La maladie des os de verre : handicap ou différence ?

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Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 52 (2004) 422–429 www.elsevier.com/locate/neuado Article original La maladie des os de verre : han...

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Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 52 (2004) 422–429 www.elsevier.com/locate/neuado

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La maladie des os de verre : handicap ou différence ? Children and adolescents with brittle bones: how can they overcome their disability? R.J. De Carmoy 1 Université Paris-5-René-Descartes, Paris, France Reçu le 22 avril 2004 ; accepté le 19 juillet 2004

Résumé Vingt et un jeunes2 atteints d’ostéogenèse imparfaite ont été examinés à l’hôpital ainsi que leur mère pour déterminer dans quelle mesure le handicap de la maladie se révèle être un obstacle insurmontable pour une vie épanouie ou bien seulement une différence qui n’empêcherait pas ces jeunes de se montrer adaptés et créatifs. Les résultats de cette recherche–action soulignent trois tendances : une vulnérabilité particulière à la dépression pour près de la moitié des patients qui sont tristes, se sentent marginalisés et sont en échec scolaire ; une adaptation fragile au prix de défenses coûteuses comme le déni ou la défense maniaque pour un quart des patients ; une bonne intégration socioaffective et une excellente réussite scolaire pour le dernier quart de l’échantillon. Le sentiment de perte et la blessure narcissique liés au handicap orthopédique semble affecter davantage les garçons que les filles. Celles-ci sont plus dynamiques, plus confiantes dans l’avenir et très identifiées à leurs mères qui ont elles-mêmes surmonté les difficultés quotidiennes liées à la maladie. © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract Twenty-one patients suffering from Osteogensis Imperfecta, aged from eight to 17, have been assessed in the hospital with their mother in order to determine to what extent the handicap generated by the illness is an insuperable obstacle for a fulfilled life, or is it merely a serious issue that needs and can be overcome. They were examined with a questionnaire on the medical aspects of the illness, a depression scale (the MDI-C), the Thematic Apperception Test (TAT) and a semi-structured interview. Their mother and one third of the fathers underwent a semi structured interview. Seven mothers out of 21 have undergone a serious depression and still feel depressed and seven mothers consider themselves « a fighter ». The results produced by the study suggest three alternative possibilities. Almost half of the sample show signs of depression: the patients are unhappy, they feel ostracized and underachieve in school. One fourth of the patients barely get adjusted. They just cope with reality at the cost of severe defense mechanisms such as denial and maniac defenses. The last quartile succeeds both at school and emotionally. The functional loss and the narcissic wound connected with the orthopaedic handicap appear to have a greater impact on boys (7 boys out of 11 show signs of depression) compared to girls. The latter have a more constructive attitude, invest emotionally their future and are very identified with their mothers who are dynamic, positive and have ovecome the hardships of the illness. © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Ostéogenèse imparfaite ; Handicap orthopédique ; Blessure narcissique ; Intégration socioaffective Keywords: Osteogenesis imperfecta; Orthopaedic disability; Emotional adjustment; Depression–gender

Adresse e-mail : [email protected] (R.J. De Carmoy). 0222-9617/$ - see front matter © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.neurenf.2004.07.004

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1. L’ostéogenèse imparfaite, un handicap orthopédique douloureux et invalidant La maladie des os de verre, connue aussi sous le nom de maladie de Lobstein ou encore Ostéogenèse Imparfaite, est l’une de ces maladies rares dites « orphelines » qui touche environ un enfant sur 15 000 (estimation par l’Osteogenesis Imperfecta Federation of Europe). Sa principale caractéristique est la fragilité osseuse qui se traduit par de multiples fractures. Elle a des formes différentes et peut associer, à la fragilité osseuse, une dentinogenèse imparfaite, une atteinte auditive, une laxité ligamentaire, des sclérotiques bleues et, dans certains cas, des dysfonctionnements au niveau circulatoire ou cardiaque. C’est une maladie génétique à transmission autosomique dominante, récessive ou par mutation. La maladie est transmise par un chromosome non sexuel. Si les deux parents sont porteurs de ce chromosome, ils transmettent souvent une forme très grave, parfois létale, de la maladie. Si un seul des parents est atteint, les risques de transmission sont de 50 % et l’enfant atteint transmettra la maladie. Dans certains cas, enfin, la maladie apparaît par mutation dans une famille jusque-là indemne, par exemple chez des parents âgés et l’enfant atteint la transmettra à sa descendance dans 50 % des cas. La problématique de la maladie génétique est très présente dans le vécu des enfants qui prennent des positions tranchées sur leur descendance, la refusant d’emblée ou, au contraire, en manifestant le désir le plus vif. Les enfants atteints de cette maladie sont confrontés, pendant toute leur croissance, à la douleur et à la restriction motrice à cause de leur fragilité osseuse. Les fractures les privent de la capacité de se mesurer avec les camarades de leur âge, de pratiquer avec eux les mêmes activités physiques et sportives. Leur fragilité est angoissante pour eux et pour leurs parents qui sont tenus de les protéger plus que les autres enfants [2]. Les fractures des membres inférieurs et les tassements vertébraux contraignent nombre de ces patients à l’usage du fauteuil roulant pour des périodes parfois très longues. Une taille en dessous de la moyenne est souvent la conséquence des déformations osseuses entraînées par les fractures et l’anomalie du collagène I. La première difficulté à laquelle se heurtent soignants et parents concerne le diagnostic. Les clichés radiologiques pratiqués au moment des premières fractures par des urgentistes ou des médecins généralistes montrent des lésions osseuses d’âge différent, très caractéristiques du syndrome de Silverman : la maltraitance est alors évoquée et les parents sont parfois suspectés ce qui entraîne un profond sentiment d’injustice et une frustration intolérable [4]. Deux familles de 1

Psychologue, psychanalyste, maître de conférences en psychologie clinique. 2 Cette recherche a été menée à l’hôpital d’enfants Armand-Trousseau dans le service de chirurgie orthopédique et réparatrice de l’enfant, avec l’assentiment du chef de service, le Pr G. Filipe et le concours de V. Forin, médecin responsable de l’unité de rééducation fonctionnelle.

