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Article original
Presse Med. 2007; 36: 43–9 © 2006 Elsevier Masson SAS Tous droits réservés.
La thrombopénie en réanimation chirurgicale : incidence, analyse des facteurs de risque et impact sur le pronostic Younès Aissaoui1, Amine Benkabbou1, Mustapha Alilou1, Rachid Moussaoui1, Ahmed El Hijri1, Redouane Abouqal2, Abderrahim Azzouzi1, Abdelmalek Slaoui1
1. Service de réanimation chirurgicale, Hôpital Avicenne, CHU Ibn Sina, Rabat, Maroc 2. Laboratoire de biostatistiques et de recherche clinique et épidémiologique, Faculté de médecine et de pharmacie, Université Mohammed V, Rabat, Maroc
Correspondance :
■ Summary
■ Résumé
Thrombocytopenia in a surgical intensive care unit: incidence, risk factors and effect on outcome
Objectifs > Préciser l’incidence de la thrombopénie en réanimation chirurgicale, les facteurs associés avec le développement de la thrombopénie et le devenir des patients thrombopéniques. Méthodes > Étude prospective, incluant tous les patients admis au service de réanimation chirurgicale, sur une période de 5 mois. Les facteurs de risque de survenue de la thrombopénie ont été étudiés en analyses univariée et multivariée. Résultats > Ont été inclus 112 patients âgés en moyenne de 50 ± 18 ans, avec un IGS II (Indice de gravité simplifié) de 25 ± 19. Quarante et un patients ont eu une thrombopénie (incidence = 36,6 %). Les facteurs de risque liés à la survenue de la thrombopénie en analyse univariée étaient un nombre de défaillances viscérales élevé, un IGS II élevé, la présence de cathéters intravasculaires invasifs, le sepsis, le choc septique et le saignement. La régression logistique a retenu 3 facteurs de risque indépendants : le saignement (OR = 11,9 ; IC 95 % : 3,3-43,6 ; p < 0,001), le sepsis (OR = 4,1; IC 95 % : 1,3-11,7 ; p = 0,013) et un IGS II > 20 (OR = 2,8 ; IC 95 % : 1,0-7,8 ; p = 0,042). Le pourcentage de décès était plus élevé dans
Objective > To determine the incidence of thrombocytopenia in a surgical intensive care unit (ICU), the risk factors associated with it, and its effect on patient outcome. Methods > During a 6-month period, all patients admitted to the surgical intensive care unit were studied prospectively. The factors associated with thrombocytopenia were evaluated by univariate and multivariate analysis. Results > The study included 112 patients with a mean age of 50±18 years and a mean SAPS II (Simplified Acute Physiology Score) of 25 ±19: 41 developed thrombocytopenia (incidence=36,6%). Risk factors associated with it in the univariate analysis were high SAPS II, high organ dysfunction score, invasive intravascular catheters, sepsis, septic shock, and bleeding. After multivariate logistic regression analysis, only 3 independent risk factors remained for thrombocytopenia: bleeding (OR=11.9; 95% CI: 3.3-43.6; p<0.001), sepsis (OR=4.1; 95%
tome 36 > n°1 > janvier 2007 > cahier 1 doi: 10.1016/j.lpm.2006.05.001
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Reçu le 29 décembre 2005 Accepté le 12 mai 2006
Abderrahim Azzouzi, Service de réanimation chirurgicale, Hôpital Avicenne, CHU Ibn Sina, Rabat, Maroc. Tél. : + 212 61 32 73 71
[email protected]
Aissaoui Y, Benkabbou A, Alilou M, Moussaoui R, El Hijri A, Abouqal R et al.
CI: 1.3-11.7; p=0.013) and SAPS II>20 (OR=2.8; 95% CI: 1.0-7.8; p=0.042). Although mortality was higher in patients with than without thrombocytopenia , this difference was not statistically significant (41% versus 31%, p=0.26). Survival was similar in both groups, according to the Kaplan-Meier survival curve. Conclusion > Thrombocytopenia is common in surgical ICUs. Bleeding and sepsis are the major risk factors. In this study, thrombocytopenia was not an independent factor of poor vital outcome in these critically ill patients.
