Journal de pédiatrie et de puériculture (2019) 32, 330—338
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ARTICLE ORIGINAL
La « fonction d’altérance » : risque ou chance pour les soignants ? The ‘‘function of alterancy’’: Risk or chance for the care-givers? S. Séguret a,∗,b a
CHU Necker, AP—HP, 149, rue de Sèvres, 75015 Paris, France Association CLEPSYDRE (Communication liens échanges psy de la réanimation de l’Enfant), 75007 Paris, France
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Accepté le 5 aoˆ ut 2019
MOTS CLÉS Soignant ; Réanimation pédiatrique ; Altérité ; Altérance ; Soutien ; Burn out ; Sublimation ; Psychologue ; Créativité
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Résumé Soigner en milieu extrême, en réanimation pédiatrique et a fortiori en cas de soins palliatifs de l’enfant, est une expérience intense, qui nécessite de se laisser atteindre émotionnellement. Les témoignages d’infirmiers, médecins et aides-soignants illustrent l’ambivalence entre la richesse de l’expérience vécue par les soignants en réanimation pédiatrique et le caractère effractant de cette expérience, pouvant conduire à l’épuisement professionnel. Cet article propose de mettre un mot sur le vécu tout à fait spécifique des soignants de milieux extrêmes. Je nomme « fonction d’altérance » la capacité d’une interaction émotionnellement intense de nous transformer, tout d’abord de fac ¸on positive pour le soignant mais qui, poussée à l’extrême, est destructrice. Le terme d’altérance, par sa double connotation d’altération et d’altérité, exprime l’ambiguïté entre un risque de corruption par l’autre, pouvant aller jusqu’au burn-out, et la possibilité d’une ouverture à l’autre, conduisant à une transformation psychique parfois coûteuse, toujours maturative. Si elle est perc ¸ue, reconnue, nommée, la fonction d’altérance permet au soignant de reconnaître en lui cette entame par l’altérité, cette altérance venue de l’autre, et dès lors de pouvoir l’accueillir en acceptant l’exigence qu’elle suscite : celle de se ressourcer, se désaltérer, auprès des autres soignants, dans la réflexion intellectuelle, dans la sublimation, dans le travail thérapeutique, par tous les créateurs de sens. Comment accompagner cette fonction d’altérance ? Le rôle d’un psychologue spécifiquement dédié à l’équipe soignante sera abordé. © 2019 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es.
Correspondance. Adresse e-mail :
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https://doi.org/10.1016/j.jpp.2019.08.003 0987-7983/© 2019 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es.
La « fonction d’altérance » : risque ou chance pour les soignants ?
KEYWORDS Care givers; Pediatric intensive care unit; Otherness; Alterancy; Support; Burn out; Sublimation; Psychologist; Creativity
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Summary Being a caregiver in extreme conditions, such as in pediatric intensive care units or in case of palliative care of children, is an extreme experience that requires being emotionally touched. The testimonies of nurses, doctors and care assistants illustrate the ambivalence between the richness of the experience they had in pediatric intensive care and the fact that this experience is taxing, sometimes leading to burnout. This article proposes to put a word on the quite specific experience lived by caregivers in extreme environments. I call the ‘‘function of alterancy’’ the fact that an emotionally intense interaction with fragile patients transforms the caregiver, at first positively but if pushed to the extreme, can be destructive. The term alterancy, by its twofold connotation of alteration and alterity, expresses the ambiguity between the risk of corruption by the other, up to the point of burn-out, and the possibility to open up to the other, which leads to a psychic transformation, which can sometimes be taxing but makes one grow wiser. If it is perceived, recognized, named, the function of alterancy allows the caregiver to recognize within himself this alteration coming from the other, and therefore to be able to fulfil the requirement that it creates: recharging one’s batteries with other caregivers, engaging in intellectual reflection, in sublimation, in therapeutic work, in all activities able to create meaning. How to accompany this function of alterancy? The role of a psychologist specifically dedicated to the medical team will be approached. © 2019 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
Introduction
Le burn out
Être soignant dans un service de réanimation néonatale, c’est être soignant de milieu extrême.
