ALTER, European Journal of Disability Research 9 (2015) 175–185
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Article original
Le désir de normalité. Quelle qualité de vie pour les personnes porteuses de handicap cognitif sévère ?夽 Quality of life and the desire for normalcy: Problems, prospects, and possibilities in the life of people with severe cognitive disability Eva Feder Kittay 1 Département de philosophie, université Stony Brook, NY 11794 New York, États-Unis
i n f o
a r t i c l e
Historique de l’article : Rec¸u le 1er juillet 2013 Accepté le 1er septembre 2013 Disponible sur Internet le 2 juillet 2015 Mots clés : Normalité Vie bonne Qualité de vie Handicap cognitif
r é s u m é Dans ce texte, l’auteur s’interroge sur les relations entre la manière de définir ce qu’est une vie bonne et le concept de normalité. Ancrant sa réflexion philosophique dans son expérience personnelle, celle d’une fille de parents juifs ayant survécu à l’Holocauste, puis celle de mère d’une enfant atteinte d’un handicap cognitif sévère, elle montre que les relations entre la normalité et la vie bonne sont complexes. Être identifié comme normal semble en effet constituer une condition de la vie bonne, comme en atteste le désir de normalité qui habite la plupart d’entre nous. Pourtant, l’expérience du handicap révèle qu’une vie heureuse est possible en marge des normes dominantes, et conduit à repenser à la fois la normalité et la vie bonne. L’auteur invite ainsi à ressaisir la normalité à partir des processus de construction des normes, de manière à favoriser la constitution de normes alternatives. Quant à l’idée de vie bonne, elle souligne qu’elle doit être pensée au pluriel et
夽 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Garrau. Adresse e-mail :
[email protected] 1 Professeur émérite, département de philosophie, université Stony Brook. http://dx.doi.org/10.1016/j.alter.2015.05.003 1875-0672/© 2015 Association ALTER. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
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que, pour des êtres relationnels, elle ne saurait se résumer à l’idée d’une vie rationnelle, raisonnable ou performante, et repose bien davantage sur la capacité à être et à nouer des relations. © 2015 Association ALTER. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
a b s t r a c t Keywords: Normalcy Good life Quality of life Cognitive disability
In this paper, the author questions the relations between the definition of a good life and the concept of normality. Her approach, supported by a philosophical reflection rooted in her personal experience as the daughter of Jewish parents who survived the holocaust, then as the mother of a child with a severe cognitive disability, demonstrates that relations between normality and a good life are complex. Being identified as normal seems indeed to be a condition for a good life, as the desire for normality that is in most of us will attest. However, the experience of disability evidences that a happy life is possible outside dominant norms, and leads to rethink both normality and good life. Thus, the author invites to consider normality from the angle of norm construction processes, in a way that fosters establishing alternative norms. Regarding the idea of good life, she stresses that it has to be thought of in the plural and that, for relational beings, good life cannot be reduced to the idea of a rational, reasonable or efficient life, but that it relies much more on the capacity to be and to strike up relationships. © 2015 Association ALTER. Published by Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
1. Introduction J’écris sur le handicap depuis la fin des années 1990 et je me suis concentrée sur ce que je connais le mieux : le handicap cognitif sévère. Je connais bien ce handicap car je vis avec : c’est le handicap de ma fille Sesha. Comme l’a écrit une chercheuse qui travaillait sur le handicap avant de devenir la mère d’un enfant handicapé, avoir un enfant handicapé lui a appris qu’il existait une grande différence entre ce qu’elle croyait savoir avant de vivre cette expérience et ce qu’elle sait maintenant. Dans ce texte, je me limiterai à la question de savoir si le fait d’être porteur d’un handicap cognitif sévère compromet la possibilité de mener une vie bonne. Remarquez que je parle d’ « une vie bonne », et non pas de « la vie bonne ». Pour les philosophes, « la vie bonne » a toujours reposé centralement sur l’exercice des capacités intellectuelles. Mais clairement, s’il s’agit là de la seule définition de « la vie bonne », les personnes porteuses de déficiences intellectuelles (intellectual impairments) sont exclues de cette définition. Je ne parlerai pas non plus d’une « vie minimalement acceptable », c’est-à-dire d’une vie qui, bien qu’elle soit appauvrie ou malheureuse, continuerait d’être préférable à la mort. En effet, dans la perspective que je souhaite défendre, une vie bonne peut et doit être davantage que minimalement acceptable. On peut penser que le handicap cognitif sévère compromet de plusieurs fac¸ons différentes la qualité de vie de celui qui en est porteur et celle de sa famille. D’abord, il peut s’accompagner d’importants problèmes comportementaux, comme dans le cas de l’autisme, et ce même quand le degré du handicap intellectuel est faible. Les recherches consacrées à la vie des parents d’enfants handicapés indiquent que, quand ils sont sérieux, ces troubles du comportement – en particulier les comportements agressifs et violents qui sont difficilement contrôlables – sont fortement corrélés à la présence de stress au sein de la famille. Ensuite, il existe des syndromes dégénératifs, induisant chez l’enfant une espérance de vie limitée et une souffrance considérable, comme c’est le cas de la maladie de Tay-Sachs. Les handicaps comportementaux que présentent typiquement certains enfants autistes peuvent être
