Kératite fongique à Cylindrocarpon lichenicola

Kératite fongique à Cylindrocarpon lichenicola

Journal français d’ophtalmologie (2012) 35, 356.e1—356.e5 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com CAS CLINIQUE ÉLECTRONIQUE Kératite fongiqu...

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Journal français d’ophtalmologie (2012) 35, 356.e1—356.e5

Disponible en ligne sur

www.sciencedirect.com

CAS CLINIQUE ÉLECTRONIQUE

Kératite fongique à Cylindrocarpon lichenicola夽 Fungal keratitis caused by Cylindrocarpon lichenicola

T. Gaujoux a,∗, E. Borsali b, J.-C. Gavrilov a, O. Touzeau a, P. Goldschmidt b, M.-C. Despiau c, C. Chaumeil b, L. Laroche a, V. Borderie a a

Service d’ophtalmologie 5, Pr-Laroche, centre hospitalier national d’ophtalmologie des Quinze-Vingts, 28, rue de Charenton, 75571 Paris, France b Laboratoire du centre hospitalier national d’ophtalmologie des Quinze-Vingts, 28, rue de Charenton, 75571 Paris, France c Pharmacie du centre hospitalier national d’ophtalmologie des Quinze-Vingts, 28, rue de Charenton, 75571 Paris, France evrier 2011 ; accepté le 23 juin 2011 Rec ¸u le 9 f´ Disponible sur Internet le 2 décembre 2011

MOTS CLÉS Kératite fongique ; Infection ; Traumatisme ; Greffe ; Cylindrocarpon lichenicola

Résumé Nous rapportons le cas d’une femme de 67 ans sans antécédent ophtalmologique, adressée pour la prise en charge d’une kératite infectieuse post-traumatique avec un tissu de vêtement un mois auparavant au Portugal, et s’aggravant malgré un traitement antibiotique topique fortifié. À l’entrée, l’acuité visuelle était limitée à « perception lumineuse ». Un abcès cornéen de 11 mm de diamètre infiltrait toute l’épaisseur de la cornée. Le diagnostic microbiologique et la microscopie confocale ont révélé la présence d’un champignon filamenteux saprophyte de l’environnement : Cylindrocarpon lichenicola qui est responsable de kératites de manière exceptionnelle. Devant le risque de perforation cornéenne, une kératoplastie transfixiante a été réalisée malgré un traitement par voriconazole et amphotericine B. Les suites ont été simples avec une absence de récidive à un an. Une étiologie fongique doit être suspectée devant toute kératite d’origine traumatique. Des examens microbiologiques spécifiques et une microscopie confocale doivent être réalisés précocement afin de ne pas retarder la prise en charge adaptée. © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.



Le texte de cet article est également publié en intégralité sur le site de formation médicale continue du Journal franc¸ais d’ophtalmologie http://www.e-jfo.fr, sous la rubrique « Cas clinique » (consultation gratuite pour les abonnés). ∗ Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (T. Gaujoux). 0181-5512/$ — see front matter © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.jfo.2011.06.005

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KEYWORDS Fungal keratitis; Keratomycosis; Infection; Trauma; Graft; Cylindrocarpon lichenicola

T. Gaujoux et al.

Summary We report a case of a 67-year-old woman with no significant past ocular history, who was referred for management of an unresponsive microbial keratitis resulting from trauma with a piece of clothing fabric 1 month previously in Portugal and worsening despite topical fortified antibiotics. On examination, visual acuity was limited to ‘‘light perception’’. Slit lamp examination revealed an 11 × 11 mm full-thickness corneal infiltrate. Confocal images showed branching hyphae suggestive of a fungal infection. Fungal cultures of corneal scrapings revealed growth of Cylindrocarpon lichenicola, a saprophytic, filamentous fungus, which is an unusual cause of keratitis. Despite aggressive antifungal therapy with voriconazole and amphotericin B, she required penetrating keratoplasty for impending corneal perforation. Follow-up was uneventful, with no recurrence at 1 year. Fungal infections must be suspected in all corneal ulcers of traumatic etiology. Specific cultures and confocal microscopy must be performed early, so as to enable early treatment modification. © 2011 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Introduction Les kératomycoses, fréquentes dans les pays tropicaux, sont plus rares sous nos climats tempérés [1—5]. Les champignons les plus fréquemment incriminés sont les Candida et les Fusarium [1,6]. Les Cylindrocarpon sp sont des champignons filamenteux saprophytes présents dans l’environnement. Ils se développent particulièrement dans les zones humides. Les kératomycoses dues à ce champignon sont exceptionnelles et leur prise en charge est spécifique [7—11]. Nous rapportons un cas de kératomycose sévère et rarissime à Cylindrocarpon lichenicola.

