Évolution des boulimiques en psychothérapie dans le test de Rorschach ◊

Évolution des boulimiques en psychothérapie dans le test de Rorschach ◊

L’évolution psychiatrique 70 (2005) 577–593 http://france.elsevier.com/direct/EVOPSY/ Présence du corps Évolution des boulimiques en psychothérapie ...

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L’évolution psychiatrique 70 (2005) 577–593 http://france.elsevier.com/direct/EVOPSY/

Présence du corps

Évolution des boulimiques en psychothérapie dans le test de Rorschach e Rorschach assessment of psychotherapeutic change in bulimic women Pierre Gaudriault *, Carole Guilbaud Psychologues, CSMRP-MGEN, 83, rue Lauriston, 75116 Paris, France Reçu le 5 mars 2004 ; accepté le 21 juillet 2004 Disponible sur internet le 08 août 2005

Résumé Le but de cette étude est d’évaluer l’évolution de patientes boulimiques au cours de leur prise en charge notamment par la psychothérapie. La méthode d’évaluation tient compte des perturbations associées aux TCA (Troubles des conduites alimentaires) sur le plan de l’image de soi et de la relation d’objet. Elle consiste à comparer les résultats du Rorschach au début (t1) puis à un moment avancé de la thérapie (t2). On fait l’hypothèse que quatre propriétés du Rorschach (déterminants, rapport à la symétrie, récurrence, contenu des réponses) sont susceptibles de faire apparaître des changements qui reflètent l’évolution des patientes entre les deux temps d’examen. Les résultats montrent certaines modifications en rapport avec les quatre propriétés étudiées. © 2005 Publié par Elsevier SAS. Abstract This purpose of this study is to evaluate the development of female bulimic patients during their treatment and in particular during the psychotherapy. The method of evaluation takes into account the

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Toute référence à cet article doit porter mention : Gaudriault P, Guibault C. Évolution des boulimiques en psychothérapie dans le test de Rorschach. Evol. Psychiatr. 2005 ; 70. * Auteur correspondant : M. Pierre Gaudriault. Adresse e-mail : [email protected] (P. Gaudriault). e Recherche effectuée dans le cadre de l’Unité de Traitement des Troubles des Conduites Alimentaires. Responsable : Dr B. Remy. (CSMRP-MGEN, 83, rue Lauriston, 75116 Paris, France). 0014-3855/$ - see front matter © 2005 Publié par Elsevier SAS. doi:10.1016/j.evopsy.2004.07.007

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side effects associated with eating disorders with regard to self image and object relations. It consists in comparing the results of the Rorschach test at the beginning (t1) and at a later stage of the therapy (t2). We assume that four properties (determinants, reaction to symmetry, recurence, contents of the response) are likely to show changes that reflect the patient’s development between two tests. Results demonstrate certain changes that are linked to the four properties studied. © 2005 Publié par Elsevier SAS. Mots clés : Boulimie ; Psychothérapie ; Image de soi ; Relation d’objet ; Rorschach ; Évaluation Keywords: Bulimia; Psychotherapy; Self Representation; Object Relations; Rorschach; Assessment

1. Objectifs et hypothèses L’évaluation du changement chez des patientes boulimiques prises en charge sur un mode psychothérapeutique ne peut se contenter d’apprécier l’évolution du comportement alimentaire. L’étude longitudinale effectuée par le réseau INSERM sur 158 femmes boulimiques a montré que les patientes dont la diminution des TCA (Troubles des conduites alimentaires) était la plus significative étaient également améliorées sur un plan psychique global [1]. Cependant, dans cette étude, l’amélioration psychopathologique générale fut essentiellement observée sur un mode quantitatif, à partir de l’échelle SCL90R réétalonnée par Pariente et al. [2]. Ces résultats ne permettaient pas d’apprécier la nature des changements sur le plan des représentations de soi et d’objet qui devaient pourtant avoir eu lieu, si l’on admet avec Jeammet1 que les troubles boulimiques en sont profondément tributaires. La récente expertise collective sur l’évaluation de trois formes de psychothérapies y compris la thérapie d’orientation analytique apprécie l’efficacité de ces traitements sans pour autant conclure à une supériorité de l’une d’entre elles ([4], p. 457). Mais là encore, les experts ne se sont guère intéressés à la nature des modifications en jeu dans le cours des traitements. Il est remarquable à cet égard que les études sur l’évolution de patients en psychothérapie au moyen du Rorschach n’aient pas été retenues par les experts. En effet, il nous semble que le Rorschach offre une situation d’observation intéressante pour l’analyse de ces représentations chez les patientes au début de la prise en charge psychothérapique (t1) puis à un moment avancé de ce traitement (t2). Avant d’examiner les indices du Rorschach qui montreraient cette évolution, rappelons d’abord les principales hypothèses énoncées sur les troubles de la représentation de soi et la relation d’objet dans la boulimie. Tout d’abord, l’image de soi est singulièrement dévaluée par un processus de vidage narcissique dans lequel la conduite boulimique apparaît aussi bien comme la manifestation outrancière de ce processus que comme une façon de le confirmer. En fait, il s’agit moins d’une jouissance orale que d’une contrainte agie à ne pas penser. Jeammet a souligné que l’agir boulimique vient en lieu et place d’une élaboration psychique ([3], p. 81). En ce sens, note Brusset, par rapport aux solutions habituelles à la névrose, le symptôme n’est pas tant

1

Jeammet P. Dysrégulation narcissiques et objectales dans la boulimie . In ([3], p. 81–104).