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notre échantillon ont été accusées de maltraitance et ont dû faire face à l’opprobre social en plus de l’angoisse des fractures. Lorsque le diagnostic d’ostéogenèse imparfaite est posé, il faut accepter la maladie génétique avec son cortège de questions sur l’origine, l’évolution et le traitement de la maladie. Au cours de la croissance de l’enfant, les parents connaissent l’angoisse et la culpabilité au moment des fractures et des interventions chirurgicales [5]. Ils doivent mener une lutte incessante pour la rééducation, la vie quotidienne, la scolarité. Ils déplorent souvent le manque de soutien de la communauté, l’indifférence des structures sociales et la stigmatisation dont ils se sentent victimes [4]. Les recherches psychosociales sur l’ostéogenèse imparfaite [5] soulignent la qualité particulière du lien mère– enfant : l’angoisse et la surprotection tissent entre l’enfant et sa mère une relation étroite, souvent étouffante qui laisse à l’extérieur le reste de la famille. Ce « cercle magique » décrit par Weitzman [12] est mal vécu par les frères et sœurs qui développent des sentiments ambivalents à l’égard de cet enfant que l’on ne peut ni houspiller ni bousculer. La vie quotidienne est marquée par la tension liée aux risques que doit prendre l’enfant pour les gestes les plus courants : toilette, postures, déplacements dans la maison, trajets. De ce fait, à la maison comme à l’école, l’enfant aux os fragiles est souvent victime d’exclusion [2,4]. À l’adolescence, avec le regard des autres, l’infériorité motrice et la différence esthétique prennent un relief particulier et c’est d’ostracisme que sont frappés les adolescents victimes d’une anomalie physique, comme le souligne Schönfeld [11]. Les différentes études sur les handicapés orthopédiques mettent en évidence, d’ailleurs, chez ces patients, un sentiment de perte due à l’infériorité physique et des affects de dépression en rapport avec la différence corporelle [3,7,10]. Du fait de la rareté des patients aux os fragiles, peu d’équipes hospitalières sont en mesure de prendre en charge un nombre significatif de ces patients. Une soixantaine d’enfants sont actuellement suivis dans une consultation multidisciplinaire de l’hôpital d’enfants Armand Trousseau et bénéficient des plateaux techniques avancés nécessaires à leur pathologie. Les soignants font état de comportements contrastés : si on observe souvent des enfants déprimés, en retrait frileux, anxieux et très dépendants par rapport à leurs parents, on rencontre aussi des jeunes patients gais et dynamiques qui frappent les médecins par leur côté adapté et optimiste, ces derniers allant jusqu’à dire que les enfants aux os fragiles sont des enfants plus gais et plus intelligents que les autres. Ce côté battant est relevé par Reite [9] qui, à partir d’un examen psychologique et d’un entretien parents–enfants sur 12 patients, conclut à un niveau d’adaptation et d’intelligence normal ou au-dessus de la normale, à attribuer à un désordre particulier du métabolisme. She-Landry [5] relève les commentaires de certains parents qui voient leur enfant comme un battant exceptionnel, occultant ce qui serait davantage une lutte pour la survie. En tant que psychologue faisant partie de cette équipe pluridisciplinaire, nous avons

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cherché à comprendre l’apparente contradiction de ces attitudes : quels facteurs environnementaux et psychologiques permettent à ces patients souffrant de fragilité osseuse, de développer leur épanouissement personnel et leur autonomie en dépit des souffrances et des contraintes inhérentes à leur maladie ?

Toutes les mères et un tiers des pères ont été rencontrés. Ils ont eux aussi répondu à un questionnaire sur les fractures et les procédures de soins. Il leur a ensuite été proposé un entretien semi-directif portant sur leurs antécédents, leurs propres sentiments devant la maladie et les contraintes qui lui sont liées, la place de l’enfant dans la famille et les réactions de leur entourage.