Le burn out — ou syndrome d’épuisement professionnel — désigne un état « d’épuisement physique, émotionnel et mental qui résulte d’un investissement prolongé dans des situations de travail exigeantes sur le plan émotionnel ». Il se caractérise par un processus de dégradation du rapport subjectif au travail. Concrètement, face à des situations de stress professionnel chronique, la personne en burn out ne parvient plus à faire face. Le syndrome recouvre trois dimensions : l’épuisement émotionnel, le cynisme vis-à-vis du travail (déshumanisation, indifférence) et la diminution de l’accomplissement personnel au travail et de l’efficacité professionnelle (Haute Autorité de santé 2017). En simplifiant les choses nous dirons que le burn out concerne majoritairement des soignants, impliqués, consciencieux, motivés par le sens de leur travail. L’épuisement professionnel est plus fréquent dans les services hospitaliers extrêmes, en particulier les services pédiatriques dans lesquelles le soignant est amené quotidiennement à prendre soin d’enfants en risque vital, à participer activement à des staffs décisionnels au cours desquels la poursuite des traitements sera mise en question, à accompagner des enfants et des familles lors des soins palliatifs, puis lors du décès de l’enfant. Les décisions de passage en soins palliatifs (tels que définis par la loi Leonetti de 2005), prises à l’issue de staffs décisionnels collégiaux, sollicitent chaque soignant au plus près de ses convictions, de ses doutes, de son humanité. Tout être humain est en effet pris dans le scandale universel que représentent la maladie grave, l’échec des thérapeutiques et la mort d’un enfant. L’exigence est importante. Il
« Est-ce qu’il va mourir ? » Tu sais qu’un jour on te posera cette question. Tu sais aussi que ce jour-là tu ne seras pas prêt. On n’est jamais prêt à répondre à ce type de question. Peut-être qu’on n’est jamais prêt non plus à entendre la réponse ? Entendre « Votre enfant va mourir ». Lucien, Infirmier Diplômé d’État (IDE). La notion de soin implique de facto le rapport à l’autre, le semblable, mais aussi le malade, le fragile, le handicapé, le dépendant. Selon Anne-Marie Rajon [1] : « Le soin est une relation unique et exigeante qui impose de résister à la tentation d’effacer l’asymétrie relationnelle et en particulier de résister aux pièges de l’avidité narcissique, de la sexualisation du lien ou du « copinage ». Un nouveau système de relation soignant-soigné s’est développé en réaction à l’emprise du paternalisme, invitant par une approche participative à diminuer le poids de l’asymétrie relationnelle. Mais cette nouvelle approche peut être désorganisante non seulement pour le patient mais aussi pour le soignant ». On peut imaginer que le paternalisme classique avait du bon en protégeant les soignants des excès d’un engagement identificatoire, mais il est certain que la nouvelle conception de la relation dans le soin impose une nouvelle réflexion, en particulier pour éviter les risques d’épuisement professionnel.
332 est demandé à chacun une présence et une attention quotidienne auprès de l’enfant et de sa famille, alors que les traitements médicaux ne sont plus la priorité : il s’agit de soins, tant physiques que psychiques, qui engagent le soignant dans la relation à l’autre, mais sans le recours des gestes techniques et des appareillages habituels dans ces services. Avoir 20 ans et tenir la main d’une mère effondrée, savoir rester présent, parfois dans le silence, sans fuir, renoncer à l’espoir d’une guérison mais maintenir l’espoir de permettre un temps de vie apaisé, temps dont on ignore la durée, favoriser les liens familiaux, être ouvert aux souhaits de l’enfant et de ses proches, parents, frères et sœurs, grands-parents, s’effacer parfois, être vigilant aux signes de douleur ou d’inconfort, animer les temps d’échanges, créer des espaces relationnels, communiquer avec tous les intervenants. . . la liste est infinie de ce que l’on demande aux équipes, parfois très jeunes. Ces accompagnements auprès des enfants et des familles, qui, il y a quelques années, pouvaient paraître en décalage avec la vocation de ‘sauveteurs’ propres à ces services d’urgence extrême, se révèlent riches d’émotions, de réflexions, d’engagement et font maintenant partie intégrante de la fonction médicale et paramédicale des soignants de réanimation pédiatrique. J’ai choisi d’illustrer l’engagement émotionnel et la richesse de l’expérience vécue par les soignants en réanimation pédiatrique — mais aussi le caractère effractant de cette expérience — par des extraits de la parole des soignants (accord de publication anonyme), recueillie dans les messages courriels qu’ils ont pu m’adresser au cours des années de travail à l’hôpital, alors que j’étais spécifiquement en charge du soutien aux soignants à l’intérieur d’une équipe de réanimation médicochirurgicale à l’hôpital Necker AP—HP [1]. Et c’est grâce à ces paroles que le lecteur, s’il ne le connaît pas, pourra envisager le quotidien de ces soignants.
Témoignages de soignants Accord de publication anonyme, les prénoms ont été changés. Carole, IDE Il m’a fallu beaucoup de temps pour accepter que j’avais souffert pendant ces deux ans, car en même temps ces deux années professionnelles restent les meilleures, les plus enrichissantes. C’est une lec¸on de vie qui m’a fait mûrir et penser différemment le monde. Je suis aujourd’hui passionnée par les soins aux nouveau-nés et la relation de soin. Jamais je n’oublierais ce que j’ai vécu en réanimation ! J’y ai vécu mes meilleurs souvenirs comme les pires ! ! Je suis sortie transformée de cette expérience, l’humanité rencontrée n’a pas de prix (même celui de l’épuisement professionnel !). Prendre en considération la souffrance des soignants dans les soins, c’est aussi prendre en considération la souffrance des patients et rendre les soins plus « humains ». La « réa » est un lieu de soins d’une humanité indéfinissable.
