François-Xavier Fauvelle-Aymar, François Bon Maison-de-la-Recherche, UMR 5608 Traces, université de Toulouse Le-Mirail, 5, allée A.-Machado, 31058 Toulouse, France Disponible sur Internet le 11 novembre 2009
Résumé Le panneau rupestre de « Christol Cave » en Afrique du Sud, représentant une fameuse « scène de bataille » au sujet de vaches volées, est célèbre dans le domaine des études sur l’art pariétal. Ce panneau est aujourd’hui considérablement dégradé. En s’appuyant sur l’abondante documentation disponible à son sujet, le présent article propose une reconstitution virtuelle utilisant des moyens informatiques et en suivant une méthode relevant de la philologie. # 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Art rupestre ; Afrique du Sud ; « Christol Cave » ; Wepener ; Abbé Henri Breuil
Abstract The South African rock art ‘‘battle-scene’’ of ‘‘Christol Cave’’ is well known to all specialists of rock art studies. But this scene is today considerably damaged. Using the abundant documentation available, this article provides a tentative reconstitution of it, following a method borrowed to philology. # 2009 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Rock art; South Africa; ‘‘Christol cave’’; Wepener; Henri Breuil
* Auteur correspondant. Adresse e-mail :
[email protected] (J.-L. Le Quellec). 0003-5521/$ – see front matter # 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.anthro.2009.09.007
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1. Introduction Dans la ligne d’abri appelée « Christol Cave », près de la ville de Wepener, en Afrique du Sud, on peut voir une peinture rupestre souvent relevée ou photographiée depuis près d’un siècle et demi, encore plus souvent reproduite, représentant une scène de combat entre, nous dit la tradition pariétologique, des chasseurs cueilleurs et des agropasteurs. Ces derniers, pense-t-on, attaquent les premiers qui viennent de leur voler des vaches. En Afrique australe comme de façon plus générale, cette image a eu la vertu de passer pour un emblème de toutes les rencontres entre groupes socioéconomiques réputés distincts, pour ne pas dire entre « races » (pour reprendre la terminologie souvent en vigueur) située à des états d’avancement différents sur 1’échelle du « progrès » humain (Fauvelle-Aymar, 2002 ; Fauvelle-Aymar et al., 2007) ; elle vaut comme image de la « rencontre » entre population paléolithique et population protohistorique ; elle vaut encore comme image de la rencontre supposée entre les « races » africaines que sont censées être, d’une part, les Bushmen et, d’autre part, les Noirs1. La peinture rupestre telle qu’elle se présente aujourd’hui2 peut être décrite d’une façon sommaire qui ne préjuge pas trop de sa « signification » réelle : à gauche, nous voyons quelques bovins, qui avancent d’un même pas vers la gauche de l’image ; à droite des hommes. Ces derniers se divisent distinctement en deux groupes : les uns sont peints en rouge-brun ; les autres, de plus grande taille, en noir. Parmi les premiers – les « voleurs de bétail » – certains tiennent un bâton en main, avec lequel ils semblent aiguillonner les animaux, d’autres sont équipés d’arcs et d’un ustensile oblong, un carquois, d’où émergent des armatures de flèches. En face, les hommes en noir, pour certains entraînés dans une course ample vers la gauche, arment leurs bras de sagaies, dont ils tiennent tout un faisceau en réserve à l’intérieur de larges boucliers. Un examen rapproché de la paroi révèle vite que flèches et sagaies volent entre les protagonistes, et que l’ensemble montre bien une « bataille ». Ce panneau est profondément mutilé (Planche 1 [1]) : dans la partie gauche de la scène et en haut à droite, plusieurs ovales concaves sont les stigmates d’enlèvements pratiqués au burin et au marteau, témoignage d’un « vandalisme scientifique » (Bednarik, 1990) sur lequel nous reviendrons. Outre cela, l’image est passablement délavée sur l’ensemble de la surface
1 Le site ici étudié est en Afrique du Sud l’un des 12 « monuments de l’art rupestre national » (rock art national monuments) classés par le « National Monuments Council » (devenu en 1999 le « South African Heritage Resources Agency », SAHRA). La liste des « sites du patrimoine de la province [du Free state] » (Provincial Heritage Sites), établie le 1er avril 2000 (en vertu d’une nouvelle législation de 1999 faisant de tout monument historique national un site inscrit au patrimoine de sa province de localisation), donne une liste plus longue de sites protégés pour la seule région de Wepener (mais il ne s’agit pas seulement de sites rupestres) : « 1. Cave containing Rock Paintings 1346 01.09.36 ; 2. Jammersdrift Battlefield 1824 15.09.78 ; 3. Robertson-begraafplaas en kerkie 2133 17.10.86 ; 4. Ou Wabrug oor die Caledonrivier 2226 09.10.87 ; 5. Rock Shelter and Rock Paintings, farm Ventershoek 1471 13.08.93 ». Les noms sont suivis du numéro d’inventaire puis de la date de classement du site (http://www.sati.web.za/downloads/FreeState_heritage_sites.doc). Ce dernier site, qui est l’abri protégeant notre « scène de bataille », porte la date d’inscription de 1993, qui n’est que la date de republication du site au Journal officiel. La première inscription du site au patrimoine date en effet de 1936 (Oberholster, 1972 : 219–220). David Hart, responsable de l’inventaire national (et que nous remercions ici pour les informations qu’il nous a aimablement transmises), nous signale qu’il n’existe pas d’archives relatives aux attendus de classement. 2 Nos visites sur le site datent du 26–27 avril 2003 (F.-X. F.-A., F.B., en compagnie de Yann Potin), du 29 février et du 14 novembre 2004 (J.-L. L.-Q.), du 27 avril 2006 (F.-X. F.-A. & J.-L. L.-Q.). Nos remerciements vont aux fermiers de Ventershoek pour avoir autorisé et facilité à plusieurs reprises nos visites sur leur propriété.