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dus à une sensibilité perceptive, en raison de laquelle nombre d’expériences sensorielles ordinaires deviennent intolérables. Il est impossible de ne pas tenir compte de ces souffrances et de la diminution de la qualité de vie qu’elles entraînent, aussi bien pour l’enfant que pour sa famille. Enfin, certains enfants ont des difficultés avec l’affection physique – c’est notamment le cas de nombre d’enfants atteints de différentes formes d’autisme (lequel peut être identifié comme un handicap cognitif bien qu’il puisse n’y avoir aucune déficience intellectuelle). Dans ces trois situations cependant, ce n’est pas le handicap cognitif en tant que tel qui est la source d’une qualité de vie diminuée. Quand je lis ou que j’écoute parler des parents d’enfants atteints de handicap cognitif sévère, j’ai l’impression de faire partie d’un club. Nous comprenons nos chagrins et nos peines. Dans nos voix, résonne cet amour particulier, poignant, que nous éprouvons pour nos enfants. Jusque dans les récits douloureux où se disent la souffrance, l’angoisse, la colère face à l’incompétence, l’indifférence ou les attitudes blessantes des autres, on entend la terreur de perdre son enfant. Bien qu’ils reconnaissent les épreuves, l’absence de soutien, les ruptures familiales qu’ils ont pu endurer, ces parents parlent, presque toujours, de la joie dont leurs enfants peuvent faire l’expérience et de celle qu’ils apportent dans leur vie. Nos attentes à l’égard de ce que font nos enfants sont aussi différentes. Bien sûr, avec les médecins, les enseignants et les autres professionnels impliqués dans la vie de nos enfants, nous essayons en permanence de développer leurs compétences. Mais beaucoup d’entre nous avons appris à apprécier une vie sans attentes préconc¸ues. La présence d’une capacité ou d’une compétence chez notre enfant est une source de surprise et de joie. Mais il en va de même quand nous constatons qu’ils ont cette capacité à être tout simplement, à apprécier la vie. L’amour, la joie, le don d’être simplement capable d’être. Peut-être ces expériences sont-elles communes à différentes expériences du handicap cognitif. J’y reviendrai plus loin.
2. Problèmes : de la difficulté d’être normal (ou pas) « Normal » est un mot inoffensif – quand les choses sont normales. Quand elles ne le sont pas, c’est un mot blessant. Quand on est conforme à la norme de la normalité, ce terme est platement descriptif. En revanche, quand on n’est pas conforme à ce qu’édicte la norme, son sens normatif et moralisateur devient évident, parfois brutalement évident. Quand il est utilisé contre un individu qui n’est pas conforme à la norme, il peut résonner comme un coup de massue, une excuse pour accuser, condamner, exclure ou dénigrer. Il me semble que j’ai sur cette question un point de vue particulier à faire valoir, à la fois en tant que parent et en tant qu’enfant. Quand j’étais enfant en effet, et parce que j’étais la fille de deux survivants de l’Holocauste, je désirais plus que tout être normale. Dans un monde qui commenc¸ait tout juste à se relever de la seconde guerre mondiale, la stabilité et la normalité étaient à l’ordre du jour. Au lendemain de la guerre, du chaos et de la destruction qu’elle avait causés, il existait un désir profond pour des normes rigides susceptibles de nous garantir une forme de prévisibilité. Tels étaient les États-Unis des années 1950. La conformité à une norme unique était renforcée par la télévision, le cinéma et les magazines ; elle était assurée par la surveillance des voisins ; elle était maintenue par la stigmatisation et l’exclusion qui touchaient ceux qui s’écartaient de la norme. Dans cette atmosphère étouffante, les immigrés, les survivants de l’holocauste et leurs enfants, les personnes handicapées, les homosexuels, les gauchistes et tant d’autres, étaient privés de cette liberté au nom de laquelle la guerre avait été menée. Les années 1950 cédèrent la place aux années 1960 et l’horizon s’élargit. Dans ce moment historique décisif, les exclus se mirent à occuper le devant de la scène. Les chansons et la culture populaires parlaient de leurs préoccupations. Les unes des journaux étaient consacrées à leurs mobilisations. La perception de la normalité changea. Et certains, dont moi, sentirent soudain qu’ils faisaient partie du récit américain. Quand je devins mère et qu’il s’avéra que mon enfant était atteinte d’un handicap cognitif sévère, le désir de normalité me saisit de nouveau, implacable. Il était là, au cœur de la souffrance et du désespoir qui nous déchirèrent le cœur dans ces premiers temps. Donna Thomson (2010) rend compte de cette expérience quand elle écrit sur la manière dont elle a appris le handicap de son fils : « Les larmes coulaient sur les joues du médecin quand elle m’annonc¸a que mon bébé serait sévèrement handicapé. Je baissais les yeux et mon regard fut attiré par du rouge. Du sang coulait de l’ongle de mon pouce, à