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l’expression d’un fantasme inconscient qu’une manière d’expulser le conflit psychique d’une façon qui s’apparente à l’identification projective2. Cette manière d’absorber avidement ou de rejeter les représentations de soi se retrouve dans la relation d’objet. Jeammet parle d’un « style relationnel » ([3], p. 85) analogue au dérèglement de la conduite alimentaire. C’est une relation en tout ou rien, une « appétence objectale » ([3], p. 86) qui doit être rapportée à une défaillance de l’intériorité. Les objets internes étant insuffisamment stables, le sujet est porté à développer une dépendance envers des objets externes à la fois idéalisés et dévalorisés. Or ce qui spécifie plus précisément les troubles boulimiques est leur rapport privilégié à l’objet maternel. Ce rapport se trouve singulièrement aliéné dans un mode de relation où alternent des attitudes d’envie, de dépendance et de rejet qui, de toute évidence, est un choix inconscient adressé à la mère et constitue, comme par dérision, un désaveu de sa fonction nourricière. Selon Bruch [5], la mère de boulimique aurait privilégié la réponse nutritionnelle en négligeant toute autre demande de son enfant. En fait, la nourriture est devenue pour la fille boulimique un pseudo-objet, déconnecté du processus d’introjection, susceptible d’être avidement absorbé et brutalement dévalué ou rejeté. Ce pseudo-objet ne possède pas de qualité symboligène pour le sujet qui tente de l’incorporer : « l’objet nourriture, note encore Jeammet ne serait pas un représentant psychique de l’ordre de la métaphore qui suppose une reconnaissance de la séparation, mais plutôt un ersatz de la mère résultant d’un clivage qui permet de faire l’économie de la séparation » [3]. Il en résulte une faiblesse narcissique selon laquelle « tout signe d’altérité comporte une menace d’intrusion, d’envahissement de l’espace propre, de mise à nu, d’arrachement de l’enveloppe protectrice, ou de contention, d’enfermement dans une gangue qui broie, étouffe, noie » ([6], p. 58). C’est tout le processus de séparation–individuation par rapport à l’objet qui est en jeu, tel qu’il a été décrit par Malher [7] puis Kernberg [8].

2. Mode de prise en charge en rapport avec cette conception de la boulimie On voit dans ce bref rappel des énoncés psychanalytiques sur les troubles boulimiques, tout l’intérêt qu’il y a à intégrer dans la prise en charge un travail sur les représentations conscientes et inconscientes de soi et du rapport à l’objet. Nous croyons qu’il ne s’agit pas d’un choix doctrinal mais bien d’un constat nécessaire. À cet égard, l’expertise sur les psychothérapies donne des conclusions mesurées : « les comparaisons entre psychothérapies réalisées à ce jour concluent qu’aucune d’entre elles ne semble clairement plus efficace que les autres pour les troubles du comportement alimentaire » ([4], p. 457). Ceci justifie qu’il faille concevoir leur prise en charge au moins sur le mode bifocal intégrant suivi psychiatrique et psychothérapique, comme l’indique Corcos [9] ou même sur un mode multifocal comprenant thérapie de groupe verbale et corporelle, suivi médical, suivi diététique, etc. La rééducation de la conduite alimentaire est certainement nécessaire mais insuffisante, sous peine de réactualiser précisément la centration maternelle sur la fonction purement nutritionnelle. Et c’est l’intérêt d’un traitement psychothérapique visant, 2

Brusset B. Psychopathologie et métapsychologie de l’addiction boulimique. In : ([3], p. 115).

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selon l’expression de Jeammet, « le réinvestissement des productions psychiques » [3], d’aborder les faiblesses de l’image de soi et la relation d’objet. Un tel réinvestissement peut faciliter un progrès de la différenciation moi–objet en améliorant les capacités introjectives du moi. Il peut aboutir à un remaniement psychique subjectif tel que Balint l’a décrit dans sa notion de théorie du renouveau3. Cette théorie subjective apparaît dans le discours du patient qui ressent une évolution personnelle dans le cours de sa psychothérapie. Selon Balint, la notion de « renouveau » émerge chez le patient en fin d’analyse. Il s’agirait d’un abandon progressif du sentiment de méfiance du patient envers les objets extérieurs, pris en compte alors d’une manière plus réaliste. Le patient accéderait ainsi à un compromis plus viable entre ses propres demandes et celles de ses objets. Il a « l’impression de passer par une sorte de renaissance, d’être arrivé au bout d’un sombre tunnel, de revoir la lumière après un long voyage, d’avoir reçu une vie nouvelle, il éprouve un sentiment de grande liberté, comme si un lourd fardeau était tombé de ses épaules, etc. » ([10], p. 297).

3. Hypothèses d’évolution à partir des indices du Rorschach L’intérêt du Rorschach pour apprécier les changements psychiques des sujets en cours de psychothérapie tient au fait qu’il s’agit d’une expérience projective possédant au moins quatre propriétés susceptibles de nous renseigner sur ces changements, particulièrement dans le cas des boulimiques. Ces propriétés sont le déterminant de la réponse, la symétrie de la tache, la récurrence interplanche et le contenu thématique. 3.1. Les déterminants expressifs La notion de déterminant. renvoie, selon Rorschach, à « la fonction de perception et de conception » de la réponse ([11], p. 6), beaucoup plus que son contenu lui-même. Or la diversité des déterminants repérés par Rorschach et ses continuateurs peut être ramenée à deux catégories principales. Ce sont, comme l’a indiqué Rausch de Traubenberg ([12], p. 72) : • d’une part, les déterminants sensoriels fondés sur les caractéristiques des stimuli : les formes, les couleurs ou les variations de teinte des taches de chaque planche ; • d’autre part les déterminants expressifs qui traduisent des dispositions personnelles du sujet en ajoutant aux stimuli quelque chose qui ne s’y trouve pas : les kinesthésies (réponses déterminées par le mouvement), les estompages de texture et de profondeur et les clob (réponses déterminées par la masse, la couleur sombre et le caractère dysphorique du contenu). La capacité dynamique de manifester la représentation de soi peut être observée au Rorschach particulièrement dans les réponses suscitées par cette deuxième catégorie de déterminants, les déterminants expressifs. Ce sont ces réponses qui devraient être le plus affectées par la tendance des boulimiques à déprécier et désinvestir leurs ressources psychiques. La somme de ces réponses expressives (Ex) a été déjà reconnue par Gaudriault comme un indicateur d’engagement dans la psychothérapie [13]. Piotrowski et Schreiber [14] ont 3

Balint M. La fin de l’analyse (1949). In : ([10] p. 295–303).

