Journal of Pragmatics 43 (2011) 1484–1497
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Formes de « mise a` distance » de l’alte´rite´ ethnique au Cameroun B. Mulo Farenkia Cape Breton University, Department of Languages and Letters, 1250 Grand Lake Road, Sydney, Nova Scotia, B1P6L2, Canada
I N F O A R T I C L E
R E´ S U M E´
Historique de l’article : Rec¸u le 23 avril 2010 Rec¸u sous la forme re´vise´ le 28 juillet 2010 ˆ t 2010 Accepte´ le 21 aou Disponible sur Internet le 8 octobre 2010
La communication interethnique au Cameroun se caracte´rise souvent par un discours de´valorisant l’identite´ ethnique de l’autre. Lequel discours apparaît ge´ne´ralement sous forme d’insultes, de vannes, railleries ou blagues, raconte´es, chante´es, romance´es, radiodiffuse´es et te´le´vise´es parfois, et colporte´es de ge´ne´ration en ge´ne´ration. Cet article rend compte de quelques strate´gies employe´es pour de´nigrer l’alte´rite´ ethnique au Cameroun. Les analyses mene´es a` partir de donne´es (questionnaires, observations participantes, interviews), collecte´es a` Yaounde´ et dans d’autres re´gions du pays, montrent comment les Camerounais utilisent les emprunts, compositions nominales, me´taphores, glissements se´mantiques, me´tonymies, entre autres, pour de´pre´cier, de´shumaniser, diaboliser les membres de certains groupes ethniques et/ou pour gommer, phagocyter ou contester l’identite´ ethnique d’autres groupes. ß 2010 Elsevier B.V. Tous droits re´serve´s.
Keywords: Postcolonial verbal violence Language creativity Ethnic diversity/pluralism Interethnic communication
A B S T R A C T
Mots cle´s : Violences verbales postcoloniales Cre´ativite´ lexicale Diversite´/pluralite´ ethnique Communication interethnique
Interethnic communication in Cameroon is sometimes characterized by a derogatory discourse on the ethnicity of others. This discourse generally appears in the form of insults, jokes, teases, etc. built into narrations, songs, fiction and telecasts, and is transported from one generation to the other. This article describes some of the strategies used to denigrate the ethnic identity of others in Cameroon. The analyses, based on data (questionnaires, participant-observations, interviews) collected in Yaounde´ and other regions of the country, show how Cameroonians use borrowings, nominal compositions, metaphors, semantic shifts, metonymies, etc. to denigrate, downgrade, dehumanize, or demonize members of certain ethnic groups and/or to erase, minimize or contest the ethnicity of others and their ethnic groups. ß 2010 Elsevier B.V. All rights reserved.
1. Introduction1 Certaines interactions en situation de communication interethnique2 au Cameroun sont marque´es par la mise en relief des de´fauts (re´els ou suppose´s) des membres des diffe´rents groupes ethniques du pays. D’une manière ge´ne´rale, cette « parole regardante3 » sur l’ethnicite´ de l’autre s’e´nonce a` travers des « proce´de´s de mythification de l’e´tranger [qui] trouvent
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[email protected]. Nous remercions tous nos informateurs et nos e´tudiants-assistants de recherche pour leur aide dans la collecte des donne´es. Nous tenons aussi a` exprimer notre gratitude envers les deux lecteurs anonymes dont la pertinence des commentaires et suggestions a sensiblement ame´liore´ la qualite´ de cet article. 2 Par « communication interethnique » nous entendons une interaction mettant aux prises deux protagonistes originaires de deux ethnies diffe´rentes. Exemple : une interaction entre un Bamile´ke´ et un Bulu sera conside´re´e comme une « communication interethnique ». 3 Nous empruntons ce concept a` Joly qui parle d’« ide´e regardante » (Joly, 1987 cite´ par Vion (2000, p. 240)). 1
0378-2166/$ – see front matter ß 2010 Elsevier B.V. All rights reserved. doi:10.1016/j.pragma.2010.08.017
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dans [un] contexte multiethnique un terrain d’expression particulièrement favorable » (Lepoutre, 1997, p. 174). Si ce discours se manifeste globalement sous forme « d’histoires drôles, de vannes, d’insultes et de blagues diverses, raconte´es, mime´es, e´crites, voire dessine´es » (ibid.), on observe qu’il s’articule surtout autour des termes comme bami, anglo, nkwa4, wadjio, bassa, etc., des de´nominatifs qui n’indiquent pas seulement l’appartenance (ethnique ?) d’un individu, mais ces motstextes participent aussi et surtout a` l’affirmation agressive de l’ethos ethnique du locuteur qui entend par la` de´nier ou de´valoriser l’identite´ ethnique de l’autre. Cet article poursuit un double objectif : rendre compte des attitudes (verbales) que les Camerounais affichent a` l’e´gard de l’ethnicite´ d’autres Camerounais ; pre´senter et analyser quelques strate´gies discursives au moyen desquelles l’alte´rite´ ethnique est de´valorise´e. Il s’agira, ce faisant, d’e´tablir le lien entre la de´nomination pe´jorative, la discrimination (ethnique) et la cre´ativite´ lexicale. 2. La de´ne´gation de l’alte´rite´ ethnique entre diversite´s culturelles et constructions identitaires Si les ingre´dients de la construction identitaire au Cameroun sont multiples, la pluralite´ et la diversite´ ethnique et linguistique et les revendications politiques (souvent) base´es sur la notion d’appartenance ethnique semblent parmi les facteurs les plus de´terminants. En effet, le Cameroun est un espace de grandes diversite´s socio-ethniques qui se pre´sente comme « un ve´ritable laboratoire des tensions interethniques qui minent l’Afrique, avec peut-eˆtre la diffe´rence que ces tensions n’ont pas encore de´bouche´ comme ailleurs sur des boucheries humaines » (Mbonda, 2003, p. 18). En tant que « pays carrefour », le Cameroun se situe au confluent de « plusieurs courants migratoires [qui] ont abouti a` la configuration ethnique actuelle et a` la cohabitation d’une pluralite´ de cultures et de langues » (Harter, 2005, p. 92). Il convient de souligner que le terme ethnie est polyse´mique au Cameroun (Mbonda, 2003, p. 8–10). Les de´finitions classiques du concept s’entendent certes sur un certain nombre de critères, a` savoir « la langue, un espace, des coutumes, des valeurs, un nom, une meˆme ascendance et la conscience qu’ont les acteurs sociaux d’appartenir a` un meˆme groupe » (Amselle, 1985 cite´ par Mbonda, 2003, p. 9). Mais, la construction identitaire au Cameroun s’opère aussi sur la base d’autres repre´sentations populaires qui considèrent les termes « ethnie, communaute´ linguistique, regroupement politique, unite´s administratives », etc. comme des synonymes. Il arrive très souvent que des Camerounais « s’identifient » plutôt par rapport a` la carte administrative du pays, donc aux re´gions. D’où la re´currence des e´nonce´s comme « je suis du Littoral ; il est du NordOuest ; les gens du Nord/les Nordistes ; les gens du Sud/les Sudistes », etc. L’accent peut aussi eˆtre mis sur la langue ou culture he´rite´e de la colonisation : on parlera alors des « anglophones » et des « francophones ». Cet imbroglio se´mantique est d’ailleurs largement exploite´ ou entretenu par les acteurs politiques dont la perception des « frontières ethniques » varie en fonction de la me´te´o politique. A` ce propos, Monga relève fort opportune´ment que : The ethnicization and ruralization of politics in Cameroon have led political entrepreneurs not only to redefine the geo-cultural boundaries of their ethnic labels and ‘‘villages’’, but also to display their cultural differences as a way of marking their cultural space, distinguishing themselves from potential or actual ‘‘enemy’’ groups, and ‘‘recruiting’’ allies [. . .] The geographical boundaries of ethnic groups in Cameroon have been charaterized by their fluidity and ability to respond to changes in the overall national sociopolitical and economic context [. . .]. The reconfiguration of ethnic frontiers is a selective, arbitrary, and hence a political process because it depends on particular political situations (Monga, 2000). Pour la suite de notre propos, nous nous limiterons aux grands ensembles ethnolinguistiques, ge´opolitiques et socioculturels suivants : le Grand Nord, le Grand Sud, l’Ouest, le Littoral, la re´gion anglophone. Le Grand Nord couvre administrativement les re´gions5 du Nord, de l’Adamaoua et de l’Extreˆme Nord et est majoritairement habite´ par les Peuls musulmans, les Kirdi6, les Mundangs, les Guiziga, les Kotoko et les Arabes Choa. On y parle le fulfulde (langue ve´hiculaire) et d’autres langues (minoritaires) comme le kanuri, le wandala, le guiziga, entre autres. Les originaires du grand Nord sont commune´ment appele´s les Nordistes. Le Grand Sud, majoritairement bantou, couvre les re´gions du Centre, du Sud et de l’Est. Les principaux groupes ethniques sont les Ewondo, les Eton, les Yambassa (Centre), les Boulous, les Batanga (Sud), les Pygme´es, les Maka, les Bayas, les Kakas (Est). On les appelle ge´ne´ralement les Beti. La re´gion du Littoral est occupe´e par les groupes ethniques bantous dont les Bassa et les Bakoko qui se trouvent dans les zones proches du fleuve Sanaga et les Douala (encore appele´s Sawa) principalement installe´s a` Douala et les zones avoisinant l’estuaire du fleuve Wouri. L’Ouest est occupe´ par deux groupes ethniques : les Bamile´ke´ et les Bamoun. La zone anglophone couvre les re´gions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Elle est occupe´e par des groupes ethniques bantous et semi-bantous dont les Nguemba, Nso, Awing, etc. (NordOuest), les Bakweri, Balondo, Bakossi, Bayangi, etc. (Sud-Ouest)7. 4
S’e´crit aussi nkoua. A` la faveur d’un de´cret du Pre´sident de la re´publique Paul Biya signe´ le 12 novembre 2008, les provinces s’appellent de´sormais « re´gions ». Commentant l’origine de l’appellation Kirdi, Mbonda (2003, p. 10) e´crit : « le terme Kirdi ne signifie rien d’autre que « le paen », « l’incroyant », utilise´ par les conque´rants Foulbe´s et par les colonisateurs franc¸ais a` leur suite a` des populations du Nord Cameroun n’ayant en commun que le refus de se convertir a` l’islam ou au christianisme ». 7 Cette configuration peut sembler très simpliste. Comme il ne s’agit pas de nous attarder sur les traits spe´cifiques des diffe´rentes ethnies du pays, mais de les situer sur le plan purement ge´ographique, nous pensons qu’une pre´sentation par rapport a` la carte administrative serait ade´quate. 5 6