L
a thrombopénie est fréquemment observée en réanimation. Son incidence se situe entre 18 et 65 % selon les études [1-9]. Des travaux ont permis de comprendre les mécanismes impliqués dans la survenue de la thrombopénie. Il s’agit soit de thrombopénies périphériques par destruction ou séquestration des plaquettes, soit de thrombopénies centrales par insuffisance de production [10]. En réanimation, l’origine de la thrombopénie est souvent multifactorielle incluant le sepsis, le saignement, la transfusion, le syndrome de détresse respiratoire aigu, les néoplasies et la présence de cathéters invasifs tels les cathéters artériels pulmonaires [7, 9, 11-14] ; liste à laquelle
le groupe thrombopénique que dans le groupe non thrombopénique, mais sans atteindre la significativité statistique (41 % versus 31 %, p = 0,26). Par ailleurs, la survie des 2 groupes de patients comparée selon le modèle de Kaplan Meier était similaire. Conclusion > La thrombopénie est une anomalie fréquente en réanimation chirurgicale. Le sepsis et le saignement en sont les facteurs de risque les plus importants. Dans cette étude la thrombopénie seule n’était pas un facteur indépendant de mortalité en réanimation.
s’ajoutent les thrombopénies médicamenteuses dont celles induites par l’héparine. Ces étiologies sont souvent intriquées chez le patient de réanimation, d’où l’intérêt d’étudier les facteurs associés à la survenue de la thrombopénie, afin de cibler la surveillance sur certains patients à risque particulier. L’objectif de cette étude prospective était de préciser l’incidence de la thrombopénie en réanimation chirurgicale, les facteurs associés avec le développement de la thrombopénie et l’impact de la thrombopénie sur le pronostic des patients. Il s’agit de la première étude de la thrombopénie dans une unité de réanimation marocaine.
Méthodes Recueil des données Ce qui était connu • La thrombopénie est une anomalie fréquemment trouvée en réanimation mais son incidence est variable en fonction des populations étudiées. • En réanimation l’origine de la thrombopénie est souvent multifactorielle. • La thrombopénie en réanimation est classiquement associée à une surmortalité. Mais les résultats des différentes études divergent.
Ce qu’apporte l’article • L’incidence de la thrombopénie est importante en réanimation chirurgicale (36 %). • Le saignement et le sepsis sont les principaux facteurs de risque incriminés dans la survenue de la thrombopénie en réanimation chirurgicale. • Dans cette étude, la thrombopénie seule n’était pas un facteur indépendant de mortalité en réanimation. Ce qui conforte le fait que ce ne soit pas la thrombopénie seule mais plutôt l’évolution du chiffre de
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plaquettes qui est un élément pronostique.
Il s’agissait d’une étude de cohorte prospective qui a eu lieu dans le service de réanimation chirurgicale d’un hôpital universitaire. L’étude a porté sur une période de 5 mois (du 1er juillet au 30 novembre 2004). Ont été inclus les patients âgés de plus de 15 ans et dont le séjour en réanimation était supérieur à 48 heures. Les patients inclus ont été suivis de façon prospective jusqu’à leur sortie de réanimation ou leur décès. Les critères d’exclusion concernaient les patients ayant des antécédents de désordres plaquettaires antérieurs, d’hémopathies malignes, et les patients sous chimiothérapie. Pour chaque patient ont été recueillis l’âge, le sexe, l’état de santé antérieur évalué par la classification de Mc Cabe et Jackson [15], le diagnostic à l’admission et le mode d’admission (chirurgie programmée, chirurgie urgente et médecine), l’IGS II (Indice de gravité simplifié) évalué dans les 24 premières heures [16], le nombre de défaillances d’organe selon le model Odin (Organe dysfonction and/or infection) [17], la présence de cathéters intravasculaires, les thérapeutiques administrées durant le séjour, les besoins transfusionnels en produits sanguins labiles (concentrés globulaires, concentrés plaquettaires et plasma frais congelé) et les données de laboratoire incluant la numération formule sanguine avec la numération des plaquettes tome 36 > n°1 > janvier 2007 > cahier 1
(demandée quotidiennement), les tests explorant les fonctions rénales et hépatiques et les tests explorant la coagulation . Tous les événements survenus durant le séjour en réanimation ont également été reportés ; tels la survenue d’un saignement, d’un sepsis ou d’un choc septique. Les facteurs de risque étudiés n’ont été pris en compte que s’ils survenaient avant ou au moment de la découverte de la thrombopénie.