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montré une augmentation et une meilleure qualité des réponses kinesthésiques avec la psychothérapie ; Exner [15] a confirmé ce résultat et a aussi montré le progrès des réponses Textures et de profondeur (Vista ou FD). Guilbaud [16] a observé une tendance à l’augmentation des réponses kinesthésiques chez des boulimiques en thérapie de groupe. L’hypothèse retenue ici est que le nombre de réponses expressives est susceptible de s’accroître entre t1 et t2, surtout si la somme de ces réponses en t1 est faible (Ex < 10). 3.2. La symétrie, le double et les réponses osmotiques La deuxième propriété étudiée est liée à la construction symétrique bilatérale des taches. Il s’agit là d’une caractéristique objective des stimuli qui peut orienter l’interprétation des sujets vers des thèmes de dédoublement. Les sujets boulimiques risquent de trouver là un élément particulièrement évocateur de leurs préoccupations conscientes ou inconscientes en rapport avec l’individuation–différenciation. Ceci peut être examiné dans le Rorschach à deux niveaux : • À partir de diverses études menées dès 1966, Exner a montré que les sujets qui donnent les réponses de reflet et des « paires » bilatérales à partir de l’axe de symétrie des planches manifestent une tendance à la « centration sur soi ». Il s’agit par exemple de « deux ours » à la planche VIII. C’est à partir de ces réponses qu’il a élaboré un Indice d’Égocentrisme (IE) [17]. Erdberg et Shaffer ont constaté, sur un échantillon normatif international de plus de 2000 adultes non consultants, un indice d’égocentrisme moyen = 0,38 [18]. Cet indice est plus faible chez les sujets qui ont très peu d’estime de soi ou peut au contraire s’élever, par un phénomène compensatoire [15]. Un indice d’égocentrisme élevé (IE > 0,45) a été trouvé significativement plus fréquent chez les boulimiques que dans une population normale par Weisberg et al. [19]. Wiener et Exner [20], AndronikofSanglade et Exner [21] ont observé que l’indice d’égocentrisme avait tendance à se normaliser avec la psychothérapie (0,33 < IE < 0,43). • On doit en outre porter une attention particulière aux réponses dans lesquelles la duplication de l’image de part et d’autre de l’axe de symétrie des taches suscite une confusion entre l’unicité du soi et le double. Ce sont tous les êtres vivants vus en situation de gémellité ou de dépendance réciproque (êtres fusionnés, siamois) ou dont la position dépend étroitement de celle d’un autre être qui lui est symétrique. Sugarman a montré que ces réponses sont en rapport avec des troubles du narcissisme4. Pour Boekholt [23], elles peuvent aussi bien renvoyer à l’effort d’individuation chez l’adolescent qu’à un vécu dépressif dans la difficulté d’affronter l’altérité objectale. Il faut rapprocher de ces images dédoublées les fausses réflexions qui entretiennent, comme l’a indiqué Kwawer5, la confusion entre l’altérité et l’image spéculaire, par exemple : « ce sont deux femmes qui se regardent dans un miroir... » (planche VII). Il est à noter que, contrairement aux vraies réponses–reflets, ces réponses qui mêlent unité et duplication ne font pas partie de l’Indice d’Égocentrisme parce qu’elles ne correspondent pas à un véritable dédoublement. Dans tous ces cas, nous parlerons de réponses osmotiques, en référence à la notion de « lien osmotique » nommé ainsi par McDougall pour caractériser la relation fusionnelle 4 5

Sugarman A. The borderline personality organization as manifested on psychological tests. In : ([22], p. 39–57). Kwawer J.S. Primitives interpersonal modes, borderline phenomena, and Rorschach content. In : ([22], p. 94).

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mère–fille qui sous-tend la souffrance psychosomatique de la fille [24]. Chez les boulimiques, note Fabbri [25], la lutte défensive contre la séparation, qui menace la représentation idéalisée de soi, peut favoriser de telles réponses. Notre hypothèse est qu’elles devraient diminuer avec la psychothérapie. 3.3. L’objet récurrent La troisième propriété est en rapport avec la présentation séquentielle des planches. Il s’agit d’une illusion de récurrence, c’est-à-dire, l’impression qu’une image réapparaît d’une planche à l’autre : par exemple, « Je vois encore un bassin à cette planche, comme à la précédente... ». Ce qui compte surtout dans cette impression, c’est bien le sentiment subjectif du sujet de répétition d’une représentation plus ou moins définie. Des recherches antérieures ont montré que ce phénomène est en rapport avec le ressenti plus ou moins conscient du testé de l’influence que le testeur exerce sur lui. Un tel ressenti pourrait être, selon Gaudriault, un indice précurseur de l’engagement dans la psychothérapie [26]. Les patientes boulimiques qui ressentent dans le Rorschach la présence d’un objet récurrent (OR) en t1 seraient donc dans une situation favorable pour évoluer dans le traitement, à condition que ce soit pour elles l’occasion de développer à partir de là une élaboration mentale autonome. Cette élaboration à partir de l’objet récurrent pourrait se faire, dans une certaine mesure, de la même façon que le transfert joue un rôle d’activation du processus de pensée au cours de la cure analytique, comme l’a indiqué Freud en 19126. 3.4. Le contenu thématique des réponses La dernière propriété du Rorschach qui nous intéresse ici concerne les thèmes des réponses. Il s’agit simplement du contenu sémantique des images évoquées à partir des taches d’encre. Or Rausch de Traubenberg et Sanglade [28] ont montré que ce niveau des réponses au Rorschach renvoie à la représentation de soi aussi bien qu’à la relation entre le soi et ses objets, notions essentielles pour la compréhension de nos patientes. Cependant, tous les auteurs admettent que la charge projective du sujet n’est pas aussi grande dans chaque réponse. Nous faisons l’hypothèse qu’elle est plus intense dans les réponses à déterminant expressif (Ex). Quatre types d’évolutions sont attendus : • On devrait d’abord trouver en t2 un stade plus avancé de la représentation de soi, par l’apparition de réponses plus relationnelles et désirables socialement. L’amélioration de la capacité de se sentir bien et de s’engager dans des relations interpersonnelles a été considérée dès 1941 par Knight [29] comme l’un des objectifs souhaitables d’une psychothérapie. Dans le Rorschach, cette évolution pourra produire des réponses qui montrent des êtres en situation de coopération, ce qu’Exner a considéré comme « une variable importante de réussite de fin de traitement » [15]. • Cependant, nous nous attendons aussi à trouver en t2 de nouvelles représentations expressives moins harmonieuses voire morbides. Ces nouvelles images peuvent constituer un moment évolutif de la représentation de soi, pendant lequel la douleur psychique reste vive et l’on peut souhaiter, sans en être certain, qu’il s’agisse d’un stade transitoire de l’évolution du sujet. 6

Freud S. La dynamique du transfert (1912). In : ([27], p. 50–60).