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Planche 1. 1. Le panneau de la « scène de bataille » à Ventershoek, photographié en février 2004 (Photo JLLQ). 2. Relevé de la « scène de bataille » à Ventershoek, publié par Frédéric Christol (1911). 3. Relevé non daté de George William Stow (mort en 1882), publié de façon posthume par Dorothea Bleek (Stow et Bleek, 1930 : Pl. 61) ; partie gauche du panneau. 4. Relevé non daté de George William Stow (mort en 1882), publié de façon posthume par Dorothea Bleek (Stow et Bleek, 1930 : Pl. 61) ; partie droite du panneau. 1. The ‘‘battle scene’’ of Ventershoek, as photographed in February 2004 (Photo JLLQ). 2. Tracing of the ‘‘battle scene’’ at Ventershoek, as published by Frédéric Christol in 1911. 3. Undated tracing by George William Stow (dead in 1882), posthumously published by Dorothea Bleek (Stow and Bleek, 1930: Pl. 61); left part of the panel. 4. Undated tracing by George William Stow (dead in 1882), posthumously published by Dorothea Bleek (Stow and Bleek, 1930: Pl. 61); right part of the panel.
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subsistante, tant par l’action des éléments naturels que par la pratique des relevés par application ou mouillage3. Et c’est ainsi que cette image, aussi célèbre et aussi riche d’enjeux soit-elle, ne nous est en définitive parvenue que sous la forme de fragments et que tous les relevés dont nous disposons s’avèrent être la lecture plus ou moins tronquée d’une œuvre irrémédiablement déformée par plus d’un siècle d’interventions. Le présent article n’a pas pour ambition de proposer une lecture neuve du panneau, mais simplement de montrer les ressources d’un traitement informatique de l’image permettant une reconstitution virtuelle. Pour ce faire, nous nous appuierons sur l’historiographie relative à cette image, et sur une méthode s’apparentant à celle de la philologie4. 2. Historiographie d’une image rupestre Le premier relevé publié de notre « scène de bataille » est dû à Frédéric Christol (1850–1933). Celui-ci avait appris à dessiner aux cours du soir, alors qu’il travaillait dans un cabinet d’architecte à Paris, et avant de devenir à 19 ans l’élève du peintre Jean-Léon Gérôme (1824– 1904). Il fut ensuite professeur de dessin, voyageant en Europe, Afrique et Moyen-Orient, peignant paysages et portraits qu’il exposa notamment aux salons de 1874 et 1880. La découverte de l’œuvre missionnaire de François Coillard au Lesotho l’avait incité à devenir missionnaire lui-même, et il avait rejoint la Société des Missions Évangéliques de Paris. Arrivant en Afrique australe en 1882, Christol est vite pris d’admiration pour les arts qu’il y découvre et auxquels il consacrera un livre, L’art dans l’Afrique australe (Christol, 1911). Cet ouvrage contient, entre autres illustrations, une double planche en couleurs consacrée à un relevé exécuté par lui-même dans l’abri de Ventershoek. L’image y porte le titre suivant : « Peinture dans une caverne près Hermon (pays des Bassouto) » (Planche 1 [2]). L’époque à laquelle ce relevé fut exécuté n’est pas précisée dans le texte ; à coup sûr, un premier tracé dut être réalisé entre 1882 et 1884, année où un certain Paul Mirabaud en offrit, à la Société de Géographie de Paris, une copie de la main de Christol5. La même année 1884, Christol exécuta une autre copie de son relevé, transmise moins d’un an après par Édouard Jacottet (également missionnaire au Lesotho) au Musée de Neuchâtel où elle est actuellement conservée6. Elle est accompagnée d’une feuille portant sur un côté la légende suivante, de la main de Jacottet : « Peinture de Bushmen trouvée dans une caverne de Basutoland (Sud de l’Afrique) représentant un combat entre des Bushmens pillards, et des Matébélés (Zoulous du Nord). Cette copie, faite par M. Christol, missionnaire, est une réduction aux deux tiers de l’original »7. Au fil des ans et 3 Mouiller les parois afin de faire mieux ressortir les images rupestres a longtemps été la pratique générale pour tous les chercheurs qui se sont intéressés à ce domaine, particulièrement en Afrique. Cette technique, qui peut aboutir, à terme, à la destruction pure et simple des œuvres, a été systématiquement pratiquée en Afrique australe par l’abbé Breuil, mais elle le fut encore, hélas, dans la seconde moitié XXe siècle, par certains chercheurs professionnels. Le panneau qui nous intéresse fut abondamment « mouillé » au cours du XXe siècle, ainsi qu’en témoignent le caractère scintillant et la fraîcheur de certains clichés. 4 Le présent article est une version abrégée, et centrée sur la seule reconstitution du panneau, d’un ouvrage sous presse (Vols des vaches à Christol Cave). 5 Compte rendu des Séances de la Société de Géographie et de la Commission Centrale, Paris, Société de Géographie, Année 1884, Séance du 21 mars 1884, pp. 203–204. 6 Musée de Neuchâtel, Cote III C.3744 de l’inventaire. Aquarelle sur papier, signée « Fred. Christol, 1884 ». Un cliché (réalisé par Alain Germond) de cette pièce nous a été transmis par M. Roland Kaehr, conservateur adjoint du Musée d’Ethnographie de Neuchâtel, que nous remercions vivement. 7 Musée de Neuchâtel, même cote que l’aquarelle, « Lettre à Louis Coulon ». Une photocopie de ce document nous a été communiquée par M. Roland Kaehr.
