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Est-il approprié d’étudier chez l’homme la pharmacocinétique des médicaments destinés aux femmes enceintes? Gideon Koren, MD, FRCPC Programme Motherisk, Hospital for Sick Children, Toronto (Ont.)
vant qu’un médicament puisse bénéficier d’une approbation rédrglementaire, son profil pharmacocinétique doit faire l’objet d’une description précise pour ce qui est de son absorption, de sa distribution et de son élimination dans le corps. Cela s’effectue couramment par l’administration, à un groupe de volontaires en santé, de la dose typique devant être mise en marché et, ensuite, par la mesure de l’évolution chronologique des taux du médicament en question dans des prélèvements sanguins issus de ceux-ci.
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Pendant de nombreuses années, ces études ont entièrement été menées chez des hommes, et ce, jusqu’à ce que la Federal Drug Administration américaine publie, en 1993, de nouvelles lignes directrices soutenant l’inclusion des femmes à ces études1. Depuis lors, une variété d’études de bioéquivalence ont inclus des données mixtes représentant les deux sexes. Prenez ce qui suit en considération : une société pharmaceutique espérant mettre en marché un médicament qui n’est indiqué que pour la cholestase biliaire attribuable à la grossesse soumet des données sur la bioéquivalence du médicament en question à l’organisme de réglementation. Elle présente des données indiquant l’évolution chronologique des taux de médicament après avoir administré le médicament à 20 volontaires masculins. Elle fait valoir qu’il était beaucoup plus facile de recruter des volontaires masculins et que les résultats ne devraient pas diverger de façon significative d’un sexe à l’autre en ce qui concerne l’évolution chronologique des taux de médicament. Ces hypothèses sont-elles valables? Les concentrations de médicament dans le sang en fonction du temps écoulé depuis l’administration d’une dose orale dépendent de trois processus : l’absorption, la distribution et l’élimination. L’absorption intestinale est caractérisée par J Obstet Gynaecol Can, vol. 32, n° 7, 2010, p. 631–632
son taux (c.-à-d. sa rapidité ou sa lenteur) et son ampleur (le pourcentage de molécules absorbées par comparaison avec le nombre total de molécules administrées). La distribution d’un médicament dépend de ses affinités de liaison à différents compartiments de tissus et à différents organes. Par exemple, un agent qui demeure en large partie dans le sang (p. ex. les immunoglobulines) présentera un très faible volume de distribution, par comparaison avec un agent qui se lie abondamment aux muscles (p. ex. digoxine). L’élimination d’un médicament s’effectue habituellement par voie rénale ou par métabolisme hépatique et par excrétion biliaire ou rénale des métabolites. L’hypothèse selon laquelle la bioéquivalence des médicaments chez l’homme et la femme est similaire doit donc être fondée sur l’hypothèse selon laquelle les processus de l’absorption, de la distribution et de l’élimination des médicaments sont similaires chez les deux sexes. Mais le sont-ils vraiment? Chen et coll.2 ont analysé 26 études de bioéquivalence mettant en jeu des membres des deux sexes qui ont été soumises à la Food and Drug Administration américaine. Ils ont étudié une grande variété d’agents, dont des benzodiazépines, des H2-bloquants, des AINS, des antiépileptiques et des antiarythmisants. Les auteurs ont établi qu’une différence de 20 % entre les sexes s’avérait significative sur le plan clinique et ont constaté qu’il y avait des différences entre les sexes en ce qui concerne l’aire sous la courbe de concentration-temps dans 13 % des études et, en ce qui concerne les concentrations de pointe, dans 35 % des études. Des différences liées au sexe moyennes supérieures à 20 % en ce qui a trait aux paramètres pharmacocinétiques ont été constatées dans 39 % de tous les ensembles de données. Dans 28 % des ensemble de données, ces différences étaient significatives sur le plan statistique. La fréquence était de 15 % à la suite de la neutralisation de l’effet du poids corporel. JULY JOGC JUILLET 2010 l