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Sur le plan linguistique, on observe qu’en plus des deux langues officielles, l’anglais et le franc¸ais, on y parle plus de 250 langues autochtones regroupe´es dans trois des quatre phylums linguistiques de l’ensemble du continent africain (Essono, 2001, p. 61–8). Ces langues sont parle´es par plus de 200 groupes ethniques diffe´rents. Chaque groupe pre´sente des pratiques culturelles particulières. Cette mosaque linguistique se traduit surtout par la superposition et la juxtaposition de normes linguistiques diverses (endogènes et exogènes). En outre, la pratique du bilinguisme officiel continue de subir une influence permanente des langues nationales d’origine camerounaises, du pidgin-English et du camfranglais (parler hybride utilise´ par les jeunes), influence nourrie par l’inventivite´ ne´ologique des locuteurs dans le but d’assouvir des besoins communicatifs pre´cis, comme la de´valorisation de l’alte´rite´ ethnique. Les diffe´rentes formes de de´valorisation pre´sente´es ci-après exemplifient le franc¸ais camerounais, c’est-a`-dire le « franc¸ais de France qui a e´te´ ‘‘dompte´’’, ‘‘acclimate´’’, ‘‘domestique´’’, ‘‘cocufie´’’, ‘‘tordu’’, bref, un franc¸ais dont les re´fe´rences ont e´te´ [. . .] reprises et exploite´es dans une configuration relevant de la culture et du ve´cu des camerounais » (Andersen et Pekba, 2008, p. 100). Cette varie´te´ de franc¸ais se pre´sente alors comme un « compromis stylistique qui combine l’appropriation, la connivence culturelle et l’inventivite´ lexicale » (ibid.). L’ouverture de´mocratique et l’expe´rience du multipartisme depuis les anne´es 1990 ont aussi eu des re´percussions sur la communication interethnique. En effet, plusieurs revendications sociopolitiques s’articulent sur des bases ethniques. C’est ainsi que Mouiche (1998) a releve´, dans une e´tude sur la question, qu’entre 1991 et 1994 l’on a assiste´ au Cameroun a` une ve´ritable explosion interethnique qui s’est manifeste´e de plusieurs manières. Et d’abord par une sorte de de´bridement du discours ethnocentre´ avec des invectives a` caractère « tribaliste » dans les lieux publics (marche´s, services publics, bars, e´coles, e´glises, etc.). « Toujours ces Bamile´ke´ [. . .] vous les Bassa ! Encore des Beti ! Les Anglos alors ! Quant aux Nordistes » ! Tout un discours agre´mente´ d’expressions les plus injurieuses qui faisait que le locuteur se comporte toujours en agresseur. Des re´actions spontane´es et instinctives, on e´tait passe´ a` des formes plus e´labore´es et plus motive´es des revendications ethnocentre´es [. . .]. Des groupes e´taient monte´s au cre´neau pour sonner l’alarme de la marginalisation et de la perse´cution. Des chefs traditionnels s’e´taient e´leve´s pour clamer des revendications e´minemment ethniques et re´cuser leur portion congrue du « gâteau national ». Autant de variables qui sous-tendent un discours axe´ sur la de´valorisation de l’alte´rite´ ethnique. Pour ce qui est des formes de ce discours, les exemples recense´s font e´tat d’une varie´te´ de structures syntaxiques et lexico-se´mantiques qui sont le produit d’ope´rations ne´ologiques formelles (emprunt, de´rivation, composition, etc.) et de transformations se´mantiques diverses (me´taphores, extension, etc.). Le discours tribaliste se pre´sente dès lors comme un lieu d’observation et d’expe´rimentation du contact des langues au Cameroun. Un phe´nomène auquel nous accorderons une attention particulière dans les analyses qui suivent. 3. Quelques conside´rations the´oriques Le discours de´valorisant l’ethnicite´ de l’autre se pre´sente comme une se´rie de « praxèmes », c’est-a`-dire des e´le´ments qui « connotent, a` des degre´s divers [. . .] les diffe´rentes ‘‘praxis’’ [. . .] caracte´ristiques de la socie´te´ qui les manipule, et [qui] charrient toutes sortes de jugements interpre´tatifs ‘‘subjectifs’’ inscrits dans l’inconscient linguistique de la communaute´ » (Kerbrat-Orecchioni, 2002a, p. 79). Il faudrait donc appre´hender cette activite´ discursive, les ide´ologies qui la sous-tendent ainsi que les strate´gies par les biais desquelles ces ide´ologies sont mises en mots. C’est pour cela que notre approche, inspire´e de la Critical Discourse Analysis, consistera a` chercher [et a` expliquer], de fac¸on syste´matique, par quelles structures du discours telles que les structures se´mantiques (les sujets, la cohe´rence), la syntaxe (l’ordre des mots, etc.), le lexique, les actes de langage, etc., les opinions ide´ologiques se manifestent dans le texte et la parole. (Van Dijk, 1996, p. 28 cite´ par Charaudeau et Maingueneau, 2002, p. 303). En montrant que la langue est un outil de construction et de le´gitimation de la domination manifeste ou imaginaire, on ne se contentera pas de describe without explaining (Fairclough, 1995, p. 43), mais on tentera, dans une approche qualitative, d’expliquer le choix des de´nominatifs de´pre´ciatifs, en relevant notamment quelques images et valeurs que les locuteurs associent aux diffe´rentes prises de parole au Cameroun. Les analyses pourraient donc mettre en e´vidence qu’il est rentable de faire une analyse pragmatique en convoquant le « savoir commun que sont cense´s partager les interlocuteurs pour que puisse s’e´tablir l’intercompre´hension » (Charaudeau et Maingueneau, 2002, p. 504). Ce d’autant plus que la « parole regardante » sur l’ethnicite´ de l’autre apparaît ge´ne´ralement sous la forme de « proce´de´s de mythification de l’e´tranger ». En tant que jugements de valeur sur l’axe bon/mauvais, bien/mal, pe´joratif/me´lioratif, etc. la verbalisation de l’autre se pre´sente comme « une suite d’actes de langage ne se limitant ni a` une simple addition line´aire, ni a` des se´quences d’actes lie´s, mais constituant globalement un macro-acte de langage unifie´ » (Charaudeau et Maingueneau, 2002, p. 359). Les strate´gies employe´es a` but discriminatif sont essentiellement porte´es par un macro-acte de langage, l’injure (ethnique), qui se caracte´rise par l’emploi d’un certain nombre d’unite´s lexicales (substantifs, adjectifs, verbes, etc.) et de proce´de´s de rhe´torique a` connotation ne´gative (me´taphores, comparaisons, etc.) (Kerbrat-Orecchioni, 2002a, p. 89). Dans une analyse comme celle-ci, il est donc plausible de partir du concept de « macro-acte de discours » et de mettre en perspective les strate´gies
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par le biais desquelles celui-ci s’e´nonce. Mais avant cela, il convient de convoquer la the´orie des faces de Brown et Levinson (1987) pour s’interroger sur l’impact de l’appellation ou la de´nomination injurieuse sur les faces et le rapport de places. Dans leur modèle de la politesse, Brown et Levinson postulent notamment que le comportement e´nonciatif que tout locuteur adopte dans une interaction peut eˆtre envisage´ sous deux angles. En plus de son contenu informationnel, tout e´nonce´ possède une valeur relationnelle. C’est-a`-dire, il peut symboliser une relation horizontale (rapprochement, distance) ou verticale (supe´riorite´, e´galite´). En s’inspirant des notions goffmaniennes de « territoire » et de « face » (Goffman, 1973a,b, 1974), Brown et Levinson distinguent deux cate´gories d’actes de langage : les actes menac¸ants (comme les insultes, les reproches, etc.), d’une part et les actes valorisants (comme les remerciements, les compliments, entre autres) pour la face et/ ou le territoire des interlocuteurs, d’autre part. Sur l’axe de la relation horizontale, les actes de discours se pre´sentent comme des « faits se´miotiques pertinents » susceptibles d’indiquer la nature des relations sociales qui s’e´tablissent au cours d’un e´change communicatif (KerbratOrecchioni, 1988, p. 186). Puisque les insultes visent a` rabaisser/nier (l’ethnicite´ de) l’autre, lui faire perdre la face, elles indiquent ou cre´ent de la distance sociale entre les interlocuteurs. La de´nomination injurieuse se pre´sente alors comme une strate´gie de « mise a` distance » ou d’exclusion symbolique de l’autre. Il convient ici de relever un point très important de la pragmatique postcoloniale. Le modèle de Brown et Levinson met, comme on le sait, l’accent sur les faces individuelles. Bien que les injures portent, de manière ge´ne´rale, sur des groupes ethniques, elles sont le plus souvent profe´re´es pour menacer la face d’un interlocuteur pre´cis. Une preuve supple´mentaire que la socie´te´ postcoloniale camerounaise est par essence collectiviste : l’individu en situation de communication gagne ou perd la face, au gre´ des repre´sentations dont son groupe ethnique fait l’objet. Du point de vue du rapport de places, on peut dire que les locuteurs interagissent a` partir d’un positionnement pre´e´tabli ou construit dans la mesure où « il n’est pas de parole qui ne soit e´mise d’une place et convoque l’interlocuteur a` une place corre´lative » (Flahault, 1978, p. 58). Siess (2005) affirme fort opportune´ment que toute pratique discursive peut se concevoir comme un « niveau où le système de place est active´ ». C’est-a`-dire que les pratiques langagières se pre´sentent comme « indicateurs de place [. . .] et [. . .] donneurs de places [qu’elles] allouent au cours du de´veloppement de l’e´change » (KerbratOrecchioni, 1988, p. 186). En tant que mode de de´ne´gation de l’autre, les de´nominations injurieuses en situation de communication interethnique semblent se re´aliser sur la base d’un rapport ine´galitaire (suppose´/construit) entre les interlocuteurs. Ainsi, celui qui de´valorise l’ethnicite´ de l’autre entend exprimer sa supre´matie et/ou celle de son groupe ethnique et attribuer en meˆme temps la position infe´rieure a` celui qui fait l’objet du discours de´nigrant. Par ailleurs, le locuteur qui insulte semble puiser sa le´gitimite´ dans le rapport de places (suppose´/construit) entre les deux groupes ethniques repre´sente´s par son interlocuteur et lui. C’est justement dans ce sens que Bourdieu (1982) pense que les insultes sont des actes d’institution et de destitution plus ou moins fonde´s socialement, par lesquels un individu, agissant en son propre nom ou au nom d’un groupe plus ou moins important nume´riquement et socialement, signifie a` quelqu’un qu’il a telle ou telle proprie´te´, lui signifiant du meˆme coup d’avoir a` se comporter en conformite´ avec l’essence sociale qui lui est ainsi assigne´e (Bourdieu, 1982, p. 100). Les effets perlocutoires des de´nominations injurieuses, c’est-a`-dire leurs impacts re´els sur les faces et le rapport de places, de´pendent largement du cadre participatif et des structures linguistiques employe´es. Cet aspect sera aborde´, dans une partie de la section qui suit, a` l’aide des notions de double adresse et de re´cepteur multiple. 4. Terrain d’enqueˆte et corpus Nos analyses ont pour support un corpus constitue´ de donne´es orales et e´crites recueillies a` Yaounde´ et dans d’autres villes et re´gions du Cameroun, notamment le Sud-Ouest, l’Ouest et le Nord-Cameroun. La collecte des donne´es a` Yaounde´ s’est de´roule´e de 1997 a` 2003. Le travail de terrain a consiste´ a` faire des observations directes dans diverses situations de communication (marche´, aires de jeu, cars de transport, logements d’e´tudiants, etc.), a` enregistrer quelques conversations naturelles et a` consigner des notes importantes dans notre carnet de route. Nous avons aussi eu recours a` certains exemples provenant d’autres villes et re´gions du pays grâce a` nos multiples voyages et quelques entretiens informels avec des proches. Avec l’aide d’un e´tudiant de maîtrise du de´partement d’e´tudes germaniques de l’universite´ de Yaounde´ I, nous avons aussi organise´ une se´rie d’entretiens semi-directifs avec une vingtaine d’informateurs membres de plusieurs ethnies du Cameroun (2001–2002). Les donne´es sur le Nord-Cameroun ont e´te´ recueillies en 2001, grâce a` la collaboration d’une e´tudiante de quatrième anne´e de l’E´cole normale supe´rieure de Yaounde´, originaire du Nord. Munie d’un magne´tophone et d’une grille de questions sur les injures ethniques au Nord et des injures dont les Nordistes font l’objet a` Yaounde´, notre e´tudiante a interviewe´ une dizaine d’informateurs (e´tudiants, enseignants, etc.) originaires de diffe´rentes ethnies du Nord Cameroun (Arabe-choas, Kotokos, Guiziga, Mundang, etc.). Le corpus constitue´ au terme de ces entretiens comporte des informations sur les formes, les sens et la fre´quence des de´nominatifs injurieux ainsi que les re´actions que ceux-ci suscitent chez les Camerounais originaires du Nord. Certains exemples proviennent des articles de journaux (1990–2003), textes litte´raires et travaux ante´rieurs. Les analyses ont porte´ sur des aspects macrostructurels, notamment l’impact du cadre participatif sur le choix et l’interpre´tation des mots de´valorisants (Section 5.1) et sur les structures des appellatifs/de´nominatifs injurieux (Section 5.2).