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• De même, il peut aussi se produire que des réponses expressives disparaissent en t2 pour être remplacées simplement par des images plus formelles. Cette substitution n’est pas nécessairement négative et peut signifier la disparition d’une représentation de soi particulièrement pénible. Mais il faut alors admettre que, dans ce cas, l’évolution de la patiente s’est faite sur la base du renforcement du contrôle adaptatif et d’une rigidification de la vie psychique. • Enfin, nous allons accorder une attention particulière à des réponses susceptibles de figurer le processus même de la psychothérapie, tel que la patiente se le représente subjectivement. Ces réponses, qui devraient paraître surtout en t2, nous les avons nommées théories subjectives de transformation, en nous inspirant de la « théorie du renouveau » de Balint [10]. Nous croyons que ces réponses peuvent apparaître dans le Rorschach au bout d’un certain temps du traitement.

4. Description de l’échantillon Notre échantillon est composé de 18 femmes boulimiques diagnostiquées à la CIM10 en 502 ou 503. Leur âge moyen est de 26 ans avec des extrêmes allant de 18 à 40 ans. Leur niveau d’étude est au moins celui du baccalauréat. La prise en charge soignante fut toujours multifocale : psychothérapie individuelle d’orientation psychanalytique, thérapie de groupe, suivi psychiatrique et souvent suivi diététique. Il n’est pas possible d’être plus précis sur le détail de la prise en charge qui pouvait varier selon les besoins de chaque sujet. Les traitements n’étaient pas toujours achevés au moment du deuxième Rorschach. Les Rorschach ont été passés par tous les sujets d’abord au début de la prise en charge psychothérapique (t1), puis à un moment avancé du traitement (t2) qui varie entre 12 et 59 mois après t1 (Tableau 1). Les données du Rorschach ont été recueillies par différents examinateurs, psychologues ou stagiaires psychologues qui se référaient tous à la méthode française de passation et d’enquête au Rorschach. Au moment du retest, les patientes ont été considérées comme améliorées sur l’Échelle d’Impressions Cliniques Globales de R. von Frenckell (CGI). Cette échelle comporte sept niveaux qui vont de « très fortement amélioré » (niveau 1) à « très fortement aggravé (niveau 7). Les patientes retenues dans l’étude ont reçu une note allant de 1 à 3 sur cette échelle, soit « très fortement amélioré », fortement amélioré », « légèrement amélioré » [30]. Ces notations ont été établies à partir des indications des thérapeutes consignées dans les dossiers des patientes.

5. Résultats 5.1. Évolution des déterminants expressifs On voit sur le Tableau 2 que 14 patientes sont en progrès en t2. Seules quatre patientes n’ont pas progressé. La différence entre t1 et t2 sur l’ensemble de l’échantillon est statistiquement significative (0,005 à l’épreuve du signe). Diana avait un niveau suffisant (Ex > 9)

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Tableau 1 Données sociodémographiques sur les 18 sujets boulimiques ˆ ge à t1 Pseudo A Profession Armelle Béatrice Charlotte Diana Elise Fabienne Gaèlle Hélène Isabelle Josette Karine Lucie Mélanie Nicole 0dile Sylvie Tatiana Ursula

40 40 36 23 27 23 27 29 18 19 23 33 24 31 27 31 31 23

Matr a D E2 ME2 C D C C C C C C E2 C C C C D C

Institutrice Institutrice Professeur du secondaire Étudiante Sup. Publiciste Étudiante Sup. Secrétaire Professeur Techn. Étudiante Sup. Étudiante Sup. Étudiante Sup. Professeur du secondaire Étudiante Sup. Secrétaire Documentaliste Secrétaire Correctrice Comptable

Diag b 502 502 502 503 502 502 502 502 502 502 502 503 503 503 502 503 502 502

t2–t1 c 47 17 13 54 14 18 44 13 25 15 59 39 14 41 56 18 50 40

a

Statut matrimonial : Célibataire, Mariée, Divorcée, Enfants. CIM10. c Intervalle entre t1 et t2 en mois.

b

Tableau 2 Évolution des réponses expressives (Ex) de chaque patiente entre t1 et t2 Nom Armelle Béatrice Charlotte Diana Elise Fabienne Gaèlle Hélène Isabelle Josette Karine Lucie Mélanie Nicole Odile Sylvie Tatiana Ursula

Ex en t1 9 4 3 20 6 1 11 8 5 7 8 4 2 10 6 5 7 11

Ex en t2 12 14 5 12 3 3 15 13 9 9 9 8 4 14 6 2 13 13

Ex > 9 en t2 oui oui non oui non non oui oui non non non non non oui non non oui oui

en t1 et le conserve en t2. Élise, Odile et Sylvie en revanche n’ont pas progressé alors que leur niveau initial était faible. L’hypothèse de l’accroissement des réponses expressives (Ex) avec la psychothérapie se trouve confirmée. Huit patientes sur 18 dépassent en t2 le