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l’endroit où je m’étais mordue ». Pourquoi s’entendre dire que son enfant n’est pas normal produit-il un choc si profond, un tel cataclysme ? Peut-être faut-il être habitué à poser la question « pourquoi ? » pour mettre ainsi en question la perte apparemment indiscutable que signifie le handicap sévère. Pour son enfant, on souhaite la santé, le bien-être, des opportunités. Comment cet enfant pourra-t-il devenir un adulte que d’autres aimeront et chériront ? Sera-t-il vu comme un membre estimable et estimé de la société ? Sera-t-il inclus comme un citoyen à part entière et non seulement considéré comme un objet de pitié et de charité ? Dans une tribune publiée dans un quotidien, un parent écrivait que le fait d’avoir un enfant atteint d’un handicap cognitif sévère transformait tout parent en philosophe. Qu’en est-il quand le parent est déjà philosophe ? Cette expérience fait de vous un philosophe plus humble. L’auteur de cette tribune soulignait la nécessité de repenser ce qui importe dans une vie et c’est en effet dans cette direction que ma réflexion s’est engagée. Mais parce que j’étais philosophe, il m’a fallu pour cela repenser les valeurs et les conceptions de la vie humaine que les philosophes présupposent et dans le même temps célèbrent. Socrate m’avait convaincu qu’une « vie non examinée ne vaut pas la peine d’être vécue » (Platon, 1997). Mais il était évident pour moi que la vie de ma fille valait la peine d’être vécue et que je ferai tout ce qui était en mon pouvoir pour préserver sa vie, la protéger de tout mal à venir et l’aimer comme mon enfant – ce qu’elle était. Cette certitude m’a conduite à reconsidérer les valeurs que j’avais jusque-là placées au-dessus des autres : tout compte fait, l’amour de la raison, la capacité à agir rationnellement, le rôle de la raison dans une vie morale et digne d’être vécue n’étaient pas au centre d’une vie dotée de sens et de valeur. Bien que Sesha ne soit pas capable d’agir comme un agent moral et rationnel, sa vie n’était pas une tragédie. Et mon rôle était de faire en sorte qu’elle ne le devienne jamais. On peut certes soutenir – et certains l’ont fait – que la vie en elle-même est dotée d’une valeur inestimable, et que le fait d’être en vie, quels que soient les handicaps dont on souffre, vaut mieux que de ne pas vivre du tout. Mais quand votre enfant est atteint d’un handicap qui l’exclut à ce point du flot de la vie normale, vous ne pouvez pas vous contenter de l’idée qu’ « il vaut mieux vivre que ne pas vivre ». Vous ne voulez pas simplement que votre enfant vive. Vous voulez qu’il ait une vie, c’est-à-dire une vie qui vaille la peine d’être vécue. D’emblée, il a été clair pour nous que sa vie n’avait pas à être tragique. La souffrance que nous avons éprouvée en apprenant que notre enfant ne vivrait pas une vie « normale » était d’abord une souffrance que nous éprouvions pour elle, et seulement ensuite pour nous. Elle était si vulnérable. Pourrait-elle être en sécurité ? Elle ne pourrait pas fonder une famille, avoir une vie intellectuelle, un travail bien à elle. Pourrait-elle devenir une adulte que d’autres aimeraient et chériraient ? De fait, certaines de nos inquiétudes étaient fondées. Encore aujourd’hui, il faut la protéger en permanence. Elle n’a jamais appris à se protéger le visage avec les mains quand elle tombe. Suite à une chute qu’elle a faite, un bridge remplace désormais ses dents de devant. Et quand nous avons demandé au dentiste ce qu’il se passerait si elle tombait de nouveau, il nous a simplement répondu : « Elle ne peut pas tomber, point ». Une nuit, alors qu’elle était dans son lit, entourée de barrières et protégée par un matelas posé à même le sol, elle a probablement fait une violente attaque et s’est cassée la clavicule. Le matin suivant, nous avons remarqué que son bras pendait bizarrement. Nous ne pouvions pas savoir autrement que quelque chose n’allait pas. Comme chaque matin, elle nous avait accueillis avec un magnifique sourire. Le plus terrifiant est de penser qu’elle ne pourrait pas se protéger face à une intention malveillante. En principe, nous utilisons nos capacités normales pour nous protéger nous-mêmes. Parce qu’elle ne possède pas ces capacités, Sesha est totalement vulnérable. Ce qui nous attriste le plus est de penser que ses désirs – des désirs importants et normaux – pourraient ne pas être satisfaits. Nous l’avons vue saisie par la vue d’un jeune homme. Nous l’avons vu regarder un bébé avec les yeux pleins de désir. Voudrait-elle ces choses-là pour elle-même ? Je ne peux pas le savoir. Selon la philosophe Sara Ruddick (1989), les tâches parentales consistent à aimer et à préserver, à faire grandir son enfant et enfin à le socialiser pour qu’il soit accepté par la communauté. Quand on a un enfant handicapé, ces tâches sont plus difficiles à accomplir. Mais cela signifie-t-il qu’une vie bonne est impossible quand la normalité est absente ? Je ne pense pas. Au cours de notre apprentissage de parent, nous avons appris à distinguer une vie bonne d’une « vie normale », deux idées qui nous semblaient indissociables dans les premières années. Beaucoup des préoccupations que nous avions