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5. Re´sultats de l’analyse : les formes de de´ne´gation de l’alte´rite´ ethnique 5.1. Aspects macrostructurels La mise a` distance de l’alte´rite´ ethnique est le produit de l’interaction des diffe´rentes composantes du « cadre participatif », c’est-a`-dire l’ensemble « des e´le´ments du contexte qui sont a` la fois pre´e´tablis et co-e´labore´s au fur et a` mesure du de´roulement de l’interaction » (Charaudeau et Maingueneau, 2002, p. 89)8. Parmi ces e´le´ments, on peut citer l’identite´ ethnique des protagonistes, la situation de communication, le nombre de participants (actifs ou passifs), etc. qui de´terminent non seulement les choix lexicaux et rhe´toriques, mais aussi et surtout le degre´ de menace que comporte un e´nonce´ discriminatif pour la face de l’instance re´ceptive vise´e. Dans un contexte pluriethnique a` ethos collectiviste comme le Cameroun, le rôle du cadre participatif est important a` plus d’un titre. En effet, certaines de´nominations injurieuses ne visent pas uniquement la face d’un interlocuteur individuel (celui a` qui on s’adresse). Très souvent, « [la] de´valorisation de la face d’un membre du groupe [. . .] va rejaillir sur [sa] communaute´ toute entière » (Kerbrat-Orecchioni, 2002b, p. 9). Dans les soussections ci-après, nous illustrerons ce chevauchement entre l’injure individuelle et l’injure collective. 5.1.1. De l’appellatif individuel au de´nominatif collectif Cette perspective du re´cepteur collectif a de´ja` fait l’objet d’une analyse de´taille´e chez Larguèche (1983, p. 15–56) qui fait la diffe´rence entre la dimension « interpellative » (appellative) et la dimension « re´fe´rentielle » (de´signative) de l’injure. L’injure est dite interpellative, lorsque le locuteur s’adresse directement a` son interlocuteur. Dans ce cas, « la relation est duelle, et le contact direct, puisqu’il n’y a pas d’interme´diaire dans la voie du discours » (Larguèche, 1983, p. 40). Cette insulte interpellative peut aussi avoir une dimension re´fe´rentielle, si le locuteur interpelle, implicitement ou explicitement, le groupe ethnique de son interlocuteur. Dans une telle situation, les deux protagonistes se pre´sentent alors comme les porteparole autorise´s ou non, les « fonde´s de pouvoir »9 donc, de leurs groupes ethniques respectifs. A` ce titre, on peut citer l’exemple (1), un extrait d’une dispute entre deux vendeurs de gravier, Mamadou (M), un ressortissant du Nord et Pierre (P), un originaire de la re´gion du Centre. Bien que s’adressant a` Mamadou, la cible de la parole injurieuse de Pierre est l’ensemble des ressortissants du Nord Cameroun. Cette cible collective est exprime´e par le « vous » discriminatoire dans les structures « Vous les Nordistes, vous eˆtes ; Vous avez. . . » (2–3) : [1] 1M
Quand est-ce que je lui [sic] ai vu quand vous e´tiez ensemble ?
2P
Vous, les Nordistes vous eˆtes toujours bizarres ici au camp.
3
Vous avez gâte´ le marche´ !
4M
Et c’est toi qui sais trop arranger ?
5P
Tu me de´tournes le client et tu oses m’insulter ? (Yaounde´, 22 de´cembre 2002).
L’identite´ collective discrimine´e est tenue a` distance par un « vous » qui pre´cède l’ethnonyme « les Nordistes ». Le jugement de valeur e´mis sur le groupe ainsi circonscrit est verbalise´ par l’axiologique « bizarres » renforce´ par l’adverbe « toujours », qui relève le caractère ge´ne´ral et pe´remptoire du de´faut impute´ aux Nordistes, transformant ainsi le discours de´valorisant en une sentence irre´versible. Le fait de pointer du doigt ce de´faut (eˆtre bizarre) est synonyme de la mise a` l’e´cart du groupe cible, d’autant plus que celui-ci est coupable, aux yeux du locuteur axiologisant, de cette infraction intole´rable : « Vous avez gâte´ le marche´ ! » Le jugement ne´gatif porte´ sur le non-respect des lois tacites de leur activite´ de vente de gravier par un seul individu se transforme en regard discriminatif sur l’idiosyncrasie de tous les membres du groupe de ce dernier. Le deuxième exemple pre´sente deux vendeuses de haricot qui se disputent des clients au marche´ Mokolo a` Yaounde´. La vendeuse Eton (VE), de´c¸ue d’avoir perdu un client au profit de la vendeuse Bamile´ke´ (VB), agresse verbalement cette dernière (1 VE) qui re´torque par une autre insulte ethnique (2 VB): [2] 1 VE
Aaaa glafis ! Vous et vos maris, vous eˆtes des sources de famla.
2 VB
Les nkwa ! Vous eˆtes très e´goistes. Pour un seul client, tu m’agresses comme-c¸a ? (Yaounde´, 19 de´cembre 1999).