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seuil des neuf réponses expressives, ce qui montre la difficulté persistante de certaines boulimiques à développer leur expressivité. Les évolutions observées ici soulignent néanmoins la possibilité d’amélioration de la pensée subjective et un réinvestissement de la vie psychique qui peuvent être mis en rapport avec la diminution de l’agir boulimique. 5.2. Évolution des réactions à la symétrie 5.2.1. Indice d’égocentrisme Les intervalles retenus pour l’Indice d’Égocentrisme (IE) sont ceux des normes américaines soit 0,32 < IE < 0,44, même si l’on sait que la proportion de sujets dans ces intervalles varie d’un pays à l’autre, car il n’existe pas actuellement de normes françaises [16]. Dans la recherche actuelle, la fréquence de sujets ayant 0,32 < IE < 0,44 passe de 2 à 5. Cependant, si l’on évalue la variation entre t1 et t2 de l’écart à la moyenne de l’échantillon international (IE = 0,38), on voit que cet écart a diminué dans 15 cas sur 18 (Tableau 3). Cette progression est statistiquement significative (0,005 à l’épreuve du signe). Malgré tout, chez 12 de ces sujets, le score IE en t2 reste inférieur à la moyenne. Cette faiblesse de « l’égocentrisme » a quelque chose à voir avec l’atteinte narcissique des boulimiques. La dépréciation de l’image de soi reste présente bien qu’améliorée. 5.2.2. Réponses osmotiques L’impact de la symétrie bilatérale des taches sur les boulimiques s’exprime bien dans cette réflexion de Gaèlle à l’enquête de t2, III : « je n’aime pas les personnages en double, Tableau 3 Récapitulatif des indices en rapport avec la symétrie Pseudo Armelle Béatrice Charlotte Diana Élise Fabienne Gaèlle Hélène Isabelle Josette Karine Lucie Mélanie Nicole Odile Sylvie Tatiana Ursula a b

t1 2 2 0 3 0 0 0 0 0 2 1 1 1 1 0 2 0 0

Réponses osmotiques a t2 0 1 0 2 0 0 0 0 0 0 1 1 0 0 0 1 0 0

t1 0,20 0,00 0,31 0,68 0,27 0,09 0,44 0,18 0,29 0,11 0,41 0,14 0,09 0,71 0,18 0,19 0,27 0,24

Nombre de réponses par protocole. Les indices qui s’écartent de la moyenne de t1 à t2 sont notés en gras.

Indice d’Égocentrisme b t2 0,25 0,13 0,38 0,27 0,42 0,11 0,46 0,26 0,38 0,39 0,48 0,36 0,29 0,25 0,21 0,12 0,32 0,30

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ça m’angoisse ». En fait, les réponses osmotiques n’apparaissent que chez neuf sujets en t1. Ces réponses sont, à ce stade, inégalement développées. Par exemple, chez Diana, elles sont très explicitement associées à l’angoisse de séparation : « deux formes d’animaux siamois, deux paons qui veulent s’envoler, s’arracher l’un à l’autre » (V). Chez Sylvie, la gémellité est rapportée à des êtres clivés fortement opposés dans une lutte destructrice : « Deux Gémeaux femelles... Elles se jaugent... Ce sont un peu les opposés, il y a l’ange et le démon. C’est un peu extrême quand même et je suis Gémeaux ! ...C’est presque une bataille entre eux, un conflit » (VII). La duplication fusionnelle est plus figée chez Armèle : « Peut-être des jumelles dissociées car rien ne les relie » (II), ou chez Josette : « Deux personnes liées par le bas, sexuellement peut-être » (VII). Chez toutes ces patientes, les réponses osmotiques sont en diminution en t2. Elles ont tout à fait disparu des protocoles d’Armèle, Josette, Mélanie et Nicole. Chez Diana, la menace d’arrachement envers le double, si présente en t1, n’est plus du tout exprimée en t2. On voit apparaître, à la VII, une réponse relationnelle plus mesurée : « Deux personnes qui dansent, se donnent des coups de hanche pour s’amuser, deux sœurs jumelles... ou la mère et la fille... Elles sont un peu ridicules ». Chez Béatrice, le lien semble s’être assoupli pour permettre une autonomie de mouvement très nettement exprimé : « V Deux sœurs siamoises tenues par la tête. Elles dansent les mains en avant, sur la pointe des pieds (Enquête : elles sont reliées par la coiffure) ». Chez Lucie et Karine, la fusion gémellaire semble avoir diminué mais a en fait été remplacée par de fausses réflexions. Pour Lucie, il y a à la VII « deux visages de femmes, elles sont sœurs ou jumelles, elles se ressemblent énormément, elles se regardent intensément l’une l’autre, comme si elles se voyaient dans un miroir, sauf qu’il n’y a pas de miroir ». Karine dit à la II « comme dans Orphée de Cocteau, les anges de la mort (Enquête : ils mettent leur gant dans le miroir) ». Le miroir n’est pas utilisé pour sa pure fonction de réflexion, mais comme intermédiaire à la gémellité ou comme passage au monde des morts (voir récapitulatif dans le Tableau 3). Ce phénomène pourrait être une étape vers la reconnaissance de l’altérité. L’évolution des réponses osmotiques va dans le sens d’une meilleure représentation de soi et de l’autre. L’individuation–séparation semble être en t2 moins source d’angoisse. 5.3. Évolution des objets récurrents Un objet récurrent (OR) apparaît chez huit sujets sur 18 en t1. Selon notre hypothèse, il devrait y avoir chez eux une capacité particulière de développement des ressources expressives en t2. De fait, on constate que chez ces sujets, l’accroissement du nombre moyen de réponses expressives est plus grand que chez ceux qui ne présentent pas d’OR dans leur Rorschach initial (t1). Le nombre de cas où Ex est supérieur à 9 passe de un à cinq chez les premiers tandis qu’il reste inchangé à trois chez les seconds (Tableau 4). Tableau 4 Évolution de l’indice de dominance des réponses expressives (Ex > 9) en fonction de la présence d’un objet récurrent en t1 Objet récurrent en t1 OR présent en t1 (8 cas) OR absent en t1 (10 cas)