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initialement ont disparu. Par exemple, au lieu de souhaiter qu’elle ait un emploi, nous pouvons lui donner la satisfaction d’avoir réussi à maîtriser une compétence ou celle d’avoir atteint un certain degré d’efficacité quand elle parvient à nous guider dans la satisfaction d’un de ses besoins ou d’un de ses désirs. Alors que nous souhaitions qu’elle ait une vie intellectuelle, nous la voyons maintenant capable de connaître d’autres joies : la joie de l’eau, celle de la bonne nourriture, celle de la musique, celle de l’amour. Quand nous avons su que Sesha était atteinte d’un handicap cognitif sévère, des gens bien intentionnés nous ont pressés « de l’abandonner, de la placer quelque part et de vivre une vie “normale” ». Mais mon compagnon et moi étions déjà fous de notre fille. De ce point de vue, nous nous sentions en tout point semblables à une mère et à un père normaux. Et abandonner notre enfant ne faisait pas partie de notre conception de la normalité. Mais le monde extérieur a une fac¸on bien à lui de s’immiscer dans le sens de la normalité que chacun essaie de construire. Un regard ou un mot peuvent le faire voler en éclat. La dissonance peut susciter un désir de normalité, même chez les plus ardents des non-conformistes. Et bien que nous essayions de distinguer la vie bonne de la vie normale, il semble parfois difficile de les dissocier totalement. Le désir de normalité persiste, même quand on rejette les normes auxquelles les autres s’attendent à ce que vous vous conformiez. Quel est donc ce désir qui refuse de nous quitter ? Il est possible de donner une réponse au moins partielle à cette question : pourquoi désirons-nous la normalité ? Ce désir qui refuse de nous quitter est d’abord le désir de voir sa propre valeur et celle de son enfant confirmées par les autres. L’acceptation par les autres est étroitement liée au sens que l’on a de sa propre valeur. Nous dépendons des autres et de leur empressement à reconnaître notre valeur et celle de ce à quoi nous en attribuons. Nous avons besoin que la communauté affirme que ce que nous sommes et ce à quoi nous tenons sont, de fait, dotés de valeur. En l’absence de cette reconnaissance, nous sommes en danger constant, à la fois d’un point de vue psychologique et d’un point de vue physique. Nous sommes exposés au mépris de soi et au mépris de la communauté. Et ce qui n’est pas reconnu comme doté de valeur ne bénéficie pas de la protection de la communauté. En outre, pour des créatures sociales comme nous, l’isolement et le rejet constituent une véritable atteinte. Notre épanouissement n’est pas possible sans le soutien et l’amour des autres. Cependant, et bien que chacun de nous désirions la normalité, la plupart d’entre nous diront, parfois avec une pointe de satisfaction, qu’ils ne vivent pas une vie normale. Nous éprouvons une certaine fierté à ne pas être dans la norme. De plus, revendiquer de l’être serait admettre que l’on est banal, que l’on ne se distingue pas des autres, donc que l’on manque de distinction. Si tout ce que je peux dire de moi-même est que je suis normale, j’ai de bonnes raisons de m’interroger sur l’individualité du Je qui s’exprime. Au cœur de notre rapport ambivalent à la normalité, se trouve ainsi la dialectique familière de l’identité et de la différence. Ce rapport ambivalent à la normalité reflète une ambiguïté du concept lui-même. Le terme « normal » désigne à la fois une norme statistique et un idéal auquel on aspire. Selon Lennard Davis (1995), notre perception de ce qui est désirable s’est transformée au 19e siècle : avec la montée en puissance de l’analyse statistique, le désirable a cessé de désigner « l’idéal » et s’est mis à désigner « le normal ». À ce moment-là, la normalité – et ce qui n’était rien de plus qu’un fait statistique, une catégorie descriptive – a acquis une force prescriptive. La normalité est devenue un idéal d’un nouveau genre, tirant sa force prescriptive de sa fréquence plutôt que de son excellence. La manière dont la fréquence peut devenir la base d’un nouveau genre d’idéal se comprend quand on examine la transformation de la courbe en cloche en courbe en ogive – cette dernière représentant la fréquence cumulative. La courbe en cloche est une fac¸on classique de représenter la fréquence statistique, qui correspond au point médian entre deux extrêmes comme le montre la Fig. 1, qui représente la courbe normale de QI. Dans une courbe en ogive, la partie gauche de la courbe en cloche devient la moitié inférieure, tandis que la partie droite devient la moitié supérieure (Fig. 2). Quand on s’intéresse à des phénomènes comme le QI, tout ce qui est situé sous le point médian est considéré comme anormal, tout ce qui est situé au-dessus est considéré comme normal, et plus on se rapproche du haut de la courbe, plus on s’approche de l’idéal. La courbe de fréquence statistique se transforme ainsi en représentation d’un idéal – une représentation chargée de valeur. Et quand cet idéal n’est pas inaccessible, mais est supposé pouvoir être atteint, l’incapacité à l’atteindre devient le signe d’une déficience
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Fig. 1. Courbe en cloche.
Fig. 2. Courbe en ogive.
personnelle. Nous n’avons pas autant de valeur que les autres. Nous échouons à nous conformer à « cette norme exceptionnelle ». Pour reprendre les termes de Georges Canguilhem (1991), « le terme normal semble véhiculer un jugement de réalité objectif ; il devient pourtant un jugement de valeur subjectif »2 . Quand le « jugement de réalité » devient un « jugement de valeur », les choses telles qu’elles sont (ou telles que nous supposons qu’elles sont) apparaissent comme la réalisation approximative des choses telles qu’elles devraient être. Nous avons dit plus haut que ce qui nous semble normal est identique à ce qui nous semble désirable. Dans cette perspective, dire que « nous désirons la normalité » s’apparente à une tautologie. Cela équivaut à dire que « nous désirons ce qui est désirable ». 2
Normal appears to be an objective “judgment of reality”, yet it becomes a subjective “judgment of value.”
