Éthique et santé (2008) 5, 129—138
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
ARTICLE ORIGINAL
Le harcèlement moral au travail d’un point de vue éthique Moral harassment in the workplace: An ethical approach C. Kreitlow 1 369, rue des Pyrénées, 75020 Paris, France Disponible sur Internet le 22 aoˆ ut 2008
MOTS CLÉS Harcèlement ; Victimes ; Rationalité déterminante et instrumentale ; Éthique ; Prévention
KEYWORDS Harassment; Victims; Determinate and instrumental rationality; Ethics; Prevention
1
Résumé Une disposition singulière mais constante caractérise un grand nombre de victimes du harcèlement au travail. La thérapie (et des études) révèle en effet une sensibilité esthétique en faveur d’une conduite de vie inspirée par l’éthique. Au-delà de la violence de l’agresseur, une telle disposition questionne particulièrement le silence des témoins. Elle interroge plus généralement la liberté d’agir humainement dans les organisations. Quelles sont ces réalités qui participent à la défaillance de « notre » éthique ? Et quels sont ces mécanismes qui obstruent au travail une attitude responsable devant à la fois des passe-droits délétères et la souffrance d’autrui ? Ce sont là les questions auxquelles l’article tente de soumettre des réflexions. Elles paraissent incontournables au regard de la nécessité de hisser la prévention à la hauteur d’une violence si commodément considérée comme banale. © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Summary A specific but constant disposition is a characteristic feature observed in many victims of harassment in the workplace. Therapy and studies have revealed an esthetic sensitivity favoring an ethically inspired lifestyle. Beyond the violence of the aggressor, this type of disposition is particularly notable in the silence of those witnessing the aggressive acts. More generally, what is the limit of human freedom within a human organization ? What ‘‘reality’’ participates in ‘‘our’’ ethical failure ? And what are the mechanisms which obstruct a responsible attitude when faced with the deleterious effects of harassment ? This article examines several avenues of reflection on this topic. Such an examination appears indispensable to raise prevention to the height of the violence so easily considered ‘‘acceptable’’. © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Adresse e-mail :
[email protected]. Psychologue clinicienne-psychothérapeute.
1765-4629/$ — see front matter © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.etiqe.2008.04.009
130
C. Kreitlow
« Man’s calamities are Being’s opportunity ». Proverbe anglais
Des victimes à la défaillance éthique des témoins Le point de vue est un lieu précis d’où l’on contemple, un temps, ce qui se révèle au regard. Il mobilise un mouvement d’un lieu à un autre, d’où surgit un angle de vue différent. Quand il accueille en thérapie les victimes du harcèlement au travail, le clinicien est frappé par la sensibilité que ces personnes manifestent à l’égard de la justesse et de la congruence des choses de la vie. On pourrait être tenté de considérer cette sensibilité comme l’une des conséquences du harcèlement subi, mais en prêtant une plus grande attention au phénomène, il s’avère que cette qualité a toujours accompagné la personne. Il est même probable qu’elle a joué un rôle dans sa rencontre avec l’agresseur. La qualité sensible fait de cette personne en effet une « proie » idéale qui incarne ce que l’agresseur admet probablement le moins. Si le récit des victimes évoque les méfaits endurés (dont les conséquences, nous le savons aujourd’hui, se révèlent traumatiques), il existe une autre facette du harcèlement, souvent négligée : le silence des témoins. La portée de ce facteur est de toute première importance, tant en ce qui concerne l’évolution de la situation des victimes que la compréhension du harcèlement lui-même. Le silence des témoins, jadis collègues et bons collaborateurs, dénote l’absence de secours. Pour la victime, c’est une épreuve douloureuse, une blessure qui peut conduire au désenchantement. L’expérience advient comme un traumatisme de plus qui déchire le tissu communautaire, abolit un lieu identitaire et expulse vers la solitude. Confronté à ce phénomène, le clinicien n’est, à vrai dire, pas très étonné. La passivité des témoins consolide, en effet, le « jeu » de l’agresseur : elle accroît la violence, amplifie