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des publications, Christol multiplia les copies du panneau de Ventershoek, toutes différentes les unes des autres (par ex., Christol, 1897, 1930). Si les relevés publiés de Christol ont rapidement donné à l’image rupestre de Ventershoek une certaine publicité, il importe de souligner qu’il n’était pas le premier à l’avoir reproduite. L’année 1882, qui est celle de son arrivée en Afrique australe, fut aussi celle de la mort de George William Stow, géologue et négociant qui, partir de 1867, avait relevé nombre de peintures rupestres au cours de ses déplacements. À sa disparition, ses relevés furent achetés par Miss Lucy Lloyd, qui mourut à son tour avant d’avoir pu trouver les fonds nécessaires à leur publication, et Dorothea Bleek en hérita8. C’est cette dernière qui publia ces images, non sans avoir pris soin de visiter elle-même la plupart des sites illustrés par Stow afin d’y adjoindre ses propres commentaires. Dans le luxueux volume ainsi produit, édité en 1930, Dorothea Bleek offrit, parmi d’autres documents de Stow, le relevé qu’il avait effectué de notre scène de bataille (Stow et Bleek, 1930 : Pl. 61–61) (Planche 1 [3 et 4]). Stow et Christol ne furent pas les seuls à fréquenter les abris de Ventershoek et d’autres visiteurs contribuèrent à la notoriété de cette fresque relevée par eux. C’est ainsi que, parmi tous les documents qu’ils produisent pour nourrir une longue série de comparaisons ethnographiques établies avec les peintures de la grotte d’Altamira, Émile Cartailhac et Henri Breuil publient en 1906 un relevé en noir et blanc (Fig. 1) emprunté au missionnaire Hermann Dieterlen (1850–1933) et qu’ils jugent « plus complet » que celui de Christol. Les deux préhistoriens, sans surprise, interprètent la peinture – car telle est désormais la doxa – comme figurant un « troupeau de bœufs volés aux Cafres par des Bushmens » (Cartailhac et Breuil, 1906 : 188). On y remarque à nouveau nombre de différences avec les autres relevés alors en circulation. Passant dans la région dans les mêmes années9, Helen Tongue, collaboratrice de Dorothea Bleek, y releva diverses peintures et nota : « Nous trouvons ici les restes mutilés d’un dessin d’archers copié par M. Christol il y a quelques années et publié par lui. Mais cela aussi, maintenant, est effacé » (Tongue, 1909 : 33). Cette remarque atteste que, dès avant 1909, date de publication du recueil des copies réalisées par Helen Tongue, le site était dégradé au point que certaines parties des peintures étaient déjà devenues difficiles à déchiffrer. Comme il est aisé de constater, ceci explique que le calque qu’elle réalisa lors de son passage s’inspire en réalité de celui de Stow, tout en présentant avec ce dernier quelques différences. Quelques décennies plus tard, le site, désormais célèbre, recevra la visite de deux personnalités incontournables de l’archéologie et de l’ethnologie d’Afrique australe (ou qui allaient le devenir) : Henri Breuil et Leo Frobenius, qui nous ont chacun laissé un témoignage de leurs visites respectives sur les lieux à la fin des années 1920. En 1929, alors qu’il se rend pour la première fois en Afrique du Sud pour un congrès, occasion est donnée à l’abbé Breuil, le « pape » de la Préhistoire européenne, de se rendre sur le site (qu’il a déjà publié, rappelons-le, avec Cartailhac, plus de 20 années plus tôt). Le récit qu’il en livre
8 W.H.I. Bleek (1827–1875), fameux philologue allemand qui fut le pionnier des études sur les langues bantoues et khoisan, sa belle-sœur Lucy Lloyd (1834–1914) et sa fille Dorothea Bleek (1873–1948) ont individuellement et collectivement laissé une œuvre majeure, tant publiée qu’à l’état d’archives, portant sur les langues, le folklore et la mythologie khoisan, en particulier celles des Xam, population bushmen d’Afrique du Sud aujourd’hui éteinte. Le récit de cette aventure intellectuelle a récemment été fait par N. Bennun en 2004. 9 Si la date exacte de sa visite à Ventershoek demeure inconnue, elle se situe forcément entre celle de la première publication de la fresque par Christol (1897), et celle de l’édition du recueil de Tongue (1909).
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Fig. 1. Relevé d’Hermann Dieterlen utilisé par Émile Cartailhac et l’abbé Breuil dans la partie comparatiste de leur monographie d’Altamira (d’après Cartailhac et Breuil, 1906 : 188, Fig. 144). Drawing by Hermann Dieterlen used by Émile Cartailhac and Abbé Breuil for comparison sake in their monography of the Altamira cave (after Cartailhac et Breuil, 1906: 188, Fig. 144).
constitue en soi un témoignage de l’importance prise par le panneau de la « bataille » et, dans son autobiographie inédite, Breuil présente ainsi sa journée sur le site10. « Nous poussâmes jusqu’aux abords de Ventershoek [. . .] ou nous prîmes le pique-nique, et allâmes étudier le célèbre panneau peint découvert et publié pour la première fois11 par le Pasteur Christol, missionnaire français protestant dans ces contrées ; c’était un ami d’E. Cartailhac et son compatriote cévenol ; ancien élève de l’École des Beaux-Arts, il dessinait avec brio à la plume et même peignait assez joliment. Il releva avec soin le panneau, universellement connu aujourd’hui et depuis longtemps, de la bataille entre grands Zoulous noirs armés du grand bouclier ovale et de la sagaie, et une bande de petits bushmen armés de flèches et d’arcs, tirant sur les premiers auxquels ils avaient ravi un troupeau de vaches aux couleurs bigarrées, blanches, rouges et noires »12. Vient ensuite la description des abris et des peintures du site que l’abbé Breuil, en hommage chauvin mais œcuménique à son prédécesseur français et protestant, baptise désormais « Christol Cave » : 10
L’épisode est narré dans l’autobiographie de l’abbé, conservé aux archives du Musée des Antiquités nationales à Saint-Germain-en-Laye (France). Merci aux responsables du musée et de sa bibliothèque. Le site de Ventershoek fut visité par Breuil le 1er septembre 1929. 11 À l’époque où Breuil écrit ces lignes, le livre posthume de Stow n’a pas encore été publié. 12 Musée des Antiquités nationales (Saint-Germain-en-Laye), archives Breuil, autobiographie, chapitre XXXVII « Voyage en Afrique du Sud (1929) », feuillet 34.