Progrès moyen Ex entre t1 et t2 +3,25 +1,1

Ex > 9 en t1 Ex > 9 en t2 1 5 3 3

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On peut discerner trois catégories : • chez cinq sujets (Armelle, Béatrice, Gaèlle, Héléne et Tatiana), il se produit une disparition ou une diminution sensible de l’objet récurrent en t2, cependant que les réponses expressives augmentent, particulièrement les kinesthésies. Par exemple, chez Armelle, l’OR est très présent en t1, d’une façon polymorphe : « peut-être encore un insecte » (pl. II), « on revient au genre d’animal du début » (pl. IV), « une idée d’ascension d’animaux... Un peu une fusée, toujours pointée vers le ciel... Un mélange de minéral, d’animal et de technologie » (VIII). Ces impressions de récurrence sont très diminuées en t2 au profit de réponses kinesthésiques aux planches II, VI et VIII. Une évolution semblable se produit chez les quatre autres patientes. Chez ces patientes, les résultats montrent donc une élaboration mentale dans un processus plus dynamique en t2 qu’en t1 ; • dans un cas, l’objet récurrent persiste bien que les réponses expressives augmentent en t2 : Isabelle exprime un OR à trois planches qui disparaît en t2 mais pour être remplacé par un autre centré sur le thème : « quelque chose qui veut percer » en I, VIII et X. On observe cependant dans ce deuxième protocole l’apparition de kan (III et VIII) sur un mode clob : « yeux énormes, grosses mandibules, bête affreuse, bête dévorante, tête d’insecte avec une longue trompe qui pompe ». L’augmentation des réponses expressives chez Isabelle manifeste donc un meilleur investissement de la pensée mais subsiste un fantasme ressenti en t2 d’emprise dangereuse contre laquelle elle se sent encore vulnérable ; • enfin dans deux cas (Élise, Sylvie), il y a bien une atténuation de l’objet récurrent en t2, mais sans augmentation sensible des réponses expressives, au contraire, elles sont en régression : par exemple chez Élise, un OR assez stéréotypé de type « toujours un papillon au milieu » (pl. III) est énoncé en t1 à trois planches ; il s’atténue en t2 sans laisser venir des réponses plus expressives sauf en II avec un kan. Globalement, le deuxième protocole des deux patientes est en régression sur le plan de l’expression malgré la présence de l’objet récurrent en t1. Bien que la présence de l’objet récurrent dans le premier protocole n’induise pas systématiquement la présence de réponses expressives dans le second, il semble bien se confirmer que ce phénomène soit favorable au développement de l’expressivité avec la psychothérapie. Cependant, le nombre de cas étudiés est trop faible pour que nous en apportions une preuve statistique. 5.4. Évolution des contenus thématiques Le contenu thématique est la part la plus consciente des réponses au Rorschach et chaque patiente y exprime sa manière subjective de se représenter au travers de sa démarche psychothérapique. Nous pouvons repérer l’apparition en t2 de quatre types de réponses. 5.4.1. Apparition de scènes interactives (neuf cas) On trouve en t2 des images vivantes, dynamiques et interactives. Dans trois cas, on observe la disparition ou la diminution des réponses de dépendance-fusion au profit de réponses interactives. Ainsi Béatrice voyait à la VII en t1 « deux siamoises éléphants attachées par les fesses... » puis en t2 : « Je retrouve l’impression de l’année dernière, deux éléphants dressés sur leurs pattes arrières, cul à cul. Ils font les beaux ». La fusion a disparu

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et est remplacée par une kinesthésie. Chez six autres sujets, on observe en t2 des réponses coopératives sans néanmoins que les réponses plus régressives (osmotiques) disparaissent. Chez ces sujets, les résultats font apparaître une dynamique relationnelle plus importante même si l’angoisse de la séparation subsiste dans certains cas. 5.4.2. Développement de l’expression de l’angoisse (cinq cas) Il peut aussi se produire que l’avancée dans l’expression se fasse avec l’apparition de thèmes nettement dysphoriques. Ces nouvelles images se rapportent souvent à une oralité agressive ou dévorante exprimée dans des représentations dynamiques et expressives : chez Gaèlle, apparaît en t2 « une personne mangée par deux bouches » (I) ; chez Hélène ce sont d’étranges personnages nantis d’une « trompe à la place de bouche qui les empêche de parler » (VII) ; Chez Isabelle, l’inquiétude orale se renforce par « une tête d’insecte avec des pattes, yeux énormes, grosses mandibules, une bête affreuse, dévorante » (III). D’autres thèmes en t2 expriment le malaise produit par le rapprochement à l’autre : Chez Karine « deux lutins qui jouent au jeu du miroir » en t1 se retrouvent en t2, mais avec une tonalité plus inquiète : « deux petits lutins, ils sont exactement identiques et inversés. Ils doivent bien penser ensemble mais ils sont très immobiles, un peu statue. Ils ne doivent pas se marrer tant que ça »(pl. VII, t2). Nous pouvons penser que ces nouvelles réponses marquent une difficulté des patientes à avancer dans la psychothérapie qui les confronte directement à leur angoisse alimentaire. 5.4.3. Régression générale dans les contenus de réponse (deux cas) Les réponses de t1 réapparaissent, mais d’une façon qui ne manifeste aucun épanouissement de l’expression : on assiste plutôt à une stagnation ou une régression qui fait redouter que le travail psychothérapique n’ait pas réellement été ressenti comme un progrès. Chez Élise, les réponses sexuées et interactionnelles diminuent en t2, avec une transformation d’être humain en t1 en « autruches » en t2 (pl. III). Le second protocole est dans l’ensemble très appauvri. Chez Sylvie, le nombre de réponses anthropomorphes passe de 13 à 2 en t2. Par exemple, l’image fantomatique de l’Enkou en t1 est remplacée en t2 par « une citrouille pour Halloween » (pl. I). 5.4.4. Théorie subjective de transformation (13 cas) Ce thème de la transformation subjective apparaissant en t2 peut prendre des formes variées, n’est pas toujours vécu positivement et peut susciter de l’angoisse. Dans quatre cas, le thème de transformation semble être associé à un remaniement psychique plutôt gratifiant et libérateur. Ce sont, par exemple, « Un corps humain et un truc qui sort du corps; côté positif, un exorcisme, tout sort » (Gaèlle, IX) ; « Impression un peu triomphante de quelque chose qui va s’ouvrir, qui va naître » (Hélène, IX). Dans sept cas, la transformation suscite au moins l’incertitude, l’ambivalence sinon l’angoisse : Ainsi, Diana voyait en t1, I : « Un animal qui sort d’un cocon, qui devient papillon, surtout une métamorphose ». Cette image disparaît tandis qu’apparaissent la notion de « désintégration » et cette image plutôt inquiétante : « un monsieur en larve en train de muer en papillon » (IX). La notion de transformation existe bien, mais elle n’est pas vécue sur un mode positif. L’ambivalence envers l’exploration de son psychisme peut apparaître en t2, II : « Je ne sais pas si je vois une ouverture ou une prison ». La crainte d’aller trop loin