l’isolement et renforce le sentiment d’étrangeté chez la victime. Ces conséquences, faut-il dire, dramatiques prennent alors toute leur signification à la lumière des spécificités qui distinguent certaines personnes. Une étude, effectuée en Allemagne par des psychologues de l’université de Göttingen sur des victimes du mobbing [1], a abouti en ce sens à des résultats éloquents ; elle a en effet permis de constater chez les victimes une certaine « labilité émotionnelle » et une « grande ouverture à l’expérience ». Ce dernier critère comporte des paramètres secondaires mis en évidence par les tests et l’entretien clinique : créativité, innovation et pensée critique. En fait, ce constat recoupe nos observations. Derrière le tableau clinique du trauma se détachent des êtres empreints, chacun à leur manière, d’une singularité précieuse. Les traits de celle-ci évoquent alors une disposition de base, une manière
d’être et d’appréhender le monde qui, en lui accordant crédit, nous invite précisément à changer d’angle de vue sur le phénomène du harcèlement. De ce point de vue, une fois sorti d’une conception dualiste « agresseur et victime », le harcèlement et, plus encore, le silence des témoins renseignent sur la part d’humanité à l’œuvre dans le monde du travail. Il permet tout simplement de constater la restriction gravissime de nos manières d’être humain et de reconnaître les différences. Et si ce constat apparaît, hélas, du plus banal, nous devons à la disposition singulière de « nos » victimes d’en mettre en relief toute la portée. Voyons justement quelle est la teneur de cette disposition. Au cœur d’elle se dessine une « vision du monde » (Weltanschauung) inspirée par l’éthique. L’humain se place résolument au centre des attentions et des intentions. Et lorsque l’on suit le récit de ces personnes, l’on comprend aisément pourquoi. C’est selon une faculté humaine gardée bien vivante que l’éthique s’oriente. Pour ces personnes, l’éthique est avant tout une affaire de « goût ». Elle prend appui sur le jugement de goût, sur cette « [. . .] faculté », comme le dit Emmanuel Kant, « de juger d’un objet ou d’un mode de représentation, sans aucun intérêt, par une satisfaction ou une insatisfaction » [2]. Une telle faculté repose sur la sensation de plaisir et déplaisir, comme le remarque le philosophe. Elle est sensibilité. Elle est subjective. Et c’est bien ainsi, à l’aune de la sensibilité que ces personnes dirigent leurs pensées, leurs gestes et leurs actes. Le sentir devient alors l’autre versant de la connaissance, si ce n’est de la vie, selon la parole d’Aristote, « exister signifie en effet sentir et penser » [3]. Si on veut bien l’admettre, on peut dire que la disposition éthique de ces personnes puise dans l’esthétique où priment les résonances de la « bonne forme », des accords harmonieux, du juste et des articulations heureuses à la faveur du jugement du goût. Mais le subjectif ici ne signifie pas pour autant « arbitraire ». Il suffit de suivre Kant pour comprendre comment pour nos sujets les valeurs et des vertus humaines prennent littéralement le sens qu’elles incarnent. « Le beau est le symbole du bien moral », dit Kant, et « le goût rend possible [. . .] le passage du charme sensible à l’intérêt moral [. . .] » [4]. Par ce biais, la visée éthique de la dignité, du respect et de la justice trouve sa pratique morale. Et sans prétention, la convivialité et la spontanéité bienveillante, le tact au contact cherchent à en être leurs décents représentants. Pour ces personnes, les propos du philosophe kantien Denis Thouard résonnent pleinement : « Sans sens (sensible), pas de sens (de signification) » [5]. Le domaine du travail n’est pas exclu de cette disposition. Grâce au sentiment esthétique, « travailler » appelle la conscience professionnelle à la faveur du respect des « règles de l’art » du métier. Ces personnes pèsent, jaugent, touchent et apprécient les « proportions judicieuses » pour faire, mais aussi pour inventer et progresser. En effet, les règles de métier ne se réduisent pas qu’aux « procédures », mais elles esquissent les contours d’une éthique professionnelle au sein de laquelle quelques touches « d’art » peuvent jouer. L’ouverture à l’expérience ! dit-on dans l’étude des psychologues ; ou « pourquoi ne pas changer les règles pour expérimenter », paraît le résumé approprié du récit de nos interlocuteurs.