S. Séguret Maud, IDE Après de longues interrogations j’ai décidé de démissionner : j’ai réalisé à quel point j’étais attachée à ce lieu et à cette clinique qui questionne notamment le sens de la vie et ses priorités pour chacun, mais le fonctionnement institutionnel est trop coûteux en énergie et investissement dans ma vie. Lucien, IDE « Votre enfant va mourir » Cette phrase, on ne la prononce pas. On préfère noyer le poisson. Sauf qu’un poisson ne peut pas être noyé. Et les parents non plus. Ils le sentent. Peut-être dans notre regard fuyant, notre hésitation et le soin que l’on met à peser chaque mot. Comme si chaque mot était en cristal. En cristal bourré de nitroglycérine. À l’annonce d’un diagnostic d’aggravation, nous nous rendons dans le salon des parents. Une petite pièce aveugle où l’on a apposé un néon au mur, comme les pubs dans les couloirs de métro, qui simule une fenêtre ouverte sur la montagne. Des stickers papillons s’envolent gaiement vers le ciel Des fauteuils sont disposés en rond. Nous prenons place. Les parents d’un côté, les soignants de l’autre. Ils sont inquiets, tendus, leur regard oscille entre espoir et désespoir, ne sachant que choisir. Nous sommes mesurés, concentrés. Concentrés sur chaque mot plein de nitroglycérine. Chaque mot compte. Chaque mot a une portée. Une portée que nous ne pouvons peut-être même pas nous imaginer. Quand le choc est passé, l’ambiance est toujours la même. La montagne brille toujours de mille feux et les papillons s’ébattent gaiement sur le mur. Le silence est revenu dans la pièce et chacun accuse le coup Le père a pris la main de sa femme dans la sienne. La mienne triture nerveusement mon stylo 4 couleurs. Personne ne voudrait être dans cette pièce. Cette pièce est la plus détestée de toutes les pièces du service. C’est la pièce des mauvaises nouvelles. Et même les papillons ne diront pas le contraire. « S’ils savaient » Il est 19h30. Tu as fini ton service. Enfin tu as théoriquement fini ton service. C’est le cas pour les personnes organisées. Reprenons. Il est 20h30. Tu as fini ton service. Tu as enlevé ta blouse, remis ton pantalon. Tu sors. Le froid te ouette le visage. Tu retrouves le monde. Sur la route les gens sont les mêmes que la veille, les voitures sont à la même place. Tout le monde bouchonne. Toi tu te faufiles, la moto pour ¸ca, ¸ca a du bon. Les voitures klaxonnent. Tu les entends à peine. Ce monde est-il toujours le tien ? L’hôpital fait-il vraiment partie du monde ? Que connaissent les autres de l’hôpital ? Quand tu en parles, écoute-t-on vraiment ? A-t-on vraiment envie d’entendre ce qu’il s’y passe ? Je ne pense pas. Je pense que chacun a son monde. Le tien est peutêtre un tout petit peu plus noir que les autres. Personne n’aime entendre les histoires des mondes plus noirs que le sien. Alors tu n’en parles plus. Tu te tais. Tu te tais et tu écris. ... Tu pourras nous entendre hurler de rire, c’est pour toutes les fois où on s’est retenus de pleurer. Tu nous
La « fonction d’altérance » : risque ou chance pour les soignants ? verras passer en trombe, à six contre un, c’est comme ¸ca qu’on se montre qu’on s’aime. Qu’on se montre qu’on se considère, que chacun est un bout de la même équipe. Qu’on retombe en enfance, qu’on respire, quelques minutes de trêve avant de redevenir adultes. À l’écoute des infirmiers, médecins, aides-soignants, nous sommes touchés de leur investissement dans ces accompagnements, et de la délicatesse indispensable qui en est leur corollaire. Mais ce travail laisse des traces psychiques profondes, qui peuvent s’exprimer sous forme de rêves et de cauchemars, que j’ai proposé de recueillir en tant que psychologue dédiée aux soignants. Ce recueil des courriels a pour but une verbalisation des rêves, une mise en sens permettant une diminution de l’angoisse du rêveur, la possibilité d’une reprise avec la psy, au cours d’un échange informel, jamais interprétatif, mais contenant et bienveillant.
Rêves et cauchemars de soignants Marine, interne (enceinte) Bonjour Sylvie. Voici le rêve que j’ai fait un samedi entre mes gardes du vendredi et dimanche. Le rêve devait se passer le dimanche matin lors de la transmission que Grégoire devait faire à Franc¸ois (médecins seniors) et moi. Ne trouvant pas Grégoire on le cherche et on le retrouve dans la chambre de Sophie (enfant assez instable à ce moment-là « en vrai »). Le berceau de celle-ci était en feu. Grégoire essayait de débrancher toutes les arrivées d’oxygène. Franc¸ois, quant à lui, a fait son Franc¸ois et a sauté sur le lit en essayant d’éteindre le feu. J’étais à l’entrée de la chambre où se trouvait un extincteur que j’ai essayé de prendre mais mon ventre de femme enceinte me gênait pour le manipuler. Le rêve se finit ainsi dans un sentiment d’impuissance. Gwenaëlle, IDE Salut Sylvie Voici comme promis le rêve de réa que j’ai fait il y a quelque temps. Je pense que tout ceci se passe au moyen âge ! On me demande (je ne sais pas qui) de faire cuire un bébé. Je me trouve devant cet enfant installé fac¸on « panini » qui commence à cuire. Je regarde le bébé cuire en constatant combien il est mignon et surtout combien ¸ca me fait mal de devoir faire ¸ca ! Je pars en laissant derrière moi le bébé cuire pour aller voir des personnes en leur disant ce que l’on m’avait demandé de faire. Ces gens me répondent alors qu’il nous faut impérativement protéger ces personnes commanditaires, j’en suis très surprise et me réveille à ce moment très mal !! !! Marie, auxiliaire de puériculture Dans ma chambre d‘enfance, l’adolescent (dont je m’occupe) est dans mon lit, décédé.
333 Mon père me dit que j’ai 2 minutes pour vider ma chambre car je vais devoir brûler le corps. Je commence et enlève seulement mes livres et vêtements. Puis mon papa me donne des allumettes, et j’essaye de brûler le corps mais je n’y arrive pas car les allumettes ne prennent pas feu. Au réveil : J’ai eu envie de pleurer. Je voulais en parler à ma maman mais je ressentais de la honte.
