La goutte saturnine. À propos d’une observation

La goutte saturnine. À propos d’une observation

Rev Rhum [E´d Fr] 2002 ; 69 : 751-4 Lead-related gout. A case report – Joint Bone Spine 2002; 69: 409-11 © 2002 Éditions scientifiques et médicales El...

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Rev Rhum [E´d Fr] 2002 ; 69 : 751-4 Lead-related gout. A case report – Joint Bone Spine 2002; 69: 409-11 © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S1169833002003769/SCO

FAIT CLINIQUE

La goutte saturnine. À propos d’une observation Radouane Niamane*, Selma El Hassani, Ahmed Bezza, Najat Lazrak, Najia Hajjaj-Hassouni Service de rhumatologie B, hôpital El Ayachi, CHU Ibn Sina, Salé, Maroc (Reçu le 14 décembre 2000 ; accepté le 5 septembre 2001)

Résumé – L’exposition professionnelle au plomb peut engendrer à long terme une goutte consécutive à une néphropathie saturnine. Cette complication est devenue exceptionnelle. Nous en rapportons une observation concernant un homme de 63 ans. Il s’agit d’un ancien mineur depuis 1950. Trente ans après l’arrêt de l’exposition au plomb, il a développé une polyarthrite fluxionnaire avec à l’examen une polyarthrite symétrique et déformante. La biologie a retrouvé une hyperuricémie, une insuffisance rénale modérée et une acidose tubulaire. Il s’agit donc d’une polyarthrite goutteuse. Son origine saturnine a été confirmée par le dosage de la plombémie. L’évolution a été favorable après chélation à l’EDTA. Le saturnisme constitue un problème de santé publique souvent méconnu, du fait de la latence clinique et des difficultés diagnostiques de l’intoxication au plomb. Les auteurs suggèrent que la fixation osseuse du plomb peut constituer une source d’exposition interne malgré la cessation de l’exposition professionnelle. Outre leur intérêt diagnostique, les agents chélateurs permettent la guérison. © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS goutte / saturnisme / néphropathie / EDTA Summary – Lead-related gout. A case report. Gout secondary to lead-induced nephropathy is a longterm complication of occupational lead exposure. We report a case of this now-rare condition. The patient was a 63-year-old man who had been a miner from 1950 to 1970. Thirty years after cessation of his exposure to lead, he experienced onset of inflammatory symmetric polyarthritis with joint deformities. Hyperuricemia, moderately severe renal failure, and tubular acidosis were found, indicating gouty polyarthritis. Blood lead levels were high, establishing that the cause was lead poisoning. EDTA chelation therapy was effective. Lead poisoning is frequently under-recognized because the clinical manifestations are often minimal and the diagnosis difficult to establish. We suggest that lead bound to bone may result in continued exposure to lead after cessation of industrial or environmental exposure. Chelating agents are valuable for the diagnosis and can ensure a full recovery. © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS gout / lead intoxication / nephropathy / EDTA.

*Correspondance et tirés à part. Adresse e-mail : [email protected] (R. Niamane).