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Quand le concept de normalité est utilisé uniquement pour décrire une norme statistique, quand il fonde uniquement un « jugement de réalité », le désirable et le normal ne sont pas équivalents ; il semble alors très étrange que nous puissions désirer ce qui est simplement le plus fréquent. La médecine fournit de nombreux exemples de conditions médicales très répandues statistiquement mais peu désirables, et inversement de conditions médicales moins répandues mais plus désirables. Chez les adultes d’un certain âge, il est rare de trouver une tension artérielle semblable à celle que l’on trouve chez les adultes plus jeunes ; ceux pour qui c’est le cas s’écartent donc de la norme statistique, mais ils ne s’en portent pas plus mal. L’évolution de la norme de l’âge de la puberté constitue un autre exemple de cette même idée. Quel sens a le terme « normal » dans un jugement de réalité où il s’agit de décrire une simple norme statistique ? Ce qui dévie de la norme dans ce cas relève de l’anomalie, de la variation ; cela n’a pas à être pensé en termes de pathologie. En effet, quand nous décrivons un fait comme une pathologie, nous portons un jugement de valeur. Comment comprendre alors que nous désirions ce qui est le plus répandu ? Canguilhem suggère que même dans son usage descriptif, le terme « normal » est porteur d’un jugement de valeur. Le sens descriptif du terme peut également exprimer des valeurs, raison pour laquelle ce qui est considéré comme normal peut s’avérer désirable. Selon Canguilhem, 1979 (pp. 103–104), « la norme ne se déduit pas de la moyenne mais se traduit dans la moyenne ». Prenons l’exemple de l’espérance de vie moyenne. Aujourd’hui, aux États-Unis, elle est de 78 ans. Mais, si nous améliorions notre alimentation, nos pratiques de soin quotidiennes, les services médicaux auxquels nous avons accès, nos règles de sécurité, l’espérance de vie moyenne pourrait atteindre 100 ans. La manière dont nous envisageons ce que signifie « bien prendre soin » est le produit de valeurs sociales, et cela détermine en retour la norme statistique. Voici un autre exemple, bien documenté historiquement. De la fin du 19e siècle au milieu du 20e siècle, l’île de Martha’s Vineyard a accueilli une importante population de sourds. Il y avait deux raisons à cela : la première était d’ordre biologique, un trait génétique particulièrement remarquable étant apparu chez certaines personnes vivant sur l’île ; la seconde était sociale : les personnes sourdes n’étaient ni marginalisées, ni rejetées. Elles menaient des vies normales, se mariaient, élevaient des enfants, contribuaient à assurer le futur de l’île. Le fait d’être sourd n’était donc pas un aspect particulièrement significatif de la vie des gens, et les nonsourds apprenaient et utilisaient la langue des signes autant que l’anglais. Si les normes de la culture majoritaire avait prévalu sur Martha’s Vineyard au contraire, la surdité n’aurait pas été perc¸ue comme normale et elle n’aurait pas été aussi répandue d’un point de vue statistique. L’idée sur laquelle je veux insister ici est que même des normes statistiques apparemment objectives et descriptives peuvent refléter des valeurs. Si on prend ce point en compte, notre désir d’être dans la norme devient plus facile à comprendre. Si nous désirons être conformes à la norme, c’est parce que cette norme elle-même exprime déjà ce à quoi nous attribuons de la valeur et ce que nous désirons. Comme l’écrit Canguilhem, 1979 (p. 102), « un trait humain ne serait pas normal parce que fréquent, mais fréquent parce que normal, c’est-à-dire normatif dans un genre de vie donné ». Mais pourquoi la différence, qu’elle prenne la forme de l’anomalie ou de la variation, est-elle à ce point dévaluée et stigmatisée ? Une réponse possible est que la norme statistique devient la base des normes sociales et des institutions sociales. Parce que les hétérosexuels sont plus nombreux, les institutions sociales ont été organisées pour eux. Être homosexuel devient alors un handicap : cela compromet la possibilité de bien vivre, alors que dans un contexte différent, cela n’aurait pas été le cas. Lisa Hedley est mère d’une fille souffrant d’achondroplasie. En réfléchissant à l’opportunité d’une opération qui rallongerait les membres de sa fille, elle remarque : « Être normal procure une forme de sécurité. C’est pourquoi, en tant que responsable de ma fille et chargée de la protéger, je peux être tentée par une solution chirurgicale et les possibilités qu’elle ouvre. Cette solution permettrait à ma fille de se rapprocher de cette zone de sécurité dont les contours sont définis par la normalité. » (Hedley, 1997). Cette relation entre ce qui nous semble désirable et ce qui est normal, au sens de prévalent statistiquement, permet de comprendre à nouveaux frais notre intolérance à la différence. Rien n’est désirable si personne ne le désire. Pour qu’une certaine norme se maintienne, il importe donc que les déviations à l’égard de cette norme soient perc¸ues comme indésirables. Si nous sommes choqués – et le terme est choisi délibérément – quand nous entendons des personnes handicapées soutenir que
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leur handicap n’est pas une tragédie, c’est parce qu’ils mettent en question cette idée apparemment évidente selon laquelle avoir un corps normal, typique, est en soi désirable. Ceux qui refusent d’être soignés, ou pire, ceux qui envisagent d’avoir un enfant handicapé comme l’ont fait certains couples de sourds, suscitent généralement le scandale. Ceci montre que si l’on peut contraindre les gens à se conformer à une norme, on ne peut pour autant contraindre leur désir – or c’est bien sûr ce que nous voudrions. Cette idée que la norme peut fonctionner comme une contrainte me rappelle Nietzsche et ce qu’il appelle « l’instinct du troupeau » : un besoin d’obéir, de suivre les ordres, de se soumettre à l’autorité. Aussi peu attirant que soit cet instinct chez les êtres humains, le fait de se regrouper est une caractéristique des animaux qui sont chassés. Cela évite au troupeau de se disperser, ce qui serait dangereux pour chacun. Or, si les humains sont des prédateurs, ils sont aussi des proies. Pour des êtres vulnérables, le fait d’agir en conformité avec le groupe est une fac¸on de se protéger qui peut être dans l’intérêt de chacun. Si nous ne disposions d’aucun critère de normalité, nous pourrions adopter des comportements massivement destructeurs. Si nous n’avions aucune norme de santé ou de nutrition adéquate, nous n’aurions pas les moyens d’évaluer les situations qui peuvent et doivent être améliorées. Les normes nous permettent aussi de comprendre les actions des autres et nos propres actions. Sans elles, nous risquons en un mot de laisser libre cours aux formes les plus dangereuses de subjectivisme, de relativisme et de nihilisme.