Discussion J’ai choisi, parmi les nombreux récits de rêves rec ¸us, ceux qui mettaient l’accent sur la brûlure, le feu, évoquant ce burn out dont nous tentons de comprendre les sources et les implications. La violence des images rêvées surprend le rêveur, l’amène à s’interroger sur ce qu’il vit, sur les traces laissées par le quotidien. Leur mise en mots, la nécessaire cohérence syntaxique du récit écrit et adressé, met déjà de l’ordre dans ce qui était simplement terrifiant et imagé, brut. L’adresse au psy secondarise les éléments archaïques et permet une réflexion partagée sur les effets potentiellement traumatiques du travail. Je suis infiniment reconnaissante aux soignants qui, me témoignant leur confiance en acceptant de partager leurs ressentis, leurs témoignages et leurs rêves, m’ont amenée à m’interroger sur l’impact de leur métier, à travers leurs paroles, leurs interrogations, leurs peurs et leur réflexion. Et c’est grâce à tous ces échanges qu’il m’a paru nécessaire de mettre un mot sur le vécu tout à fait spécifique des soignants de milieux extrêmes.
Une nécessité de nommer pour tenter de mieux comprendre Quelle est cette fonction, mise en jeu dans ces situations d’aide ou de soin, qui, issue de l’autre, permet au soignant d’être un bon soignant, mais qui, poussée à l’extrême, ne peut que détruire ce « bon soignant » ? Quelle est la force de cette action ? Qu’est-ce qui fait que le don se transforme en poison ? Qu’est ce qui fait que l’autre démuni, faible apparaît comme tyrannique, voire attaquant ? Pourquoi sont-ce généralement les personnes les plus altruistes qui sont touchées par le burn out ? Être quotidiennement confrontés à des dilemmes éthiques, à des décisions de limitation ou d’arrêt de traitement, à des accompagnements en soins palliatifs, modifie profondément les vécus des soignants. Accompagner enfants et familles au cours de ces jours et heures précieuses nécessite un contrôle de ses émotions, mais également une conscience des effets sur soi, et des modifications entraînées dans notre vision de la maladie, de la vie, de la mort, de la responsabilité du soin. Pour Anne-Marie Rajon [2], « pour qu’il y ait véritablement interaction, le patient, comme l’accompagnant doivent accepter de se laisser « altérer » par l’autre par le jeu des identifications et des projections qui fondent l’empathie, sous réserve que chacun y consente et accepte
334 les bouleversements et transformations que suscite la relation. La qualité de l’accompagnement est à ce prix. ».
La fonction d’altérance : un néologisme utile ? Toutes ces expériences nous atteignent et nous affectent en permanence et je parlerai donc ici de la fonction d’altérance, c’est-à-dire la capacité d’une interaction émotionnellement intense de nous transformer, tout d’abord de fac ¸on positive pour le soignant puisque cela correspond à ses idéaux, mais qui, à l’extrême, est destructrice. Altérance est un néologisme que je propose pour tenter de définir un état psychique très particulier que connaissent bien les soignants à certains moments d’intense confrontation émotionnelle, sans pouvoir réellement le nommer. Le terme d’altérance, par sa double connotation d’altération et d’altérité, signifie opportunément l’ambiguïté entre un risque de corruption par l’autre et la possibilité d’une ouverture à l’autre ; l’autre en face de soi, mais aussi, et sans doute avant tout, l’autre soi-même (tensions entre vrai et faux-self), devant des situations extrêmes de souffrance, de mort, de décisions impossibles. Comme l’écrivait Carole : « J’ai vécu [en réanimation] mes meilleurs souvenirs comme les pires ! ! Je suis sortie transformée de cette expérience, l’humanité rencontrée n’a pas de prix (même celui de l’épuisement professionnel !) » Le syndrome d’épuisement professionnel serait ainsi une dramatisation de la fonction d’altérance, une impossibilité de transformer cette altération — cette soif de sens — en réflexion collégiale, en dialogue entre pairs, en travail psychique, pour n’être plus qu’altéré, desséché, cramé. La fonction d’altérance peut détruire le soignant jusqu’au burn out, mais représente une force novatrice lorsqu’elle est reconnue, acceptée et peut dès lors évoluer en une dynamique créatrice de sens. La fonction d’altérance représente la capacité que possède l’autre, du fait de son questionnement existentiel, de sa vulnérabilité et de son appel, de modifier en chacun de nous notre rapport au monde, nous altérant de sens, et nous obligeant à une transformation psychique parfois coûteuse, toujours maturative. Mais comment cette fonction d’altérance se met-elle en place chez chacun des soignants ? Être affecté, ressentir en soi cette altérance, ne pouvoir la transformer, en être profondément entamé, et c’est l’épuisement professionnel. Ou bien, accepter d’être affecté, de ressentir en soi cette altérance mais en l’accueillant, puis en la pensant, la partageant, et c’est la possibilité d’une créativité maturative.