Observation Une femme âgée de 67 ans, sans antécédents médicaux, vivant au Portugal, nous a été adressée pour la prise en charge d’une kératite infectieuse sévère de l’œil droit évoluant depuis plusieurs jours malgré un traitement antibiotique topique renforcé. L’interrogatoire relevait la notion de traumatisme oculaire droit par un morceau de tissus (vêtement) au cours d’une lessive. Une kératite infectieuse s’est déclarée à la suite du traumatisme. La patiente a été hospitalisée au Portugal où des prélèvements cornéens ont été réalisés, mais n’ont pas mis en évidence d’agent pathogène. Un traitement par collyres antibiotiques (gentamycine et ciprofloxacine) associés à un antifongique collyre (Clotrimazole® ) a été instauré sans amélioration clinique. La patiente a été transférée dans notre service un mois après le début des signes cliniques. À l’entrée, l’acuité visuelle était limitée à « une perception lumineuse ». L’examen biomicroscopique du segment antérieur retrouvait une hyperhémie conjonctivale à prédominance périkératique, une importante ulcération cornéenne de 11 mm de diamètre associée à un infiltrat stromal blanc envahissant toute l’épaisseur de la cornée. L’abcès atteignait le limbe sur plus de 300◦ (Fig. 1). La chambre antérieure n’était pas visualisable en raison de l’importance de l’infiltrat. Le tonus oculaire semblait normal au doigt. L’UBM n’a pas mis en évidence d’anomalie du segment antérieur. L’échographie oculaire en mode B mettait en évidence

Figure 1. Abcès de cornée infiltrant toute l’épaisseur de la cornée et atteignant le limbe sur 300◦ . L’analyse de la chambre antérieure est impossible en raison de l’importance de l’infiltrat.

un vitré non échogène sans traction vitréo-rétinienne et une rétine à plat. L’examen de l’œil controlatéral était normal. Par ailleurs, aucun facteur d’immunodépression n’a été retrouvé. Le diagnostic microbiologique à partir d’un grattage de cornée a été réalisé au laboratoire de biologie du CHNO des XV-XX. L’examen direct après coloration au May Grünwald Giemsa (MGG) a révélé la présence de nombreux filaments mycéliens, confirmée par la coloration au Gomori Grocott (GG). L’examen in vivo de la cornée par microscopie confocale (HRT III avec le module cornéen Rostock, Heidelberg Engineering GmbH, Heidelberg, Germany) a également mis en évidence la présence de nombreux filaments mycéliens sous la forme d’éléments linéaires hyper réflectifs de 60 à 400 ␮m de longueur et 6 ␮m de largeur, prédominants dans le stroma antérieur (Fig. 2 et 3). La culture microbiologique sur milieu de Sabouraud a permis l’isolement d’un champignon filamenteux (Fig. 4 et 5). Ce dernier a été envoyé au Centre national de référence de mycologie (CNRMA) de l’Institut Pasteur. L’identification de ce champignon a nécessité son séquenc ¸age (séquenc ¸age des régions ITS et de la région D1/D2 de la sous unité 28S de

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Figure 2. Image en microscopie confocale de filaments mycéliens visibles dans le stroma antérieur à 65 ␮m de profondeur sous la forme d’éléments linéaires hyper réflectifs de 60 à 400 ␮m de longueur et 6 ␮m de largeur.