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L’analyse de la littérature pharmacologique corrobore les résultats de l’analyse systématique menée par Chen et coll., indiquant des différences courantes entre les sexes dans le cas des médicaments « cytochrome P4503A », ainsi que dans celui de nombreux autres agents. La liste qui suit présente des exemples de différences importantes entre les sexes. • Les médicaments « cytochrome P4503A » comptent un taux de clairance considérablement plus rapide chez les femmes, et ce, tant en ce qui concerne l’administration par voie IV que par voie orale3. • Le sufentanil compte un taux de clairance plus rapide chez les hommes4. • La clozapine compte un taux de clairance plus rapide à la suite d’une administration orale chez les hommes5. • Chez les femmes, les concentrations plasmatiques des antirétroviraux saquinavir, ritorovir, efavirenz et nevirapine connaissent une modeste hausse, par comparaison avec la hausse constatée chez les hommes6. • L’orfloxacine présente une aire sous la courbe de concentration et une concentration maximale plus élevées chez les jeunes femmes que chez les jeunes hommes7. • La torasémide connaît une élimination réduite chez les femmes8. • Le chlordiazépoxide présente une clairance orale réduite chez les hommes âgés, mais non chez les femmes âgées9. Compte tenu de ces données, l’idée d’incorporer des hommes et des femmes à la même étude ne semble pas raisonnable, puisque différentes proportions sexuelles pourraient en venir à fausser les résultats de quelque étude que ce soit. Récemment, l’Accountability Office du gouvernement américain a signalé que bien que la participation des femmes aux essais financés par les National Institutes of Health ait connu une hausse, les données générées ne sont souvent
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pas analysées séparément en fonction du sexe. Une telle analyse s’avère pourtant cruciale pour différencier les effets thérapeutiques et indésirables chez les hommes et les femmes10. Ainsi, la pratique courante d’étudier la pharmacocinétique des médicaments destinés aux femmes (dans notre exemple, la cholestase biliaire) auprès d’hommes ou de populations mixtes est dépourvue de logique et devrait être abandonnée, puisqu’elle peut mener à des recommandations posologiques erronées. Les organismes de réglementation et les cliniciens devraient insister sur le fait de fonder les schémas posologiques destinés aux femmes sur des données recueillies auprès de femmes. RÉFÉRENCES 1. US Department of Health and Human Services. Food and Drug Administration. « Guideline for the study and evaluation of gender differences in clinical evaluation of drugs », Federal Register, vol. 58, n° 139, le 22 juillet 1993, p. 39406–16. 2. Chen ML, Lee SC, Ng MJ, Schuirmann DJ, Lawrence JL, Williams RL. « Pharmacokinetic analysis of bioequivalence trials: implication for sex-related issues in clinical pharmacology and biopharmaceutics », Clin Pharm Ther, vol. 68, 2000, p. 5. 3. Greenblatt DJ, von Moltke LL. « Gender has a small but statistically significant effect on clearance of CYP3A substrate drugs », J Clin Pharmacol, vol. 48, 2008, p. 1350–5. 4. Zhao Y, Wu XM, Duan JL, Sheng XY, Liu W, Lu W et coll. « Pharmacokinetics of sufentanil administered by target-controlled infusion in Chinese surgical patients », Chin Med J (anglais), vol. 122, 2009, p. 291–5. 5. Ng W, Uchida H, Ismail Z, Mamo DC, Rajji TK, Remington G et coll. « Clozapine exposure and the impact of smoking and gender: a population pharmacokinetic study », Ther Drug Monit, vol. 31, 2009, p. 360–6. 6. Best BM, Capparelli EV. « Implications of gender and pregnancy for antiretroviral drug dosing », Curr Opin HIV AIDS, vol. 3, 2008, p. 277–82. 7. Zulfiqar-ul-Hassan, Riffat S, Naseer R. « Gender differences on bioavailability of ofloxacin », J Ayub Med Coll Abbottabad, vol. 20, 2008, p. 114–7. 8. Werner U, Werner D, Heinbuchner S, Graf B, Ince H, Kische S et coll. « Gender is an important determinant of the disposition of the loop diuretic torasemide », J Clin Pharmacol, vol. 50, 2010, p. 160–8. 9. Greenblatt DJ, Divoll MK, Abernethy DR, Ochs HR, Harmatz JS, Shader RI. « Age and gender effects on chlordiazepoxide kinetics: relation to antipyrine disposition », Pharmacology, vol. 38, 1989, p. 327–34. 10. Fang J. « Sex bias blights drug studies », Nature, vol. 464, 2010, p. 332–3.