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L’utilisation accrue du plomb lors de la révolution industrielle a répandu une maladie professionnelle parmi les travailleurs : le saturnisme. L’intoxication par le plomb peut se compliquer tardivement d’une goutte saturnine. Celle-ci est consécutive à une néphropathie avec hyperuricémie secondaire. C’est une complication classique du saturnisme que les mesures d’hygiène industrielle ont rendu exceptionnelle de nos jours. Nous rapportons un cas de goutte saturnine diagnostiquée chez un mineur, 30 ans après la cessation de l’exposition professionnelle. OBSERVATION M. M. M., 63 ans, ancien mineur à la retraite, a travaillé depuis 1950 dans la mine de Jbel El Ouam dans le Sud marocain, où se fait l’extraction de plusieurs minerais : plomb, cuivre, zinc et platine. En 1970, il a quitté la mine lors de la découverte systématique d’une silicose pulmonaire, 20 ans après le début de l’exposition professionnelle. En 1960, il a développé une polyarthrite évoluant par épisodes fluxionnaires multiples, intéressant les chevilles, les 1res métatarso-phalangiennes (MTP) et les poignets. Le syndrome de Caplan fut alors retenu à cette époque devant l’association de cette polyarthrite d’allure rhumatoïde et de la silicose. En juillet 1998, il a consulté pour une polyarthrite chronique devenue invalidante malgré la prise continue de 10 mg/j de prednisone. L’examen a retrouvé une polyarthrite symétrique touchant grosses et petites articulations avec flessum des coudes et bursite achilléenne dont la ponction a ramené une « bouillie crayeuse ». Le patient signalait également des paresthésies en chaussettes apparues deux semaines auparavant. Une aréflexie achilléenne et des troubles de la sensibilité superficielle ont été notés. La pression artérielle était à 130/70 mm/Hg. Il existait un syndrome inflammatoire avec une vitesse de sédimentation à 100 mm à la 1re heure et une anémie hypochrome microcytaire à 4 g/dL ayant nécessité des transfusions. L’analyse du liquide articulaire prélevé au niveau du genou a montré une cellularité riche en polynucléaires neutrophiles (PNN) (22 000/mm3 de globules blancs dont 86 % de PNN), avec présence de cristaux d’urate de sodium. L’uricémie était élevée à 604 mmol/L et l’uraturie étaient à 3 350 mmol/24 h. On notait également une insuffisance rénale modérée avec un taux d’urée à 0,50 g/L et une créatinémie à 178 mmol/L. La protéinurie des 24 h était négative. Les reins avaient une structure hyperé-

chogène à l’échographie sans lithiase urinaire. Cette insuffisance rénale était associée à une acidose métabolique hyperchlorémique (HCO3– = 17 mEq/L et Cl– = 115 mEq/L). La sérologie rhumatoïde et les facteurs antinucléaires étaient négatifs. Les radiographies des avant-pieds ont dévoilé une arthropathie géodique des gros orteils avec un aspect hérissé des tarses. Les radiographies des mains et des poignets étaient normales. La radiographie pulmonaire a montré une fibrose pulmonaire et des microcalcifications diffuses évocatrices d’une silicose. Le diagnostic alors retenu est celui d’une polyarthrite goutteuse avec néphropathie tubulaire. Les antécédents d’exposition professionnelle au plomb nous ont fait suspecter l’origine saturnine de cette goutte. En effet, la plombémie était élevée à 382 µg/L (VN ≤ 350 µg/L) et la plomburie était à 45 µg/L (VN ≤ 150 µg/L) (OMS 1974). Le dosage urinaire des métabolites de l’hème (coproporphyrine, uroporphyrine, porphobilinogène) était normal. Le frottis sanguin était sans particularité. Le test de chélation à l’EDTA (acide éthylène diamine tetra-acétique) était positif. L’EDTA a été administré selon le schéma suivant : 1 g/j d’EDTA en perfusion d’une heure, trois jours de suite, puis dosage de la plomburie des 24 h au 4e jour. Celle ci était élevée à 850 µg/24 h. L’électromyogramme a confirmé l’existence d’une polyneuropathie sensitivo-motrice des deux membres inférieurs. Le diagnostic final retenu est une goutte secondaire à une néphropathie saturnine. Le traitement a comporté la colchicine (1 mg/j), l’allopurinol (300 mg/j) et un traitement de l’intoxication saturnine par l’EDTA selon le schéma suivant : 1 gramme par jour en perfusion intraveineuse lente pendant cinq jours. L’évolution a été favorable, avec un recul de trois ans, à la fois sur le plan clinique avec une rémission totale de la polyarthrite, et biologique avec normalisation de la fonction rénale, correction de hyperuricémie et de l’acidose tubulaire. La plombémie de contrôle était normale. DISCUSSION Le plomb est un métal omniprésent dans l’environnement. Au Maroc, il n’existe pas de données concernant le niveau de l’imprégnation saturnine. Khassouani et al. ont noté, que la plombémie moyenne d’un échantillon de 385 sujets adultes habitant la région de Rabat (Maroc), lors d’un dépistage, est de 86,9 ± 42,1 µg/L.