L’ethnonyme Glafiss10 pre´ce´de´ de l’exclamation Aaa suffit a` lui tout seul dans ce contexte conflictuel pour conclure a` une attitude discriminative. Ce de´signatif montre bel et bien que la concurrence rude a` laquelle la vendeuse Bamile´ke´ soumet sa collègue Eton n’est pas perc¸ue par celle-ci comme une attitude strictement socioe´conomique, mais plutôt comme une 8
Pour une description plus de´taille´e de ce concept voir Vion (2000, p. 109–11). Nous empruntons ces termes a` Bourdieu (1982, p. 109). S’e´crit aussi Graffis, Grafi ou Ngraffi. Ce terme est de´rive´ du mot anglais Grassfield/Grassland employe´ pour de´signer les re´gions de l’Ouest et du NordOuest caracte´rise´es par les hauts plateaux et les prairies. Le terme est davantage utilise´ comme ethnonyme pour de´signer les Camerounais originaires de ces re´gions. Sur le plan de la conflictualite´ interethnique, le terme Graffi se charge d’une connotation pe´jorative. Il est beaucoup plus employe´ a` Yaounde´ et dans la province du Sud-Ouest par les « autochtones ». 9
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rivalite´ socio-ethnique qu’elle s’empresse de transformer en de´faut et d’imputer a` tous les Glafis. Cette lecture se justifie d’ailleurs par la suite de l’e´nonce´ où la vendeuse Eton s’appuie sur le « vous et vos maris » pour e´riger tout un groupe ethnique en cible de son aversion. D’autant plus que ce groupe est soupc¸onne´ de pratiques mystiques appele´es famla. Il y a donc cette tendance a` traiter l’autre comme porte-drapeau de son groupe. Tendance a` laquelle la vendeuse Bamile´ke´ ne de´roge pas. Celle-ci emploie en effet la meˆme strate´gie discursive que son vis-a`-vis pour de´nigrer tous les nkwa (Beti) : « Les nkwa !11 Vous eˆtes très e´gostes ». La diffe´rence se situant au niveau du de´faut qu’elle reproche aux autres, notamment l’e´gosme. Comme on peut le constater, la strate´gie de cibler un groupe lorsqu’on a affaire a` un interlocuteur individuel se manifeste par l’emploi du « vous » amplifie´ par un ethnonyme ante´- ou postpose´ dans les structures de´pre´ciatives comme « (vous) les X, vous + eˆtre + axiologiques ne´gatifs (adjectifs, substantifs, etc.) ; les X + eˆtre + des + axiologiques ne´gatifs ». 5.1.2. Appellatifs, de´nominatifs, double adresse, re´cepteur multiple D’autres exemples du corpus peuvent s’analyser a` partir des notions de la « double adresse » et du « re´cepteur multiple ». Il convient de noter que le phe´nomène de la « double adresse » ou de la « parole bi-adresse´e » (F. Jacques, 1979 cite´ par Siess (2002, p. 7)) a fait l’objet d’un ouvrage collectif dirige´ par Jürgen Siess et Gisèle Valency (2002). Ruth Amossy (2002, p. 42) y de´finit la double adresse comme « une parole ostensiblement adresse´e a` un [interlocuteur] A1, vise aussi un [interlocuteur] A2 ». Kerbrat-Orecchioni (2002c, p. 15–40) de´veloppe, dans une des contributions a` ce collectif, le concept de « re´cepteur multiple » en estimant que l’on doit envisager « plusieurs couches de destinataires » (Kerbrat-Orecchioni, 2002c, p. 16) pour certains types d’interactions. Il s’agit notamment des situations où les re´cepteurs « n’ont pas tous ne´cessairement le statut de re´cepteurs ‘‘adresse´s’’, ni meˆme de ‘‘destinateurs’’ » (ibid. 17). Il faut donc faire la diffe´rence entre les adresse´s principaux, les adresse´s secondaires et les re´cepteurs non ratifie´s (ibid. 21–24). On aboutit très souvent au phe´nomène de trope communicationnel qui a lieu « lorsque la cible (celui ‘‘pour qui’’ l’on parle et a` qui est ‘‘destine´’’ l’e´nonce´) ne correspond pas a` l’adresse´ principal (celui ‘‘a` qui’’ l’on parle et a` qui est ‘‘adresse´’’ l’e´nonce´) » (Kerbrat-Orecchioni, 2002c, p. 26). Ces concepts de double adresse et de re´cepteur multiple nous permettent ainsi d’expliquer dans quelle mesure le choix des strate´gies de de´valorisation de l’autre ainsi que leurs effets perlocutoires de´pendent largement des e´le´ments du cadre participatif cite´s plus haut. Ces facteurs influent e´galement sur la fac¸on dont l’interlocuteur perc¸oit et re´agit a` l’insulte ou toute autre forme de modalisation axiologique de son ethnicite´. En situation de communication interethnique au Cameroun la double adresse se manifeste de plusieurs manières. En dehors des situations classiques qui mettent aux prises un locuteur (individuel) et un interlocuteur (individuel), il existe des cas où un locuteur s’adresse a` un groupe de personnes, suppose´es appartenir (majoritairement) au meˆme groupe ethnique. C’est le cas dans l’exemple (3) tire´ du roman Temps de chien de Patrice Nganang (2001) dans lequel un groupe socioethnique, les Bamile´ke´, s’estime la cible d’une insulte profe´re´e a` l’endroit d’un membre du groupe. Il s’agit ici d’une situation re´currente dans certains quartiers de Yaounde´ caracte´rise´s par une forte concentration de Camerounais originaires de la meˆme re´gion ou aire socioculturelle. On peut citer, entre autres, le quartier « Briqueterie » pour les Nordistes, le quartier « Madagascar » pour les Bamile´ke´. Analysons notre exemple : [3] « Et toi-meˆme Massa Yo, comme tu te crois si intelligent devant ton bar, et ne cherches rien d’autre qu’a` profiter de la souffrance de tes frères, [. . .] l’argent que tu travailles-la` finira dans la poche de Mbiya [. . .]. C’est pourquoi mvela`m : seule l’imagination peut donner du jus a` ta vie. Pense donc souvent a` autre chose qu’a` tes bières. Regarde comment le jour est laid. Embellis-le donc avec ton imagination ! » Laisse Massa Yo tranquille, dit un client. Un autre souligna : « Quelle imagination ? C’est la chicherie qui va le tuer. Toute son imagination, n’est-ce pas, il l’investit pour voler notre argent ? » Mon maître que le mot « voleur » devait avoir mis sur les nerfs quitta son comptoir et, menac¸ant, compta quelques pièces qu’il tendit au client qui venait de parler : « Puisque je suis un voleur, dit-il, rends-moi ma bière et reprends ton argent ! » Le client avait de´ja` bu la moitie´ de la bière. C’e´tait trop visiblement un problème. Massa Yo pourtant ne se laissait pas interrompre : « Non, non, non, non, dit-il, cate´gorique, je ne veux pas de son argent ! [. . .]. ». Des voix devinrent fortes. Le client, qui avait dit « voleur » dans la meˆle´e, dit e´galement bami. Il oubliait certainement qu’il e´tait dans un quartier bamile´ke´. Un homme se leva aussitôt dans un cocktail explosif de mots. Il parla de tribalisme. Ses arguments bruyants furent soutenus par tous les autres, qui aussitôt se retournèrent contre l’homme qu’ils de´fendaient pourtant contre mon maître. Le buveur aux mots fâcheux sortit du bar, poursuivis par les remarques de tout le monde. Son mot avait jete´ du feu dans les conversations des clients. La re´plique e´tait preˆte, mais celui qui avait lance´ le de´fi du verbe n’avait pas attendu de l’e´couter. Et tandis qu’il disparaissait dans un taxi, les voix des hommes se levèrent dans le bar, les mains gesticulèrent, les e´lans devinrent violents, la force des corps jeta des e´tincelles dans l’air. [. . .] On parla de l’homme qui avait insulte´ tout le monde. Ce devait eˆtre un nkoua, dit-on (Nganang, 2001, p. 115–8). La re´action collective au mot bami est a` l’image de toutes les connotations pe´joratives que ce terme transporte dans l’imaginaire collectif. Dans ce cadre pre´cis, il s’agit e´videmment d’une injure re´sultant de ce que le client ironise sur l’imagination suppose´e de Massa Yo, Bamile´ke´ et proprie´taire du bar. Une imagination qui, aux yeux du client, sert plutôt d’astuce pour subtiliser de l’argent aux clients. D’autant plus que Massa Yo est « chiche a` mourir »: « C’est la chicherie qui va le 11
Nkwa est un terme pe´joratif emprunte´ aux langues de l’Ouest camerounais et employe´ pour de´nigrer les BEtis (Section 5.2.1.2).
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tuer ». D’où l’emploi de la locution verbale pe´jorative « voler notre argent » avec laquelle le client e´tablit une certaine analogie entre l’activite´ commerciale de Massa Yo et l’escroquerie. Une remarque que ce dernier ne peut dige´rer et que les autres ne sauraient supporter, car celle-ci n’est qu’une reprise abre´ge´e d’un discours re´current articule´ (surtout par les ressortissants des re´gions du Centre et du Sud) pour de´nigrer et diaboliser l’esprit d’entreprise des Bamile´ke´ (Section 5.2.4). La re´action de « tout le monde » montre effectivement que le terme bami, employe´ par un Nkwa (Beti) dans un quartier bamile´ke´, constitue bel et bien un affront collectif. La me´taphore de l’auteur du roman « l’homme qui avait insulte´ tout le monde » re´sume fort e´loquemment cette ide´e de double adresse et de re´cepteur multiple dans cet exemple de communication interethnique. Un autre cas de figure, non moins fre´quent au Cameroun, est celui où deux individus parlent d’une tierce personne suppose´e absente, alors que cette dernière, se trouvant dans l’espace perceptif, e´pie (malgre´ elle) la conversation et re´agit directement aux de´clarations/de´nonciations prononce´es a` son e´gard et celui de son groupe ethnique. Dans l’exemple (4) en effet un e´tudiant anglophone, John (J) e´coute (de sa chambre) une conversation entre deux e´tudiantes francophones, Mireille (M) et Arlette (A), conversation dans laquelle ledit e´tudiant fait l’objet de re´criminations et d’injures ethniques. La particularite´ de cet exemple, il faut le souligner, est le changement intervenu dès l’instant où l’e´tudiant sort de sa chambre pour re´agir directement aux attaques de ses voisines. [4] 1M
Vraiment, je vais tout voir dans cette cite´. Je nettoie les toilettes ici tous les jours. Mais il y a un faine´ant qui s’arrange toujours a` de´verser ses salete´s a` tort et a` travers.
2A
Merde ! Quel est l’animal qui ose faire des trucs pareils ?
3M
Si ce n’est pas l’Anglo au fond-la` c’est encore qui ?
4A
C¸a te surprend ? C¸a leur ressemble !
5J
(John e´coute la conversation. Furieux, celui-ci sort de sa chambre et s’exclame): See me baa lok !12 Laissez mon nom tranquille !
6M
Te laisser tranquille, hein ? Tu veux dire que ce n’est pas toi ? Dis-moi je comprends. Et tu ne fais jamais le nettoyage ici a` la cite´.
7J
A no get taim.13
8M
Qu’est-ce que c¸a veut dire ?
9J
Tu sais que j’ai cours tous les jours. Tu ne peux meˆme pas eˆtre compre´hensive avec quelqu’un ?
10 M
Tu penses que tu fre´quentes plus que qui ? Vous les Anglos-la` vous allez tout nous montrer.
11 J
Les Anglos ont fait quoi ? Ne commence pas, hein ? C’est moi que tu accuses ou c’est les Anglos ? Malchance !
12 M
Tu penses que tes frères sont diffe´rents de toi ? Partout on se plaint de vous.
13 J
Comme vous les francophones, vous eˆtes trop parfaits, pourquoi tu te plains alors ? Continue a` laver, non ! (Yaounde´, novembre 2002).