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« La ‘‘Christol Cave’’ s’ouvre dans un banc rocheux assez étendu, mais peu élevé ; c’est un très petit abri, masqué en avant par un gros bloc détaché anciennement. À l’extérieur, à gauche, sur une simple paroi verticale, je découvris et décalquai un panneau presque effacé d’élans13 bichromes et d’autres figures superposées bien plus anciennes que le panneau de la bataille. Celui-ci, gravement mutilé de plusieurs vaches en haut et à gauche, est, pour le reste, intact. Le style des animaux est tardif, seminaturaliste seulement : tous les animaux ont les quatre pattes écartelées de la même manière très conventionnelle et monotone. Les hommes sont meilleurs, encore que l’attitude de course des Zoulous est uniforme et tout aussi conventionnelle. On a porté au rendu de leurs ornements peints en blanc à petits points figurant des perles, une très grande minutie : je ne pense pas que le dessin de Christol ait atteint la perfection désirable14. Comme les Zoulous n’ont que tardivement, pas avant la fin du XVIIIe siècle, envahi ou razzié ces régions, cela donne à ce dernier balbutiement d’art bushmen, une date très peu éloignée de nous. Quelques additions sont encore plus tardives : l’artiste, ou son successeur, a ajouté quelques Zoulous supplémentaires, d’une couleur moins forte ; puis, d’une couleur blanche qui passe au noir quand on la mouille et redevient blanche au séchage, quelques mauvais dessins schématiques ont été ajoutés, dont, en bas à droite, un char européen de profil (à deux roues de droite figurées et le timon de ce côté, où se tient seul un nègre, tandis qu’un Boër15, monté sur la plate-forme du char, agite vivement un grand fouet. Cela n’a pu être peint avant le grand Trek au nord de la population boër, quelque chose comme 1830. Dans deux anfractuosités à droite de la niche où la scène de bataille est peinte, se trouvent encore quelques autres peintures très tardives : hommes, bœufs peints en blanc pour la première, et bœufs polychromes pour la seconde. Tous ces bœufs ont un style ‘‘empaillé’’ tout à fait différent du bon style polychrome plus ancien. À gauche, la falaise est interrompue par un petit ravin, à l’entrée duquel, mais non sur l’alignement de la falaise, est une cavité ronde, bourrée de signes schématiques blancs, exécutés par les Bantous. Une falaise plus basse reprend ensuite, avec encore deux panneaux peints, l’un, d’un petit groupe de femmes bushmen rouges, l’autre, avec quelques petites vaches polychromes, et, plus anciens, des animaux et hommes rouges avec de fins détails peints en blanc »16. Les relevés exécutés par l’abbé sur ce site, restés inédits jusqu’à ce jour, sont conservés par Paul Ellenberger, fils de Victor, qui a bien voulu nous les communiquer. Il s’agit de calques et de mises au net qui concernent, outre des anthropomorphes relevés dans l’un des abris voisins, plusieurs images appartenant à notre panneau, et sur lesquelles nous reviendrons (à l’exemple de la Planche 2 [1]). Il convient de noter que les mises au net en couleur rapprochent souvent sur le papier des éléments graphiques qui, dans la réalité, présentent une disposition tout autre, donnant donc une fausse idée de l’ensemble. Dans son compte rendu préparé à son retour de voyage pour la revue L’Anthropologie (Breuil, 1930), l’abbé se contentera de signaler qu’il a bien visité « les abris Christol et avoisinant, à Ventershoek près Wepener », en précisant qu’en « fondant ensemble » les données recueillies par
13 Breuil restitue ici en français le terme d’anglais sud-africain eland, qui désigne une grande antilope d’Afrique (Taurotragus oryx), parfois appelée aussi éland du Cap, élantilope ou antilope canna. 14 Christol omet effectivement certains de ces ornements qui, de nos jours, ne sont pratiquement plus visibles, mais que Stow avait bien vus. 15 Orthographe courante en France depuis la guerre anglo-boer de 1899 à 1902 (mais fautive quant à la prononciation) du mot néerlandais boer (« paysan », prononcer bour), équivalent de celui d’Afrikaner. 16 MAN, Archives Breuil, autobiographie, chapitre XXXVII « Voyage en Afrique du Sud (1929) », feuillets 34–35.
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Planche 2. 1. Mise au net du relevé, par l’abbé Breuil, de la représentation schématique d’un tablier féminin, située en bas à gauche du panneau, correspondant au no 79 de la Fig. 9 (Archives Paul Ellenberger, Photo JLLQ), et correspondant également à la vue de détail des Fig. 7 et 8. Nos remerciements à Paul Ellenberger. 2. L’un des blocs prélevés sur le panneau princeps par Frédéric Christol et actuellement conservé au Musée de l’Homme à Paris (Cote MH : 96.10.1, Photo Musée de l’Homme). 3. Restitution virtuelle des blocs prélevés. Deux prélèvements n’ont pu être localisés, l’opération de détachement des blocs ayant par ailleurs irrémédiablement détruit une bonne part du panneau (Photo JLLQ, février 2004). 1. Redrawing, by Breuil, of a feminine apron at the bottom of the panel, to the left. Cf. Fig. 9, no. 79 (Paul Ellenberger’s Archives, Photo JLLQ). Thanks to Paul Ellenberger. 2. One of the blocks withdrawn from the main panel by Frédéric Christol and currently held at the Musée de l’Homme in Paris (ref. MH: 96.10.1, Photo Musée de l’Homme). 3. Virtual restitution of the four blocks taken away by Christol. Two samples could not be located, and the sampling irreparably destroyed a large part of the panel (Photo JLLQ, Feb. 2004).