2. Recherche-action en milieu hospitalier Cette recherche–action porte sur 21 enfants rencontrés sur une période de deux ans à l’occasion d’une consultation ou d’une hospitalisation en médecine ou chirurgie orthopédique. Nous nous sommes limités à 21 patients pour avoir une certaine homogénéité dans notre échantillon : les patients devaient pouvoir être examinés par nos soins avec les mêmes outils d’investigation. Il s’agit de 11 garçons et dix filles âgés de huit à 17 ans. Ces patients sont tous des cas sévères, opérés et anesthésiés plusieurs fois et bénéficiant d’un protocole médicamenteux destiné à améliorer leur densité osseuse. Les patients ont eu entre sept et 100 fractures, en moyenne une trentaine de fractures. Les outils d’investigation comprenaient : • un questionnaire sur les fractures, les hospitalisations, la douleur, les procédures de soins ; • un entretien semi-directif portant sur leurs sentiments face à la maladie et aux contraintes qu’ils subissent, leurs réactions en famille et en société, leur attitude envers la scolarité et leurs camarades, leurs loisirs et leurs projets ; • une échelle de dépression, la MDI-C3 .Cette échelle évalue les expériences émotionnelles associées à la dépression. Elle est composée de 79 questions à laquelle l’enfant doit répondre par « vrai » ou « faux » ; il y a huit souséchelles explorant différents aspects de la dépression– anxiété, estime de soi, humeur triste, sentiment d’impuissance, introversion sociale, faible énergie, pessimisme, provocation. Le total des réponses dépressives, appelé note T, indique le degré de dépression et situe chaque sujet par rapport à une moyenne d’enfants du même âge. En outre, l’échelle permet de voir les réponses conscientes et maîtrisées des enfants, c’est-à-dire ce qu’ils veulent bien nous communiquer de leurs sentiments, de leurs attitudes et de leurs désirs. • une épreuve projective, le TAT, nous donne une approche qualitative de la structure de la personnalité et des mécanismes de défense utilisés par les sujets pour se protéger des conflits, des angoisses et de la dépression. Une comparaison de l’échelle de dépression et du TAT s’avère précieuse pour comprendre comment les patients gèrent les frustrations, les défis et les situations d’urgence de leur vie quotidienne ainsi que leur vie fantasmatique. Le TAT va-t-il infirmer ou confirmer les affects dépressifs reconnus ou au contraire niés dans l’échelle de dépression ? 3 Échelle composite de dépression pour enfant, Berndt David J., Kaiser Charles F., adaptation française en collaboration avec Dana Castro, ECPA, 1999.

3. Analyse clinique Être parent d’un enfant aux os fragiles, c’est devoir reconnaître son impuissance à le protéger des fractures et de la douleur. Toutes les familles rencontrées expriment un sentiment d’angoisse constant en raison des risques de fractures : « Avec cette maladie on apprend l’angoisse » dit la mère de Capucine. Celles-ci surviennent n’importe quand. Un geste brusque ou simplement maladroit suffit à provoquer une fracture chez les jeunes enfants et les mères qui apprennent à manipuler correctement leur nourrisson sont très inquiètes lorsque le bébé est pris en charge par des étrangers. Plusieurs enfants ont ainsi été fracturés à l’hôpital au moment des radiographies. Les parents sont sur le qui-vive en permanence et tendent à restreindre considérablement la liberté de mouvement de l’enfant qui ne reste jamais seul. Le bain, par exemple n’est pas laissé à la responsabilité du préadolescent de peur qu’il ne glisse. Dans la majorité des cas, c’est la mère qui se sent responsable et c’est elle qui soigne, prévoit, protège, soulage. Immobiliser le membre fracturé, donner des calmants en fonction de la douleur exprimée, soulager par des positions antalgiques ou des massages, c’est toujours la mère que les enfants réclament lorsqu’ils souffrent ou vont à l’hôpital. Ainsi, la mère de Câline : « Le couple qu’on forme » dit-elle à propos de sa fille. Or, cette vigilance de tous les instants, cette surprotection anxieuse « on est superprotectionniste avec elle » reconnaît son père, est néanmoins mise en défaut et les fractures surviennent. Celles-ci sont très douloureuses, en particulier lorsqu’elles sont sur les os longs — humérus, fémur — et qu’elles surviennent à répétition. Soulager la douleur est aussi une préoccupation des parents, et d’autant plus obsédante que les patients aux os fragiles souffrent souvent de tassements vertébraux et de douleurs articulaires. La mère de Théo, 20 fractures, trouve que le plus difficile à prendre en charge, c’est la douleur. Seules les équipes médicales entraînées parviennent à gérer correctement les protocoles antalgiques et à prescrire de la morphine lorsque c’est nécessaire. Bien souvent les médecins pratiquant en dehors des grands centres médicaux rencontrent si rarement d’ostéogenèse imparfaite qu’ils en méconnaissent l’aspect douloureux : « On ne me croyait pas quand je disais que mon bébé souffrait » dit la mère d’Annabelle. Nombre de parents racontent leur bataille pour que soit prise en compte la douleur de l’enfant et ils expriment leur sentiment d’impuissance devant la persistance et la répétition des douleurs. Fractures, douleur, handicap sont lourds à porter pour

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les parents, surtout pour les mères. Sur les 21 mères rencontrées, sept d’entre elles, soit un tiers de l’échantillon, se reconnaissent déprimées ou très déprimées. Trois d’entre elles ont fait des gestes suicidaires. Elles sont toujours suivies et prennent des antidépresseurs. Force est de reconnaître que l’angoisse permanente, la lutte quotidienne, l’échec de leur rôle de protection contribuent au découragement et à la mauvaise estime de soi. Même les mères qui se décrivent comme battantes et qui ne sont pas déprimées reconnaissent avoir eu des moments difficiles, par exemple à l’occasion de l’énième fracture qui vient bousculer les plans de la famille au moment du départ en vacances. Le diagnostic, aussi, a été vécu comme très traumatisant. Au moment de la naissance de Colin, le médecin dit à sa mère qu’il mourra à sa naissance ou qu’il passera toute sa vie en fauteuil roulant. Lorsque Jacotte est née avec une fracture du fémur, on dit à sa mère qu’on ne sait pas si elle va vivre, ni si, plus tard, elle marchera. Par ailleurs, l’organisation de la vie quotidienne — soins médicaux, école, loisirs — oblige les parents à une lutte continuelle avec les intervenants concernés : l’obtention des allocations d’éducation spécialisée, un transport adapté pour l’école, l’accès aux classes, une rééducation aménagée, la prescription d’antalgiques adéquats... Les parents remarquent qu’on ne les croit pas lorsqu’ils disent que l’enfant est fatigué, qu’il a une fracture, qu’il ne faut pas le mobiliser pour en éviter une autre. Cette nécessité de se battre est vécue très différemment. Si certains se montrent accablés et se dépriment, comme nous venons de le voir, d’autres adoptent une attitude dynamique. Ils se montrent organisés et inventifs. Ils affrontent les défis de la maladie avec courage et ingéniosité. Ils sollicitent et obtiennent des institutions les aides nécessaires. Ils militent dans les associations, participent aux congrès médicaux. Ils se renseignent sur les nouveaux traitements et ne sont pas soumis au pouvoir médical. Par exemple, la mère de Caline a établi le protocole antalgique de sa fille avec le médecin. L’accompagnement d’un enfant aux os fragiles nécessite une grande disponibilité et la plupart des mères ont, soit renoncé à travailler, soit aménagé leur travail pour rester à la maison et pouvoir répondre aux multiples exigences de l’éducation de l’enfant. Ce soutien constant, quotidien, est pratiqué par tous les parents. Ceux-ci s’efforcent d’offrir à l’enfant l’environnement le mieux adapté pour qu’il puisse profiter du plus grand nombre d’expériences possibles en dépit de sa fragilité osseuse.