l’ADN ribosomique). Il s’agissait de C. lichenicola. Aucune co-infection n’a été retrouvée. Les mesures de concentration minimale inhibitrice (CMI) aux antifongiques a été réalisée par la technique de référence NCCLS M27 [12] à l’Institut Pasteur, et par la technique du E-test (AB Biodisk) au laboratoire du CHNO des XV-XX [13]. Des CMI élevées ont été observées pour l’itraconazole (CMI ≥ 8 ␮g/mL), le posaconazole (CMI ≥ 8 ␮g/mL) et la cas-

Figure 3. Image en microscopie confocale de filaments mycéliens visibles dans le stroma moyen à 230 ␮m de profondeur sous la forme d’éléments linéaires hyper réflectifs de 60 à 400 ␮m de longueur et 6 ␮m de largeur.

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Figure 4. Culture du Cylindrocarpon lichenicola obtenue après isolement sur milieu Sabouraud à 37 ◦ C. Le mycélium est extensif, les colonies sont duveteuses à cotonneuses, la couleur varie du gris marron sombre au noir.

pofungine (CMI = 8 ␮g/mL). Seuls l’amphotéricine B et le voriconazole présentaient des CMI de 2 ␮g/mL et 0,5 ␮g/mL respectivement. L’évolution clinique fut marquée par une stabilisation de l’infiltrat sous traitement local par amphotéricine B et voriconazole, ce dernier a également été administré per os à la dose de 400 mg, deux fois le premier jour, puis 200 mg, deux fois par jour, avec un contrôle fréquent du bilan hépatique. Malgré le traitement, l’examen à la lampe à fente a mis en évidence un amincissement cornéen important. La taille de l’infiltrat stromal restait stable. Au dixième jour, il fut décidé de pratiquer une kératoplastie transfixiante « à

Figure 5. Cylindrocarpon lichenicola après coloration au bleu de lactophénol (grossissement × 40). On visualise les filaments mycéliens avec des chlamydospores et des micro- et macroconidies. Les conidies sont ovoïdes à ellipsoïdales, elles présentent quatre à cinq logettes.

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Figure 6. Image du greffon un mois après la kératoplastie transfixiante. Le greffon est œdémateux, mais il n’y a pas de récurrence de l’infection.

chaud », en raison du risque important de perforation cornéenne. L’évolution a été favorable avec une remontée de l’acuité visuelle à « compte les doigts » au 30e jour postopératoire avec un greffon légèrement œdémateux, mais sans signe de récidive (Fig. 6). Le traitement antifongique a été poursuivi pendant quatre mois après l’intervention. En raison de l’étiologie fongique, la corticothérapie habituellement instaurée après une kératoplastie a été remplacée par de la ciclosporine collyre à 2 % à la posologie d’une goutte trois fois par jour. La patiente a été revue un an après l’intervention chirurgicale, l’acuité visuelle était stable et aucun signe de récidive n’était visible à l’examen biomicroscopique.

Discussion Les kératomycoses à C. lichenicola sont des infections très rares, avec cinq cas décrits dans la littérature à ce jour [7—11]. Les Cylindrocarpon sp sont des champignons filamenteux saprophytes présents dans l’environnement. Ils se développent particulièrement dans les zones humides. Les personnes travaillant à l’extérieur dans les pays tropicaux sont les plus exposées aux infections par ce champignon. Plusieurs espèces de ce champignon ont été décrites, mais seules trois ont été impliquées en pathologies humaines en particulier Cylindrocarpon destructans, Cylindrocarpon vaginae et C. lichenicola. Ce dernier est le seul impliqué en pathologie oculaire [14]. La prise en charge des kératomycoses est conditionnée essentiellement par la rapidité du diagnostic. Beaucoup de tableaux cliniques ont été décrits pour caractériser les kératomycoses, mais les signes ne sont pas toujours spécifiques. En raison de la forte incidence des kératites bactériennes dans les pays occidentaux, les kératites infectieuses sont souvent considérées a priori d’origine bactérienne, exceptionnellement parasitaire ou mycosique [15]. De plus, les examens microbiologiques n’étant pas toujours effectués dans des laboratoires spécialisés, la mise en évidence du champignon en cause peut être difficile. Ces facteurs sont souvent responsables d’un retard

