La mort mystérieuse des amphibiens

La mort mystérieuse des amphibiens

I ENVIRONNEMENT des amphibiens Depuis plusieurs ddcennies, les populations d'amphibiens des endroits les plus reculds de la planbte subissent des ex...

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ENVIRONNEMENT

des amphibiens Depuis plusieurs ddcennies, les populations d'amphibiens des endroits les plus reculds de la planbte subissent des extinctions massives. U n champignon microscopique, mis en cause depuis quelques annkes, pourrait ne pas Btre le seul responsable.

Journaliste a Hebden Bridge (Royaume-Uni).

(1) J.A. Pounds et

a1 (1997) Consew. Biol 11,1307-1322.

n mystkre plane sur le monde. Pourquoi les grenouilles, crapauds et autres salamandres vivant dans des environnements apparemment CpargnCs par I'activitC humaine meurent-ils en masse, a tel point que certaines espkces menacent de disparaitre et que des populations entikres sont dicimees ? Certes, la destruction de I'habitat ou la chasse suffisent a expliquer la diminution de populations d'amphibiens, mais les raisons de I'extinction massive observie dans les regions les plus sauvages du globe sont certainement beaucoup plus complexes. Les scientifiques commencent a entrevoir les orientations a donner 2 leurs recherches. Retrospectivement, il est facile de dire que les premiers signes de la destruction a venir etaient dCja visibles dks les annees 1970, lorsque I'on a observe des vagues de mortalit6 dans les regions montagneuses des ~ t a t s Unis, du Brisil et du Canada. Mais, B I'Ppoque, personne n'a perqu la gravitC du probltme, car les effectifs des populations d'amphibiens sont e x t r h e m e n t variables, mCme en conditions parfaitement naturelles. Le veritable signal d'alarrne a retenti en 1987, avec la disparition du crapaud DorP (Bufo periglenes) de la rkserve de forCt tropicale d'altitude de

Monteverde, au Costa Rica. Dks lors, la controverse s'enflammait : les variations naturelles de la population suffisent-elles a expliquer la rarefaction des amphibiens dans les environnements vierges ? De nombreux indices sugg6raient le contraire, mais il restait difficile de trancher, faute d'observation couvrant plusieurs decennies. > Quel est l e coupable ? Dix ans plus tard, en 1997, Alan Pounds et ses collaborateurs de Monteverde ont mis un terme au debat, avanqant enfin un argument significatif (I). Ils ont decouvert que 20 des 50 espPces qui peuplaient les 30 kilomktres carrPs de leur terrain d'observation avaient disparu depuis 1990 ! Or, en s'appuyant sur I'obser. vation exhaustive des variations d'effectif dans cette zone, ces chercheurs avaient mis au point une mkthode de calcul de la probabiliti qu'un nombre donne d'espkces disparaisse a un moment donne. Le rksultat fut sans appel : le chiffre de 20 espkes manquantes depasse de loin les prCdictions les plus pessimistes, meme en envisageant les hypotheses les plus difavorables. John Wilkinson, le coordinateur du Groupe special sur le declin de la population des amphibiens (Decli-

Depuis quelques decennies, les arnphi dans des regions pourtant vierges d'ac

ning Amphibian Population Task Force, DAPTF), un programme mondial lance en 1991 et installe a I'Open University de Milton Keynes (Royaume-Uni), estime pour sa part

qu',, il n'y a plus lieu de dabattre. La cause est entendue " les variations naturelles d'effectifs ne suffisent pas expliquer la disparition myst&ieuse des amphibiens ,,. Reste donc ~ en comprendre les raisons. En 1998, une 6quipe internationale (Australie, l~tats-Unis, RoyaumeUni) fut la premi6re fi soutenir que le champignon chytridial Batrachochytrium dendrobatidis &ait probablement fi l'origine d'extinctions de

biens disparaissent myst~rieusement, tivit~ humaine.

masse constat~es au Panama et en Australie (2). Depuis lors, des rasultats concordants s'accumulent. Plusieurs ~quipes ont, par exemple, d&id6 d'examiner des sp&imens de