Le harcèlement moral au travail d’un point de vue éthique
131
Si le jugement de goût fait la critique de ce qui se présente, il impulse évidemment la pensée. Juger ce qui sonne faux, vrai ou plus juste, « libère » et « actualise » le penser, soutient Hannah Arendt [6]. On réfléchit alors en imaginant, en appelant ce qui est absent pour cerner l’ensemble et les détails d’une situation, au plus près de la maxime d’Emmanuel Kant : « penser toujours en accord avec soimême » [7]. L’importance n’est pas ici d’affirmer des vérités. Il s’agit plutôt d’interroger au regard des circonstances la justesse ou le bien-fondé des choix, des décisions et des méthodes face aux phénomènes. Ce qui importe, c’est de réfléchir en dehors des balises prescrites, derrière le visible et plus loin que le but, d’imaginer forces dommageables et pouvoirs profitables. Ces « dissertations », bien au-delà de simples opinions, ne manquent pas à nos protagonistes. Des critiques innovantes sur la vie politique et publique, des réflexions sur l’éthique professionnelle, des recherches artistiques et artisanales, voire des prospectives salutaires, esquissent l’incommensurable envie d’articuler les savoirs et de créer de nouvelles perspectives (thèse, mention accordée « travail original », formation à l’initiative personnelle, recherche et activité dans le champ artistique, engagement militant). Indéniablement, le goût ici est représentatif d’un plaisir. Mais s’il procure « un plaisir de connaître » [8], comme le précise encore le philosophe allemand, il est aussi source de risque. En effet, ce plaisir n’est que rarement reconnu comme tel par la plupart des interlocuteurs. Les réflexions sont souvent vécues comme une critique menac ¸ante par tous ceux à qui ce goût est étranger. « Ces collègues ouverts et créatifs », commente le Professeur Rammsayer, « peuvent insécuriser des managers faibles » [9], surtout lorsque l’organisation ne laisse pas d’espace à la critique innovante et à l’imagination. Sans parler des « faibles », il suffit d’évoquer ici des managers qui redoutent le trouble parmi leurs certitudes. Car si les normes, les méthodes prescrites et les connaissances établies bornent la démarche de ces derniers, il en va différemment pour nos sujets. Au cœur de la disposition esthétique dont ils font preuve se déroule en fait un processus cognitif particulier. Et il est fort probable que la texture cognitive présente quelques différences par rapport au commun des mortels. L’approche de ces personnes est plutôt synthétique, les perceptions sont d’abord globales, embrassent l’ensemble et invite le complexe. Nous dirions d’une fac ¸on un peu schématique que le cerveau droit joue un rôle actif et prépondérant. À la source de ces qualités, du bon sens spontané et aussi des intuitions, il n’a de cesse de « taquiner » les affirmations du cortex tout en stimulant les facultés de la raison. Mais évitons la méprise. La raison ici ne revendique rien de farfelu ou de révolutionnaire. Ces personnes sont toutes compétentes, chacune dans leur domaine. Elles associent seulement à leurs compétences une créativité, « un autrement », au service d’un idéal humain : somme toute au service d’une visée. Franc ¸oise, DRH depuis huit ans dans une banque en pleine restructuration, est harcelée par le nouveau PDG « parachuté pour mettre de l’ordre ». Il ironise publiquement sur ses démarches et convictions, l’isole des autres directeurs et lui annonce : « J’aurai votre peau ». Franc ¸oise me dépeint en effet une vision idyllique des ressources
« humaines » qui a pourtant fait ses preuves. De formation juridique, elle défend que le droit et la justice valent pour tous. Aussi, cherche-t-elle à pratiquer ce à quoi elle croit. Dans sa fonction, il lui importe d’être là pour le personnel dans une attention particulière à ses conditions de travail. « Ce qui compte, ce sont les conditions », dit Franc ¸oise. « Je veille à ce qu’elles soient les plus favorables possibles pour un bon climat. C’est une fac¸on de reconnaître leur travail ». Elle crée des espaces d’expression, surveille l’échelle des salaires et des avancements, se préoccupe du respect de la singularité de chacun et soigne une proximité personnelle avec chaque salarié. Devant le management, Franc ¸oise soutient la cause de ses « protégés », tout en argumentant les avantages pour l’entreprise. Ses engagements, elle les pratique pendant le temps de travail et en dehors (le samedi, rencontre des salariés anciens et actuels en difficulté) et les suit jusqu’à l’arrêt du travail et la plainte pour harcèlement. Claire, comptable dans une entreprise d’assurance, est harcelée par son chef de service depuis