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dans cette exploration se confirme en t2, III : « Elle se serait mise des lunettes noires pour se cacher la vérité ». Enfin dans les deux derniers cas, la transformation s’exprime par une avancée sans qu’elle soit explicitement associée à une gratification : Fabienne voit : « une route qui va vers l’infini » (IV); Nicole évoque : « une fusée qui traverse le mur du son » (VI).

6. Discussion et conclusion Les résultats obtenus avec le retest de nos 18 patientes permettent d’observer d’abord la répétition de réponses que l’on retrouve parfois mot pour mot. Cette stabilité d’une partie des réponses est d’autant plus remarquable qu’elle s’observe chez des patientes affirmant ne pas se souvenir de leurs premières réponses. En revanche, il est arrivé que certaines d’entre elles, convaincues d’avoir répété exactement la même chose, donnaient cependant des réponses tout à fait nouvelles. Ceci signifie que d’une façon générale, le processus de changement des réponses ne peut guère être attribué à une volonté délibérée de modifier sa performance. Au-delà de la permanence d’une grande part de l’activité imageante, nous avons souvent observé des modifications que nous avons tenté de caractériser à partir de quatre propriétés essentielles du Rorschach et qui nous paraissent prendre sens par rapport au travail effectué en psychothérapie. Nous avons constaté que plus des trois quarts des sujets ont progressé pendant leur psychothérapie sur le plan de l’expression subjective. Dans quelques cas, le niveau d’expression était suffisant au début du traitement pour qu’il n’ait pas besoin d’évoluer. Mais dix sujets ont montré des indices insuffisants persistant au retest et pour lesquels le travail psychothérapique n’est sans doute pas terminé. En tous cas, ces résultats doivent nous inciter à nuancer l’hypothèse selon laquelle l’agir boulimique se ferait au détriment de la capacité de mentalisation. En fait, cette capacité est loin d’être négligeable en t1, c’est-àdire, avant le début du traitement et à un moment où les crises boulimiques sont encore très actives. Ce niveau initial de représentation ne va pas dans le sens de l’hypothèse d’alexithymie qui a été récemment évoquée à propos des troubles addictifs ([19], p. 295). Les ressources de représentation de soi et d’objet sont en outre susceptibles d’évoluer, comme en témoignent l’augmentation de l’indice Ex entre t1 et t2 chez la majorité des sujets. En outre, la capacité d’évolution pourrait être favorisée par une disponibilité relationnelle particulière qui se révèle en t1 dans le Rorschach par le phénomène de l’objet récurrent. C’est du moins ce qui se passe pour la plupart des cas où ce phénomène apparaît en t1 et ceci confirme des observations antérieures sur les effets de transfert au cours du Rorschach précurseurs de l’engagement dans la psychothérapie [13]. Bien entendu, le niveau de maturation du narcissisme doit aussi être pris en compte. L’indice d’Égocentrisme s’améliore en t2 chez la majorité des sujets mais reste généralement faible. Ces résultats diffèrent notablement de ceux de Weisberg et al. [19] qui ont trouvé chez des boulimiques américaines un IE significativement au dessus de la norme. En revanche Muzio [31] a observé un IE inférieur à la norme chez des boulimiques françaises. L’insuffisance de l’Indice d’Égocentrisme même après thérapie va dans le sens d’une image dépréciée de soi chez la plupart des boulimiques, ce qui a déjà été souvent

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observé cliniquement, notamment par Remy et Chateauneuf [32] et dans l’évaluation psychométrique de leur estime de soi par Vindreau et Bullerwell-Ravar [33]. Les troubles de l’individuation–séparation de l’image de soi, tels qu’ils apparaissent dans les réponses osmotiques, sont en nette régression en t2. La symétrie des planches va donc moins souvent être associée au double régressif et fusionné, avec, sans doute, une moindre crainte de l’altérité. Si, plus précisément, on rapproche les réponses de type osmotique des réponses kinesthésiques, on ne peut s’empêcher de remarquer à quel point les premières tendent à figer le mouvement qui inspire les secondes. C’est bien le dynamisme mental envers l’objet qui risque de manquer dans les réponses de dédoublement, conformément à la remarque de Boekholt selon laquelle « l’image de l’autre campée comme un double de soi rend compte de la difficulté majeure d’aborder une dimension objectale » ([23], p. 127). Ceci se confirme en tous cas par l’apparition en t2 de personnages en situations interactives, ce qui va dans le sens des observations d’Exner concernant l’apparition de réponses de coopération avec la réussite de la psychothérapie [15]. Or, à côté de ces images interactives très valorisées par la relation psychothérapique, on ne doit pas négliger l’apparition d’autres thèmes moins harmonieux qui traduisent néanmoins une libération de l’expression fantasmatique. Il faut particulièrement porter attention à la figuration de personnages primitifs en proie à une oralité avide ou destructrice. Il pourrait bien s’agir de la mise en conscience assez brute de la relation à une mère archaïque puissante et dangereuse, telle qu’elle est ressentie par les boulimiques, animée, écrit Corcos, par « une pulsion de puissance possessive, une exacerbation de l’investissement en emprise... » ([9], p. 295). « Il n’est pas rare », note pour sa part Mouchet, « que cette image vampirique surgisse, plus ou moins ouvertement, au cours des psychothérapies des patientes boulimiques » ([1], p. 104). Or c’est précisément ce que nous avons constaté dans le deuxième Rorschach de près de la moitié de nos patientes. Si la crise boulimique est une mise en acte qui vient en lieu et place d’un fantasme inconscient non élaboré, on peut espérer que sa représentation métaphorique, telle qu’elle apparaît dans le Rorschach, puisse favoriser un dégagement de la crise, comme tendait à le montrer une recherche précédente7. Cette avancée se fait d’autant mieux qu’en regard de l’émergence de ces représentations pénibles, on assiste à des mises en scènes correspondant au ressenti d’un processus de transformation au travers de la thérapie, ce que nous avons rapporté à la « théorie du renouveau » de Balint. Ces images découvertes en t2 chez la majorité de nos sujets paraissent être celles d’un soi vivant, dynamique et créateur; elles constituent certainement la promesse d’une échappatoire aux angoisses primitives d’autant mieux que celles-ci parviennent à être énoncées, même si ce processus de transformation n’est pas lui-même toujours rassurant ni réaliste. Dans un article de 1925, Nunberg a montré combien le désir de guérison au début de traitement analytique tendait à restaurer une position libidinale infantile [34]. Nous devons enfin accorder une attention particulière aux deux cas dont l’évolution entre t1 et t2 ne va pas dans le sens de nos hypothèses. Nous avons vu que, chez Élise et 7