Dans la se´quence entre les deux e´tudiantes francophones Mireille et Arlette (1–4), on assiste a` une forme de mise a` distance d’un tiers absent, a` qui les interlocutrices attribuent les manquements de´crits dans leurs e´nonce´s. La modalisation axiologique se fait au moyen des substantifs comme « faine´ant », « animal » et la locution verbale « de´verser ses salete´s » qui font re´fe´rence a` ce coupable qu’elles ne tarderont pas a` trouver : « Si ce n’est pas l’Anglo au fond-la` c’est encore qui ? » La particularite´ de cette « condamnation par contumace » est que le coupable l’est plus a` cause de son origine ethnique. Rien de plus surprenant : « C¸a te surprend ? C¸a leur ressemble ! ». La distribution des rôles et des espaces ne se fait pas attendre : les bons, d’une part, et les mauvais, d’autre part. Le crime du coupable, c’est d’appartenir a` un groupe ethnique conside´re´ par la majorite´ francophone, a` cause des de´viances comportementales (suppose´es ou re´elles) de ses membres, comme marginal. Il ne sert donc a` rien de re´fle´chir. Le coupable n’est pas loin : c’est « l’Anglo au fond-la` », et a` travers lui tous les Anglophones sont condamne´s. La mise a` distance s’opère par le biais de cette opposition « nous-eux » (« C¸a te surprend ? C¸a leur ressemble ! »). On assiste a` la formation de deux camps, le « nous » qui e´met un jugement de valeur sur un « ils/eux » marginalise´. Les tentatives de de´fense de´ploye´es par John (5) sont balaye´es d’un revers de la main par Mireille qui reste campe´e sur sa position culpabilisante et discriminative : « Te laisser tranquille, hein ? Tu veux dire que ce n’est pas toi ? » ; « Dis-moi je comprends » ; « Tu penses que tu fre´quentes plus que qui ? » (6). La de´valorisation collective viendra au bout de cet e´change d’arguments et de contre-arguments : « Vous les Anglos la` vous allez tout nous montrer » (10). Encore une fois, on assiste a` la construction d’une opposition entre un « vous anglophone » regarde´ et marginalise´ et un « nous francophone » regardant et excluant. Une construction discursive que John tente de fragiliser en revendiquant un traitement individuel et non collectif :
12 Il s’agit d’une expression en pidgin English. Le terme baa lok (de l’anglais bad luck) veut dire « malchance, infortune, malheur, etc. ». See me baa lok! est un e´nonce´ exclamatif employe´ pour marquer son indignation par rapport a` un e´ve´nement malheureux ou un acte dont on est victime. Dans cet exemple, John s’indigne, par le biais de cet e´nonce´, de la diffamation dont il fait l’objet. 13 Je n’ai pas du temps.
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« Les Anglos ont fait quoi ? Ne commence pas, hein ? C’est moi que tu accuses ou c’est les Anglos ? Malchance ! » (11). Il s’agit pour lui d’une strate´gie de protection de la face des membres de son groupe sociologique. Rien n’y fait : Mireille s’appuie sur l’argument des inse´parables (Robrieux, 2005, p. 170) pour le´gitimer sa condamnation collective : « Tu penses que tes frères sont diffe´rents de toi ? » (12). Et cette mise a` distance se manifeste par un rapport de places dans lequel le « vous anglophone » est pre´sente´ comme objet de plaintes du « on », visiblement francophone, qui s’arroge le droit d’e´mettre des jugements sur les comportements du « vous » discrimine´ : « Partout on se plaint de vous » (12). La re´action de John consiste a` ironiser sur cette posture morale de la majorite´ francophone (13). Il tourne en de´rision cette attitude collective et ridiculise particulièrement Mireille qui se montre tout au long de leur interaction/altercation comme porte-flambeau d’un collectif qui se veut/croit audessus de la minorite´ anglophone. En s’inscrivant en faux contre et en ironisant sur cette supre´matie autoproclame´e des Francophones, John montre que la mise a` distance de l’alte´rite´ ethnique peut aussi transformer le sujet discriminant en objet discrimine´. On peut conclure cette section en re´ite´rant que les appellatifs et de´nominatifs de´valorisants ne prennent tous leurs sens qu’en relation avec d’autres e´le´ments (lexicaux, syntaxiques, stylistiques, prosodiques, etc.) du discours et du contexte situationnel (identite´ nombre/ethnique des participants). La section qui suit analyse les appellatifs et de´nominatifs de´valorisants dans leurs structures, c’est-a`-dire les proce´de´s de cre´ation lexicale dont se servent les locuteurs pour choisir ou construire des strate´gies de de´ne´gation de l’alte´rite´ ethnique 5.2. Aspects microstructurels 5.2.1. L’emprunt comme strate´gie de de´ne´gation de l’autre Il y a surtout emprunt au pidgin-English et a` certaines langues camerounaises. Les emprunts sont fonde´s « sur la recherche de l’expressivite´ du mot en lui-meˆme [. . .] pour traduire des ide´es non originales d’une manière nouvelle, pour exprimer d’une fac¸on ine´dite une certaine vision personnelle du monde » (Guilbert, 1975 cite´ par Cusin-Berche, 1998, p. 15). Ce proce´de´ est d’autant plus inte´ressant qu’il s’utilise pour verbaliser la perception des Camerounais dits « allogènes » dans certaines re´gions du pays. En outre, l’emprunt permet d’e´mettre des jugements sur l’attitude des membres de certaines ethnies par rapport au travail et a` la gestion des biens mate´riels. Examinons a` ce sujet trois exemples de´crits ci-dessous.. 5.2.1.1. De´nominatifs de´pre´ciatifs de l’allogène. Le discours discriminatif s’e´nonce souvent sur la base d’une opposition entre « autochtones » et « allogènes », valide´e ou exacerbe´e par la constitution du 18 janvier 1996. Dans la re´gion du Sud-Ouest, ce discours anti-allogène s’est re´ellement e´nonce´ avant et après les e´lections municipales du 21 janvier 1996. Dans sa tentative de justifier les mauvais re´sultats du Rassemblement de´mocratique du peuple camerounais (RDPC)14 aux e´lections municipales de 1996, Oben Peter Ashu, alors Gouverneur de la province du Sud-Ouest, de´clara sur les antennes de la station provinciale de la Cameroon Radio Televion Coorporation (CRTV)15 a` Buea que ces re´sultats e´taient dus a` la pre´sence massive des cam-no-go (Schneider, 2008) notamment les originaires du Nord-Ouest et de l’Ouest, qui ont massivement vote´ pour le parti rival, le Social Democratic Front (SDF)16. Le ne´ologisme cam-no-go qui signifie litte´ralement « qui est venu et qui n’est plus reparti » est un emprunt du pidgin-English qui s’emploie en franc¸ais au Cameroun comme synonyme du terme « envahisseurs ». Il faut dire que cet emprunt se fonde aussi sur le proce´de´ de me´taphorisation. En effet, le de´nominatif de´pre´ciatif cam-nogo de´crit, en premier lieu, une gale très contagieuse accompagne´e de fortes de´mangeaisons et se singularisant par sa re´sistance a` toute forme de soin. Le terme cam-no-go pre´sente, en second lieu, les allogènes comme des « parasites » ou « envahisseurs » manifestement nuisibles au bien-eˆtre corporel, socioe´conomique et politique des autochtones. C’est dans cette optique que le terme cam-no-go est remplace´ et renforce´ par des substantifs de´pre´ciatifs comme graffis, settlers, strangers, trouble-makers, swamp ou flood of settlers (Schneider, 2008). Au-dela` de l’aspect descriptif et de´pre´ciatif, le ne´ologisme est une injonction (implicite) au retour des cam-no-go dans leurs re´gions d’origine. 5.2.1.2. De´nominatifs de´pre´ciatifs du paresseux et du de´pensier. Le discours tribaliste se caracte´rise aussi par l’emploi de la me´taphore tchop-broke-pot emprunte´e au pidgin-English pour stigmatiser une attitude plutôt laxiste et de´pensière des Beti. Ce ne´ologisme signifie litte´ralement « qui de´truit la marmite juste après avoir mange´ » et s’emploie justement pour de´crire et de´crier des attitudes suppose´es eˆtre un style de vie des Beti, a` savoir la gabegie et le manque de pre´vision dans la gestion des biens. Au-dela` de sa connotation ethnique, cette de´nomination injurieuse est devenue une expression de re´volte de la part de tous ceux qui ont le sentiment d’assister impassibles au pillage des ressources du pays et a` la « politique du ventre » mise en place par un groupe politico-ethnique appele´ « pays organisateur ». Par extension, l’expression tchop-broke-pot devient dès lors un langage code´ pour stigmatiser la le´gèrete´ et la frivolite´ avec laquelle le patrimoine national, familial ou individuel est ge´re´. L’injure tchop-broke-pot a donc, dans un sens plus large, moins une connotation ethnique que socio-politicoide´ologique. Est tchop-broke-pot toute personne qui : occupe une place dans les plus hautes sphères de l’administration ; se singularise par une gestion irresponsable des ressources. 14 15 16
Parti au pouvoir. Office national de radiote´le´vision. Parti politique pre´side´ par Ni John Fru Ndi.