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Fig. 2. Relevé du panneau princeps du site par Agnès Schulz, collaboratrice de Léo Frobenius, lequel n’a pas publié ce document, actuellement conservé dans les archives du Frobenius-Institut (d’après Cˇervícˇek, 1976 : Fig. 128). Tracing of the main panel by Frobenius’ assistant Agnès Schulz. Léo Frobenius never published this document, now in the Frobenius Institute (after Cˇervícˇek, 1976 : Fig. 128).
lui sur ces sites et en trois autres localités (Modderpoort, Town’s Land près Ladybrand et Schaapplaats près Clarens) il a réussi à identifier « au moins seize séries picturales »17. À une date située entre 1928 et 1930, soit vers la même époque que Breuil, le fameux ethnologue allemand Leo Frobenius (1873–1938) visite à son tour le site avec ses collaboratrices, mais ne l’illustre que par la Fig. 9 du second tome de Madsimu Dsangara (Frobenius, 1931). Il s’agit d’un relevé sélectif du panneau situé à droite de la scène de bataille, simplement légendé « Wepener, Freistaat [i.e. État libre] ». Il porte le numéro 567 du catalogue des relevés de l’expédition Frobenius (1931 : 26, Fig. 9) et l’on peut supposer qu’il en existait probablement d’autres, consacrés à divers ensembles ou détails des peintures du même site. Mais l’on sait que la plupart des documents réunis par Frobenius en Afrique australe furent détruits durant la Seconde Guerre mondiale. Heureusement, ceux qui ont survécu et sont toujours conservés au Frobeniusˇ ervícˇek (1976). Le numéro 442 montre des « bovidés et des Institut ont été inventoriés par Pavel C hommes armés luttant », réalisés au pinceau par la dessinatrice Agnès Schulz qui a utilisé le blanc, le noir et le rouge, dans un ensemble où se reconnaît immédiatement notre « scène de bataille » (Fig. 2). Malgré quelques erreurs d’interprétation et omissions, ce relevé est certainement l’un des plus précis que l’on possède pour cette scène, compte tenu de ce qu’il fut exécuté sur place après les prélèvements ayant amputés une partie du panneau, et du fait que la dessinatrice s’est contentée d’y porter ce qu’elle a vu (ou cru voir), sans essayer de restituer les parties manquantes.
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Mais la liste qu’il donne dans la même publication en comporte en réalité dix-sept. . .
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Par la suite, la fresque continua à susciter un vif intérêt et c’est ainsi que, par exemple, Bert Woodhouse a publié une photographie partielle de la « scène de bataille », ainsi légendée : « Les peintures représentant des Noirs avec leurs vaches sont généralement caractéristiques, notamment lorsqu’ils sont montrés poursuivant une arrière-garde combattante de Bushmen après un raid sur le bétail » (Woodhouse, 1979 : 117 et Fig. 143). 3. Sur la piste des vaches volées L’autobiographie inédite de l’abbé Breuil confirme ce que l’on soupçonnait déjà : c’est bien Frédéric Christol, le passionné d’art africain, qui mutila définitivement le panneau de Ventershoek : « Il fit découper plusieurs de ces bovidés, qui sont aujourd’hui au Musée de l’Homme, auquel il les avait offerts du temps de Quatrefages, je pense, et aussi, si mon souvenir est fidèle, au Musée de Neuchâtel (Suisse) »18. Christol lui-même, d’ailleurs, ne dissimulait pas son forfait, quoique la présentation qu’il en fait dans son livre de souvenir, rédigé plus de 40 années après, en un temps où il n’était plus guère possible de pratiquer de semblables déprédations avec la même bonhomie, laisse pointer un désir d’autojustification : « Comme le nom indigène de la station d’Hermon, Qibing, nous invitait à penser aux Bushmen, les aborigènes de la contrée dont l’origine est ignorée, je ne tardais [sic] pas à m’intéresser à cette race méprisée et honnie et me rendis, non loin d’Hermon, dans une caverne ou abri sous roche qu’on m’avait signalé et où je trouvais [sic] une très intéressante peinture faite par des Bushmen, la plus complète peut-être qu’on puisse voir et que je copiais [sic] avec le plus grand soin en plusieurs séances. [. . .] Ne pouvant emporter une caverne, j’ai fait détacher quelques fragments de cette peinture pour le Musée d’Ethnographie du Trocadéro, de Paris, dans un bon but, comme vous voyez » (Christol, 1930 : 73–74). Un autre témoignage, celui de l’anthropologue et américaniste Ernest-Théodore Hamy, éclaire ce prélèvement sous un autre jour, puisqu’il écrit : « un fragment qui s’était détaché du tableau en haut à gauche a été rapporté au Trocadéro par le Rd Christol. Il représente une vache » (Hamy, 1908 : 389). Hamy ne pouvant, à cette époque, avoir d’autre information sur ce fragment que par le témoignage du donateur lui-même, à savoir Christol, il en résulte que notre révérend devait se sentir quelque peu coupable, pour ne pas avoir osé avouer que le découpage de la paroi était de son fait, et pour présenter son présent au Muséum comme résultant du simple ramassage d’un fragment tombé tout seul à terre ! En nous basant sur le souvenir, en effet fidèle, de l’abbé Breuil, nous avons pu retrouver quatre des six prélèvements (au moins)19 opérés sous l’égide de Christol : deux ont bien été donnés au Musée d’Ethnographie du Trocadéro20 (aujourd’hui Musée de l’Homme) à Paris par Christol lui-même en 1896 (Planche 2 [2] ; Fig. 3), et deux sont au Musée de Neuchâtel (Fig. 4 et 5)21. 18
MAN, Archives Breuil, autobiographie inédite, chapitre XXXVII « Voyage en Afrique du Sud (1929) ». Il est à noter en effet que d’autres prélèvements ont été effectués sur d’autres panneaux du même site, mais notre enquête s’est limitée à ceux qui concernent la scène de bataille. 20 Cotes actuelles MH : 96.10.1 et 96.10.2 (les cotes de l’ancien Musée d’Ethnographie du Trocadéro sont respectivement MET : 39.892 et 39.893). Le second de ces blocs porte des traces de restauration, ayant été recollé et repeint suivant deux lignes diagonales qui traversent la peinture originale. 21 Merci à toutes les personnes qui nous ont facilité l’accès à ces documents : Henri de Lumley, Odile Romain et Manuel Valentin au Musée de l’Homme, Roland Kaehr au Musée de Neuchâtel. 19
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Fig. 3. Autre bloc également prélevé sur le même panneau par Christol, conservé au Musée de l’Homme à Paris (Cote MH : 96.10.2, Photo Musée de l’Homme). Another block also taken by Frédéric Christol from the same panel, and now in the Musée de l’Homme in Paris (ref. MH: 96.10.2, Photo Musée de l’Homme).