4. Fragilité osseuse et capacité d’adaptation Les éléments obtenus pendant l’examen psychologique et les entretiens nous ont fournis de très nombreuses réponses qui sont à interpréter de façon nuancée. Elles font partie d’un ensemble trop riche et trop diversifié pour que nous puissions en rendre compte dans sa totalité et nous avons dû nous résoudre à ne présenter qu’une partie des résultats. Nous serons d’autant plus prudents dans nos évaluations. Il a été difficile de sélectionner, dans le recueil des données, des

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critères psychologiques pertinents pour répondre à notre question initiale : à quoi tient la capacité observée chez certains de ces grands handicapés orthopédiques, à se montrer dynamiques, créatifs et bien adaptés ? Nous avons retenu, comme critères d’adaptation, ceux qui nous semblaient le plus facilement objectivables : • la note globale à l’échelle de dépression ainsi que la distribution des réponses dans les différentes sous-échelles ; • dans le protocole du TAT, les thèmes, la problématique sous-jacente, la souplesse des mécanismes de défense, la lisibilité du protocole ; • l’intégration à l’école et les résultats scolaires qui restent un bon indice de l’insertion sociale et de la capacité à s’adapter à la réalité ; • enfin, le questionnaire et l’entretien nous ont permis d’apprécier la cohérence de l’ensemble du protocole et la qualité des relations du jeune avec son entourage, sa mère en particulier. Nous avons ainsi été amenés à distinguer trois groupes de patients : dans le groupe I, des patients qui sont déprimés, se sentent marginalisés et l’admettent ; dans le groupe II, des patients qui nous sont semblé sur le fil du rasoir, mais qui luttent pour leur santé psychique ; dans le groupe III, des patients bien adaptés, ceux qui font dire aux médecins qui s’occupent d’eux que les enfants aux os fragiles sont des enfants particulièrement gais et intelligents. 4.1. Angoisse et affects dépressifs au premier plan Dix patients, donc près de la moitié de l’échantillon, vont mal. Il y a sept garçons et trois filles. Leur score à l’échelle de dépression indique une dépression modérée à sévère : T entre 57 et 68. Les sous-échelles les plus souvent cotées sont : angoisse, faible énergie, humeur triste. Ils reconnaissent être très inquiets, avoir peur de l’avenir, se sentir en danger, faire des rêves qui leur font peur et penser à la mort. Leur faible énergie se traduit par une sensation de fatigue constante, des maux de tête, l’envie de dormir. Le sentiment de tristesse est souvent admis : les jeunes ont le cafard, pensent à des choses tristes, s’ennuient et trouvent qu’il est difficile de se sentir heureux : « ça ne vaut pas la peine de vivre » dit Justin après une énième fracture. D’une façon générale, il n’y a pas de déni dans les réponses — sauf un protocole très défensif — mais les patients biaisent. Par exemple, à l’item. C’est diffıcile de se sentir heureux, Justin répond : « ni à l’hôpital, ni au centre ! ». Ou bien à l’item Je suis malheureux il répond : « vrai et faux, quand je suis tout seul à l’hôpital » Deux patients font exception. Mohamed n’obtient que 47 à la MDI-C, mais il est très défensif pendant la passation, hésite à de nombreuses réponses et donne alors la réponse non dépressive. Son TAT et le reste de son protocole infirment la note à la MDI-C. Églantine, elle aussi, a 48 à l’échelle de dépression et un protocole de TAT qui infirme ce score : elle se bloque dès la première planche, ne répond qu’après de multiples encouragements et refuse quatre planches. Les