Bufo canorus et de Rana pipiens collect~s durant les grandes disparitions des ann&s 1970, et conserves dans les collections des mus6ums. Les chercheurs ont bel et bien d6couvert des traces d'infection fongique de type chytridial, sans pour autant identifier d~finitivement l'esp6ce de champignon en cause. Quoi qu'il en soit, si l'on ajoute que le profil des extinctions de masse des ann~es 1970 ressemble fort fi celui d'aujourd'hui, les pr~somptions contre les chytridiomycbtes se renforcent. Cynthia Carey, du d6partement de biologie de l'environnement, des populations et des organismes de l'universit6 du Colorado (Boulder, l~tats-Unis), a elle aussi retrouv6 des traces d'infection fongique dans des sp&imens d'amphibiens conserv6s au mus6um. Dans un long article publi6 r&emment, elle fait le point sur l'histoire et les avanc~es r6centes de la recherche concernant la disparition des amphibiens dans les environnements vierges (a). L'ensemble des r~sultats le d6montre : les maladies infectieuses sont bien la cause directe de ces vagues de mortalit& La biologiste a pu d~gager quelques caract&istiques communes aux diff&ents 6pisodes recens6s. Ainsi, l'infection ne touche que les individus m~tamorphos~s, et non les t~tards, du fait de l'affinit6 de Batrachochytrium dendrobatidis pour la kdratine pr6sente dans la peau des adultes. Les vagues de mortalit~ surviennent dans des endroits tr~s 61oignus les uns des autres, mais fi haute altitude. De 50 ~ 100 % de chaque population disparalt, et plusieurs espbces, mais pas n6cessairement toutes, sont concern6es dans chaque ragion. Mais C. Carey insiste surtout sur les nombreuses zones d'ombre. Par exemple, les champignons chytridiaux n'ont pas toujours ~t6 aussi destructeurs. Alors pourquoi sont-ils brusquement devenus mortels pour les amphibiens ? Ont-ils mut6 ? S'agit-il d'une ~volution naturelle ou est-elle due ~ une alt&ation de l'environnement ? Autre possibilit6 : un facteur environnemental sub-l&al aurait-il rendu les amphibiens incapables de combattre l'infection chytridiale ? Les scientifiques ont d'autant plus de mal fi y voir clair qu'ils ignorent toujours comment ce champignon accomplit sa tfiche fatale. Synth&ise-t-il un compos~ toxique traversant la peau, ou inhibe-t-il la capacit8 de cette derni~re ~ maintenir

l'hom6ostasie (les amphibiens absorbent l'eau par la peau) ? Une chose est claire ." les amphibiens ne combattent pas tr~s efficacement les infections chytridiales cutan6es. Et pourtant, leur syst~me immunitaire, assez bien connu, est presque aussi sophistiqu6 que celui des mammif~res. Ils disposent de deux types de r6ponse, a priori suffisantes contre cette sorte d'infection. La r~ponse cellulaire mobilise des macrophages et des neutrophiles qui phagocytent les pathog~nes envahisseurs. L'autre voie de d~fense implique la s6cr~tion de peptides mortels pour les microorganismes. On ne sait cependant toujours pas comment ce syst~me immunitaire r~agit h l'arriv6e des champignons chytridiaux. > Pas de reponse immunitaire L'activation de la premiere ligne de d6fense d&lenche une inflammation locale, due aux molecules s~cr&~es par les macrophages et les neutrophiles pour combattre les pathog~nes. Or les scientifiques ont relev~ peu de traces de r~ponse inflammatoire chez les animaux infect~s. C. Carey recense trois explications possibles : Batrachochytrium dendrobatidis produit un compos~ inhibant la r6ponse inflammatoire, le systbme immunitaire des amphibiens ne reconnait p a s c e champignon comme &ranger, ou ce dernier ne cause pas un dommage initial suffisant pour d~clencher une r~ponse de type inflammatoire. Si la premiere ligne de d~fense fait d6faut, pourquoi les amphibiens ne peuvent-ils pas s6cr~ter de peptides antimicrobiens ? Apr~s tout, ces animaux sont bien connus de l'industrie pharmaceutique, pour laquelle ils repr6sentent des sources pr&ieuses de compos6s anti-infectieux. L/i encore, personne ne connait la r6ponse, mais les chercheurs sugg~rent que les raisons pourraient ~tre environnementales. Peut-~tre la modification d'un param6tre du milieu, comme le pH de l'eau, l'intensit6 des rayons ultraviolets ou la prasence d'~l~ments traces, est-elle en

i2) L. BergeretaL (1998) Proc. Natl. Acad. Sci. USA 95, 9031-9036. (3) C. Carey(2000) Environ. Health Perspect. 108

(suppl. 1), 143-150.

cause.

Dans ces conditions, la premiere question qui vient fi l'esprit est la suivante : l'analyse des correlations entre extinctions de masse, facteurs environnementaux et ,, comportement ,, des champignons chytridiaux peut-elle fournir des indices ? Consid~rons, par

OOQ

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(4) T.K. Bollinger etaL (1999) J. Wild/. Dis. 35, 413-429.

