Éthique et santé (2013) 10, 200—204
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DOSSIER THÉMATIQUE : REFUS DE SOIN
La valeur positive du refus de prélèvement The positive value of the refusal of organs donation M. Grassin Faculté de philosophie, institut Catholique de Paris, 21, rue d’Assas, 75006 Paris, France
MOTS CLÉS Éthique ; Don d’organe ; Refus ; Famille ; Conflit de loyauté
KEYWORDS Ethic; Organ donation; Refusal; Families; Conflict loyalty
Résumé Nous défendons l’hypothèse que la diminution du taux de refus au prélèvement d’organe par les familles passe par la reconnaissance et la valorisation de la dimension éthique du refus. La demande faite aux familles génère des tensions personnelles et culturelles et des conflits de loyauté. Dans ce contexte, la décision est moins une décision rationnelle qu’une décision existentielle. Les professionnels ont besoin de comprendre ce que leur demande génère pour aider les familles à prendre des décisions libres. Le refus doit être reconnu comme une décision positive et éthique. Cette attitude assurera une relation de confiance et facilitera l’activité sur le long terme. Un taux trop faible de refus pourrait avoir un effet contre productif sur l’activité de prélèvement. © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Summary We argue the hypothesis that an effective policy to decrease refusal of organs donation needs to recognise the ethical value of refusal. The demand increases the conflicts of loyalty and personal and cultural tensions. In this context, decision is less a rational decision that a personal and existential meaning. So, professionals need to understand what their demand provocate to help families to take a free decision. So, the refusal must be interpreted and recognise like a positive and a free ethical decision. This attitude preserves the trust in the professionals and facilitates in a long-term this activity. So, we defend that a low rate of refusal can have a perverse effect for the efficient of organs donation. © 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
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La valeur positive du refus de prélèvement Environ un tiers des familles refuse le prélèvement d’organe. Ce fait est l’objet de toutes les attentions pour mener à bien une politique efficace de diminution des refus [1]. Le manque à gagner en termes de greffons ayant des conséquences en termes de décès sur liste d’attente, il est nécessaire de comprendre les raisons et les motivations qui conduisent les proches à s’opposer au prélèvement. Pour diminuer le nombre de décès sur liste d’attente, plusieurs axes sont possibles. Améliorer la formation des coordinateurs du prélèvement, favoriser une culture nationale du prélèvement par une politique de communication adaptée, favoriser l’expression anticipée au sein des familles afin d’amortir le choc psychosocial de la mort sont des stratégies nécessaires. Certains évoquent l’application stricte de la loi du consentement présumé qui permettrait en l’absence de l’inscription sur le registre national des refus de prélever tout citoyen en état de l’être [2]. Mais le refus des familles n’est-il pas au contraire le signe positif et le garant d’une véritable éthique du prélèvement conditionnant la durabilité sociale et l’acceptabilité de la pratique à long terme ? Cette affirmation suppose de comprendre la signification et ce qu’implique le refus dans le contexte très particulier du prélèvement d’organe afin de repérer ce qu’il révèle et qui reste en partie peu discuté ou ignoré des professionnels eux-mêmes. L’hypothèse défendue ici soutient que la valorisation du refus favorise le don d’organe et la pratique de prélèvement dans la durée. Ce paradoxe suppose d’être analysé et interprété en regard de ce que la demande faite aux proches produit chez eux et de ce qu’elle signifie anthropologiquement et culturellement. Nous défendons ici l’idée qu’une diminution trop importante du taux de refus des familles pourrait s’avérer contre productive à terme pour l’acceptabilité du prélèvement. Nous présenterons ici plusieurs axes pour envisager la valeur positive et éthique du refus dans la pratique du prélèvement d’organe. Nous entendons par éthique du prélèvement une pratique