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récits brefs qu’elle donne sont à tonalité disphorique, avec des thèmes de dépression et d’effondrement. À la Planche 16 : « C’est un petit garçon. Son père était en train de couper du bois et le petit garçon le rangeait. Et puis tout le bois allait s’effondrer et le père l’a vu, il a enlevé le petit garçon et le bois s’est effondré sur lui. » Tous les autres patients ont des protocoles de TAT qui confirment le score de dépression de la MDI-C. Les thèmes qui reviennent le plus sont la mort, la maladie, la tristesse et la solitude. L’objet est endommagé ou perdu. Il peut devenir persécuteur. L’objet adulte de la première planche n’est jamais assumé. Le refuge vers l’abri maternel sert à se protéger des angoisses de destruction et des attaques du monde extérieur. Les conflits ne sont pas vus, les situations sont banalisées, il n’y a pas de relations entre les personnages. Six jeunes refusent une ou plusieurs planches. Pour les autres, la lisibilité du protocole est altérée par l’impact fantasmatique : la haine, la violence et la catastrophe sont les issues les plus souvent envisagées. Les entretiens avec ces dix patients confirment la qualité disphorique des protocoles. Ces jeunes sont tristes et pleurent souvent. Ils se sentent rejetés et exclus : « Mes camarades se moquent de moi à cause de ma maladie, mais je m’en fous ! » dit Évrard. « On m’appelle sans-os » dit Lucien qui demande à aller dans un collège où il y aura des jeunes comme lui. Même préadolescents ils ont des angoisses d’abandon qui les rendent complètement dépendants de leur mère qui ne peut jamais les laisser seuls. Leur univers est rétréci. Ils ne font pas de projet d’avenir. Ils ont tous des difficultés scolaires importantes et un retard scolaire. Il y a beaucoup d’absences à l’école, justifiées par les fractures. 4.2. Faire « comme si » : la provocation et le déni Le groupe II est composé de cinq patients, trois garçons et deux filles qui s’en tirent mieux : ils sont moins déprimés et ont une meilleure adaptation psychosociale que les patients du groupe I. Leur score à l’échelle de dépression est plus bas : de 43 à 51. Les sous-échelles les plus cotées sont : anxiété, provocation et faible énergie. Ils sont très angoissés au moment des fractures et des interventions chirurgicales et pleurent beaucoup à l’hôpital mais ils n’admettent ni leur angoisse ni leur dépression — lesquelles sont soulignées par les parents au cours de l’entretien. Ils se montrent volontiers provocants : ils se disputent avec leurs professeurs, disent qu’ils font des sottises, qu’ils ont mauvais caractère. Ils ont recours au déni pour oublier leurs souffrances. Oriane, 11 ans, au moment de sa dernière fracture, assurait à ses parents qu’elle n’avait pas de douleur et que son bras n’était pas cassé. Théo, 12 ans, dit qu’il n’a pas de douleur et n’est pas fatigué alors que sa mère, à l’entretien, considère que le plus difficile à gérer c’est la douleur parce qu’elle ne sait pas comment soulager Théo qui a beaucoup souffert à certaines périodes. Les protocoles du TAT sont contrastés. Andréï, Théo et Oriane ont des protocoles plutôt restrictifs avec une lisibilité moyenne : les sujets évitent les conflits, banalisent les situa-

tions et répriment massivement les affects, qu’ils soient de plaisir ou de tristesse. Ils s’accrochent à une position enfantine d’oralité ou de soumission passive qui leur évite les conflits liés à la sexualité et à la violence. Andréï ponctue ses récits de « y a rien d’autre » ou « il n’y a rien à dire » Oriane à la Planche 2 : « Je sais pas...C’est un Monsieur avec un cheval et pis une dame avec des livres ».Elle refuse d’en dire plus. Florent et Capucine ont des protocoles beaucoup plus riches. Ils expriment affects et conflits mais l’impact fantasmatique est tel qu’ils ont besoin de se mettre à distance par la fabulation et la dramatisation. Lorsque la charge émotive est trop forte, Capucine refuse les planches. Florent se défend par la projection et attribue aux personnages des sentiments hostiles. À la Planche 5 : « on voit une femme qui regarde sa salle à manger... Elle a un sourire méchant ! Parce que comme elle sourit ! » (il me montre la planche). Ces cinq sujets, qui ne vont pas très bien, mais qui ne sont pas aussi déprimés que les enfants du groupe précédent, nous semblent dans un équilibre fragile, parfois au bord de l’effondrement, mais faisant face malgré tout et luttant pour survivre. En classe, ils s’accrochent : Capucine est bonne élève, Théo et Oriane ont un an de retard scolaire, mais suivent leur classe ; Florent et Andréï sont dans un centre spécialisé et travaillent correctement. Ces jeunes s’efforcent de masquer leur détresse et leur sentiment de perte en offrant une façade adaptée et courageuse. 4.3. L’emporter sur les vicissitudes de la maladie Le groupe III est composé de cinq filles et un garçon qui sont bien adaptés et illustrent les commentaires positifs des médecins qui s’occupent d’eux. Leur score à l’échelle de dépression varie entre 41 et 48 : ils ne sont pas déprimés et n’expriment ni idées tristes, ni pessimisme, ni sentiment d’impuissance. Ils admettent se sentir parfois anxieux, mais c’est surtout avant les interventions chirurgicales. Pour ce groupe, c’est la sous-échelle Provocation qui est la plus souvent cotée. Les jeunes reconnaissent avoir mauvais caractère, faire des sottises, ne pas aimer la tête qu’ils ont. Cette attitude correspond à une bonne appréhension de la réalité. « J’aime pas la tête que j’ai, mais il faut bien faire avec ! » dit Anabelle. Ou bien Catherine :« J’aime pas la tête que j’ai, mais on est comme on est ! » Le TAT nuance les réponses données à l’échelle de dépression en montrant comment ces jeunes s’organisent devant les frustrations et les souffrances que leur impose la maladie. À l’exception de Caline qui lisse les conflits et banalise les situations, les sujets se situent dans un registre lié à la sexualité et à la violence dont ils se défendent par l’idéalisation, la dramatisation ou le recours à l’imaginaire. Les thèmes de colère, maladie, haine, mais aussi tendresse et espoir sont exprimés et intégrés dans des histoires variées qui s’enchaînent bien. Par exemple Jacotte, 17 ans, à la Planche 8 BM : « ça, c’est un garçon qui rêve de faire chirurgien. Alors il fait plein, plein d’études. Ses parents l’aident à réaliser son