Comment accompagner la fonction d’altérance ? Rôle d’un psychologue dédié aux soignants d’une équipe de réanimation pédiatrique Nous avons été amenés à créer un poste spécifique et original : psy pour les soignants, à l’intérieur d’une équipe, mais dégagé des interventions auprès des enfants et de leur
S. Séguret famille. Cette dernière fonction étant bien entendu pourvue grâce à la présence d’un autre psy [3]. La fonction de psy pour les soignants implique de facto une disponibilité entière pour l’écoute individuelle et groupale des membres de l’équipe, tout en étant totalement dégagé de l’implication émotionnelle auprès des enfants et de leurs familles. Le psy ressent alors une liberté d’action affranchie de la culpabilité de ‘prendre du temps’ aux enfants et aux familles. Il s’agit tout d’abord d’un travail interstitiel, de couloir, au cours duquel des relations de confiance peuvent s’établir. L’accueil de chaque nouveau soignant entrant dans l’équipe favorisant les relations ultérieures. Mais nous mettrons ici l’accent sur deux thématiques répondant aux témoignages ci-dessus, et qui nous paraissent particulièrement illustratives de la fonction d’altérance et de ses risques, car cauchemars et situations extrêmes sont émotionnellement éprouvants.
Le recueil des cauchemars, une ouverture à la narrativité Nous avons été étonnés de la fréquence et la ressemblance de ces cauchemars de réanimation et nous avons proposé aux soignants de les raconter, par oral, puis s‘ils le souhaitaient en l’adressant par courriel à la psy. Leur évocation, parfois devant des collègues, nous a semblé avoir des effets cathartiques. En aucun cas il ne s’agit d’interpréter un rêve, mais bien de faire le lien avec des éléments presque identiques vécus dans la vraie vie de réa par le rêveur. L’inquiétante étrangeté est omniprésente, on observe une récurrence des thèmes, du fait de l’effraction traumatique de certaines situations, voire du contexte même de la réanimation. Parler de son cauchemar représente une fonction de libération et de partage, de réassurance. Voici un autre exemple de cauchemar, rec ¸u par courriel : Rêve du bébé-araignée : « Il y a un cauchemar que je n’oublierais jamais : je suis dans une chambre et sur la table de réanimation, à la place d’un bébé, il y a une araignée géante avec un corps énorme et des pattes très grandes. Nous n’arrivons pas à la maintenir, elle est attachée par des menottes, elle a des fils partout ! C’était la panique et le chaos dans la chambre, avec du matériel partout et des alarmes dans tous les sens car l’araignée tripotait tout avec ses pattes ! (pour alimenter vos réflexions !) » Jeanne, IDE On peut penser, en identification au vécu des enfants hospitalisés en réanimation, attachés, sédatés, techniqués, à des angoisses très primitives, à une violence fondamentale, proche de l’agonie primitive de Winnicott, qui confronte le sujet à un sentiment de détresse et de solitude extrême, avec des vécus d’effondrement, de morcellement, de désintégration. Pouvoir entendre ces processus archaïques, inhérents au travail dans les services extrêmes, prendre le temps de les transformer dans un appareil à penser commun, permet probablement une secondarisation des processus originaires.
La « fonction d’altérance » : risque ou chance pour les soignants ? Et un apaisement des tensions psychiques. L’expression et la verbalisation des cauchemars permettent en outre une réassurance sur la banalité de ces rêves exceptionnels. Les cauchemars peuvent être un indicateur précieux de la fonction d’altérance. Fréquents, renouvelés, particulièrement effractants — certains soignants ont pu dire qu’ils s’étaient réveillés en larmes ou en criant après un « cauchemar de réa », ce qui ne leur était jamais arrivé auparavant — ils sont le témoignage d’un débordement psychique, et signent le risque l’échec des mécanismes de défense, et la possibilité d’une altération. Laisser venir la mort après une décision d’arrêt de traitement, évaluer une « qualité » de vie, représentent autant de responsabilités proches de la transgression. Dire le rêve, c’est le mettre en récit, et le récit devient mise en forme, mise en sens, parce qu’il obéit à des lois de cohérence grammaticale et syntaxique. Et parce qu’il est structuré en différentes étapes selon un schéma narratif. L’ordonnance grammaticale venant modérer et apaiser, par le récit adressé, l’épouvante chaotique des images cauchemardesques. De ce fait, l’archaïque, le cru, se secondarise, se « digère » psychiquement dans une « cuisine » partagée entre le rêveur et celui qui l’écoute, et devient construction métaphorisante. La narrativité intervient en contrepoint de l’effroi. Exprimer les choses, par écrit, en rédigeant les scenarii des cauchemars, en écrivant le récit d’une journée difficile, ou bien en dessinant un temps très émouvant, c’est conserver l’intensité des moments vécus mais en les détoxifiant, en leur ôtant l’effroi. C’est toujours mieux dit par les poètes : « Je crois qu’exprimer une chose, c’est lui conserver sa force et lui ôter l’épouvante. » [4].
Les situations émotionnellement éprouvantes : mise en place d’une « heure de pose » hebdomadaire La clinique extrême qui se vit quotidiennement dans les services de réanimation (mais aussi bien sûr, d’oncologie, de soins palliatifs, etc.) doit être très régulièrement parlée, pensée, partagée, afin d’éviter les replis solitaires, les isolements conflictuels, l’angoisse des décisions éthiques non comprises car non discutées collégialement. S’ajoutant aux réunions régulières, staffs médicaux et réunions éthiques décisionnelles, nous avons mis en place un temps de ‘pose’ hebdomadaire, groupe de parole ouvert à tous les soignants, au cours duquel tous les thèmes peuvent être abordés, de nature clinique ou institutionnelle. Il convient de rappeler que ce qui est abordé reste commun aux participants et ne doit pas être divulgué à l’extérieur. Les soignants sont ici assis, le temps est suffisamment long (environ une heure et demie) pour qu’une dynamique de groupe s’engage. Ce temps est précieux car il s’inscrit dans une temporalité différente. Il est possible de se poser, et d’entamer une réflexion commune. Bien évidemment, tous les soignants ne peuvent être présents, mais l’entraide permet à celui qui en a le plus besoin de participer.