qui porte, assume et maintient les tensions suscitées par la pratique et qui, en les rendant visibles, assure la possibilité pour les personnes concernées de vivre ce qu’elles sont en train de vivre [3]. Nous prenons en ce sens le terme d’éthique dans un double sens, celui de comportement, d’attitude et celui d’instance critique de mise à jour de ce que la pratique sociale masque. À la demande faite de prélever, la réponse ne peut être unique. Le refus montre qu’il existe d’autres raisons que celles évoquées par la médecine, d’autres motivations légitimes, d’autres choix possibles. Si la médecine de greffe ne rencontrait à aucun moment au cœur même de sa pratique le refus, elle finirait pas croire qu’il n’y aurait plus de questions à traiter. L’évidence du prélèvement d’organe finirait par refouler le questionnement, normalisant une pratique au détriment de toutes les autres pratiques possibles. Elle empêcherait aussi de voir ce que la pratique induit comme transformations culturelles. Nous pouvons interpréter la normalisation comme le résultat d’une stratégie de communication et d’une éthique collective bien comprise, mais nous pouvons aussi comprendre l’adhésion unanime comme le début des ennuis et à la fin de l’éthique. Lorsque le désaccord cesse et n’arrive plus à s’exprimer, la possibilité de repérer les risques et les difficultés de certaines pratiques disparaît. Lorsque cessent la possibilité de la critique, de la
201 mise en alerte, de la reconnaissance de l’ambiguïté, des pans entiers de la réalité sont occultés [4]. Le refus garantit que la réduction de la réalité à une approche absolutisée n’est pas totale. Il maintient ainsi la dimension critique au cœur même de la pratique. Il s’agit donc, non seulement de reconnaître la légitimité du refus (ce qui revient à valoriser la liberté de l’acteur), mais aussi de valoriser le refus comme un choix éthique (malgré ses conséquences). Le refus est ainsi le véritable révélateur d’une éthique du prélèvement soucieuse de reconnaître la difficulté de ce qu’elle propose. Se pose la question de comprendre ce que le refus révèle et met à jour et qui disparaîtrait si l’adhésion était unanime. Le refus révèle premièrement que le don d’organe a un coût. Il n’est pas humainement gratuit, il a un prix personnel. Deuxièmement, les difficultés rencontrées montrent que l’approche purement médicale, mécanique et rationnelle du rapport au corps ne suffit pas. La pratique oblige à produire du sens, mettant en œuvre des logiques d’action symboliques, existentielles et culturelles, parfois étrangères à la médecine. Troisièmement, le refus révèle que les rapports dominants de l’efficacité, de l’instrumental et de la contractualité sociale ne sont pas les seuls qui agissent dans nos sociétés modernes libérales. D’autres types de rapports gouvernent la prise de décision, en particulier lorsqu’elle touche la sphère affective et privée de la vie et de la mort.
Le coût humain du prélèvement d’organe Le double registre sémantique utilisé dans la pratique révèle à bien des égards la difficulté ressentie. Les professionnels oscillent fréquemment entre le registre instrumental et technique, utilisant préférentiellement le terme de prélèvement et le registre plus existentiel et moral utilisant la terminologie du don. Le registre technique décharge la pratique de la dimension émotionnelle. Prélever semble être un geste sans conséquences qui n’affecte pas l’intégrité de la personne prélevée. La logique est d’abord opératoire. À l’inverse, donner est une décision qui engage moralement la personne. Le don est un engagement de soi pour les autres porteur d’une signification positive. Le problème est ainsi posé : devant l’évidence de la nécessité de prélever pour sauver des vies, la société attend de chacun un don. La résolution du problème fait appel à un mécanisme moral et existentiel. Le refus de prélever est ainsi immédiatement un refus de donner et implicitement interpréter comme une défaillance morale, un manque de solidarité et de générosité. Le couplage des deux registres sémantiques laisse entendre que la demande de prélèvement n’a rien de très spécifique et qu’elle doit être raisonnée logiquement et rationnellement comme la plupart des décisions que nous avons à prendre.