Définition des événements étudiés Thrombopénie La thrombopénie a été définie par une numération plaquettaire < 150,000/mm3. Celle-ci a été cherchée quotidiennement et seules les thrombopénies confirmées par examen direct sur lame du frottis sanguin ont été retenues, afin d’éliminer les fausses thrombopénies à l’EDTA (éthylène diamine tétracétate). La sévérité de la thrombopénie a été classée comme légère, modérée, sévère et profonde lorsque le nombre de plaquettes était respectivement < 150 000, 100 000, 50 000 et 20 000/mm3. Sepsis et choc septique Les diagnostics de sepsis et de choc septique obéissaient aux critères établis par la conférence de consensus américaine [18]. Hémorragie Le saignement a été considéré comme significatif lorsqu’une chirurgie d’hémostase était nécessaire, lorsqu’il s’agissait d’une hémorragie digestive macroscopique haute ou basse, d’une hématurie macroscopique, d’une hémorragie intracrânienne, ou de toute autre hémorragie entraînant une baisse du taux d’hémoglobine d’au moins 2 g/dL ou nécessitant une transfusion d’au moins 2 concentrés de globules rouges.
Résultats Caractéristiques des patients Durant la période de l’étude 112 patients ont été inclus (tableau I).
Caractéristiques de la thrombopénie
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La thrombopénie en réanimation chirurgicale : incidence, analyse des facteurs de risque et impact sur le pronostic
La thrombopénie a été identifiée chez 41/112 patients, soit une incidence de 37 %. Celle-ci était légère chez 14/41 patients (34 %), modérée chez 21/41 patients (51 %), sévère chez 5/41 patients (12 %) et profonde chez 1/41 patients (2 %). La thrombopénie est survenue en moyenne 2,8 ± 2,1 jours après l’admission en réanimation (extrêmes 0 à 9 jours). Sa durée était de 5,4 ± 5,7 jours. Le taux de plaquette était normalisé au moment de la sortie de réanimation ou au moment du décès chez 21/41 patients (51 %).
Facteurs associés avec le développement de la thrombopénie en analyse univariée Les facteurs de risque associés avec le développement de la thrombopénie en analyse univariée sont représentés dans les tableaux II, III, IV. Il n’y avait aucune différence entre les patients thrombopéniques et les patients non thrombopéniques en ce qui concerne l’âge, le sexe, l’état de santé antérieur, la catégorie d’admission et la durée de séjour. À l’inverse, la présence de cathéters intravasculaires, qu’il s’agisse de cathéters veineux centraux ou de lignes artérielles, était significativement associée avec le développement de la thrombopénie. Les autres variables associées à la survenue de la thrombopénie en analyse univariée étaient : un score IGS II élevé, la présence de défaillances viscérales selon le modèle Odin, le saignement, le sepsis et le choc septique.
Analyse statistique
tome 36 > n°1 > janvier 2007 > cahier 1
Ta bl e au I Caractéristiques des patients inclus dans l’étude Caractéristiques Âge (années) Sexe (M/F) IGS II
n (%) 50,1 ± 17,6* 67 (60 %) / 45 (40 %) 24,7 ± 19,5*
Causes d’admission en réanimation Chirurgie viscérale élective
21 (19 %)
Défaillances circulatoires
20 (18 %)
Chirurgie vasculaire élective
17 (15 %)
Chirurgie viscérale urgente
16 (14 %)
Détresses respiratoires
15 (13 %)
Défaillances neurologiques
13 (12 %)
Troubles métaboliques sévères
7 (6 %)
Chirurgie vasculaire urgente
3 (3 %)
Durée de séjour (jours)
7 ± 10*
* Moyenne ± écart type.