Gaudriault P. Relation d’objet et style cognitif chez des patientes boulimiques. XVIe Congrès International du Rorschach et des Méthodes Projectives. Amsterdam, juillet 1999.

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Sylvie, le phénomène de substitution de l’objet récurrent par des réponses expressives ne s’est pas produit. Il faut remarquer aussi que la qualité des contenus thématiques est également en régression chez elles. Et, fait remarquable, le thème de la théorie subjective de transformation n’apparaît chez aucune des deux. Il est à craindre que le parcours psychothérapique de ces deux patientes se soit heurté à de grandes difficultés. De fait, l’examen des rapports de psychothérapie après le deuxième testing nous apprend qu’Élise, malgré la diminution de ses boulimies, continue à avoir un comportement hyperadaptatif et à être très dépendante des autres. Quant à Sylvie, bien qu’en t2 elle soit moins obsédée par son corps, elle admet elle-même sa fragilité et estime qu’elle pourrait facilement « re-sombrer ». On peut ainsi comprendre la faiblesse des changements au Rorschach par le fait que ces deux patientes ont évolué en privilégiant un mode adaptatif au détriment d’une expression plus authentique d’elles-mêmes. L’ensemble de ces résultats nous paraît montrer le grand intérêt de développer l’étude des changements subjectifs des boulimiques au cours de leur psychothérapie. Cette perspective a été peu étudiée d’une façon systématique, l’attention des chercheurs s’étant le plus souvent portée sur les résultats des traitements plutôt que sur les processus en jeu dans ces traitements. Il est remarquable à cet égard que l’étude considérable menée en Allemagne par Kachel et al. [35] sur 1171 patientes TCA ayant participé à une thérapie brève d’orientation psychanalytique au cours d’une hospitalisation apporte peu d’information sur la nature des changements obtenus par le traitement. Les auteurs concluent eux-mêmes à la nécessité à l’avenir d’effectuer des études plus ciblées sur les processus psychiques en jeu dans l’amélioration. C’est bien ce souci qui a orienté notre recherche vers la compréhension de ces processus en ne retenant comme critère de résultat que des indices assez grossiers tels que les niveaux supérieurs de la CGI. Sans doute serait-il nécessaire dans une prochaine étude de mettre en regard l’évolution de nos quatre propriétés évolutives du Rorschach et des informations plus spécifiques sur la manière par laquelle les patientes ont progressé dans leur thérapie. Malgré les études pionnières de Piotrowski et Schreiber [14] et de Schafer [36], la possibilité d’utiliser le Rorschach dans des suivis psychothérapiques a certainement été sousestimée. Ceci vient peut-être du fait que cette épreuve a surtout été considérée comme un test de personnalité dans le sens de la structure psychologique la plus fixée de l’individu. La liberté de l’implication d’un sujet dans le Rorschach aussi bien que les multiples niveaux d’observations sont deux avantages qui se prêtent particulièrement à l’étude des changements complexes affectant aussi bien l’image de soi que la relation d’objet dans le cours d’une thérapie analytique. Comme l’a observé Blatt en 1975 [37], c’est bien parce que le sujet s’engage déjà dans la situation relationnelle du Rorschach que celle-ci peut constituer une épreuve pertinente pour apprécier son investissement de la relation psychothérapique. C’est d’abord à la faveur de cette situation témoin que l’enrichissement et la mobilisation du psychisme peuvent se manifester. Mais c’est aussi, pour le psychologue, l’occasion d’observer une certaine différenciation de l’image de soi et peut-être même une meilleure internalisation des objets, à partir des fantasmes préconscients qui sont ainsi mis à jour. Finalement, ce qui fait la généralité de la situation projective en jeu dans le Rorschach est son incitation à donner un sens personnel à une image qui n’est d’abord qu’une trace incertaine sur un carton. Or, si les addictions, a noté Corcos [9], tendent à détruire le sens

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qu’une personne accorde à ses conduites, le Rorschach peut montrer en quoi la psychothérapie a permis de restaurer dans la conscience la part de soi perdue. Quant aux théories subjectives de transformation, quand bien même elles ne seraient que porteuses d’illusion, admettons au moins qu’elles puissent être créatrices et fécondes par leur capacité de faire advenir la métaphore d’un soi en devenir. Peut-être ces créations psychiques sont-elle encore marquées du sceau de l’omnipotence narcissique, mais elles paraissent bien être ressenties, par les sujets qui les énoncent, comme un dégagement du pouvoir totalitaire et mortifère qui s’exerce sur eux dans la crise boulimique.

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