3. Perspectives : repenser la normalité Dans son livre Isabel’s world, Roy Richard Grinker (2009) écrit ceci : « Le paradoxe est que les enfants qui ne sont pas conformes aux normes dominantes doivent en quelque sorte être perc¸us comme déficients pour justifier l’effort qu’on fait pour les normaliser » (p. 318). Si les problèmes que pose une vie marquée par le handicap cognitif s’enracinent dans le désir frustré d’avoir un « enfant normal », la perspective d’une vie bonne avec un handicap peut nous aider à repenser et à redéfinir la normalité. C’était sans doute l’enjeu de l’idée de « normalisation », qui fut d’abord introduite en Scandinavie, puis rendue célèbre par l’éducateur canadien Wolf Wolfensberger (1972). Les personnes atteintes d’un handicap cognitif ne devaient plus être vues comme différentes ; elles n’avaient plus à être placées dans des lieux séparés, ni à être traitées comme des enfants. L’idée était plutôt de leur donner accès à des activités appropriées à leur âge, dans des environnements normaux, avec le soutien nécessaire pour leur permettre de fonctionner aussi normalement que possible. Le mouvement pour la normalisation prônait la désinstitutionalisation et il est à l’origine de l’idée d’inclusion, qui est aujourd’hui devenue un idéal, sinon une réalité. Les efforts de ce mouvement ont permis d’améliorer de manière décisive la vie de nombreuses personnes. Cependant, il importe également de mettre en question les normes oppressives qui empêchent l’épanouissement des individus et des individualités. Nous ne pouvons pas seulement chercher des moyens d’inclure dans les normes existantes ceux qui en sont exclus. Nous devons aussi inventer des valeurs nouvelles qui pourraient devenir la base d’une nouvelle conception de la normalité, dotée d’une désirabilité propre. Nous pouvons instituer des normes plus ouvertes, qui permettent d’accueillir des formes plus variées d’épanouissement. Dans un livre consacré à la courte vie de sa fille Isabelle, à qui on diagnostiqua la maladie de Tay-Sachs quand elle avait un an, Sabine Vanacker écrit : « Au contact d’Isabelle, notre compréhension du concept abstrait de qualité de vie a changé ; elle est devenue plus fluide. Dans nos conversations avec les infirmières et les médecins, ceux-ci nous disaient souvent que c’était nous, ceux qui nous occupions d’elle quotidiennement et qui la connaissions bien, qui étions les spécialistes dans son cas, nous qui savions ce qu’était la normalité pour elle ». Si nous instaurons des normes plus ouvertes, nous pourrons percevoir une plus grande variété de formes d’épanouissement. Ceci n’a rien d’une tâche facile. Les valeurs, comme le langage, requièrent en effet ce que Wittgenstein (2004) appelle un « arrière-plan ». Et le travail d’un seul individu ne suffit pas à créer un arrière-plan. Le faire suppose une communauté qui partage des pratiques et des fins. Où pourronsnous trouver une telle communauté quand la conformité à la norme est la norme ? Aussi incroyable que ce défi puisse paraître, le fait est que nous le relevons constamment. Nous le relevons car nous devons le relever. Pour ceux qui ne sont pas considérés comme normaux, la possibilité de vivre une
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vie satisfaisante, épanouissante même, dépend en effet de cette extension du sens de la normalité ; et de cette extension dépend à son tour notre stabilité, notre devenir normal. Comment s’y prendre alors ? Quand une situation ou une personne ne sont pas perc¸ues comme normales, cela ne signifie pas que toutes les normes existantes soient transgressées : certaines attentes de conformité sont remplies ; d’autres ne le sont pas. La situation anormale dans laquelle je me suis trouvée à la naissance de ma fille ressemblait par de nombreux aspects à une maternité normale. Comme toutes les mères, j’avais fait l’expérience de la grossesse, celle de l’accouchement et j’avais un enfant à aimer et à élever. Comme toutes les mères, je comptais faire de mon mieux. Pour moi, Sesha était mon premier enfant, non une enfant handicapée. Je devais m’occuper d’elle dans sa singularité, et dans ce cadre, ses capacités et ses incapacités étaient d’égale importance. Il me fallait comprendre ce qui était normal pour elle, et en tant que famille, il nous fallait créer une normalité au sein de laquelle nous pourrions vivre. Ainsi, en partant de quelques points de repères communs, ceux qui sont anormaux à certains égards peuvent redéfinir la normalité, créer leur propre sens de la normalité, avec ceux qui pourront leur donner du soutien et de la reconnaissance. Mon époux et moi nous avons trouvé ces amis qui ont accepté notre famille comme une famille. Nous avons géré tant bien que mal le malaise de notre famille étendue. Nous avons dû rassembler des ressources, trouver les médecins, les thérapeutes, les écoles, les enseignants. Avec l’aide d’autres, nous avons repéré ce qui était important pour notre fille et pour sa trajectoire. Nous avons appris à apprécier chaque progrès qu’elle faisait et nous en avons éprouvé autant de joie que des parents dont les enfants rentrent de l’école avec de bonnes notes. Sesha vivait sa vie telle qu’elle était – et sa vie était normale pour elle. Elle pouvait apprécier la bonne cuisine (elle était et reste un vrai gourmet), elle pouvait aimer l’affection qu’on lui portait, jouer dans l’eau, rire en écoutant des chansons pour enfants, tirer les cheveux de son frère et le regarder pleurer, etc. En tant que parents, nous refusions la pitié de ceux qui ne pouvaient pas comprendre, et toute tentative pour faire de nous des saints. Au contraire, nous insistions sur le fait que nous faisions simplement ce que n’importe quels parents auraient fait : s’occuper d’elle, l’aimer, la protéger, l’aider à grandir. Mais, dans le temps même où nous essayions de l’intégrer aussi bien que possible à la communauté, nous devions aussi travailler sur la communauté pour que celle-ci l’accepte. Nous avons transmis notre sens de la normalité à notre fils, et il a trouvé le moyen de considérer sa famille comme normale, en choisissant ses amis, en comprenant son rôle dans la famille et ce qu’une sœur pouvait être. Pendant ces premières années, je n’avais rien à quoi me raccrocher pour envisager sa vie d’adulte. J’avais peur que ces premières années ne soient nos « jours heureux » et s’évanouissent. De fait, les différences entre Sesha et les enfants de son âge se sont creusées. Mais ces premières années n’étaient pas si simples. En tant que parents, nous avons dû nous battre bien davantage à ce moment-là qu’aujourd’hui. Et puis, nous avons grandi avec elle, appris d’elle, de son calme et de sa force. Certains de ses centres d’intérêts sont restés les mêmes, d’autres ont évolué. Elle aime toujours autant la bonne cuisine – vous devriez la voir suivre des yeux des plats dans lesquels on a mis de l’huile de truffe blanche, ou les yeux qu’elle fait dans une pâtisserie. Mais ses goûts musicaux ont muri avec elle. Elle n’écoute plus Raffe et Barney, mais préfère Bach, Beethoven, Schubert, Louis Armstrong, ou encore Bob Dylan, Elvis Presley et Michael Jackson. Pour percevoir la richesse de sa vie, il suffit de regarder cette femme, qui ne parle pas, qui est incontinente, qui ne peut manger ou s’habiller seule, écouter une partita de Bach, une symphonie de Beethoven ou une comédie musicale de Broadway. Elle écoute la musique comme je le fais, dans mes bons jours, dans une salle de concert. Dans un monde où la misère et la violence ne sont pas rares, où, pour des millions de gens, la vie est synonyme de privation, Sesha fait partie des privilégiés. Pour stopper net la pitié que l’on pourrait avoir pour elle, il suffit de nous voir toutes les deux nous embrasser et nous serrer dans nos bras, de voir la joie qui émane d’elle. Voilà à quoi ressemble la normalité chez nous. Et pourtant, il arrive que ce sens de la normalité s’effondre, ne serait-ce qu’un moment, quand nous voyons notre fille à travers le regard d’un étranger. C’est ce que dit très justement Helen Featherstone (1980) quand elle raconte la rencontre de son fils avec une possible baby-sitter : « Je ne vis plus le petit garc¸on de 7 ans, beau et heureux, dont je m’occupais chaque jour, mais un petit garc¸on sérieusement déviant, qui bavait et émettait des sons étranges et incompréhensibles. Alors, les terreurs oubliées de
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l’enfance de Jody refirent surface. Je vis mon fils comme j’aurais vu n’importe quel enfant handicapé, 7 ans auparavant » (p. 41). Il est important de comprendre ce qui s’effondre exactement dans ces moments-là. Ce qui s’effondre, ce n’est pas la vision de son enfant comme enfant handicapé, mais l’image de son enfant comme individu à part entière. Ce qui s’effondre, ce n’est pas la perception de soi comme parent d’un enfant handicapé, mais simplement comme parent. Ici nous rencontrons un paradoxe qui est au cœur de la question de la normalité. Nous voulons être normaux, mais personne ne veut être aimé parce qu’il est normal. Ce paradoxe disparaît quand on comprend que la normalité est l’arrière-plan sur lequel émergent les traits caractéristiques d’un individu. Quand on perc¸oit quelqu’un comme anormal, on n’arrive pas à voir au-delà. L’anomalie oblitère l’individualité. Or, sans la perception de l’individualité, il n’y a pas d’amour possible. Et sans amour, la possibilité d’une vie bonne est considérablement diminuée. La normalité n’est pas figée, sauf si nous décidons qu’elle doit l’être. Quand elles sont rigides, les normes empêchent que ceux dont les vies sont différentes aient une bonne qualité de vie. Walter Michael, qui est psychologue à l’université de Columbia, remarqua un jour où je parlais de ma fille qu’elle avait de très bonnes capacités de survie. J’ai dû le regarder comme s’il était fou. Mais il m’a expliqué que Sesha savait comment se faire aimer des gens, et qu’il s’agissait de la capacité de survie la plus importante. Quelle que soit la capacité dont manque une personne, d’autres peuvent fournir ce qui est nécessaire pour lui permettre de fonctionner ; des équipements peuvent être inventés et mis au service de l’individu. Et quand rien ne peut compenser la perte d’une capacité, d’autres capacités existent et peuvent être développées afin qu’une vie riche, pleine de joie, d’amour et de relations soit vécue. C’est possible si nous sommes prêts à inventer des normes et des normalités nouvelles et flexibles, si nous acceptons de voir que l’absence d’une capacité