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Les résultats ont été exprimés en effectifs et en pourcentages pour les variables qualitatives et en moyennes ± écart-types ou en médianes et quartiles pour les variables quantitatives. Le test du c2 et le test exact de Fisher ont été utilisés pour comparer les variables qualitatives. Les variables quantitatives ont été comparées en fonction de leur distribution par le test t de Student ou le test de Mann Whitney. Les variables retenues comme facteurs de risque de survenue de la thrombopénie en analyse univariée ont été saisies dans un modèle de régression logistique linéaire pour réaliser l’analyse multivariée. Les odds ratios (OR) ont été exprimés avec des intervalles de confiance (IC) à 95 %. Les courbes de survie des patients thrombopéniques et non thrombopéniques ont été réalisées selon le modèle de Kaplan Meier. La courbe ROC (Receiver Operating Characteristic) a été utilisée pour évaluer le pouvoir discriminatif vis-à-vis de la mortalité des scores IGS II et Odin et de la numération plaquettaire à l’admission. Le seuil de significativité statistique a été choisi à p = 0,05.
Aissaoui Y, Benkabbou A, Alilou M, Moussaoui R, El Hijri A, Abouqal R et al.
Ta bl e au I I Différences cliniques et devenir des patients thrombopéniques et des patients non thrombopéniques en analyse univariée Patients thrombopéniques
Patients non thrombopéniques
n = 41 (%)
n = 71 (%)
Âge (années) Sexe (M/F) IGS II
p
53,4 ± 17,4
48,1 ± 17,5
NS
28 (68) / 13 (32)
39 (55) / 32(45)
NS
30,5 ± 21,9
21,3 ± 17,3
0,015
McCabe Absence de maladie fatale
28 (68)
47 (66)
NS
Maladie fatale à 5 ans
9 (22)
21 (30)
NS
Maladie fatale à 1 an ODIN*
4 (10)
3 (4)
NS
2 (0,5-3)
0 (0-1)
< 0,001
Catégorie d’admission Chirurgie programmée
15 (37)
32 (45)
NS
Chirurgie urgente
14 (34)
16 (23)
NS
Urgence médicale
12 (29)
23 (32)
NS
Cathéter veineux central
29 (71)
37 (52)
0,05
Ligne artérielle
10 (24)
8 (11)
0,031
Saignement
19 (46)
5 (7)
< 0,001 0,003
Sepsis Germes isolés (BGN/CGP) Choc septique Ventilation mécanique
25 (61)
23 (32)
17 (89) / 2 (11)
12 (71) / 5 (28)
NS
10 (24)
6 (8)
0,022
13 (32,7)
17 (24)
NS
Durée de séjour (jours)
7,1 ± 7,7
7 ± 12,2
NS
Décès
13 (32)
15 (21)
NS
BGN : bacilles à Gram négatif ; CGP : cocci à Gram positif ; IGS II : indice de gravité simplifié ; NS : non significatif. * Nombre de défaillances d’organe selon le modèle Odin : Organe dysfonction and/or infection, médiane (percentile 25 – percentile 75).
Le saignement est survenu chez 22/41 patients thrombopéniques (53 %). Néanmoins, cet incident n’a été pris en compte que s’il précédait la thrombopénie. Par conséquent, le saignement a été retenu chez 19/41 (46 %) des patients thrombopéniques contre seulement 5/71 (7 %) des patients non thrombopéniques (p < 0,001). La localisation du saigne-
ment était gastro-intestinale chez 35 % des patients, péritonéale chez 30 %, cutanéomuqueuse chez 19 %, urinaire chez 8 %, intracrânienne chez 4 % et inconnue chez 4 %. L’origine du saignement était multifocale chez 12 % des patients.