La goutte saturnine

Ce niveau moyen d’imprégnation saturnine est voisin de celui observé en Asie (83 µg/L), mais plus élevé que celui constaté en France (67 µg/L) [1]. Les sources d’intoxication sont essentiellement d’origine industrielle et minière. Il existe d’autres sources souvent méconnues et négligées comme l’usage d’ustensiles de cuisine à base de galène et les cosmétiques contenant de l’antimoine minerai riche en plomb [1, 2]. L’intoxication au plomb peut se faire par voie orale, pulmonaire ou cutanée. Après une longue exposition, le plomb sera distribué puis accumulé dans différents tissus. Ainsi, au niveau de l’os, 90 % du plomb se trouve incorporé aux cristaux d’hydroxyapatite [3]. Le métabolisme osseux étant lent, l’élimination du plomb osseux peut durer en moyenne sept ans jusqu’à plusieurs décades. Elle constitue alors une source d’exposition interne plusieurs années après cessation de l’exposition professionnelle [4]. Deux mécanismes seraient à l’origine de la goutte saturnine ; d’une part l’accumulation du plomb au cours du saturnisme chronique entraîne une néphropathie tubulo-interstitielle qui entraîne une hyperuricémie, et d’autre part l’effet toxique du plomb sur les nucléoprotéines sanguines responsable d’une perturbation du métabolisme des purines et donc d’une élévation des taux d’acide urique, engendrant à son tour une hyperuricémie à l’origine d’une goutte secondaire, dite saturnine [4, 5]. Celle-ci est exceptionnellement révélatrice de l’intoxication saturnine. Comme toute néphropathie goutteuse non traitée, elle évolue vers l’insuffisance rénale chronique avec hypertension artérielle (HTA) et néphrocalcinose. Cette HTA peut parfois être révélatrice, elle aussi, d’une intoxication saturnine auparavant méconnue [6, 7]. Ainsi, certains auteurs préconisent la recherche systématique d’une intoxication saturnine devant une HTA dont l’étiologie reste indéterminée. Sanchez-Fructuoso, et al. notent, chez 132 patients atteints de néphropathie goutteuse avec HTA, présumée essentielle, une origine saturnine dans 15 % des cas [8]. Chez notre patient, cette complication n’a pas été constatée du fait probablement du caractère modéré de l’atteinte de la fonction rénale. Au niveau du système nerveux, l’accumulation du plomb est responsable beaucoup plus de neuropathies périphériques que d’encéphalopathies. Celles-ci restent rares au stade d’intoxication chronique [6]. La neuropathie observée chez notre patient a été rattachée à son origine toxique en l’absence d’autres troubles métabo-