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Lors de ce temps, nous reprenons des situations difficiles, et émotionnellement éprouvantes vécues les jours précédents, nous mettons en place une analyse des pratiques, en particulier sur les entretiens d’annonce grâce à des mises en situations, ou plus fréquemment, nous abordons, sans thème précis, tous les sujets, cliniques ou institutionnels.
Exemple d’une heure de pose (Écrit réalisé par la psy dédiée aux soignants, sans doute pour en diminuer l’impact émotionnel, le lendemain de la réunion.). « Lundi après-midi de septembre 2014, heure de pose. C’est un temps habituellement calme, serein, même si des émotions fortes y sont fréquemment évoquées. Il s’agit d’un temps ouvert à tous, informel sur le contenu mais respectant le cadre de l’heure (à peu près, pas facile en réa) et surtout de la confidentialité. Mais ce lundi n’est pas comme les autres. Le weekend a été particulièrement difficile, l’équipe ayant dû accompagner deux familles venant de perdre chacune un enfant au cours d’une noyade, et une autre famille dont l’état de santé de l’enfant venait de se dégrader brutalement. Il allait mourir dans les heures prochaines. Il a fallu installer les trois familles dans des lieux calmes, protégés, organiser des réunions où l’on doit annoncer l’horreur. Médecin et infirmière présents ensemble pour dire l’arrêt de la réanimation. Il arrive dans ce service des moments plus extrêmes encore que les autres, où il faut passer d’une mort à l’autre, accompagner, expliquer l’inexplicable, entourer dans le silence, s’ajuster au plus près de ce qu’attend l’autre pour le soutenir. C’est une attitude d’une exigence extrême qui sollicite la véracité du sujet. Et de plus, il faut contenir sa propre tristesse, ne pas la laisser déborder, ne pas fuir. Ce lundi-là, c’est le lendemain de ce dimanche-là et c’est la même équipe qui travaille le samedi le dimanche et le lundi. La cadre du service me demande de faire l’heure de pose sur ce qui s’est passé la veille. J’accepte immédiatement bien sûr, même si je sais que la situation est sans doute encore trop à vif pour être reprise efficacement. Mais je sais aussi que les soignants ont besoin de se retrouver tous ensemble. C’est bien ce qui se passe, puisque, les uns après les autres, ils pénètrent dans la grande salle de staff. Petit à petit celle-ci se remplit, les uns autour de la table, les autres sur les bancs, sur les tables, partout. Il n’y a bientôt plus un espace de libre. Nous sommes 27. Et le nouveau chef de service, arrivé il y a une semaine, est parmi nous. Mon rôle est difficile, comment permettre la circulation de la parole dans un grand groupe, avec la présence hiérarchique de notre nouveau chef de service, et quelques heures après les situations éprouvantes ? L’échange est difficile, le climat plus triste que lourd, mais les silences sont longs. J’ai vraiment l’impression de tirer une barque trop lourde pour moi.
336 Pourtant une infirmière, présente hier arrive à dire que le plus difficile avait été les remerciements des familles. Vieille rengaine. Il est insupportable de recevoir des remerciements de parents effondrés alors que l’équipe peut se sentir comme incapable d’avoir permis la réanimation d’un enfant. Il s’agit de reconnaître que la mort a été la plus forte, mais comme cela est difficile quand on s’est battu, qu’on a massé, injecté de l’adrénaline, surveillé avec fébrilité les constantes qui chutent. Alors quand on vient vous dire merci. . . Et pourtant combien il est important de pouvoir aussi accueillir ces mots si simples et si profonds, merci pour ce que vous avez fait, mais aussi merci pour avoir été là, tout le temps, jusqu’au bout, et même après dans la salle de recueillement, à l’intérieur même du service. Pièce à deux portes, une ouvrant sur un couloir du service, l’autre donnant sur le palier, à côté des ascenseurs et permettant aux familles appelées en hâte de dire un dernier adieu à l’enfant, entourant les parents, sans avoir à pénétrer dans la ruche bourdonnante des soins qui continuent, inlassablement, pour d’autres enfants, qui, eux auront la chance de vivre. Permettre à cette infirmière en pleurs de dire ellemême que ces remerciements si durs à entendre, étaient en fait des remerciements pour l’être humain qu’elle avait été tout au long de cette infinie journée de dimanche. Une infirmière aux gestes précis et techniques bien sûr, ils l’ont regardée soigner sans repos leur enfant, devanc¸ant les demandes du médecin, trouvant immédiatement la petite veine, surveillant son scope et posant sans trembler les différents tuyaux des poches de traitement. Mais aussi une toute jeune femme aux paroles mesurées, aux silences pleins d’empathie et aussi, ils l’ont bien vu, d’une grande émotion : les yeux liquides qui ne se dérobent pas, une main posée sans hésitation sur l’épaule. — Tu vois Cécile, ils sont très importants ces remerciements. Importants pour eux qui n’oublieront jamais que des hommes, des femmes se sont battus pour sauver leur enfant, et qu’ensuite ils ont permis que la mort, inéluctable, soit entourée d’un berceau d’humanité. Alors oui, merci à toi, et merci de partager avec nous tous cette réflexion. — Bien sûr, contrairement aux autres heures de pose, chacun n’a pas pu ou voulu s’exprimer, mais grâce à toi, nous avons reconnu en nous chacune de tes paroles, chacun de tes doutes, chacun de tes pleurs et nous avons pu, dans un silence laissant place à quelques mots, partager l’indicible. — En sortant de cette heure ce lundi-là, nous étions une équipe plus soudée encore. » Cet espace de paroles permet de faire narration d’une situation particulière, de ce que chacun a dû contenir de ses identifications, de ses angoisses, de ses peurs devant l’enfant en risque vital et de ses parents à soutenir et à accompagner dans un parcours de soins palliatifs. Il faut pouvoir accepter les remerciements des familles, qui sont toujours donnés après un accompagnement humain, pouvoir se remercier entre soignants, mutuellement, il faut