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Mais cette invective s’adresse d’abord au groupe ethnique nume´riquement majoritaire dans les instances dirigeantes du pays. La de´valorisation du paresseux et du de´pensier s’e´nonce aussi a` travers le terme nkwa emprunte´ aux langues bamile´ke´. Dans son acception neutre, ce mot de´signe tout ce qui est e´tranger a` l’univers culturel bamile´ke´. Un deuxième emploi du terme consiste a` l’utiliser pour stigmatiser la « culture de la paresse et de la gabegie » des membres de certains groupes ethniques. En effet, chez les Bamile´ke´, observe Onana Onomo (2005), les autres groupes ethniques sont conside´re´s comme des consommateurs, des gaspilleurs, etc. Le groupe le plus vise´ est le groupe beti. Les Beti sont ni plus ni moins des ambianceurs, des gens qui adorent les plaisirs du bas ventre, des consommateurs de vin rouge en la possession duquel le Beti se croit le plus heureux du monde, etc. Ainsi, un nkwa dans l’imaginaire bamile´ke´ est quelqu’un de paresseux, qui ne pense qu’a` jouir de la vie, et qui de´pense sans penser au lendemain. Ce de´nominatif injurieux vise ge´ne´ralement les Beti, qui passent pour eˆtre, aux yeux des Bamile´ke´, des paresseux et feˆtards notoires. Zambo Belinga (2002, p. 188) relève d’ailleurs que le « Bamile´ke´ tient le Bulu [un Beti] pour ‘‘paresseux’’ et ‘‘faine´ant’’, un ‘‘feˆtard’’ fondamentalement enclin a` la jouissance sous toutes ses formes ». 5.2.1.3. Le jeu de mots comme strate´gie de la de´ne´gation. Le discours discriminatif est re´current en situation de communication entre les Camerounais anglophones et francophones. Les jugements de´valorisants e´mis de part et d’autre sont condense´s dans et par les de´signatifs anglofous et francofools. Ces de´nominations dont la pe´joration est inde´niable re´sultent du jeu de mots consistant a` manipuler la fluidite´ sonore entre phone, fous, et fools et a` remplacer le suffixe phone des termes anglophones et francophones par les morphèmes libres fou(s) et fool(s). Autrement dit, le jeu de mot consiste en la resuffixation après troncation, une ope´ration qui est loin d’eˆtre inconsciente. On a en effet l’impression d’assister ici a` l’expression des oppositions culturelles he´rite´es des colonisations franc¸aise et britannique. Ces oppositions se manifestent très souvent par des velle´ite´s he´ge´moniques anglophobes et des strate´gies de re´sistance et de dissidence francophobes. Une dualite´ agressive qui trahit la profondeur de l’e´chec de la politique d’inte´gration nationale longtemps claironne´e par les pouvoirs publics. 5.2.2. La me´taphore animale comme strate´gie de de´nigrement et de diabolisation Pour de´nigrer les membres d’autres groupes ethniques, certains locuteurs procèdent par l’e´tablissement d’une analogie entre le comportement dangereux, bizarre, bute´, etc. de certains animaux et celui des personnes vise´es. D’où le recours aux « injures zoologiques » (E´douard, 1983, p. 290–8), des me´taphores animales qui prennent la forme d’une pe´riphrase de´gradante ou diabolisante ou d’un mot. Citons-en trois exemples de´crits ci-dessous. 5.2.2.1. Des Nordistes aux « moutons du Nord ». Les Nordistes sont ge´ne´ralement traite´s de « moutons du Nord », parce qu’une opinion assez re´pandue au Cameroun pre´sente les Nordistes comme des illettre´s. Le terme « mouton » est une grosse injure en contexte camerounais, d’autant plus qu’il est le symbole de la cre´dulite´ et du manque d’intelligence/de discernement (E´douard, 1983, p. 292). Mais la valeur ethnico-discriminative vient de ce que le terme « mouton » s’accompagne du comple´ment « du Nord » pour pre´ciser que le manquement de´crit et de´crie´ l’est a` cause de l’origine ge´ographique/ethnique (le Nord) de l’allocutaire. Re´pondant a` la question de savoir pourquoi les Nordistes sont traite´s de « moutons », un des nos informateurs de´clare sans ambages : [5] « On les [Nordistes] appelle ‘‘moutons du Nord’’, parce que c’est des gens qui courent sans direction. On les prend pour des moutons, parce qu’on estime qu’ils sont analphabètes » (01 fe´vrier 2002). 5.2.2.2. Des Bamoun aux « serpents a` deux teˆtes ». Les Bamoun sont ge´ne´ralement qualifie´s de « serpents a` deux teˆtes », parce qu’ils sont particulièrement faux et tiennent un double langage : « ils disent toujours oui d’un côte´ et non de l’autre » (Annaud, 2000, p. 76). On a ici affaire a` une me´taphore animale de haut degre´. D’abord, la me´taphore du serpent e´voque ge´ne´ralement au Cameroun l’ide´e de danger en ge´ne´ral et d’hypocrisie en particulier. Elle est convoque´e ici pour insinuer que les Bamoun ne sont pas dignes de confiance. Cette insulte a alors une fonction d’appel a` la me´fiance vis-a`-vis du Bamoun (a` sa mise a` distance donc) qu’on pre´sente comme un traître ou espion. Ensuite, la me´taphore est renforce´e par l’e´vocation d’une menace encore plus impre´visible et plus se´rieuse, a` savoir les deux teˆtes du serpent. Dans l’imaginaire collectif, cette perception des Bamoun semble s’expliquer en partie par le symbole du serpent biface, icône de la culture bamoun. En retrac¸ant la genèse de ce symbole, l’historien camerounais Njiasse Njoya s’inscrit en faux contre cette repre´sentation populaire ne´gative17.
17 La pertinence de son e´clairage est inde´niable. Mais nous ne saurions occulter les de´clarations de certains informateurs, des adultes surtout, qui voient un lien très e´troit entre l’interpre´tation ne´gative du symbole bamoun et la divergence entre les rois Njoya (roi des Bamoun) et Douala Manga Bell quant a` l’attitude a` adopter face aux Allemands. Nos informateurs interprètent la position du roi des Bamoun, qui n’e´tait pas favorable a` une guerre de re´sistance contre les occupants allemands, comme une « trahison ». Et c’est a` cause de cette « trahison », poursuivent-ils, que le roi Rudolph Douala Manga Bell fut arreˆte´ et exe´cute´ par les Allemands en aou?t 1914. L’insulte serpent a` deux teˆtes serait donc inspire´e de ce fait historique.
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5.2.2.3. Des francophones aux frogs. Pour ce qui est du de´signatif frog (grenouille) que les Camerounais anglophones emploient a` l’encontre de leurs compatriotes francophones, il s’agit d’une re´plique au terme pe´joratif « Anglo ». Il faut signaler que le terme frog n’est pas une exclusivite´ du Cameroun. Il s’emploie ge´ne´ralement par les locuteurs anglais ou anglophones pour blesser l’amour-propre des Franc¸ais et francophones. Les me´taphores animales sont fre´quentes dans les de´bats politiques où elles permettent de disqualifier l’adversaire, en le pre´sentant comme l’incarnation du mal. Ainsi, les opposants au re´gime Biya18 sont ge´ne´ralement traite´s d’« oiseaux de mauvais augure, de hiboux de la politique, etc. ». Il est e´vident que ces injures zoologiques s’inscrivent dans la logique de la double adresse telle que discute´e plus haut. L’instance e´nonciative (l’acteur politique individuel ou collectif) ve´hicule deux types de messages a` deux instances re´ceptives distinctes. D’une part, la mise en garde que le pouvoir formule a` l’endroit des adversaires politiques et la justification du comportement qu’il adoptera face aux opposants, notamment la chasse aux sorcières. D’autre part, ces injures appellent les e´lecteurs potentiels a` la vigilance/me´fiance a` l’e´gard des adversaires politiques. 5.2.3. De la pe´riphrase a` la diabolisation L’autre proce´de´ utilise´ pour de´nier l’ethnicite´ de l’autre est la diabolisation. Diaboliser, nous dit le Petit Robert de la langue franc¸aise, c’est « transformer en diable. Faire passer pour diabolique, pre´senter sous un jour de´favorable ». Dans les interactions quotidiennes au Cameroun, il arrive très souvent qu’on soit victime/acteur ou te´moin d’une situation où on accuse, on est accuse´, ou bien les membres de certaines ethnies sont accuse´s de pratiques mystiques et/ou traite´s de belliqueux. Examinons-en deux exemples. Les Camerounais de l’ethnie bassa passent, dans l’imagerie populaire, pour des gens très belliqueux, me´chants et violents. Leur me´chancete´ est d’autant plus le´gendaire qu’ils sont toujours preˆts a` se venger. D’où le de´signatif ne´gatif maquisards qui leur est applique´. Pour plusieurs Camerounais en effet, [6] « les Bassa sont violents. On les traite de maquisards, d’assassins, de criminels. On les considère comme des me´chants. Ils sont toujours preˆts a` se plaindre. On dit chez nous [au Cameroun] que les Bassa se promènent toujours avec un timbre dans la poche19. [. . .] Donc ils ne pardonnent jamais (01 fe´vrier 2002). » La logique de la diabolisation est entretenue et renforce´e par cette repre´sentation selon laquelle la me´chancete´ (suppose´e ou re´elle) des Bassa est double´e d’une puissance mystique consistant a` inoculer dans l’organisme des ennemis, par voie mystique e´videmment, des vers appele´s nson/nsong pouvant tuer ou paralyser (Ombolo, 2000, p. 97–8). C’est pour cela que les Bassa sont traite´s de « lanceurs de nsonnsong », pe´riphrase signifiant « inoculateurs de vers mortels ». Dans cette pe´riphrase ne´ologique on remarque que le substantif « lanceurs » renvoie a` l’ide´e que l’acte d’inoculation se fait a` distance, notamment par voie mystique. Un autre exemple est celui des Bamile´ke´ qui sont conside´re´s comme des gens anime´s par le souci obse´dant de se faire a` tout prix de l’argent. Ce souci [. . .] donne lieu ve´ritablement a` un culte de l’argent qui conduit l’homme Bamile´ke´ a` monnayer toute re´alite´ (objet, service, situation [. . .] et qui peut aussi bien, comme cela se dit commune´ment en manière de proverbe a` travers tout le pays, l’inviter a` livrer père et mère, frère et s?ur, pour s’en procurer (Ombolo, 2000, p. 93). A` cause de cet esprit mercantile, les Bamile´ke´ jouissent de la re´putation de « gens du famla » et d’« adeptes du moukouagne », c’est-a`-dire des adeptes de cette socie´te´ secrète, appele´e « famla ou moukouagne », regroupant des (jeunes) riches devant se livrer a` des sacrifices humains pour avoir beaucoup d’argent. On sait, en plus, que les Bamile´ke´ sont « ge´ne´ralement repre´sente´s, dans l’imaginaire collectif, comme le groupe le plus entreprenant et le plus prospère. [. . .] Ils entretiennent eux-meˆmes ce mythe qui les flatte et s’en enorgueillissent » (Onana, 2005, p. 338). Ce discours (auto)flatteur provoque un contre-discours alimente´ surtout par l’ide´e que le « dynamisme bamile´ke´ » ne peut relever que du mystique. Un contre-discours qui ne cesse d’eˆtre e´taye´ par une se´rie de de´fauts impute´s aux Bamile´ke´. En effet, le souci d’e´pargner, de prospe´rer par tous les moyens donne aux Bamile´ke´ la notorie´te´ de dupeurs (Ombolo, 2000, p. 93) et de « freins a` main », une me´taphore argotique qui signifie qu’ils sont avares20. En outre, les Bamile´ke´ portent surtout l’e´tiquette des gens dont l’expansivite´ constitue l’une des composantes essentielles de leur vision du monde et l’un des programmes de leur vie sociale. Ce trait dominant de leur mentalite´ leur vaut de paraître aux yeux des autres populations du Cameroun comme e´tant imme´diatement des envahisseurs (Ombolo, 2000, p. 91).
18 Nous entendons par re´gime Biya le règne de Paul Biya en tant que Pre´sident de la Re´publique depuis le 06 avril 1982 date de son accession a` la magistrature supreˆme. 19 C’est-a`-dire qu’ils sont toujours preˆts a` re´diger une plainte. Les pratiques administratives au Cameroun exigent que toute plainte re´dige´e et de´pose´e dans un commissariat porte un timbre fiscal. Pour la plupart des informateurs, la propension chez les Bassa a` porter plainte contre autrui n’est pas motive´e par le souci de rentrer dans leurs droits, mais plutôt par l’obsession de se venger (lire a` ce sujet Ombolo (2000, p. 97). A` cela s’ajoute cet autre e´nonce´ sarcastique : « les Bassa marchent avec dans la main gauche un timbre et la main droite une machette » (nous remercions le lecteur anonyme qui a bien voulu nous procurer cet exemple). 20 Dans la meˆme optique, certains disent que les Bamile´ke´ ont le « cancer du coude ».