deux ans quand elle vient me voir. Le supérieur est au courant. Sans intervenir, et malgré des arrêts de travail, il lui demande de tenir jusqu’au départ en retraite dudit chef. Un an plus tard, c’est le nouveau chef nommé qui se trouve dans une situation de harcèlement, suite à une fusion avec une autre société (double emploi). Il ferme la porte de son bureau et s’enlise dans une dépression. Ce fait ne reste pas inaperc ¸u pour Claire. Sensible à la souffrance et au désarroi du collègue, elle lui parle et décide finalement de prendre rendez-vous avec le PDG. Claire lui signifie son indignation en s’opposant formellement à ces méthodes « inadmissibles ». Le harcèlement s’arrête à la surprise de tout le monde. Claire travaille toujours dans l’entreprise, mais dit : « j’y fais mon travail, mais je n’ai rien en commun avec ces gens-là ». Par la suite, elle engagera ses talents dans des groupes de défense « logement ». Jean-Yves, architecte en free-lance, fait l’objet d’humiliations cyniques de la part du chef de bureau, dont il est le sous-traitant. Tout en exploitant ses talents et compétences, ce chef ne manque pas d’ironiser et de s’en moquer. Ces faits quelque peu paradoxaux conduisent Jean-Yves jusqu’à la dépression et le font vivre dans un constant sentiment d’insécurité et de questionnement. À travers son récit apparaît que le « beau » n’est pas qu’une affaire d’architecture, pas moins que le « juste ». Jean-Yves fait la preuve de ses convictions et dispositions une nuit. Une bagarre dans la rue animée le réveille et il aperc ¸oit un homme qui s’acharne sur une femme. Comme personne n’intervient, il s’habille, descend et arrête, non sans mal, la violence. À mon étonnement, il rétorque : « cela me paraissait normal ». Ces expériences faites, négatives et positives, ne semblent pas déstabiliser la disposition de base. Elle persévère même à travers la thérapie et ses aménagements consécutifs. Sans doute parce qu’il s’agit précisément d’une disposition, sensible et intellectuelle. Probablement aussi parce que celle-ci forme intrinsèquement une éthique, à certains égards, de résistance : maintenir debout les causes humaines, les défendre et tenir ainsi debout. « Je ne peux pas penser ou faire autrement », m’affirme Vincent (victime de harcèlement dans une société informatique), en réponse à ma proposition de devenir plus stratégique dans le monde compétitif. « Je veux prouver qu’il est possible de mener
132
C. Kreitlow
une carrière tout en gardant une humanité. Cela doit être possible », insiste Frédéric (journaliste, harcelé dans une maison de la Radio). Ces brefs développements nous permettent peut-être de mieux imaginer la force d’impact que crée l’absence de réaction des témoins du harcèlement sur ces victimes. Lorsqu’une disposition donne une place prépondérante à l’autrui, soutient une croyance réitérée en l’homme, il paraît limpide que la passivité des spectateurs, face aux manigances dévastatrices, ébranle quelques fondations. Si elle prédispose sans doute à une vulnérabilité particulière, on ne doit pas pour autant céder à l’individuation d’une problématique. Tel un baromètre, la vulnérabilité de certains est toujours aussi le témoin sensible des retentissements larvés de la violence sur les autres autour. Telle une provocation, la disposition singulière de ces victimes nous reconduit à la question de l’humanité dans les organisations. Est-il encore nécessaire de préciser que le harcèlement n’aurait sans doute pas les mêmes répercussions pour la santé psychique et physique des victimes, si les témoins — collègues et collaborateurs — se montraient sensibles à la détresse d’autrui, aptes à les secourir ou de taille à arrêter l’engrenage destructeur ? Et pour le réinterpréter avec les mots des victimes : si les témoins faisaient preuve du moindre jugement de goût à l’égard d’une scène de désolation « intolérable et inadmissible ». Toutes les observations esquissées ici ne devraient pas nous laisser indifférents. Il y a une nécessité d’intégrer à la compréhension de tout processus de violence, et de surcroît à sa prévention, la contre-performance des spectateurs. Résumons-le ainsi : le silence de ceux qui assistent à la scène des agressions répétées dans la durée est un élément constitutif du harcèlement au travail. Pour peu que nous déplacions alors notre regard encore un peu plus et que nous adoptions résolument la perspective des victimes, nous devons conclure que le harcèlement au travail ne décrit pas seulement un processus d’emprise, mais désigne en même temps un défaut d’implication éthique et morale des témoins. Il illustre donc en même temps l’effet d’une violence passive.