Or c’est oublier que la situation vécue par les familles n’est pas ordinaire. Elle est même extraordinaire. La demande renvoie les personnes, au pire moment du tragique de leur existence, à un dialogue sur le sens de la demande et de la réponse. Entre en ligne de compte bien
202 autre chose que la simple cohérence logique, que le simple souci d’efficacité. La demande induit une discussion intérieure où chacun aura à éprouver ses représentations, ses émotions, ses liens avec les autres. Resurgit alors non seulement le rapport à celui qu’on a aimé mais aussi l’ensemble des représentations culturelles et sociales explicites ou implicites qui conditionnent l’existence. Le rapport à la mort, au corps, au cadavre, aussi subjectifs soient-ils, sont réquisitionnés comme des éléments de rationalité pour décider quelque chose. La demande faite implique dans les faits une réponse binaire : oui ou non1 . Or la complexité de ce que les proches vivent ne se limite pas à cette alternative. La situation installe les personnes au cœur d’une ambivalence et de multiples conflits qu’elles auront à assumer et résoudre. Elles devront inventer personnellement et familialement une réponse supportable sur le moment et sur le long terme. Il faut pour que la pratique s’installe comme une possibilité acceptable que la décision prise puisse être porteuse d’un sens positif, c’est-à-dire d’un quelque chose qui renforce le sentiment d’avoir bien fait tant vis-à-vis du mort, que des proches, des patients, de la société et de soi-même. Or, si pour les professionnels, le sens est donné, acquis, déjà là, il en va tout autrement pour les familles. Pour elles, le sens est à construire et à inventer au cœur même d’une situation souffrante et déstabilisante. Il n’est pas donné d’emblée et réclame une élaboration à marche forcée dans un temps limité par les contraintes techniques et dans un contexte psychosocial particulièrement délicat. La demande faite aux familles de savoir si le défunt avait exprimé de son vivant une volonté conduit les proches à redéfinir les liens et les rapports qu’ils entretiennent avec eux-mêmes, avec les proches, avec le mort, avec les professionnels, avec la société et bien sur avec le tiers absent qu’est le receveur. Si la situation engage aussi fortement un vécu relationnel avec les autres, il nous faut accepter l’idée que la situation se caractérise moins par sa dimension médicale que par sa dimension humaine, avec tout ce que cela implique en termes d’incertitude, d’ambivalence, de doute, de confusion. . . En ce sens, la logique de répondre positivement à la demande est sous la dépendance d’un vrai travail intérieur, teinté de toute la souffrance que la perte d’un proche génère [5].
Les multiples conflits du vécu de la décision Les proches sont donc soumis à rude épreuve, celle de devoir décider librement dans une situation qui met les individus en situation de vivre et d’assumer des conflits, des ambivalences et des paradoxes. Les proches sont soumis à la contrainte paradoxale d’avoir à décider librement tout en sachant que la décision est, soit présentée comme un don (et donc moralement
1
La demande adressée à la famille n’est pas le recueil d’un accord explicite mais en toute rigueur et au regard de la loi le recueil de la non-opposition du défunt de son vivant au prélèvement. Il s’agit du recueil d’une expression du défunt, même si dans les faits cela revient à ce que les familles expriment un consentement implicite à ce que leur proche soit effectivement prélevé.