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5.2.4. Du glissement connotatif a` la spoliation identitaire Le glissement connotatif ici consiste a` employer le de´nominatif « anglophone » pour de´signer tout membre des groupes ethniques dans les re´gions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Quand on sait que le terme « anglophone » de´signe litte´ralement un eˆtre « qui parle anglais », on peut dire que son emploie en contexte de communication interethnique au Cameroun peut se percevoir comme une strate´gie de « gommage » de l’identite´ ethnique (re´elle ?) des Camerounais d’expression anglaise. D’autant plus ce glissement connotatif ne concerne que des groupes ethniques des re´gions du Sud-Ouest et du Nord-Ouest (par exemple Akum, Santa, Mankon, Mundum, Bakwiri, Balondo, Bakundu, etc.) Alors qu’il serait absurde de parler d’une ethnie francophone, lorsqu’il est question des Beti, Sawa, Bamoun, etc. Le de´nominatif « anglophone » et son diminutif « anglo » servent a` gommer les ethnies dites anglophones de la carte ethnique. Ce proce´de´ est d’autant plus de´valorisant que les appellations « anglophone » et « anglo » relatent une partie douloureuse de l’histoire du pays laquelle est invoque´e et renforce´e au moment de leur e´nonciation, mais n’est pas explicitement formule´e. Ce n’est pas simplement l’histoire de leurs usages, de leurs contextes et de leurs buts ; c’est la manière dont ces histoires se sont inscrites et arreˆte´es dans le nom et par lui. Le nom ainsi a une « historicite´ », laquelle peut eˆtre comprise comme l’histoire devenue inte´rieure au nom, qui en est venue a` constituer la signification contemporaine du nom (Butler, 2004, p. 1). Comme nous l’avons indique´ dans l’analyse de l’exemple (4) (Section 5.1.2), la de´nomination « anglophone » est d’autant plus de´valorisante qu’elle s’emploie dans l’optique d’une supe´riorite´ francophone autoproclame´e. Ainsi, tout se passe comme si les « francophones » s’arrogeaient le droit de de´finir l’identite´ de la minorite´ anglophone, en lui attribuant des repères sans lesquels cette majorite´ ne saurait l’imaginer. L’identite´ ethnique des Camerounais anglophones de´pendrait donc du bon-vouloir discursif des francophones. Il est alors inde´niable que l’acte de nomination par glissement connotatif est loin d’eˆtre gratuit comme le relève si bien Magri (1995, p. 268–9), « donner un nom [. . .], c’est [. . .] confe´rer l’existence re´elle ; existence et nom se trouvent indissociablement lie´s [. . .]. Dès lors, refuser de donner un nom e´quivaut a` denier tout droit a` l’existence ». Autrement dit, ce n’est pas l’ethnie qui porte le nom, mais le nom qui cre´e l’ethnie (Armengaud, 1990, p. 384). Les ethnies des re´gions anglophones semblent donc indignes d’une de´nomination ethnonymique proprement dite : « Si on n’a pas de nom, c’est parce qu’on est indigne d’en porter un, indigne d’eˆtre reconnu. [. . .] Le nom serait en quelque sorte une garantie de la chose, nom pas simple signe arbitraire mais signe motive´. [. . .] Lorsqu’une chose perd son nom, elle perd avec lui logiquement toute re´alite´ » (Magri, 1995, p. 269–70). Cette analyse peut aussi s’appliquer aux de´nominations collectives comme « Francophones, Nordistes, Sudistes, etc. ». Ces proce´de´s de gommage s’appuient, de manière ge´ne´rale, sur ce que Robrieux (2005, p. 167) appelle « l’argument de l’inclusion », qui permet notamment « de de´terminer certains traits de caractère d’un individu [ou d’un groupe] d’après ce que l’on sait du groupe auquel il est rattache´ ». Et il convient de souligner – comme le fait d’ailleurs Robrieux (2005, p. 168) – que de telles opinions reposent sur l’ide´e simpliste de l’uniformite´ et de la conformite´. L’expe´rience montre presque toujours les he´te´roge´ne´ite´s et les dissidences des individus et des sous-ensembles, y compris sur des critères essentiels de rattachement aux groupes. Parce que le gommage de l’alte´rite´ ethnique inscrit des particularite´s de certaines communaute´s dans un total anonymat ethnonymique21, cette strate´gie discursive porte particulièrement atteinte aux faces individuelles et collectives de certains Camerounais. 5.2.5. De la composition nominale a` la phagocytose de l’autre A` travers cette strate´gie l’e´nonciateur entend phagocyter l’autre pour mieux le de´nier. Elle se manifeste a` travers les de´nominatifs comme Anglo-bami et Anglo-Sawa qui expriment cette tendance a` « subordonner » les ethnies des re´gions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest aux autres ethnies du pays, notamment les Bamile´ke´ et les Sawa. Ces compositions nominales ne sont pas des ope´rations gratuites. Puisque le gommage de l’identite´ de l’autre s’appuie surtout sur la perception des groupes ethnique concerne´s comme des « sous-ensembles » d’autres groupes ethniques suppose´s « plus connus, plus puissants et plus importants ». On a donc affaire a` une ope´ration de de´nomination double´e d’une cate´gorisation. Et d’après Gouvard (1998, p. 58), toute de´nomination manifeste [. . .] a` l’adresse de l’interlocuteur une ope´ration de cate´gorisation, c’est-a`-dire le classement d’un objet dans une cate´gorie conceptuelle qui paraît, aux yeux du locuteur, la mieux adapte´e pour de´crire cet objet. La composition nominale constitue la mise en mots de ce que l’on retire aux ethnies concerne´es tout droit a` l’autonomie identitaire. On pourrait donc parler ici d’un vocabulaire de la subordination dans la mesure où les deux termes te´moignent 21 Dans le meˆme ordre d’ide´es on peut dire que le terme « Nordiste » me´connaît les diffe´rentes spe´cificite´s culturelles (langues, religions, etc.) des ressortissants du Nord Cameroun. C’est le lieu de dire que certains Camerounais ressortissants des re´gions concerne´es ont contribue´ a` renforcer ces constructions ethnonymiques. Il est courant d’entendre certains Camerounais dire : « Je suis anglophone, Je suis du Nord/Nordiste, etc. ». Certains de nos enqueˆte´s avouent qu’ils se pre´sentent ainsi pour « gagner du temps », c’est-a`-dire faciliter le repe´rage de leur ethnie, lorsqu’ils ont affaire aux interlocuteurs qui ne maîtrisent pas suffisamment la carte ethnique du pays.
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d’une « de´sinvolture certaine teinte´e du me´pris souverain du conque´rant face au vaincu » (Fandio, 2003, p. 7). Il existe donc un lien e´troit entre les compositions nominales Anglo-bami et Anglo-Sawa et le glissement connotatif du terme « anglophone ». Pour ce qui des facteurs qui ont pre´side´ a` la cre´ation de ces termes et a` l’acception de l’inse´parabilite´ de certains groupes ethniques, on peut citer : la proximite´ ge´ographique, culturelle et ethnique, d’une part, et la convergence d’opinions dans les revendications politiques, d’autre part. Les ressortissants du Nord-Ouest, appele´s Anglo-bami, sont non seulement ge´ographiquement et culturellement proches des Bamile´ke´, mais on a surtout constate´ que la plupart des opposants au re´gime en place et les sympathisants de l’opposition sont majoritairement originaires de ces deux re´gions. Contrairement aux anglophones du Sud-Ouest, appele´s Anglo-Sawa du fait de leur soutient au re´gime en place comme le font les Douala/ Sawa, avec qui ils partagent une certaine proximite´ ge´ographique, culturelle et linguistique. Il faut noter toutefois que cette dichotomie relève plus de la manipulation politicienne. Car, on trouve dans les deux re´gions, tout comme dans toutes les ethnies du pays, aussi bien des opposants que des sympathisants des deux camps politiques (pouvoir et opposition)22. 5.2.6. De l’adjectif de nationalite´ a` la contestation de la citoyennete´ On regroupe dans cette cate´gorie les adjectifs de nationalite´ employe´s pour de´signer des Camerounais de certaines re´gions du pays. Ces de´nominatifs sont motive´s par le pre´texte que les personnes ainsi de´signe´es ne sont pas des citoyens camerounais a` part entière. Il se produit alors une forme de contestation de la citoyennete´ camerounaise de certains et l’expatriation symbolique du non Camerounais. C’est le cas des Nordistes qui sont traite´s de Tchadiens pendant que les Camerounais anglophones passent pour des Biafrais ou des Nige´rians. A` bien regarder, ce n’est pas le simple fait d’attribuer une citoyennete´ autre a` un Camerounais qui est en soi de´valorisant. La de´ne´gation vient en ge´ne´ral des perceptions pe´joratives dont les citoyens de certains pays voisins vivant au Cameroun font l’objet et des connotations pe´joratives auxquelles la nationalite´ attribue´e renvoie en particulier. Les Camerounais anglophones et les Nige´rians sont perc¸us comme des « allie´s naturels ». Cette perception se fonde sur l’he´ritage commun de la colonisation anglaise, la langue anglaise et les frontières naturelles notamment (Nkene, 2001, p. 11). C’est fort de cet « argument des inse´parables » (Robrieux, 2005, p. 170–1) que certains Camerounais francophones appellent leurs compatriotes anglophones Nige´rians ou Biafrais, leur (les Camerounais anglophones) contestant la citoyennete´ camerounaise et leur assignant concomitamment une nationalite´, celle nige´riane, objet d’une repre´sentation ne´gative re´currente au Cameroun. Une e´tude de Nkene (2003), consacre´e a` la perception des immigre´s nige´rians a` Douala, a notamment permis de constater que L’appellation « biafrais » est une cate´gorie sociale que l’on peut appre´hender sur un double plan physique et psychologique. La variable physique regroupe tous les ressortissants nige´rians, c’est-a`-dire Ibo, Yorouba et HaoussaFulani confondus. [. . .] L’autre variable explicative de l’ethnonyme « Biafrais » est psychologique et s’analyse en la charge symbolique pe´jorative qu’il contient. L’appellation « Biafrais » prend ici les allures d’un « ste´re´otype envahissant » [. . .] et renvoie alors a` toute personne re´pute´e « fourbe », « malhonneˆte », « tricheuse », « trafiquant », « faussaire », « peu scrupuleuse », etc. C’est une construction sociale base´e sur la repre´sentation de l’autre comme sujet pathologique. [. . .] Il y a eu ensuite une extrapolation de ce signifiant tant et si bien que dans l’imagerie populaire, l’appellation « biafrais » renvoie tour a` tour au ressortissant nige´rian, a` toute personne « fourbe », « tricheuse », « peu scrupuleuse », mais aussi de manière ge´ne´rale a` toute chose ne´gative. Une conserve est frelate´e a` l’achat ? Pas de doute : c’est du « biafrais ». Un me´dicament ne soigne pas ? Ce doit eˆtre du « biafrais ». Un gosse est mal e´leve´ ? Alors il est « biafrais » (Nkene, 2003, p. 150–1). Les termes Nige´rians et Biafrais apparaissent en fonction allocutive ou de´locutive dans des e´nonce´s empreints d’aversion, de raillerie, d’anglophobie et meˆme de xe´nophobie comme « Allez chez vous ! » ; « Vous vous croyez dans quel pays ? » ; « Nous sommes ici au Cameroun » ; « Je ne comprends pas votre anglais du Nigeria-la` ! », etc. D’une manière ge´ne´rale, les Camerounais anglophones sont perc¸us comme des e´trangers usurpateurs de camerounite´, des « adversaires de l’unite´ durement conquise » (Nkene, 2001, p. 11), des « ennemis dans la maison », de « potentiels se´cessionnistes », « qui par leurs mene´es subversives portent atteinte a` la stabilite´ et a` l’inte´grite´ de l’E´tat » (Mbonda, 2003, p. 26). Il faut dire que ces de´nominations ont provoque´ des re´actions diverses. Au plan politique, on peut citer celle de John Ngu Foncha, l’un des grands architectes anglophones de l’E´tat fe´de´ral. Dans sa lettre de de´mission de son poste de Premier vicepre´sident du RDPC23 il e´voque ce discours de´valorisant dont les Anglophones sont victimes en ces termes : The Anglophone Cameroonians who I brought into Union have been ridiculed and referred to as ‘‘les Biafrais’’, les ‘‘enemies dans la maison’’, ‘‘les traîtres’’, etc, and the constitutional provision, which protected this Anglophone minority have been suppressed, their voice drowned while the rule of the gun replaced the dialogue, which the Anglophones cherish very much (cite´e par Konings, 1996). 22 Cette section me´rite, il faut l’avouer, une e´tude en soi. On devrait alors s’appuyer sur des exemples authentiques pour montrer comment les compositions nominales Anglo-Bami et Anglo-Sawa s’emploient pour de´nigrer des groupes ethniques. On pourrait aussi interviewer des membres des groupes ethniques concerne´s pour savoir comment ils interprètent ces deux termes. Une autre base de donne´es pourrait se constituer d’interactions e´crites par chat et courrier e´lectronique, notamment des re´actions (des Camerounais) a` certains e´ve´nements sociaux, politiques et/ou culturels tels qu’ils sont traite´s dans les me´dias camerounais ou e´trangers. 23 Il convient de rappeler que John Ngu Foncha a de´missionne´ de son poste de Premier vice-pre´sident du RDPC le 9 juin 1990.