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rêve et il pense qu’à ça.(C’est quoi, ça ? Elle montre le fusil au premier plan). Il devient Docteur et il va dans une maison parce qu’il y a des gens qui lui demandent de l’aide. Pour eux, c’est un Docteur de leur ville ». La planche renvoie à l’agressivité et à la castration. Jacotte refuse d’assumer l’agressivité et la sublime en aide à autrui, s’identifiant à un chirurgien, synonyme pour elle de secours, d’espoir et de réussite. À la même planche Anabelle réagit très différemment : « Oh quelle horreur ! On dirait un jeune homme devant une vitrine. Il détourne les yeux parce qu’il ne veut pas voir le massacre qui est derrière. Peut-être en est–il le patron car aucune expression ne figure sur son visage. Il lève seulement les yeux. Deux hommes derrière découpent un homme, peut-être mort ou bien peut-être est-ce une autopsie ou un condamné ou un corps ou une amputation ou une opération. L’homme qui est allongé a l’air de souffrir. La planche déclenche chez Anabelle une forte angoisse dont elle cherche à se protéger en niant la situation et sa charge pulsionnelle. Mais cette tentative de mise à distance échoue et les thèmes crus en rapport avec l’intégrité corporelle apparaissent : Anabelle s’identifie à cet homme découpé, mort, condamné et qui a l’air de souffrir. À la planche suivante qui représente un baiser dans un couple, Anabelle reste parasitée par l’angoisse de la planche précédente et voit des déformations et des maladies sur les visages : « C’est quoi, ça ? ça, c’est sale ! J’arrive pas à comprendre. Là, la femme, j’arrive pas à voir. Bizarre ! La femme a l’air normal, enfin je crois. On dirait qu’elle a une barbe...tandis que peut-être l’homme a la mâchoire déformée... Peut-être est-ce tout simplement des malades, quelqu’un qui les déteste, qui les montre bizarrement... Elle est dure celle-là ! » Ce n’est qu’à partir de la planche suivante qu’Anabelle parviendra à se récupérer : « Attends ! Je fais un peu appel à mon imagination... Une cascade. » Elle termine l’épreuve avec des créatures légendaires, pétries de technologie et de génétique, s’identifiant à un dragon qui a un esprit humain. La maladie, la génétique, les créatures fantastiques sont des thèmes fréquents pour ces malades « orphelins » de gens qui leur ressemblent. À l’entretien ces jeunes ont une attitude variable envers leur handicap qu’ils assument sans plainte et sans complaisance. À la question : Y a-t-il des enfants qui te font des réflexions ? Anabelle répond :« Je leur dis de déballer tout ce qu’ils ont dans la tête et que je vais répondre à leurs questions ». Certains, comme Chloé ne veulent pas en parler « parce que ça veut dire que j’ai la maladie ». Catherine, elle, se qualifie de « mutante », reconnaissant ainsi le mode de transmission de sa maladie, par mutation, et se situant aussi dans la différence. Ces jeunes se plaignent d’être surprotégés et réclament plus d’autonomie. Chloé dit qu’elle aime être à l’hôpital parce qu’ici on ne lui dit pas tout le temps de faire attention. Elle est comme tout le monde ! Ces jeunes sont bien intégrés à l’école : ils ont d’excellents résultats et quatre d’entre eux sont parmi les meilleurs de leur classe. Ils ont des copains, ils font des projets d’avenir, ils ont des rêves : avoir des enfants, réussir, être autonome. Le côté

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adapté et batailleur de ces jeunes, n’exclut pas l’angoisse et les fantasmes autour de l’intégrité corporelle, de la maladie, de la mort. Néanmoins, pour ces jeunes, et nous pouvons reprendre une expression de Winnicott [13], la vie vaut la peine d’être vécue et ils sont capables de s’identifier à la société sans se sentir submergés par le sentiment d’impuissance et la frustration. À titre d’illustration, voici l’observation de Chloé. Chloé a 13 ans et demi. Elle a deux sœurs cadettes bien portantes. Elle est petite et ronde. Elle a eu une trentaine de fractures. Elle avait quatre mois lorsqu’elle a eu sa première fracture. Le diagnostic a été posé à la deuxième fracture lorsqu’elle avait neuf mois. Son père a la même maladie. C’est un battant, dit la mère et Chloé est comme son père. Chloé a souvent des douleurs au dos et s’est fait plusieurs déchirures musculaires. Elle sait lorsqu’elle se fracture mais dit qu’elle n’a pas trop mal et qu’elle s’habitue. Le plus ennuyeux dans les fractures, c’est la kiné, après. Elle pratique la natation, le vélo et la marche. Elle est très bonne élève, ne manque jamais et va en classe en fauteuil roulant lorsqu’elle a des fractures. Avec les copains, elle est « superbien » « chloé doit avoir un fluide » disent ses professeurs. Elle aime beaucoup les langues et les maths et veut être infirmière pour soigner les gens (pas médecin précise-t-elle). Elle peut sortir seule avec des copines mais trouve que ses parents « sont beaucoup sur elle. Ils lui disent tout le temps de faire attention. » Elle obtient 42 à la MDI-C. Elle n’est pas déprimée. La sous-échelle la plus élevée est l’Anxiété. Chloé a tendance à rêver et dit se décourager facilement. Au TAT les histoires viennent sans heurts, avec parfois une mise à distance mais la langue et la grammaire sont bien maîtrisées. La lisibilité est bonne avec des mécanismes de défense souples et variés plutôt dans le registre du contrôle et de l’évitement. Chloé accepte les conflits avec une petite réticence à assumer l’agressivité et une tendance à se replier sur une position infantile avec une imago maternelle protectrice. Sa mère, réticente au début de l’entretien, exprime beaucoup les difficultés rencontrées. Elle se décrit comme très angoissée, surtout à l’hôpital. Elle trouve que c’est plus difficile d’assumer la maladie maintenant : elle se fait beaucoup de soucis. Elle a été suivie par un psy pendant trois mois et a même pris des antidépresseurs un moment. Chloé a été dure avec elle, lui reprochant de l’avoir faite comme ça. « tu m’as faite, tu n’as qu’à m’assumer » dit-elle à sa mère à qui, par ailleurs elle se confie beaucoup. Elles rigolent ensemble. Chloé parle très rarement de sa maladie, refuse de lire le livret de l’association, dont ses parents font partie, disant :« si jamais j’ai la maladie, ça veut dire que je baisse les bras ». À l’entretien d’ailleurs, Chloé assure que le traitement médicamenteux qu’elle vient de suivre l’a guérie. Pourtant ce déni apparent ne l’empêche pas d’être très au fait de sa maladie, des fractures et des traitements. Dans le cadre de l’école, à l’hôpital, au cours d’un exercice de lexicographie, elle est invitée à associer sur l’expression « ostéogenèse imparfaite ». Voici ses mots :« fractures,