M. Grassin positive), soit comme un prélèvement (un geste technique sans gravité et incidence). Implicitement, l’acceptation du prélèvement revêt une valeur positive, contrairement au refus. Se joue là une tension morale intérieure entre ce que l’on veut et ce qu’attend moralement la société. L’exercice de la liberté dans ces conditions accentue la difficulté de vivre la situation, surajoutant un enjeu décisionnel et moral au vécu. La demande de prélèvement augmente donc le niveau de tension et de contraintes, forc ¸ant les proches à gérer la demande qui leur a été faite. Au cœur de la situation, est attendu de la part des familles qu’elles vivent l’émotion de la mort et qu’elles rationalisent leurs émotions pour prendre la bonne décision qui sauve. Nous présupposons que les individus seront suffisamment rationnels et responsables pour que les arguments de l’utilité, de la générosité, de la bienfaisance l’emportent. Il est important que constater que la pratique du prélèvement introduit une nouvelle manière de gérer la mort. Le temps du mourir, ordinairement vécu comme un temps à part, est un temps où l’activité sociale ordinaire cesse. Une gestion et des actions symboliques ritualisées se déploient afin de permettre aux individus d’être tout entier consacrés à leur mort et à leur souffrance [6]. Ce temps social particulier est le temps du rassemblement, le temps des pleurs, le temps où agir, réfléchir et décider sont mis suspens. L’épreuve de la mort de l’autre suspend l’ordinaire de l’action et de la raison. La médecine de greffe introduit ainsi une profonde modification culturelle. La mort tragique est aussi une mort utile et doit donc être managée efficacement. S’intercale dans le vécu l’exigence d’une décision, d’une rationalisation. La médecine réintroduit ici au cœur même du vécu de la mort l’ordinaire de l’activité sociale traditionnellement refoulée. Ce moment devient celui où il faut plus que jamais décider, raisonner, débattre, convaincre, en un mot être efficace et opératoire. Il s’agit d’une transformation culturelle et anthropologique du vécu de la mort, une nouvelle forme de gestion de l’événement traumatique de la perte. Le refus des familles peut être interprété en partie comme la revendication consciente ou non qu’au moment précis du tragique de sa propre histoire, rien n’est ordinaire, qu’il faut s’arrêter de décider. Le temps de la décision et de l’action raisonnée doivent céder la place à cette pause sociale où seule l’émotion et l’être ensemble avec et auprès du mort sont souhaités. Les morts et les vivants ont besoin de ce temps arrêté qui les réunit une dernière fois. La diminution importante du taux de refus tendrait à occulter cette nécessité et finirait par laisser croire que la gestion et la décision pourraient se substituer impunément à la nécessité humaine de n’avoir rien à décider mais seulement à vivre. Ce serait prendre le risque d’une extension de la rationalisation dont nous savons depuis Max Weber qu’elle définit en partie le fonctionnement des sociétés modernes [7]. La demande faite installe les familles dans des conflits de loyauté qui devront être réglés d’une manière ou d’une autre. Les familles sont dans un conflit de loyauté vis-àvis du défunt (la décision respecte-t-elle sa volonté ? son intégrité ? sa propre histoire ?) mais aussi à l’égard du receveur (le refus revient à décider de la mort de l’autre). La famille est elle aussi l’objet d’un conflit (la décision prise s’imposant à tous, qui décide et au nom de quoi ? la décision protège qui et que génère-t-elle pour chacun ?).
La valeur positive du refus de prélèvement Le conflit s’étend bien évidemment également à soi-même dans une crise morale personnelle. Les valeurs revendiquées sont mises à l’épreuve de leur actualisation et incarnation. À la crise humaine vécue s’ajoute ainsi une crise intérieure génératrice d’un ajout de souffrance à la situation déjà largement caractérisée par la souffrance. Ces conflits de loyauté sont multiples et saturent la situation de tensions personnelles et relationnelles. Ces conflits imposent la réquisition de raisons et de motivations permettant de justifier la décision prise. Les raisons objectives et subjectives s’entrecroisent au cœur même de la souffrance et de l’émotion vécue. Rien ne garantit que la raison et l’adhésion au principe du prélèvement suffisent pour orienter la résolution de ces conflits en faveur d’une acceptation. Nous pouvons supposer que la résolution de la crise à laquelle sont soumis les membres de la famille est facteur-dépendant de multiples facteurs tels la gestion de la situation par les professionnels en particulier l’accueil, la communication, les aptitudes psychiques des individus à supporter l’annonce et à réagir, les états émotionnels individuels et collectifs (abattement, colère, incompréhension), les référents culturels définissant les rapports à la mort, à la vie au corps, au cadavre par exemple. Ces conflits sont toujours en partie sacrificiels. Pour cette raison, la réponse apportée est d’abord une réponse existentielle qui engage l’histoire et l’identité des individus [8]. Elle est un engagement caractérisé par l’incertitude de la réponse. La décision prise (acceptation ou refus) porte en creux le poids des débats intérieurs (affectifs et moraux) que les personnes ont à mener pour réussir à oser dire quelque chose. Le refus n’est en cela pas moins humain que l’acceptation. Il dit que rien n’est joué d’avance et que se jouera au risque de soi la décision prise. La dévalorisation du refus conduirait à faire croire qu’il n’y aurait pas à débattre intérieurement de la signification de cet acte, conduisant à manquer la part humaine et son coût ou pour le dire d’autres termes, le refus montre clairement l’absence de gratuité du don. Ceci nous amène à lever le malentendu contemporain sur le don.