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liques (glycémie = 6,1 mmol/L) ou d’affection néoplasique. L’élimination du plomb est essentiellement fécale dans 80 à 90 %. Les urines éliminent le reste (10 à 20 %). La plomburie est souvent normale au cours du saturnisme chronique du fait de la néphropathie saturnine et de l’accumulation du plomb dans des tissus où l’extraction se fait de façon très lente [3]. Le diagnostic de néphropathie goutteuse d’origine saturnine demeure de ce fait difficile. L’intoxication aiguë au plomb s’accompagne généralement d’une insuffisance rénale aiguë dont l’origine est facile à reconnaître devant les stigmates cliniques et biologiques patents de l’atteinte rénale. Alors qu’au cours de l’intoxication chronique, il n’existe pas de signes cliniques spécifiques, d’autant plus que la plombémie et la plomburie sont souvent normales. C’est en effet le dosage du plomb chélatable urinaire, ainsi que la détermination de la charge osseuse du plomb par fluorescence qui sont les seuls tests capables de révéler l’existence de dépôts osseux de plomb, et donc de rattacher l’atteinte rénale à son origine saturnine. Le test à l’EDTA reste de pratique courante, alors que la détermination de la charge osseuse n’est pratiquée que dans quelques laboratoires [9]. Cependant, la constatation d’une néphropathie au cours de la goutte reste discutée par plusieurs auteurs et ce devant l’existence de pathologies associées se compliquant fréquemment d’insuffisance rénale : la goutte et l’HTA. Les antécédents d’exposition au plomb, même lointains, doivent faire évoquer la goutte saturnine. Le meilleur traitement demeure préventif. Il passe par la suppression de la contamination et par la réduction de la gravité de l’intoxication par un apport quotidien en calcium et en zinc qui inhibent l’absorption digestive du plomb et s’opposent à ses effets. Le traitement curatif fait appel aux agents chélateurs. L’EDTA calcique est le chélateur de référence, il constitue un test diagnostique et thérapeutique qui a d’ailleurs permis de retenir le diagnostic de goutte saturnine chez notre patient. À titre diagnostique, le teste de chélation consiste à administrer l’EDTA en perfusion lente à la dose d’1 g/j pendant trois jours. Ce test est suivi de l’apparition d’une plomburie significative du fait de la mobilisation du plomb osseux. Le traitement repose sur l’administration de l’EDTA en cures de cinq jours éventuellement répétées. Des autres chélateurs peuvent être

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également utilisés : Dimercaprol, D-pénicillamine, acide dimercapto-succinique, mais leur efficacité est limité [2, 9].

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CONCLUSION

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Le saturnisme constitue un problème de santé publique souvent méconnu, du fait de la fréquence, de la latence clinique et des difficultés diagnostiques de l’intoxication au plomb. En effet, la fixation osseuse du plomb peut constituer une source d’exposition interne malgré la cessation de l’exposition professionnelle. La révélation du saturnisme par une goutte secondaire à une néphropathie saturnine est exceptionnelle. À ce stade, la plombémie et la plomburie sont souvent normales. Les agents chélateurs aident au diagnostic et permettent la guérison. Le meilleur traitement est préventif, il repose sur les mesures d’hygiène industrielle.

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RE´FE´RENCES 9 1 Khassouani CE, Allain P, Soulaymani R. Étude de l’imprégna-

tion saturnine des habitants de la région de Rabat (Maroc). Presse Méd 1997 ; 26 : 1714-6. Allain P. L’intoxication saturnine et son traitement. Presse Méd 1997 ; 27 : 266-8. William O, Robertson. Intoxication chronique : métaux rares et autres. Traité de médecine interne. Paris : Flammarion ; DATE? p. 68-9. Estryn-Behar M. Affections de l’appareil locomoteur en relation avec l’existence d’une profession. Encycl. Méd. Chir. (Elsevier, Paris). Toxicologie-pathologie professionnelle 1991 ; 16531-F10 : 13 p. Eugenia-Miranda M, Puig JG, Mateos FA, Ramos TH, Herrero E, Gonzalez A, et al. The role of lead in gout nephropathy reviewed: pathogenic or associated factor ? Purine and pyrimidine metabolism in man VII, part A. In : Harkness RA, et al., Eds. New York : Plenum Press ; 1991. p. 209-12. Pascual E. Hyperuricemia and gout. Curr Opin Rheumatol 1994 ; 6 : 454-8. Batuman V. Lead nephropathy, gout and hypertension. Am J Med Sci 1993 ; 305 : 241-7. Sanchez-Fructuoso AI, Torralbo A, Arroyo M, Luque M, Ruilope LM, Santos JL, Cruceyra A, et al. Occult lead intoxication as a cause of hypertension and renal failure. Nephrol Dial transplant 1996 ; 11 : 1775-80. Perrazella MA. Lead and the kidney : Nephropathy, hypertension and gout. Conn Med 1996 ; 60 : 521-6.