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En guise de re´plique aux de´signatifs leur contestant la citoyennete´ camerounaise, les Camerounais anglophones appellent (de´sormais) leurs compatriotes francophones children of la Re´publique (les enfants de la Re´publique) pour tourner en de´rision l’appartenance exclusive autoproclame´e des Francophones a` « leur Re´publique du Cameroun » aux couleurs socio-politicoculturelles « trop francophones/franc¸aises ». La de´nomination children of la Re´publique semble dire : « d’ailleurs nous n’avons jamais eu le sentiment d’appartenir a` votre pays ; nous appartenons a` un autre monde ». A` travers ce terme, les Anglophones se re´fugient ainsi dans un espace symbolique auto-cre´e´ dans le but d’exclure a` leur tour les francophones et de neutraliser toutes les injustices (verbales et non verbales) dont ils sont victimes. 5.2.7. De l’ethnonyme a` l’axiologique ne´gatif On relève par ailleurs la re´currence d’ethnonymes comme anglo, bami, anglo-bami, frog, kwa, wadjo, grafis, bamenda, beti, eton, etc. servant ge´ne´ralement a` de´nier l’alte´rite´ ethnique. Pour interpre´ter ces termes comme actes de discours discriminatifs, il faut absolument tenir compte des variables telles que l’appartenance ethnique des interlocuteurs, le contexte politique, la situation de communication, la relation interpersonnelle sous-jacente, les discours sociaux sur les diffe´rents groupes ethniques24, etc. Ainsi, on se rendra compte de ce que chaque ethnonyme constitue un mini-discours qui condense les pre´dicatifs ne´gatifs [. . .] qui lui ont e´te´ ordinairement associe´s dans les e´nonce´s ante´rieurs et qui n’ont plus besoin d’eˆtre e´nonce´s simultane´ment. La re´pe´tition de la phrase pre´dicative [. . .] permet d’effacer le pre´dicat et de faire supporter au mot [. . .] le programme de sens naguère endosse´ par l’attribut ; l’appellatif suffit a` convoquer son cortège d’affects se´mantiques (Rosier et Ernotte, 2000, p. 7). On pourrait alors repre´senter chaque de´signatif ethnonymique comme l’hyperonyme potentiel de plusieurs adjectifs a` connotation pe´jorative : « paresseux, me´chant, maladroit, stupide, sale, de´braille´, snob, chiche, avare, gauche, traître, fou, belliqueux, de´pensier, malhonneˆte, envahisseur, vulgaire » (en terme de m?urs), etc. Sur le plan syntaxique, on les retrouve le plus souvent dans les structures suivantes :
un + ethnonyme + comme c¸a ! (Un bami comme c¸a !) ; espèce de + ethnonyme ! (Espèce de wadjo !) ; regarde-moi/regardez-moi un + ethnonyme + comme c¸a ! (Regarde-moi un bamenda comme c¸a !) ; vous les + ethnonyme + vous eˆtes (toujours) + axiologiques ne´gatifs (Vous les Beti vous eˆtes tous des paresseux !) ; les + ethnonyme + sont des + axiologiques ne´gatifs (Les Eton sont des fous !).
6. Conclusion L’objectif de ce travail e´tait de rendre compte de quelques formes de de´ne´gation de l’alte´rite´ ethnique au Cameroun. Notre parcours nous a permis de constater que le discours discriminatif se manifeste a` travers diverses strate´gies comme la diabolisation, l’animalisation, le « gommage » de l’identite´ de l’autre, etc. Pour les mate´rialiser sur le plan linguistique, le locuteur use (et abuse parfois) des ressources que lui offre son environnement sociolinguistique. C’est alors qu’il fait e´talage de sa vitalite´ ne´ologique (Tabi-Manga, 2000, p. 166) dans le but « de de´tonner bruyamment, [et] de cre´er un e´lectrochoc chez la victimecible » (Ngalasso, 2004) par le biais de me´taphores, jeux de mots et de ne´ologismes morphologiques et se´mantiques divers. Si cette e´tude a montre´ comment les membres de la socie´te´ camerounaise gèrent l’he´te´roge´ne´ite´ ethnique, culturelle et linguistique pour se construire des identite´s collectives exclusives, il faut relever que certaines insultes tribales s’appre´hendent au fil du temps comme des marqueurs de la convivialite´ ethnique. De telles injures sont ge´ne´ralement profe´re´es et e´change´es sur un ton ludique entre personnes ou communaute´s ethniques qui se connaissent ou font preuve d’une certaine complicite´. Dans ce cas, ces discours injurieux servent a` consolider l’harmonie sociale. La recherche dans le cadre de la pragmatique postcoloniale devrait se pencher davantage sur cette ambivalence pragmatique, cette instabilite´ interpre´tative, cette hybridite´ relationnelle pour rendre compte des discours identitaires e´nonce´s dans les espaces postcoloniaux. Re´fe´rences Amossy, R., 2002. Double adresse et auditoire composite dans le discours e´lectoral : du clip au de´bat te´le´vise´. In: Siess, J., Valency, G. (Eds.), La double adresse. L’Harmattan, Paris, pp. 41–64. Amselle, J.-L., 1985. Ethnies et espaces : pour une anthropologie topologique. In: Amselle, J.-L., M’bokolo, E. (Eds.), Au c?ur de l’ethnie. Ethnies, tribalisme et E´tat en Afrique. La De´couverte, Paris, pp. 11–48. Andersen, T.P., Pekba, E., 2008. La pratique des surnoms dans Quartier Mozart de Jean-Pierre Bekolo : un cas de particularismes discursifs en franc¸ais camerounais. Glottopol. Revue de sociolinguistique 96–110 [Ligne 12, disponible a` www.univ-rouen. fr/dyalang/glottopol. Consulte´ le 29 mars 2009] Annaud, Mathilde, 2000. Entre l’arbre et l’e´corce. Ethnicite´, organisation sociale et pense´e symbolique des Tikar du Cameroun central. Thèse de Doctorat en Anthropologie. Universite´ de Paris V–Rene´ Descartes ; U.F.R de Sciences Humaines et Sociales–Sorbonne. Armengaud, F., 1990. Nom. Encyclopaedia Universalis 16, 384–388.
24 Ces termes peuvent avoir des sens « hypocoristiques » « par lesquels une insulte ou un appellatif tenu pour offensant peut servir de nom affectueux entre amis, parents ou confrères » (Rosier et Ernotte, 2000, p. 18). L’appartenance ethnique des interlocuteurs de´termine l’emploi hypocoristique de ces appellatifs.
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Titulaire d’un doctorat en Linguistique applique´e et en E´tudes germaniques (1997) et d’une Habilitation en Pragmatique interculturelle (2004) de l’universite´ de la Sarre (Allemagne), il a enseigne´ a` l’Universite´ de Yaounde´ I (Cameroun) de 1997 a` 2003, et a e´te´ boursier postdoctoral de la Fondation Humboldt en Allemagne de 2003 a` 2005. Ses recherches portent sur la pragmatique des interactions verbales, la the´orie des actes de langage, le contact des langues, la didactique du franc¸ais et de l’allemand et la politesse linguistique. Auteur de nombreux ouvrages, il vient d’e´diter, aux e´ditions Peter Lang, le collectif De la politesse linguistique au Cameroun/Linguistic politeness in Cameroon (2008). Il pre´pare actuellement un ouvrage sur les formes d’adresse et les constructions identitaires au Cameroun.