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enclouages, déchirures musculaires, douleur, complexes, moqueries, limites, différence, génétique, petite taille, perfusion, cicatrices ». Elle est ensuite sollicitée sur « les conséquences » et voici ce qu’elle dit : »complexes divers, problèmes de famille, surprotection d’où diffıculté à s’autonomiser, meilleure connaissance de ses limites d’où meilleure connaissance de soi, soutien, manque de confiance ». Le moins que l’on puisse dire, en lisant ces mots, c’est que Chloé ne cherche ni à minimiser ni à nier les vicissitudes de sa maladie mais qu’elle s’en sert pour acquérir une meilleure connaissance d’elle-même. Quelle maturité ! 4.4. Ni l’âge ni la sévérité de la maladie ne sont des éléments déterminants dans la capacité à se sentir créatifs Qu’est-ce qui permet à ces six patients de surmonter leurs difficultés et de présenter cette attitude qui fait l’admiration de leur entourage ? Nous nous sommes d’abord interrogés sur la sévérité de la maladie. Les jeunes qui vont bien sont-ils ceux qui ont eu le plus petit nombre de fractures et d’interventions chirurgicales, ces dernières, on le sait, représentant un facteur d’angoisse parfois considérable [3,6,8]. Nous avons donc regardé le nombre moyen de fractures et d’interventions chirurgicales par patient pour chacun de nos trois groupes. Nous obtenons les résultats suivants : • groupe I — patients déprimés : C moyenne de fractures par patient : 29 ; C moyenne d’opérations par patient : 6 ; • groupe II — patients fragiles : C moyenne de fractures par patient : 24 ; C moyenne d’opérations par patient : 7 ; • groupe III — patients adaptés : C moyenne de fractures par patient : 30 ; C moyenne d’opérations par patient : 9. À l’intérieur du groupe I, on trouve Farida, huit ans, qui a eu plus de 100 fractures, mais aussi Louna, huit ans aussi, qui n’en a eu que huit et Eglantine, dix ans et demi, dix fractures. Dans le groupe II, Oriane, 11 ans, a eu sept fractures et les autres une trentaine. Dans le groupe III, Catherine, 15 ans a eu dix fractures ; Josué, dix ans, et Anabelle 14 ans, 50 fractures, les autres une trentaine. Les chiffres sont très comparables pour les trois groupes ce qui tendrait à montrer que le nombre de fractures et d’interventions chirurgicales n’est pas toujours en rapport avec la capacité des jeunes à être actifs et bien intégrés, constatation que nous avons faite par ailleurs sur une cohorte d’enfants ayant subi une ou plusieurs interventions chirurgicales à la suite d’accidents, de maladie, ou de handicap [3]. Si celles-ci représentent un risque psychique indiscutable, d’autres facteurs comme l’entourage familial et la force du moi interviennent pour moduler ou atténuer les effets perturbateurs de ces pathologies et des procédures de soins [3]. Nous nous sommes aussi demandés si l’âge intervenait dans la capacité des jeunes à s’adapter. La surprotection des