Deux images manquantes, probablement déposées dans quelque musée à l’instar des quatre autres, n’ont pu être retrouvées malgré nos efforts et ceux de maintes personnes et institutions contactées22. Ce qui reste certain, c’est que cinq des blocs prélevés le furent dans l’intention d’obtenir sur chacun d’eux l’un des bovins du troupeau figurant à gauche du panneau, mais que les peintures visibles sur les deux fragments conservés au Musée de Neuchâtel ont été très abîmées par la découpe des blocs23. En 1998, en même temps qu’une série de gravures données au même musée par le collectionneur Emil Holub, qui fit des ravages dans nombre de sites d’Afrique australe (Le Quellec, 2005 : 144, 146), les deux blocs conservés au Laboratoire de Préhistoire du Musée de l’Homme ont fait l’objet d’une étude de Manuel Valentin (1998). Mal informé sur les circonstances du prélèvement et sur le site lui-même, Manuel Valentin écrit que c’est « dans la caverne dite Johannesberg [sic24] qu’il trouva les deux pierres peintes, qu’il ne fit probablement que ramasser, ce qui les distingue des pierres ramenées par Holub » (Valentin, 1998 : 221)25. Les divers témoignages recueillis par nous dans la littérature (par ex. Stow et Bleek, 1930 : non paginé), de même que l’aveu de Christol lui-même, nous permettent d’être formels : c’est bien lui qui, loin de se contenter d’un ramassage au sol, fit découper les blocs sur la
22 Plusieurs musées d’Afrique du Sud ont été sollicités (Kimberley, Bloemfontein, Cape Town, Smithfield), de même qu’au Lesotho (Morija) et en France (Toulouse) sans permettre malheureusement de retrouver les pièces manquantes. Merci aux responsables de ces institutions. 23 Ceux-ci portent les cotes III.C.3742 et III.C.3743, et sur le second se trouve une étiquette avec les mots suivants, inscrits au crayon bleu : « peinture des / Bushmann / Lessouto Land / Robert Gretillat / Voyage 1892 ». 24 Cacographie ou confusion avec Johannesburg, capitale économique de l’Afrique du Sud ? D’autres documents du Musée de l’Homme, notamment l’ancien cahier d’enregistrement du Musée d’Ethnographie du Trocadéro, portent bien la mention Jamerberg. 25 D’où cette interrogation de l’auteur : « Les deux pierres ramassées par Ellenberger [ici confondu avec Christol !] faisaient-elles partie d’un ensemble plus vaste ou n’ont-elles servi que de support à un peintre encore inexpérimenté ? » (Valentin, 1998 : 224).
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Fig. 4. Autre bloc du même panneau, lui aussi prélevé par Frédéric Christol et offert au Musée de Neuchâtel en Suisse, qui le conserve actuellement (Cote III.C.3742, Photo Musée de Neuchâtel). A third block from the same panel, also taken by Frédéric Christol, who offered it to the Neuchâtel Museum in Switzerland, where it is still held (Cote III.C.3742, Photo Musée de Neuchâtel).
Fig. 5. Quatrième des blocs prélevés par Frédéric Christol, conservé avec le précédent (Cote III.C.3743, Photo Musée de Neuchâtel). The fourth block taken away by Frédéric Christol, now kept with the previous one (ref. III.C.3743, Photo Neuchâtel Museum).
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paroi, désormais irrémédiablement mutilée, et en cela son acte est tout à fait comparable aux déprédations commises par Holub. Ces blocs avaient du reste fait déjà l’objet, en 1939, d’une publication où leur photographie fut pour la première fois reproduite. Ses auteurs, Henri Rivière et Harper Kelley (ce dernier avait accompagné Breuil sur le site en 1929) comparent les peintures des deux blocs au relevé qu’en avait fait Stow et notent en particulier que sur l’original de l’exemplaire le plus grand, la ligne du ventre, très différente de celle du relevé, pourrait faire penser à un mâle. Ils signalent alors qu’un examen aux ultra-violets, effectué par M.A. Fédorowsky, a permis de conclure que le ventre de l’animal avait été repeint, et que « la copie de Stow est parfaitement exacte sur ce point » (Rivière et Kelley, 1939 : 372). Le bloc ayant été brisé et réparé anciennement, il apparaît que la ligne du ventre a effectivement été reprise quand il a fait l’objet de retouches destinées à camoufler la réparation. Lorsque, par des moyens informatiques, on reporte virtuellement les blocs sur le panneau d’où ils proviennent (Planche 2 [3]), il apparaît très vite qu’il est impossible de reconstruire l’intégralité de l’image originale. Les prélèvements ont été pratiqués à l’aide d’une taille en oblique et de nombreux coups de burins ont été portés tout autour, faisant disparaître tout ou partie des images limitrophes. De plus, un examen attentif de la paroi nous a permis de constater que ces déprédations n’ont pas visé que des bovins, mais également des personnages. En effet, à l’emplacement des deux Noirs courant à grandes enjambées, visibles tout en haut à droite sur le relevé de Stow (Planche 1 [3 et 4]), ne se voit plus maintenant que la trace d’un sixième prélèvement, non remarqué par nos prédécesseurs. Quatre parmi les cinq autres ayant été déposés dans des musées d’Europe, on peut supposer qu’il en fut de même pour celui-ci, mais nous n’avons pas eu la chance de le retrouver. Il est possible qu’il se trouve maintenant dans une collection privée, quelque part en Europe ou en Afrique australe – si tant est que ce prélèvement n’ait pas été détruit lors de son exécution. Au-delà des dommages irréparables qu’elles causent à une œuvre et aux « lectures » que nous serions tentés d’en faire aujourd’hui, ces déprédations volontaires doivent attirer notre attention sur l’histoire de l’image. L’art rupestre est souvent lu at face value, comme si tous les traits figurés sur une paroi étaient contemporains, comme si tout ce qui est représenté sur la paroi l’avait été en un unique instant créateur. À l’idée tacitement admise d’une œuvre fruit d’une subjectivité unique, nous allions le postulat qu’elle se révèle toute entière dans son objectivité d’œuvre achevée et complète. Dans le cas présent, cette question se trouve être singulièrement compliquée