S. Séguret beaucoup d’humilité pour cela, il faut aussi le temps et le cadre pour que cela soit possible. Alors chaque membre de l’équipe éprouve le sentiment de faire corps. Cet espace de paroles à l’intérieur du service, qui, rappelons-le, vient s’ajouter aux différents staffs, médicaux, médico-socio-psychologiques etc., a une double fonction : • un partage émotionnel, d’une part, entraînant un allégement des affects, une mise à distance, en mots, en sens, détoxifiant ce qui peut être traumatique ; • une écoute du vécu de l’autre, où chacun emporte quelque chose de l’autre, tout en conservant un écart. La transdisciplinarité laisse à chacun son rôle spécifique tout en tissant des liens et un réseau entre tous. Il se crée dans ces espaces de paroles, comme le dit Bernard Golse, « une dialectique où le partage ne gomme pas la spécificité professionnelle » [1]. Et probablement, les échanges entre tous ont-ils permis que la fonction d’altérance, rudement sollicitée durant ce week-end, ait pu être reconnue par l’ensemble des participants, en diminuant l’impact émotionnel et donnant un sens à ce qui aurait pu rester traumatique. Confrontés très régulièrement à la mort de l’enfant, qui apparaît comme particulièrement scandaleuse, les soignants, pour pouvoir continuer à soigner, s’investir, mais sans s’épuiser, doivent pouvoir mettre des mots sur leurs expériences de confrontation directe avec la mort. Car regarder la mort en face implique la nécessité d’en faire récit. Être quotidiennement confrontés à des dilemmes éthiques, à des décisions de limitation ou d’arrêt de traitement, à des accompagnements en soins palliatifs, modifie profondément les vécus des soignants. Accompagner enfants et familles au cours de ces jours et heures précieuses nécessite un contrôle de ses émotions, mais également une conscience des effets sur soi, et des modifications entraînées dans notre vision de la maladie, de la vie, de la mort, de la responsabilité du soin. Reconnaître la souffrance professionnelle c’est la soulager. Lui donner un espace de reprise et de pensée, c’est dépasser l’émotionnel débordant et donner un sens aux ressentis. Cet espace de reprise et d’élaboration a une fonction contenante et de pare-excitation. La fonction de contenance du groupe de parole permet à tous les participants de prendre la parole, chacun donnant la couleur de sa relation à l’enfant, dessinant un ensemble, que l’on peut comparer à la constellation transférentielle chère à la psychothérapie institutionnelle, ensemble coloré, représentant la « couleur des sentiments » suivant l’expression de Pierre Delion [5]. Lorsque la contenance du groupe est bienveillante, chacun peut s’exprimer, sans crainte du jugement de l’autre, sans crainte des divergences éventuelles. Je peux penser, je peux dire, en mon nom, de ma place. Je peux exposer des éléments y compris négatifs. J’accepte de faire état de ce que je ressens, y compris des sentiments d’effroi, en supportant d’abaisser mes défenses, de baisser la garde, tout en conservant ma spécificité professionnelle. Ces moments de rencontre font lien entre tous. La reconnaissance des émotions vécues en même temps que
La « fonction d’altérance » : risque ou chance pour les soignants ? la narration du travail effectué, procure un sentiment d’affiliation chez tous les participants du groupe de parole, que ceux-ci aient été ou non présents auprès de l’enfant ou de sa famille. Transdisciplinarité émotionnelle et travail de copensée sont donc les deux axes de notre travail commun.
Utiliser le concept d’altérancepour se protéger du risque de burn out Le concept d’altérance exprimant cette ambivalence entre altération et soif de sens, pourrait donc aider à une nécessaire prise de conscience bénéfique à l’apaisement des tensions intrapsychiques et relationnelles. Si elle est perc ¸ue, reconnue, nommée, la fonction d’altérance permet au soignant de reconnaître en lui cette entame par l’altérité, cette altérance venue de l’autre, et dès lors de pouvoir l’accueillir en acceptant l’exigence qu’elle suscite : celle de se ressourcer, auprès des autres soignants, dans la réflexion intellectuelle, dans la sublimation, dans le travail thérapeutique, par tous les vecteurs de sens. Encore le soignant doit-il mettre en œuvre sa propre capacité négative : « D’abord se laisser affecter sans penser. . . pour ensuite penser ce qui l’affecte, et seulement, alors, pouvoir utiliser cette information. » Marie-José Soubieux [6]. La capacité négative permet de laisser résonner en soi la parole de l’autre, en ayant pris conscience de ses propres projections, sans vouloir à tout prix agir, mais en pensant l’affect ressenti. Il faut également s’interroger sur le rapport complexe entre la curiosité morbide et l’empathie ; sur le bénéfice de l’excitation liée aux décharges d’adrénaline dans les situations extrêmes ; sur l’idéalisation de la fonction de soignant et son rapport avec l’illusion de toute puissance et le déni de l’ambivalence. Enfin, nous dirions que reconnaître en soi une forme de vulnérabilité, et d’humilité, loin d’être une faiblesse, représente sans doute un facteur déterminant de ressource et de créativité.