T. Gaujoux et al. diagnostic et donc thérapeutique. Tous les moyens diagnostics doivent donc être proposés lorsqu’une étiologie fongique est suspectée. Les techniques de biologie moléculaire (PCR) peuvent apporter une aide supplémentaire dans l’identification des organismes responsables des kératites fongiques [16]. La microscopie confocale in vivo est un outil supplémentaire permettant le diagnostic des kératites fongiques à champignons filamenteux [17—19]. Les images de microscopie confocale mettent en évidence de nombreux éléments linéaires hyper réflectifs de 60 à 400 ␮m de longueur et de 3 à 5 ␮m d’épaisseur prédominant dans le stroma antérieur et moyen. La microscopie confocale peut également être utile dans le suivi des kératites fongiques afin de juger de l’efficacité des traitements [20]. Cependant, la faible reproductibilité, les mouvements oculaires durant l’examen et le manque de caractéristiques morphologiques distinctives de certains agents pathogènes limitent l’utilisation de cet appareil en pratique courante. En effet, les levures sont la plupart du temps non identifiées en microscopie confocale. Cet examen nécessite un opérateur expérimenté car sa réalisation est souvent difficile sur un œil algique. Une étiologie fongique doit donc être systématiquement recherchée devant une kératite infectieuse survenant après un accident domestique. Cela est d’autant plus important lorsque la symptomatologie clinique ne régresse pas sous une antibiothérapie fortifiée. Le C. lichenicola présente généralement des CMI basses pour le voriconazole et variable pour l’amphotéricine B [10]. Dans notre cas, en raison des valeurs de CMI et de la gravité de l’infection, une association des deux antifongiques a été instaurée. Les antifongigrammes sont difficiles à standardiser. L’interprétation des résultats de CMI doit être prudente car la corrélation entre ces résultats in vitro et l’efficacité in vivo des molécules antifongiques reste à évaluer pour la plupart des champignons [21]. Des conférences de consensus établissent les profils de résistance les plus fréquents aux antifongiques [22]. Cependant, l’activité des traitements antifongiques peut évoluer au cours du temps car des résistances peuvent apparaître. L’expérience la plus importante en ophtalmologie concerne les polyènes plus que les azolés. L’interaction entre polyènes et azolés semble positive in vitro [23]. Nous proposons l’emploi de ces deux classes thérapeutiques dans les kératites fongiques sévères. La biodisponibilité élevée du voriconazole par voie orale et sa bonne diffusion tissulaire justifient son administration par voie générale avec une dose d’attaque de 400 mg, deux fois par jour le premier jour, permettant ainsi l’obtention de concentrations plasmatiques proches de l’état d’équilibre. Cet antifongique n’existe pas en solution à usage ophtalmique, et a nécessité une préparation magistrale à la concentration de 1 % réalisée par la pharmacie du CHNO des XV-XX. Lorsque l’abcès est important et que l’atteinte stromale est profonde, le traitement médicamenteux est souvent insuffisant ; une kératoplastie lamellaire ou transfixiante en cas d’infiltration de la membrane de Descemet est alors nécessaire. La ciclosporine collyre à 2 % en première intention comme traitement anti-rejet a été instaurée pour éviter l’utilisation de corticoïdes dans les suites opératoires immédiates. La ciclosporine, en plus de son rôle anti-rejet, pourrait avoir également un rôle antifongique [24].

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Conclusion C. lichenicola est une cause exceptionnelle d’infection oculaire. Le diagnostic des kératomycoses est souvent retardé et l’isolement des champignons au niveau de la cornée est souvent difficile. Notre observation décrit un cas d’infection par un champignon rare C. lichenicola, secondaire à un traumatisme au Portugal et pris en charge par notre service. Il s’agit du premier cas décrit en France comme au Portugal. En raison du retard diagnostic, malgré l’identification du champignon, une kératoplastie transfixiante a été nécessaire pour éradiquer le germe.

Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

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