par les lectures et les actions destructrices de nos prédécesseurs comme la mention de ce qu’ils ont vu et que nous n’avons pu voir, ou encore l’évocation d’ajouts, de reprises ou de disparitions, livrant à la postérité une image changeante, un palimpseste sur lequel interviennent, Fig. 6. Tableau comparatif des différents relevés du panneau de la « scène de bataille » de Ventershoek. Légende : S : Stow. C-1884 : Christol, 1884 (aquarelle du Musée de Neuchâtel). C-1911 : Christol, 1911. CCP : Carte postale de Christol. CG : Dessin de C. Guillaume. D : Dieterlen. F : Frobenius. BLM : Musée de Bloemfontein. E-1 : Victor Ellenberger à la Masitise Cave House. E-2 : Ellenberger au Musée de l’Homme puis à la Masitise Cave House. E-3 : Paul Ellenberger, 2003 (détails complémentaires dans le texte). Symboles utilisés : 1 : figure sur le relevé. O : ne figure pas sur le relevé. La ligne du bas donne le nombre de sujets figurés par relevé, la colonne de droite le nombre de chercheurs ayant relevé un sujet. En jaune : sujets relevés par tous les chercheurs. Comparative statement of various tracings of the main panel with the ‘‘battle scene’’ at Ventershoek. S: Stow. C-1884: Christol 1884 (watercolor in the Neuchâtel Museum). C-1911: Christol, 1911. CCP: postcard by Christol. CG: tracing by C. Guillaume. D: Dieterlen. F: Frobenius. BLM: Bloemfontein Museum. E-1: Victor Ellenberger at the Masitise Cave House. E-2: Ellenberger at the Musée de l’Homme, then at the Masitise Cave House. E-3: Paul Ellenberger, 2003 (more details in the text). Symbols used: 1: visible on the tracing. 0: not visible on the tracing. The last line gives the number of items by tracing, the column on the right gives the number of researchers who traced each picture. In yellow: pictures traced by all the researchers.
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au cours du temps, des subjectivités multiples, animées d’intentions diverses, et qui ont vu une peinture différente. 4. Restitution À dire vrai, tous les relevés publiés ou non de cette fresque sont, chacun à leur façon, des restitutions, dans la mesure où ils tentent tous, sans l’avouer, de pallier les déficiences de l’image vue in situ par un recours plus ou moins pertinent à tel ou tel des autres relevés effectués antérieurement. La nouveauté de notre approche est précisément de prendre acte de l’histoire mouvementée de cette image pour nous permettre, à partir des archives laissées par les pariétalistes (relevés, copies, descriptions, prélèvements, photos anciennes et actuelles), de documenter des états successifs, et de la sorte remonter à une reconstitution « idéale » du document en question. Cette méthode a un parallèle avec la Quellenforschung de la philologie. Nous ne dissimulons pas que nous proposons de produire de la sorte un « Ur-Dokument » qui, peut-être, n’a jamais existé. Une comparaison préliminaire des relevés disponibles de cette fresque nous révèle que 76 sujets (au moins) figurèrent, à un moment ou à un autre, sur ce panneau. Ce décompte nous permet de comparer à cet état idéal, et sous le rapport du nombre de ceux reproduits, l’ensemble des copies et relevés dont nous disposons. Le tableau suivant (Fig. 6) résume nos observations. Nous avons procédé à une restitution graphique se basant en premier lieu sur l’état actuel de la paroi, avec laquelle nous nous sommes interdit tout contact. Associant observations et schémas
Fig. 7. Photo rapprochée du motif relevé par Breuil en planche 2 [1] (photo JLLQ, avril 2006). Photograph of the picture traced by Breuil in plate 2 [1] (Photo JLLQ, April 2006).
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Fig. 8. Même cliché que celui de la Fig. 7, traité à l’aide des logiciels DStretch et ImageJ. Comparer avec le relevé de Breuil sur la planche 2 [1]. Ce motif représente un tablier féminin à franges, dont l’importance est grande lors des cérémonies d’initiations féminines des groupes khoekhoe (Photo JLLQ, avril 2006). The same photograph, modified with the DStretch and ImageJ softwares. Compare with Breuil’s tracing in plate 2 [1]. This item represents a feminine apron with a fringe, a very important garment used during the feminine initiation ceremonies among Khoekhoe groups (Photo JLLQ, April 2006).
de terrain, dessins à main levée, photographies d’ensemble et de détail, tant de la paroi que des blocs conservés dans les musées, nous avons d’abord utilisé le procédé du calque sur photographie, en tirant largement parti des possibilités offertes par le logiciel « Illustrator » développé par Adobe. L’emploi d’un grand écran permet des agrandissements importants (jusqu’à 64 fois) facilitant assemblages et tracés. Pour les parties peu lisibles des clichés, le traitement des contrastes et de la saturation, la modification des balances de teintes et la correction sélective par couleur (Cyan, Magenta, Jaune, Noir) à l’aide de « Photoshop » (également d’Adobe) permet souvent, en première approche, d’améliorer grandement les possibilités de lecture. Mais nous avons utilisé aussi l’analyseur d’images « ImageJ », développé en langage Java26, en association avec le greffon ( plug-in) DStretch que nous a aimablement communiqué son concepteur Jon Harman27. Il s’agit d’un système de décorrélation des couleurs conçu à l’origine pour la télédétection, et que ce chercheur a adapté aux besoins des pariétalistes.
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Il s’agit d’un logiciel libre, téléchargeable à l’adresse suivante : http://rsb.info.nih.gov/ij/. Voir J. Harman (2005). Grand merci à ce chercheur, qui diffuse librement le résultat de son travail auprès des chercheurs intéressés (cf. http://www.dstretch.com/). 27
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Fig. 9. Restitution idéale du panneau de la « scène de bataille » de Ventershoek, tenant compte de l’ensemble de la documentation accessible (DAO JLLQ). Ideal restitution of the panel of the ‘‘Battle Scene’’ at Ventershoek, taking account of all the accessible documentation (DAO JLLQ).