La fonction d’altérance comme ouverture à la maturation et la sublimation : une chance pour les soignants Pour Michel Tournier, « La sagesse est altération, mûrissement, mue. » [7]. Nous avons été frappés de l’importance du sentiment de « grandissement », de mûrissement, de maturation décrit par les jeunes soignants, médecins ou infirmiers, de réanimation pédiatrique. Ainsi, Pierrette, infirmière, partage avec nous son témoignage : « Bien que prévenue, j’ai vécu durant ces deux ans de nombreuses situations inqualifiables. On dira inimaginables, dans la vie quotidienne. J’ai eu des moments de speed, de stress, des poussées d’adrénaline, des moments de satisfaction, de joies, de rires, de pleurs, de vie. J’ai vu de l’amour, de la complicité, de la confiance, de la solidarité, de l’amitié. . . Des émotions si fortes. . ..
337 Ma vie personnelle ne m’apparaît plus du tout de la même manière, avec la même valeur ; depuis que j’ai croisé la mort, depuis que je l’ai eue en face, que je l’ai laissé gagner, que nous, toute l’équipe, l’avons combattue. . . Je crois que j’en ai appris beaucoup plus sur moi, sur la vie, en deux ans d’expériences, qu’en 21 ans d’évolution. ».
Cette maturation accélérée peut parfois être vécue difficilement, la fonction d’altérance risque de déborder les mécanismes de protection psychique. Des processus de sublimation se mettent alors en place : il s’agit de réflexions pluridisciplinaires, d’échanges plus théoriques, de participation à des groupes de recherches, à des publications, des interventions aux colloques de sociétés savantes, à la réalisation de peintures etc. L’écriture s’est avérée pour nombre de soignants comme un élément réflexif et constructif mais la liste est infinie de tous les champs exploratoires possibles. L’accompagnement de l’encadrement, des médecins seniors, des psychologues est essentiel. Une dynamique collective et contenante vient soutenir ces processus créatifs.
Conclusion Si la fonction d’altérance, du fait de sa double connotation, entre risque d’altération et soif de sens face à l’appel de détresse de l’autre, peut être un indicateur du risque de burn out, elle représente également la chance d’une prise de conscience. Ainsi, il serait possible de dessiner pour chaque soignant le trajet suivant : • se laisser atteindre par l’autre ; • prendre conscience de l’impact de l’affect sur soi ; • prendre le temps de penser cette atteinte (capacité négative) ; • faire des liens avec sa propre histoire (conscience du risque d’identifications projectives) ; • accepter les modifications inhérentes à la fonction d’altérance (maturation accélérée) ; • s’étayer sur les pairs et les encadrants (fonction groupale) ; • utiliser les disponibilités des psys (écoute et soutien) ; • s’appuyer sur ses ressources créatives personnelles (capacités de sublimation). En utilisant ses ressources créatives personnelles, le soignant est amené à éprouver des sentiments de plaisir, parce qu’il réalise qu’il est le créateur de son quotidien. « Le plaisir se déduit du fait que, me confrontant à l’expérience, j’ai découvert en moi des ressources insoupc¸onnées et des registres de sensibilité qui, auparavant, ne m’étaient pas ouverts. » [8]. La reconnaissance de la fonction d’altérance et de ses effets sur les soignants pourrait nous permettre d’évaluer les risques de l’épuisement professionnel et de soutenir les mécanismes créatifs garants d’un plaisir au travail.
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Remerciements Olga Fostini, Pr Bernard Golse, Dr Marie Gosme, Dr Luc Gourand, Pr Philippe Hubert, Pr Sylvain Renolleau et tous les soignants de l’équipe de réanimation pédiatrique médicochirurgicale et de soins continus de l’hôpital Necker (AP—HP) qui sont au cœur de cet article.
Déclaration de liens d’intérêts L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.
Références [1] Rajon AM. Accompagnement, compagnonnage improbables voyages, Empan, 74. Erès; 2009.
S. Séguret [2] Séguret S, Hubert P, Golse B. Analyse des pratiques en réanimation pédiatrique, travail d’une psychologue dédiée à l’équipe soignante. Psychiatr Enf 2012;55:575—605 http://www. cairn.info/revue-la-psychiatrie-de-l-enfant-2012-2-page-575. htm. [3] Séguret S. « Du côté des soignants ». Dossier Clepsydre : « Enjeux cliniques en réanimation néonatale et pédiatrique », 175. Carnet Psy; 2013. p. 45—7. http://www.cairn.info. [4] Mercier P. Train de nuit pour Lisbonne. Poche; 2008. [5] Delion P. L’enfant et son psychisme. Dunod; 2014. [6] Soubieux MJ. Le berceau vide. Coll. La vie de l’enfant, Erès; 2008. [7] Tournier M. Le vent Paraclet. Gallimard; 1979. [8] Dejours C. Entretien Temporel; 2006.