De l’emprise rationnelle à l’éthique singulière Le politologue américain Samuel P. Huntington, dans son livre Le Choc des civilisations, nous livre cette observation : « Le déclin moral, le suicide culturel et la désunion politique constituent pour l’Occident des problèmes plus lourds de sens que les questions économiques et démographiques ». Parmi la liste des questions cruciales dressées par l’auteur figurent : « la faiblesse générale de l’éthique et la priorité accordée à la complaisance » [10]. Un tel constat vaut pour le monde du travail et il va droit au cœur du problème : le harcèlement se produit avec une permissivité surprenante. De nombreux experts nous livrent leurs constats et leurs explications. On incrimine la peur, la pression de la majorité
silencieuse, le conformisme ; on invoque l’indifférence ou l’idée moderne du principe de non-ingérence, du sens diplomatique et stratégique, l’individualisme égoïste ou encore la soumission aux attentes d’une hiérarchie vigilante : les individus doivent se tenir « à carreau » ! On met en cause, à juste titre, la dissolution des communautés au travail, et avec elle, la disparition des solidarités. Il est un fait que tous ces phénomènes sont concomitants de la mainmise grandissante d’une rationalité gestionnaire et technique sur la vie des organisations. Et l’on peut aisément supposer un lien entre les deux. Lorsque la détermination et l’instrumentalisation dominent la vie active et définissent les rapports au travail et entre les hommes, elles marquent les relations et en changent foncièrement le registre et la qualité. L’espace des échanges gratuits et spontanés se réduit et l’attention à l’autrui s’amenuise au bénéfice d’une considération accrue pour les codes, les processus et les logiques de calculs et d’intérêts. Dans un pareil contexte, les valeurs humaines et, surtout, leur défense sincère ne perdent pas seulement de leur influence, mais peut-être même leur sens. Elles perdent de leur pratique en se trouvant remplacées par des procédures. Ainsi, la vie en société se « gérerait » à grand renfort de formalisation, de normes, de techniques et de prescriptions comportementales. Il faut bien comprendre que la rationalité en vigueur joue simultanément sur deux tableaux dont la coexistence n’est peut-être pas innocente dans l’avènement du harcèlement. D’un côté, nous assistons à une rationalisation intensifiée des organisations et, de l’autre, à une gestion « formalisée » des hommes qui se déploie de l’exhortation à l’autonomie prescrite, à travers les performances évaluées jusqu’au contrôle. On ne peut pas ne pas y reconnaître un aspect idéologique pour peu qu’on lui prête le sens qu’Hannah Arendt lui attribua : « [. . .] la logique d’une idée » [11]. L’idée consiste précisément à faire régner ce qui représente l’essence même de la rationalité, c’est-à-dire la logique de la maîtrise, la domination et le contrôle, sur tout, en vue d’une finalité. S’il s’agit là certainement d’un besoin humain dont la satisfaction devrait normalement être favorable au respect entre les hommes, c’est la validité exclusive et exhaustive comme l’unique manière de maîtriser et de gérer le monde, fût-ce celui du travail, qui pose question. Car indéniablement, la rationalité déterminante crée une réalité aussi édictée que « niante », aussi exclusive qu’« excluante ». Force est de constater que cette rationalité bénéficie d’une crédibilité déconcertante parmi les contemporains. Cela en dépit, à moins que ce ne soit à la faveur, de sa persistance à procéder par disjonction et réduction. Au travail, on organise, gère et opère par fragmentation, chosification, identification, évaluation, classement, formalisation, calculs et croyance en une régulation. Pourtant, on est en droit de douter de ces effets régulateurs. Quelques chartes éthiques n’ont jamais fait le poids contre l’animation perfide d’un dispositif systématique de la compétitivité.