est aussi l’occasion d’instaurer de nouvelles relations et de nouvelles manières d’expérimenter le monde, qui peuvent intensifier les capacités intactes et faire naître de la joie. Les personnes porteuses de handicap cognitif sévère peuvent nous permettre de concevoir différemment ce qu’est une vie authentiquement humaine. Voilà les questions que nous devons poser : certes, la société a besoin d’être suffisamment productive pour créer la richesse nécessaire à ce que nous menions des vies confortables, mais pourquoi la productivité serait-elle requise de chacun ? Parmi les activités que l’on dit productives, combien produisent des choses qui sont réellement importantes ? Sommes-nous si indépendants que nous le prétendons et l’indépendance est-elle réellement une valeur ? Que signifie le fait de fonctionner pleinement, étant données les immenses différences de capacités et de possibilités qui existent entre les êtres humains ? Nous accordons une valeur démesurée aux capacités rationnelles, au détriment d’autres potentialités humaines, également, voire plus, importantes. Spinoza, qui était pourtant un rationaliste convaincu, a donné à la joie une place de choix dans sa philosophie. Distinguant le plaisir et la joie, il soulignait que le premier renvoie au corps, tandis que la joie désigne « le passage de l’être humain d’une moins grande à une plus grande perfection » (Spinoza, 1993, livre III, définition II). Même une vie « examinée » ne vaudrait pas la peine d’être vécue si elle était privée de joie. Au contraire, quand elle fait place à la joie, la vie a un sens, une raison d’être, une perfection. L’une des sources de joie les plus profondes de ma fille handicapée est sa capacité à être. Dave Hinsberg, un éducateur qui a écrit sur le handicap cognitif, raconte le moment où il a lui-même été confronté à la mort. Il dit qu’il a réalisé à ce moment-là que sa liste de choses à faire était bien plus courte que sa liste de choses à être. Être capable d’être calme, bon, gentil. Être, et se réjouir du simple fait d’être en vie et dans le monde, est un don rare. L’amour, la joie et le don d’être simplement capable de vivre. Je me suis rendue compte de leur importance en regardant ma mère vieillir. Ma mère était active : elle cousait, tricotait, cuisinait, nettoyait, elle s’occupait des autres ; et elle était fière de tout ce qu’elle pouvait faire. Quand elle a commencé à perdre ses capacités physiques et intellectuelles, elle est devenue amère et s’est mise à espérer la mort. Elle avait besoin de soin, mais elle le refusait, car c’est elle qui prenait soin des autres, elle qui faisait. Dans les derniers mois de sa vie, on a finalement réussi à lui trouver d’excellents pourvoyeurs de soin et elle a commencé à accepter, à prendre du plaisir à être celle dont on s’occupe, à apprécier leur compagnie. Elle allait dehors, s’asseyait et regardait autour d’elle, appréciant la vue des
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arbres et des plantes, celle des enfants qui jouent, la sensation du vent. Pour la première fois de ma vie, j’ai vu ma mère apprécier le simple fait d’être. Alors qu’elle entrait dans cette dernière étape de sa vie, le ressentiment et l’amertume l’ont quittée. Elle a accueilli la mort avec sérénité. Cette sagesse que ma mère a acquise pendant les tous derniers mois d’une vie longue et bien remplie, Sesha la possède. Écrivant sur son fils autiste, Richard Grinker (2009) souligne que nous devrions juger de la valeur d’une vie non pas à l’aune de ce qui a été accompli, mais en fonction de ce que cette vie a apporté à la vie des autres. En célébrant la vertu d’être, je ne cherche pas à diminuer l’importance des compétences, mais comme le dit Dave Hinsberg, ces compétences doivent être mises au service de ce que l’individu peut être et lui permettre d’augmenter sa joie. Aimer, se réjouir de la vie, s’émerveiller du fait d’être, sont des compétences relationnelles. Elles sont la quintessence d’une vie bonne, et peut-être de la vie bonne pour des êtres relationnels. Déclaration d’intérêts L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article. Références Canguilhem, G. (1979). Le normal et le pathologique. Paris: PUF. Canguilhem, G. (1991). The normal and the pathological. New York: Zone Books [translated by Carolyn Fawcett]. Davis, L. J. (1995). Enforcing normalcy: Disability. Deafness and the body. New York: Verso. Featherstone, H. (1980). A difference in the family. Live with a disabled child. Basic books. Grinker, R. R. (2009). Isabel’s world: Autism and the making of a modern epidemic. London: Icon Books. Hedley, L. (1997). A child of difference. New York Times Magazine. Platon. (1997). Apologie de Socrate. Paris: Garnier Flammarion [traduction de Luc Brisson]. Spinoza. (1993). Éthique. Paris: Garnier Flammarion [traduction de C. Appuhn]. Thomson, D. (2010). The four walls of my freedom. Ontario: MacArthur and Company. Ruddick, S. (1989). Maternal thinking, toward a politics of peace. Boston: Beacon Press. Wittgenstein, L. (2004). Recherches philosophiques. Paris: Gallimard [traduction de F. Dastur, M. Élie, J.-L. Gautero, D. Janicaud, É. Rigal]. Wolfensberger, W. (1972). The principle of normalization in human services. Toronto: National Institute on Mental Retardation.