Ta bl e au I V Comparaison des thérapeutiques administrées chez les patients thrombopéniques et non thrombopéniques
Ta bl e au I II Comparaison des paramètres biologiques des patients thrombopéniques et non thrombopéniques Variables biologiques
Patients
Patients non
p
thrombopéniques thrombopéniques (n = 71)
Taux d’hémoglobine (g/dL)
9,5 ± 2,5
10,9 ± 2,6
0,044
Leucocytes (103/mL)
16,3 ± 13
18,3 ± 12
NS
Taux de prothrombine (%)
n = 41 (%)
n = 71 (%)
14 (34)
38 (54)
2 (5)
4 (6)
NS
b-lactamines
16 (39)
22 (31)
NS
Aminosides
9 (22)
10 (14)
NS
Imidazolés
5 (12)
8 (11)
NS 0,004
HBPM
0,06
52 ± 22
65 ± 19
0,005
Catécholamines
12 (29)
6 (8)
Bilirubine (mmol/L)
196 ± 181
178 ± 143
NS
Furosémide
10 (24)
11 (15)
NS
Créatinine sérique (mmol/L)
144 ± 131
159 ± 225
NS
Corticoïdes
12 (29)
9 (13)
0,031
Urée sanguine (mmol/L)
11,1 ± 10,7
9 ± 12,3
NS
NS : non significatif.
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Patients non thrombopéniques
HNF
(n = 41)
p
Patients thrombopéniques
HBPM : héparines de bas poids moléculaire ; HNF : héparines non fractionnées ; NS : non significatif.
tome 36 > n°1 > janvier 2007 > cahier 1
Ta bl e au V Comparaison des besoins transfusionnels chez les patients thrombopéniques et non thrombopéniques Patients
Patients
thrombopéniques
non thrombopéniques
n = 41 (%)
n = 71 (%)
21 (51)
20 (28)
Transfusion de produits sanguins
p
Article original
La thrombopénie en réanimation chirurgicale : incidence, analyse des facteurs de risque et impact sur le pronostic
0,015
Unités globulaires Nombre de patients transfusés (%)
20 (49)
20 (28)
0,024
Nombre d’unités par patient*
4 (2-4)
2,50 (2-4)
0,017
Plasma frais congelé Nombre de patients transfusés (%)
6 (15)
2 (3)
0,022
Nombre d’unités par patient*
6 (4-7)
3,5 (3-4)
0,009
Unités plaquettaires Nombre de patients transfusés (%) Nombre d’unités par patient*
3 (7)
0 (0)
0,021
10 (6-10)
0 (0-0)
0,024
* Médiane (percentile 25 – percentile 75).
tome 36 > n°1 > janvier 2007 > cahier 1
Les besoins transfusionnels sont dans le tableau V. La transfusion des produits sanguins était 2 fois plus importante chez les patients thrombopéniques que chez les patients non thrombopéniques (51 % versus 28 %, p = 0,015). La quantité de produits sanguins transfusés était également plus importante chez les patients thrombopéniques, qu’il s’agisse de culots globulaires, de culots plaquettaires ou de plasma frais congelé.
F ig u r e 1 Courbes de survie Courbes de survie au 28e jour des patients thrombopéniques (ligne solide) et des patients non thrombopéniques (ligne en pointillés) établies selon le model de Kaplan Meier.
