La lettre du président : la tentation des chiffres

La lettre du président : la tentation des chiffres

Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com Nutrition clinique et métabolisme 29 (2015) 215–216 Vie de la SFNEP La lettre du présid...

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ScienceDirect www.sciencedirect.com Nutrition clinique et métabolisme 29 (2015) 215–216

Vie de la SFNEP

La lettre du président : la tentation des chiffres President’s letter: The temptation of numbers Lorsque l’on cuisine, que l’on bricole ou que l’on fait une expérience scientifique, et que l’on cherche un ingrédient, un outil ou un produit, et qu’on ne le trouve pas à l’endroit où il est supposé être entreposé, on trépigne, on enrage, on perd du temps. Pour tenter de remédier à ce problème, il y avait écrit sur les étagères d’un laboratoire dans lequel j’ai travaillé : « chaque chose à sa place, chaque place a sa chose ». Ce laboratoire (étranger) était-il mieux rangé que d’autres (franc¸ais) dans lesquels j’ai travaillé ? Je crois que oui. Mais était-ce dû à cette merveilleuse maxime ou à la sociabilité particulière des membres de ce laboratoire, je ne saurais le dire. Cette volonté de classifier, ranger, codifier est un trait de caractère particulièrement fréquent dans les sphères dirigeantes qui, par soucis de synthèse, conc¸oivent mal la notion de cas particulier. C’est une loi physique qui s’applique aux relations humaines : lorsque l’on monte plus haut, on voit plus loin, mais les détails nous échappent. Il faut reconnaître que c’est pratique de ranger les choses dans des cases. Cela permet de compter les cases sans entrer dans le détail de tout ce qu’elles contiennent. Cette transformation d’une hétérogénéité en un chiffre rend plus facile les comparaisons et les statistiques. Dans un débat, celui qui a les chiffres prend toujours l’ascendant sur celui qui n’a qu’une opinion. Quand bien même, les chiffres sont facilement manipulables et souvent incomplets. Durant la relation singulière qui s’établit entre un patient et son médecin au cours d’une consultation, le médecin perc¸oit parfaitement le patient dans tout ce qu’il a de personnel (c’est-à-dire de particulier, d’unique). Pourtant, pour faire un diagnostic, le médecin recherche des signes et mesure des valeurs qui lui permettront de mettre les symptômes dans une case. Pour affiner le diagnostic, ce qui est souvent nécessaire, la case peut être subdivisée en d’autres plus petites. Mais il arrive alors parfois que la grande case devienne tellement encombrée par d’autres cases plus petites qu’elle finit par disparaître, ou plus exactement, par se transformer en un autre type de case : ce n’est plus une case « diagnostic », mais une case « processus ». Le cancer en est un bon exemple. Pour la très grande majorité de nos concitoyens, l’expression : « il a le cancer » n’est plus vraiment un diagnostic. Le cancer de quoi ? Avec l’amélioration du dépistage et des traitements, le cancer est devenu un processus qui, au départ au moins, est localisé à un organe. La population http://dx.doi.org/10.1016/j.nupar.2015.09.002 0985-0562/© 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

générale sait bien que certains types de cancer ont plus de chance d’être guéris que d’autres. En tant que soignants, nous devrions parler des cancers. Mais la force des habitudes étant ce qu’elle est, on utilise beaucoup plus fréquemment l’expression « il a le cancer » que l’expression « il est cancéreux ». Pour la dénutrition, c’est tout le contraire. On dit d’un patient qu’il est dénutri, jamais qu’il a la dénutrition. C’est donc bien que la dénutrition est avant tout un processus (comme l’est la cancérisation). Pourtant, la dénutrition a des expressions cliniques très différentes. Comme pour le(s) cancer(s), on devrait dire, les dénutritions. Dans son expression clinique, qu’y a-t-il de commun entre l’anorexie mentale et le catabolisme aigu en réanimation ? Dans les deux cas, les patients sont dénutris, mais les signes qui nous font porter ce diagnostic sont très différents. Dans un cas, la perte de poids est lente et harmonieuse, aboutissant au tableau clinique d’indice de masse corporelle (IMC) très bas sans hypo-albuminémie (habituellement). Dans l’autre, la perte de poids est particulièrement rapide (touchant principalement le territoire musculaire) mais peut être masquée par une adiposité encore très présente et/ou un important troisième secteur. Le diagnostic n’est qu’exceptionnellement fait sur l’IMC. Biologiquement, il est fréquent d’observer une hypo-albuminémie souvent accompagnée d’un syndrome inflammatoire. Ces deux formes de dénutrition (et tous les intermédiaires entre ces deux formes typiques) entrent dans le même cadre nosologique de dénutrition, mais leur mécanisme, leur pronostic et l’efficacité de leur prise en charge sont, nous le savons bien, sensiblement différents. La 10e version de la classification internationale des maladies (CIM-10) est un très bon exemple de la difficulté à classifier correctement les dénutritions. Les termes de « marasme nutritionnel » (E41 : malnutrition grave avec marasme — sic) et de « Kwashiorkor » (E40 : malnutrition grave avec œdème nutritionnel et dépigmentation de la peau et des cheveux — sic), côtoient les diagnostics beaucoup plus applicables en clinique courante, mais assez vagues comme : la malnutrition protéinoénergétique grave (E43), la malnutrition protéinoénergétique légère ou modérée (E44) ou enfin la malnutrition protéinoénergétique (E46). Cette volonté de classification d’un processus en fonction de sa gravité est louable, mais comme le

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processus de dénutrition aboutit à des tableaux cliniques différents, on comprend que mettre dans la même case des formes cliniques très différentes est une gageure. Pour répondre au défi de faire rentrer différentes maladies dans la même case, la seule solution trouvée fut d’utiliser des critères ouverts ; j’entends par là des critères non additifs ; l’un ou l’autre de ces critères permettant l’emploi d’un même qualificatif. C’est pour cela que les sociétés savantes et les tutelles (ANAES, HAS) utilisent des définitions dans lesquelles le mot « ou » est systématiquement présent. Malgré cette astuce, qui permet de mettre différentes choses dans la même case, il n’en reste pas moins vrai que la case persiste, avec ses limites, on ne peut plus mathématiques. Lorsqu’un seuil définissant une case varie avec l’âge, le simple fait de vieillir peut vous faire changer de case. C’est bien là la limite du système. Les cases ne sont pas assez nombreuses pour coller à la réalité du problème. Sur un sujet aussi complexe que la santé, il n’est pas possible d’être à la fois simple et précis.

Les dirigeants ont besoin de chiffres pour décider. Nous leur en fournissons. L’usage qu’ils en font nécessite que ces chiffres soient simples. C’est par la somme de très nombreux chiffres simples qu’est générée la complexité, je n’ai pas dit la précision. Utilisons ces cases pour ce qu’elles sont : des outils imparfaits à l’usage d’une description des populations ; en aucun cas des règles s’appliquant à la prise en charge d’un patient. Éric Fontaine a,∗,b Inserm U1055, bioénergétique fondamentale et appliquée, université Joseph-Fourier, BP 53, 38041 Grenoble cedex 9, France b Unité de nutrition artificielle, pôle Digidune, centre hospitalier universitaire de Grenoble, CS 10217, 38043 Grenoble cedex 9, France

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∗ Correspondance.

Adresse e-mail : [email protected] Disponible sur Internet le 16 novembre 2015