Sur certains clichés, le résultat est très impressionnant (Fig. 7 et 8) à comparer avec le relevé de Breuil (Planche 2 [1]). Après avoir ainsi procédé au relevé de la paroi actuelle, les prélèvements dont nous avons eu connaissance ont été virtuellement remis en place. Le reste de l’image a été ensuite reconstitué en utilisant le travail des auteurs qui nous ont précédés, en partant de l’observation que si leurs relevés sont souvent assez grossièrement faux quant aux emplacements respectifs des sujets, ils s’avèrent assez corrects pour les détails encore vérifiables. Cela est probablement dû à une méthode de travail dont témoignent, entre autres calques, ceux de Breuil, et qui consiste à faire des relevés partiels, assemblés ensuite alors que le chercheur est loin du site et ne peut vérifier le résultat final sur place. Notre restitution finale (Fig. 9) n’a donc été possible que dans la mesure où, autant que l’on puisse en juger à partir des figures conservées (sur la paroi ou sur les blocs détachés), les relevés dont nous disposons pour les parties manquantes sont dans l’ensemble assez fidèles. Leurs principales erreurs consistent en une disposition souvent erronée des figures les unes par rapport aux autres, et à l’oubli de certains protagonistes de la scène, humains ou animaux. En revanche, chaque figure notée est, dans le détail, plutôt correcte. C’est particulièrement le cas sur les relevés de Christol, ce qui laisse à penser que ceux-ci résultent d’un assemblage de relevés détaillés pour chaque figure, copiées séparément puis reportées sur un croquis d’ensemble du panneau assez approximatif. C’est lors de la dernière étape que ce sont glissées les erreurs les plus flagrantes (oubli de certaines figures, mauvais positionnement de plusieurs d’entre-elles. . .). Cependant, d’autres problèmes peuvent surgir : mauvaise détection de certains détails sur quelques sujets animaux (forme des cornes, présence de pis. . .) et humains (décor corporel, pagnes. . .), dont il nous a fallu tenir compte. Lorsqu’un tel détail a été vu par plusieurs auteurs, nous l’avons systématiquement adopté, mais nous avons également accepté
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certains traits désormais impossibles à vérifier dans leur ensemble, en particulier le décor corporel des Bushmen, uniquement noté par Stow, mais en grande partie contrôlable de nos jours grâce aux vestiges qui subsistent aujourd’hui par endroits, et grâce au traitement informatique des images. Dans un cas, nous avons dû faire un choix arbitraire : le double bandeau que porte l’un des personnages du groupe des « grands Noirs » est blanc selon Stow, rouge sur une des copies de Christol, inexistant sur les autres, et invisible à l’œil nu actuellement. Dans ce cas précis, nous avons préféré faire confiance à Christol car, après traitement de notre photographie avec DStretch, un léger tracé rouge se laisse encore deviner à cet endroit. C’est également Stow qui a été privilégié pour les deux guerriers en course prélevés en haut du groupe, mais ce sont les calques de Paul Ellenberger qui nous ont servi à corriger le dessin des personnages en tenue européenne. Faisant davantage confiance à Stow qu’à d’autres visiteurs du site, nous avons maintenu le personnage no 34 que Victor et Paul Ellenberger ont supprimé. Par contre, seul Paul Ellenberger a reconnu l’ajout du petit personnage no 40 au sein du groupe des « grands Noirs », en lui attribuant un bouclier de la couleur du mouton no 12. La manipulation informatique des images et l’examen rapproché, sous fort contraste, des anciennes photographies de la paroi mouillée montrent que ce personnage existe bien, alors qu’il est pratiquement invisible sur place de nos jours. Il est probable que la qualité relativement mauvaise du « pot de peinture » utilisé pour réaliser ces images a joué contre elles, et qu’elles n’ont pas résisté aux mouillages successifs28. Bien que souhaitant réduire au maximum les possibilités d’erreurs, notre but ici n’était pas de produire le fac-simile d’un original disparu, et nous assumons pleinement le fait qu’un relevé est toujours, à quelque degré, personnel. La notion de « restitution parfaite » est du reste abandonnée des pariétalistes actuels, car « les relevés des œuvres par le dessin [. . .] ne rendent compte de la réalité qu’à travers le filtre d’une main étrangère » (Leroi-Gourhan, 1965 : 240). Pourtant, ce défaut inévitable est justement ce qui fait toute la valeur du relevé, qui se distingue de la copie par son caractère analytique et interprétatif (Lorblanchet, 1993 : 336). Ce travail a pour but de « dépasser l’aspect immédiat d’une œuvre » (Lorblanchet, 1993 : 335) pour la pénétrer en profondeur, et nous suivons ici l’opinion de Denis Vialou, pour qui « la finalité d’une étude d’art pariétal n’est pas d’abord celle de reproduire : elle est de donner les moyens d’une meilleure compréhension » (Vialou, 1986 : 21–22). En ce sens, notre travail tend à illustrer que la publication d’une œuvre rupestre, loin de s’apparenter à une édition de sources, correspond en réalité à une reconstitution. Et que le travail à accomplir est d’autant plus difficile que le panneau concerné a connu – rançon de sa célébrité et de son caractère emblématique – un grand nombre d’interventions et de regards conjugués, qui tous ont laissés une empreinte nous éloignant bien souvent, dans les faits, de l’œuvre « originale ». Références Bednarik, R.G., 1990. About professional rock art vandals. Survey 4/6, 8–23. Breuil, H., 1930. Premières impressions de voyage sur la Préhistoire sud-africaine. L’Anthropologie XL, 209–223. Cartailhac, E., Breuil, H., 1906 [paru en 1908]. La Caverne d’Altamira à Santillane près Santander (Espagne). Imprimerie de Monaco, Monaco. ˇ ervícˇek, P., 1976. Catalogue of the rock art collection of the Frobenius Institute. Franz Steiner Verlag, Wiesbaden. C Christol, F., 1897. Au sud de l’Afrique. Berger-Levrault, Paris.
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A l’instar du mouton no 12, cette figure correspond très certainement à un ajout postérieur réalisé à l’aide d’une peinture sensiblement différente de celle utilisée pour exécuter les principaux motifs composant la « bataille ».
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