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Le sepsis était 2 fois plus fréquent chez les patients thrombopéniques que chez les patients non thrombopéniques (61 % versus 32 %, p = 0,003). L’origine du sepsis était pulmonaire chez 25 % des patients, péritonéale chez 25 %, urinaire chez 17 %, biliaire chez 10 %, un abcès de pariétale chez 10 %, une infection sur cathéter veineux chez 4 %, médiastinale chez 2 % et inconnues chez 7 %. Les germes isolés – toutes sources de prélèvement confondues – étaient des bacilles à Gram négatif dans 81 % des cas (Pseudomonas aeruginosa 35 %, Klebsiella spp 19 %, Echrichia coli 15 %, Acinetobacter spp 8 %, autres 4 %), des cocci à Gram positif dans 19 % (Staphylococcus aureus 12 %, Enterococcus spp 7 %) et l’infection était polymicrobienne dans 24 % des cas. Aucune infection candidosique n’a été identifiée. Il n’y avait pas de différence dans la survenue de la thrombopénie en fonction des germes isolés (bacilles à Gram négatif versus cocci à Gram positif) (tableau II). Les 2 groupes de patients étaient comparables en ce qui concerne les paramètres biologiques à l’exception du taux d’hémoglobine et du taux de prothrombine qui étaient significativement plus bas chez les patients thrombopéniques (tableau III). Pour ce qui est des thérapeutiques administrées, les catécholamines et les corticoïdes étaient significativement associés avec le développement de la thrombopénie, alors que la prescription des autres médicaments tels les antibiotiques et les diurétiques ne l’était pas (tableau IV). Le nombre de patients recevant une héparine était de 58, soit 52 % de l’ensemble de la cohorte. Chez 52 patients sur 58 (90 %), il s’agissait d’héparine de bas poids moléculaire (HBPM) et l’héparinothérapie était essentiellement préventive. Aucun cas de thrombopénie à l’héparine de type II n’a été suspecté.
Aissaoui Y, Benkabbou A, Alilou M, Moussaoui R, El Hijri A, Abouqal R et al.
Facteurs associés avec le développement de la thrombopénie en analyse multivariée La régression logistique a retenu 3 facteurs de risque indépendants de survenue de la thrombopénie : le saignement (OR = 11,9 ; IC 95 % : 3,3-43,6 ; p < 0,001), le sepsis (OR = 4,1; IC 95 % : 1,3-11,7 ; p = 0,013) et un IGS II > 20 (OR = 2,8 ; IC 95 % : 1,0-7,8 ; p = 0,042).
Impact de la thrombopénie sur la survie des patients Le taux de décès était plus élevé chez les patients thrombopéniques que chez les patients non thrombopéniques : 31 % versus 21 %, sans toutefois atteindre le seuil de significativité statistique (p = 0,26). Par ailleurs, l’analyse de la survie des 2 groupes de patients, thrombopéniques et non thrombopéniques, selon les courbes établies d’après le modèle de Kaplan Meier, confirme ce résultat : la survie des 2 groupes était similaire (figure 1). De plus, comparativement à l’IGS II et à l’Odin, la numération plaquettaire avait un faible pouvoir discriminant vis-à-vis de la mortalité. L’aire sous la courbe ROC n’était que de 0,52 pour la numération plaquettaire à l’admission, alors qu’elle était de 0,74 pour le score IGS II et de 0,88 pour le modèle Odin (figure 2).
F ig u r e 2 Courbes ROC
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Courbes ROC (Receiver Operating Characteristic) des scores : Organe Dysfonction and/or Infection (Odin, ASC : 0,88 ; IC 95 % : 0,81-0,95) et Indice de gravité simplifié II (IGS II, ASC : 0,74 ; IC 95 % : 0,68-0,86) ; et de la numération plaquettaire à l’admission (ASC : 0,52 ; IC 95 % : 0,41-0,65). Comparativement à l’IGS II et à l’Odin, la numération plaquettaire avait un faible pouvoir discriminant vis-à-vis de la mortalité. ASC : aire sous la courbe ; IC : intervalle de confiance.