Le malentendu sur le don : enjeux d’un échange La sémantique du don renforce le malentendu possible et exacerbe le conflit intérieur. Le don est supposé être l’acte généreux et désintéressé d’un individu par pure gratuité. Il représente l’engagement moral altruiste par excellence. L’histoire de la notion de don montre qu’il s’agit d’une orientation particulière du don. Marcel Hénaff a montré l’origine stoïcienne et chrétienne de cette approche. [9] Elle domine désormais l’idée que nous nous faisons du don, fortement marquée d’une valeur positive. Marcel Mauss décrit quant à lui dans essai sur le don une toute autre approche qui force à envisager le don moins naïvement. [10] Sans entrer dans le détail de l’analyse maussienne, rappelons simplement que le don est envisagé comme un fait social total, c’est-à-dire qu’il engage plus que l’acte lui-même. Donner réquisitionne l’ensemble des représentations et médiations sociales qui permettent à une société de se structurer. Le don n’est pas simplement le fait de donner quelque chose sans attente de retour, il est une relation d’échange qui
203 engage l’identité proprement dite de la communauté et des individus qui la constituent. Cet échange est en réalité une lutte pour la reconnaissance et se produit dans un processus de ritualisation et de cérémonialisation structuré sur le ternaire donner-recevoir-rendre. Pas de don sans contre don, ce qui signifie que le don est une relation d’échange [11,12]. M. Mauss montre que cette relation de don est aussi en même temps une relation de prestige. Elle porte en elle-même un risque, celui de ne pas reconnaître ce qui est donné à travers l’objet. Or ce n’est pas tant l’objet que l’esprit de celui qui donne qui est échangé. La thèse de Mauss est qu’il s’agit là d’une donnée universelle qui coexiste avec la compréhension plus moderne d’un don pensé comme l’acte privé et moral d’un individu sans attente de retour. Si le don est bien autre chose que simplement donner, si le don engage l’identité même de celui qui donne à travers l’objet donné (ici l’organe) alors s’ouvre un champ d’interrogation sur la manière dont le don est envisagé dans la pratique de prélèvement. Les Modernes que nous sommes peinons à envisager le don comme échange existentiel nécessitant une contre partie pour permettre une reconnaissance apaisée de l’acte. Mauss souligne avec force que l’absence de contre-don est l’équivalent d’une déclaration de guerre, d’un affront fait à l’existence échangée. Sans doute, estce là une clé d’interprétation possible de la résistance au don ? Le manque de contre don symbolique n’est pas à la hauteur de ce qui est engagé dans le don d’organe, de ce qui circule à travers l’organe. Et ce qui circule n’est autre que la vie des donneurs et des familles. Le don est source, culturellement et anthropologiquement, de confusion. Nous aimerions un don libre et gratuit, expression d’une générosité altruiste absolue, un don qui serait en soi la récompense tant le geste est beau, l’anthropo-ethnologie nous dit qu’il n’en est rien, que le don est toujours un risque, l’épreuve d’une violence qui doit être canalisée et organisée collectivement sous peine de dégénérer. Le don d’organe n’échappe pas à cette réalité. Il commence avec l’acte de donner mais ne s’achève qu’au moment de la dette assumée collectivement. Donner un organe met en route les mécanismes collectifs du ternaire maussien qui semblent très éloignés de l’anthropologie individualiste des sociétés occidentales libérales. Or les individus modernes échappent-ils, particulièrement au moment de l’épreuve de la mort, aux réseaux et aux interfaces agissantes de la condition humaine tels qu’ils sont décrits dans les sociétés premières ? Nous aimerions nous penser au-delà du poids de la structure collective, nous y sommes pourtant toujours reconduits. Si les thèses de Mauss sont vraies, elles permettent de mieux comprendre en quoi le don pensé et vécu comme générosité ne suffit pas pour résoudre le problème. Le refus réintroduit la conscience du coût existentiel et de la nécessité d’un contre don à la hauteur de l’épreuve traversée. Le refus rend visible qu’il se joue dans la pratique du prélèvement autre chose que ce que la médecine aimerait seulement y mettre.