premières années, qui a souvent favorisé la passivité et la régression chez ces enfants, ne leur épargne pas le processus de l’adolescence et les jeunes se retrouvent confrontés de façon inéluctable aux vicissitudes de leur différence corporelle. Celle-ci représente un élément important pour trouver leur place parmi leurs pairs comme garçon ou fille sexuellement désirable, ainsi que pour décider de leur orientation professionnelle et de leur rôle dans la société en tant que personne acceptée. C’est à l’adolescence que les jeunes demandent au chirurgien une intervention miracle qui annulera leur différence. C’est à ce moment-là qu’ils entretiennent aussi des rêves d’avenir mégalomaniaques sans rapport avec leurs possibilités. Accepter ce moins de force, d’efficacité, de beauté, de séduction par rapport aux autres représente une étape dont la violence peut se révéler destructrice pour nos jeunes handicapés orthopédiques. Regardons nos jeunes patients qui ont entre huit et 17 ans : les trois enfants en dessous de dix ans sont dans le groupe des enfants déprimés et à l’équilibre fragile. Tous les autres se répartissent dans les trois groupes de façon presque équivalente : • groupe I (patients déprimés) : âge moyen : 12 ans trois mois ; • groupe II (patients à l’équilibre fragile) : âge moyen : 11 ans sept mois ; • groupe III(patients adaptés) : âge moyen : 13 ans trois mois. Les patients du groupe III, ceux qui vont bien, sont un peu plus âgés que ceux des autres groupes et, de ce fait, plus engagés dans le processus de l’adolescence. Nous avons six adolescents de 15 ans et plus dans notre échantillon : quatre garçons et deux filles. Trois des garçons sont dans le groupe des patients déprimés, le quatrième, Florent, 16 ans, est dans le groupe des patients à l’équilibre fragile. Les deux filles, qui ont 15 et 17 ans vont bien. Il semblerait, en ce qui concerne ce petit nombre de patients, que les assises du moi et l’estime de soi se soient jouées dans les premières années de la vie et n’aient pas été fondamentalement remises en question par l’adolescence. 4.5. Et si c’était plus facile d’être une fille lorsqu’on a les os fragiles ? Si nous considérons maintenant la répartition des patients dans les trois groupes en fonction de leur sexe, force est de constater que, pour notre échantillon, le sexe fort se révèle le plus vulnérable et que les garçons sont plus déprimés que les filles : • groupe I : sept garçons — trois filles ; • groupe II : trois garçons — deux filles ; • groupe III : un garçon — 5 filles. La modicité de notre échantillon nous interdit toute généralisation et nous nous en tiendrons à l’analyse de nos sujets. Du côté des garçons, leurs protocoles de TAT, leurs remarques pendant l’entretien, leurs difficultés à se sentir intégrés en classe et avec leurs camarades, suggèrent qu’ils ressentent très douloureusement leur infériorité physique, leur petite

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taille et l’impossibilité de participer aux activités de loisirs, sportives en particulier, en raison des risques de fracture. Cette perte fonctionnelle réelle affecte leur estime d’euxmêmes et entraîne la dépression : sept garçons sur les 11 de l’échantillon sont déprimés, trois maintiennent un équilibre fragile et seulement deux vont bien. Les filles, certes, ne peuvent pas plus que les garçons participer aux activités sportives, mais la force physique est moins valorisée pour une fille et la petite taille est moins stigmatisée « ma poupée » dit le père de Louna. Les filles, en tout cas, s’en tirent mieux que les garçons. Ce sont elles, les bonnes élèves dynamiques, battantes, qui permettent aux chirurgiens (accablés tout de même par ces cas si lourds) de se dire que la maladie, après tout, n’ est pas si intolérable. Par ailleurs, dans le groupe des enfants qui vont bien, les mères aussi vont bien. Elles ont surmonté la blessure narcissique d’avoir mis au monde un enfant handicapé. Elles sont dynamiques, optimistes, tournées vers l’avenir, actives dans les associations. Deux des pères atteints d’ostéogenèse imparfaite eux-mêmes, sont très proches de leur fille dont ils organisent la vie avec le plus grand soin. Ces parents-là offrent à leur fille des assises narcissiques plus sécurisantes et un modèle d’identification plus séduisant que celui présenté par les mères déprimées et blessées des groupes I et II. Pour autant, certains parents de ces deux groupes sont à bonne distance et très comparables aux parents du groupe III, les parents d’Évrard par exemple, et ceci n’empêche pas ce dernier, âgé de 15 ans, d’être déprimé, de se sentir exclu, de détester l’école : être aimé et accepté pour ce qu’on est ne suffit pas toujours pour avoir une bonne estime de soi et surmonter sa différence. Pour Évrard, le modèle parental est peut-être inatteignable. Il semblerait tout de même que la capacité des parents à accepter la maladie sans se sentir durablement blessé et dévalorisé, permette à l’enfant de construire les bases d’un moi sain qui l’aide à affronter sans trop de risques les tumultes de l’adolescence. Par ailleurs, l’investissement très particulier dont bénéficie l’enfant, ce rapproché physique prolongé qui peut favoriser dépendance et régression, peut aussi contribuer à renforcer ses assises narcissiques. Des facteurs individuels jouent aussi : la force du moi, la capacité du jeune à se décentrer de la maladie pour s’investir dans des activités scolaires et des relations sociales. Le contact prolongé avec ces familles à l’occasion de cette recherche–action nous a persuadés que la maladie des os de verre est une situation d’urgence permanente pour ceux qui la

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vivent : parents, enfants et aussi intervenants médicaux et sociaux. L’angoisse fait partie du quotidien et tous la connaissent. La maladie génétique qui se traduit par un handicap orthopédique fonctionnel est une réalité blessante et douloureuse à laquelle chacun fait face en fonction de son vécu personnel, de ses aspirations, de la force de son moi. Les familles ont montré leur grande diversité de réactions face à la maladie. Le nombre important de mères et d’enfants déprimés souligne le poids du fardeau : pour ces mères et ces patients, la maladie est réellement un handicap. Pourtant, six patients, c’est-à-dire un peu plus du quart de l’échantillon, se montrent — reprenons une fois encore l’expression de Winnicott — des individus sains ce qui n’exclut ni l’angoisse ni la dépression. Mais pour ces jeunes, la maladie n’est ni définitive ni insurmontable ; elle fait partie de la vie au même titre que les autres vicissitudes de l’existence. La maladie, alors, c’est une différence. Références [1]

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