Discussion Cette étude prospective a montré que le saignement, le sepsis et un IGS > 20 étaient les 3 facteurs indépendants associés à la survenue de la thrombopénie ; et que la thrombopénie seule n’était pas associée à une augmentation du risque de décès en réanimation. L’incidence de la thrombopénie trouvée dans cette série concorde avec ce qui est généralement rapporté dans la littérature, soit 18 à 65 % selon les études [1-9]. Cette étendue s’explique par la variabilité des critères d’inclusion et des populations étudiées. Ainsi, les incidences les plus élevées sont observées chez les polytraumatisés [13], les patients septiques [19] et les transplantés hépatiques [2]. La thrombopénie en réanimation est souvent multifactorielle. Dans notre étude le saignement apparaît comme un facteur majeur de survenue de la thrombopénie, un fait bien reconnu en réanimation chirurgicale et traumatologique, expliqué par la coagulopathie de consommation et de dilution engendrée par le saignement [9, 10, 13]. Par ailleurs, la survenue de la thrombopénie était associée à un accroissement des besoins transfusionnels. Cette complication qui a été soulignée auparavant par de nombreux travaux pourrait avoir certaines conséquences néfastes telles que l’augmentation de l’incidence des infections postopératoires [6, 9, 20, 21]. L’analyse multivariée a dégagé un second facteur de risque indépendant : le sepsis. En effet, la thrombopénie est un marqueur de gravité dans le sepsis [19] et ses mécanismes sont multiples incluant la coagulation intravasculaire disséminée [22], la destruction plaquettaire immunologique [23, 24] et le syndrome d’activation macrophagique [25]. Finalement, un score IGS II élevé était significativement associé avec la survenue de la thrombopénie en analyse multivariée, témoignant de la gravité des patients thrombopéniques. Cette observation a en effet été rapportée par d’autres études et avec d’autres scores de gravité tels l’Apache II et le Sofa [6, 8, 9]. Les patients thrombopéniques avaient significativement plus de défaillance d’organes que les patients non thrombopéniques (tableau II). La thrombopénie médicamenteuse n’occupe qu’une place mineure parmi les étiologies des thrombopénies en réanimation [6, 7, 9, 13]. Dans cette étude, l’administration des catécholamines et des corticoïdes a été significativement associée au développement de la thrombopénie en analyse univariée (tableau III). Cependant, ces médications sont davantage des marqueurs de la gravité des patients thrombopéniques que des facteurs étiologiques propres. Aucun de nos patients n’a eu de thrombopénie à l’héparine de type II, probablement du fait de l’utilisation large des HBPM. Il a été montré que la thrombopénie induite par l’héparine survenait essentiellement chez les patients traités par les héparines non fractionnées [26]. tome 36 > n°1 > janvier 2007 > cahier 1
Enfin, l’utilisation de cathéters intravasculaires invasifs est classiquement associée à la survenue de la thrombopénie en réanimation [12]. Cawley et al. ont montré – après régression logistique multiple – que la présence d’une ligne artérielle ou d’un accès veineux central était le seul facteur associé au développement de la thrombopénie en réanimation chirurgicale [14]. Dans notre étude, aucun patient n’a fait l’objet d’un cathétérisme artériel pulmonaire. Les lignes artérielles ou veineuses retenues comme facteur de thrombopénie en analyse univariée ont été écartées après régression logistique (tableau II). Il est probable que la présence de cathéters invasifs reflète simplement la gravité clinique de ces malades.
La thrombopénie en réanimation est souvent associée à une surmortalité [10], ce qui n’est pas ressorti dans notre étude. En fait, les résultats des différentes études divergent. Vanderschueren et al. ont trouvé que la survenue de la thrombopénie était prédictive de la mortalité en réanimation [8]. En revanche, pour Stephan et al., ainsi que pour Strauss et al., la thrombopénie à elle seule n’aggravait pas le pronostic des patients de réanimation [6, 9]. Par ailleurs, la présence d’une cinétique en chute des plaquettes [4] ou d’une faible élévation du taux de plaquettes chez les patients admis en réanimation [27] était associée à un mauvais pronostic. Enfin plus que la thrombopénie elle-même, il semble que l’évolution du taux de plaquettes soit l’élément pronostique déterminant en réanimation [6].
Article original
La thrombopénie en réanimation chirurgicale : incidence, analyse des facteurs de risque et impact sur le pronostic
Conflits d’intérêts : aucun
Références
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tome 36 > n°1 > janvier 2007 > cahier 1
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