Le paradoxe de la culture libérale : gratuité et contrat Le dernier des paradoxes est celui de la culture libérale moderne, qui s’appuyant sur une anthropologie individualiste, renforce le poids du souci de soi, de l’intérêt et
204 valorise l’échange contractuel (social ou marchand) comme modalité relationnelle prévalente de la vie sociale. Le schéma symbolique d’une relation désintéressée (gratuité) est réservé en grande partie à la sphère privée. Il est remarquable que les discours sur le don qui en appelle à l’engagement gratuit sans retour sont en partie en contradiction avec la manière dont nous construisons la scène sociale. Nous demandons tout à coup à des individus de décider sur la scène publique avec les outils réservés à la sphère privée. Il s’agirait pour une noble cause de renverser brutalement le schème d’action profondément enraciné au quotidien du construit de notre vie sociale : la moralité, la gratuité, la bienfaisance face à l’échange, le contrat, l’intérêt [13]. Le propos ne consiste pas à émettre l’hypothèse qu’il faudrait faire du prélèvement d’organe l’enjeu d’un contrat où les parties trouveraient un intérêt, mais de souligner que ce renversement de schéma d’action implique très certainement que le don d’organe soit accompagné de mesures collectives de reconnaissance pour réduire ce qui nous semble être un écart entre le sol culturel libéral et le fond anthropologique qu’appelle la problématique du prélèvement d’organe.
Conclusion À penser le don d’organe comme une évidence bienfaisante, nous risquons d’occulter les nombreux conflits que la demande de prélèvement induit. Comment gérons-nous cette demande qui invite à engager une ultime relation avec le mort ? Mort qui est en réalité moins un mort que le vivant que l’on a connu. La complexité psychosociale de ces situations ne laisse aucun doute sur la nécessité de mettre en route des modalités relationnelles symboliques, portées collectivement pour atténuer la violence en favorisant la mise à l’épreuve du sens. Le consentement est, dans ces situations, bien autre chose qu’une décision, qu’une acceptation, il est une épreuve de sens qui, forcément, oblige à discuter avec les référents et les représentations culturelles en circulation. Chacun est mis face à sa propre ambivalence : sa raison face à son cœur, sa volonté face à sa peine, sa croyance face au fait. La culture à disposition, qu’elle soit morale, technique, philosophique, religieuse, vient aider et complexifier en même temps le problème. Le oui et le non jouent de ce complexe hétérogène qui offre à chacun la possibilité de construire une réponse, c’est-à-dire un sens. La difficulté tient sans doute moins aux représentations à proprement parler, dont nous savons tous qu’elles sont toujours plus ou moins évolutives, qu’à la manière dont est accompagnée la
M. Grassin demande. Le refus des familles, par delà les raisons évoquées, maintient au cœur même de la pratique un espace d’interrogation qui dit que la raison, aussi fondamentale soit-elle, n’est pas l’unique raison et qu’il faudra beaucoup de précaution pour que la demande puisse être entendue et acceptée. Reconnaître le refus comme une position éthique légitime et valoriser le refus comme une alternative a pour effet de rendre visible la réalité de ce qui est échangé à travers l’organe. À l’inverse, la diminution excessive du taux de refus induirait un processus de normalisation et de banalisation qui laisserait imaginer à tort qu’il ne s’agirait pas d’une épreuve. Le don d’organe reste et restera, y compris pour ceux qui accepte le prélèvement une épreuve et un défi. C’est cela qu’il faut maintenir au cœur même de la pratique pour permettre qu’elle se développe durablement dans nos sociétés modernes.
Déclaration d’intérêts Coordinateur formation agence de biomédecine.
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