Outre I'article de Cynthia Carey, on peut consulter : • The Amphibia Crisis, une synth~se par George Rabb : http://elib.cs.berkeley/ aw/rabb.html • Site de la DATPF : www.open.ac.uk/OU/ Academic/Biology/ J_Baker/DATPF

exemple, un aspect du climat : la temperature. L'article de Cynthia Carey montre combien il faut 8tre prudent lorsque l'on veut interpr6ter des donn6es environnementales. Un certain nombre de faits ind@endants sereblent pourtant dessiner un sc6nario assez clair. Premi~rement, Batachochytrium dendrobatidis se d~veloppe basse temp6rature. Deuxi~mement, le syst~me immunitaire des amphibiens fonctionne mieux lorsque la temperature s'~l~ve. TroisiSmement, certains @isodes de mortalit~ se sont d~roul6s dans des zones montagneuses, plus froides que les plaines environnantes. Conclusion logique • les 8pisodes d'infection chytridiale devraient plut6t intervenir durant les pdriodes froides. Or, un travail en cours de publication semble contredire cette prddiction, sans toutefois clore la discussion. L'auteur a utilis6 deux modules m6t~orologiques permettant de d6terminer de mani~re r&roactive la temperature dans des zones off elle n'est pas relevSe. Selon le premier module, la temperature &ait 16g~rement sup6rieure fi la normale dans les montagnes tropicales de I'Ouest australien et d'Am~rique centrale lors d ' u n e r~cente extinction de masse.., et l~g~rement inf~rieure

Le crapaud vert 6tre touchees.

(Bufo viridis) n'est pas ~pargn6 : toutes les esp~ces peuvent

comprendre les interactions entre la temperature, d'une part, et la croissance et la virulence des champignons chytridiaux d'autre part. On retrouve pen ou prou le mSme ~cheveau de faits contradictoires lorsqu'on se penche sur l'impact de l'augmentation des rayons ultraviolets B sous l'effet du ~ trou ~, de la couche d'ozone, ou sur celui de l'humidit& Bref, le myst~re s'~paissit. Le DAPTF estime d~sormais que, bien que les disparitions

Malgre leur double r6ponse immunitaire, les amphibiens semblent devenus incapables de lutter contre les infections.

durant la vague de mortalit4 des montagnes du Colorado, datant des ann6es 1970. Le second modhle indique quant ~ lui que dans les deux cas, les temperatures ne s'6cartaient pas sensiblement des normes saisonnihres. C. Carey en conclut prudemment.., qu'il faudra effectner encore de nombreuses recherches pour 38 BIOFUTUR 202 * Juillet-aoOt 2000

affectent le monde entier, il serait vain de chercher un facteur ,, global ,, unique. I1 semble bien, d'ailleurs, que les champignons chytridiaux ne soient pas les seuls microorganismes malfaisants. Publi4es ces trois derni6res ann4es, plusieurs 4tudes tendent impliquer les ranavirus dans

l'extinction de masse des salamandres tigr4es (Ambystoma tigrinum diaboli) Manitoba (Canada), fi la fin des ann4es 1990. Dans le dernier article en date, Trent Bollinger et ses collaborateurs de l'universit4 de Saskatchewan (Canada) rapportent avoir isol6 un nouvel iridovirus, qu'ils o n t baptis6 Regina ranavirus (RRV), dans les tissus de salamandres tigr6es mortes dans la r4gion en 1997 (4). Notons qu'il existe quelques diff4fences entre les infections par ranavirus et celles par Batrachochytrium dendrobatidis. Tout d'abord, les virus affectent les salamandres ~ toutes les 4tapes de leur cycle de vie, et pas seulement aprhs la m6tamorphose. De plus, l'infection est g4ographiquement limit6e, et se produit souvent - mais pas toujours - d a n s des zones perturb~es par la pr4sence humaine. Alors qu'il 6tait tentant, d u r a n t quelque temps, d'6tablir une relation simple entre les extinctions d'amphibiens et les champignons chytridiaux, la situation est devenue particuli6rement complexe. Les questions non r6solues abondent, et chacune en engendre de nouvelles. Pour r4pondre /l chacune d'entre elles, il faudra r4unir les comp6tences d'immunologistes, de sp4cialistes de la biologie et de la pathologie des amphibiens, d'experts en champignons, de virologistes, de g4n4ticiens, d'4cologistes et de sp6cialistes en changement climatique (avec toutes les sous-disciplines que cela comporte). La mort des amphibiens est vraiment un myst6re de notre temps, qui ne sera 4clairci que grfice fi un effort de recherche international et interdisciplinaire. C'est de la science en marche, dans ce qu'elle peut avoir de plus admirable. •