Le harcèlement moral au travail d’un point de vue éthique
133
La focalisation sur les intérêts individuels a de quoi ici occuper les esprits et attiser les appétits. On peut tout autant mettre un bémol sur la possibilité d’une reconnaissance mutuelle entre les hommes et leurs travaux lorsque la logique gestionnaire déplace celle-ci vers une reconnaissance par les évaluations des objectifs. Qui plus est, au moment où la maîtrise dépasse les tâches et les compétences professionnelles et s’étend à celle des collègues, elle induit une curieuse conception des relations humaines. Des techniques de savoir-faire avec autrui, associées à l’affirmation de soi, savamment appelée « assertivité », aiguisent, en effet, l’efficacité individuelle par laquelle chacun cherche à se distinguer. Cet appel aux performances et à « l’autonomie » n’empêche pourtant pas à ce que les méthodes, les normes, les standard, les procédures et les procédés dictent les mouvements en même temps qu’ils nivellent les différences et homogénéisent la pensée, les faits et les gestes. Bien au contraire, dans certains secteurs d’activités, ce que l’on appelle la performance ressemble au stakhanovisme d’autres temps. De cette standardisation, les échanges ne sont pas épargnés. La langue perd de sa « tradition », à mesure qu’elle s’enrichit de vocabulaire technique, comme le prédisait le philosophe Martin Heidegger [12]. Simultanément, la communication se codifie et se formalise. Plus loin, ainsi que l’a brillamment démontré la sociologue israélienne Eva Illouz dans son livre Les Sentiments du capitalisme [13], les émotions et les sentiments sont canalisés et la subjectivité stimulée pour servir un unique but : efficacité, rentabilité et profit. Nul ne peut ici nous reprocher de faire une caricature. Cette description, quoique non exhaustive, donne le ton de la direction empruntée. Par un processus incessant, la rationalisation pénètre toutes les sphères (ou presque) de vie, supplante les dextérités humaines et surplombe les expériences. La créativité cède à la dialectique. Lorsque le monde se présente comme incertain et complexe, ce processus à tôt fait d’accueillir nos peurs par ses mises en ordre formalistes. « Plus de règles » [14] répondaient, en effet, les salariés à la question : « comment prévenir le harcèlement ? ». Comme si, par enchantement, la quantité réglementaire venait suppléer aux manquements qualitatifs de nos relations. Au plus fort de nos activités humaines, nous paraissons de moins en moins capables de faire le distinguo entre les choix signant notre orientation personnelle et ceux qui sont l’expression de ce qui nous gouverne de l’extérieur. Nous ne savons plus, pour emprunter le sous-titre d’un livre de Marie-France Hirigoyen, distinguer « le vrai du faux » [15] . . .de nous-mêmes. Le constat est que toutes ces mobilisations saturent les espaces réels, cognitifs et psychiques au gré desquels, et Huntington a ici raison, la mobilité en faveur d’une éthique vivante s’amenuise. On serait tenté de dire qu’elle ne rapporte pas un kopeck. Pourtant, si le fait de vivre et travailler ensemble a assurément quelque chose à faire avec la reconnaissance d’autrui, c’est que l’éthique est forcément concernée. Et c’est parce que sa faiblesse n’en attise toujours que davantage l’urgence de la convoquer qu’il nous paraît impératif d’en retrouver le sens. Notre hypothèse est que l’éthique
succombe au manque de racines. Elle faillit à ses visées parce qu’elle « manque » de corps pour percevoir, sentir et agir. Ce que nous avons aujourd’hui pour habitude d’appeler éthique a en effet très curieusement cédé à une mode de formalisation tous azimuts. Dans les organisations, ces formalisations préconisent des valeurs censées être le garant de la bonne conduite responsable, tant de l’organisation elle-même que de ses membres. Mais leur mise en œuvre reste beaucoup plus floue ; ainsi les conditions, les conséquences et les niveaux d’implication pour chacun, à défaut de clarification, sont considérés comme allant de soi ou ignorés. Comment dans ces contextes entendre ou faire sien les codes éthiques ? Doit-on obéir à ces formules, comme à des prescriptions comportementales ou en est-on responsable ? Et dans ce cas, quels en sont la voie et le rayon d’action ? D’où émane et en quoi s’enracine une disposition éthique ? On peut sans mal affirmer qu’il règne à ce sujet, et particulièrement dans les organisations, une confusion entre obéissance, conformisme et responsabilité. Et elle semble autant exister pour les salariés que pour ceux qui sont les auteurs de ces formulations. Du reste, une question légitime se pose : est-ce au mode du travail de nous insuffler « notre » éthique ? Le philosophe Paul Ricoeur pointe à juste titre, expressément dans les organisations, l’existence d’une opposition entre la logique de l’obéissance et celle de la responsabilité. Le point vulnérable est que l’on présente pour qualité responsable ce qui en fait ne s’avère que demande d’obéissance. Or lorsque des finalités (économiques et humaines) entrent en conflit ou que les décisions s’écartent des codes éthiques, une politique de la responsabilité exigerait normalement que « [. . .] place doit être faite [. . .] à l’idée de conflit — de conflit négocié, [. . .] non seulement entre les individus, [. . .] mais au niveau même des finalités en jeu » [16]. « Sans doute », commente le philosophe, « l’éthique de la responsabilité n’a-t-elle jamais fini de s’opposer à l’éthique de l’obéissance » [16] pour peu que les conséquences des décisions et des actions entrent en considération et pour peu que l’éthique porte le projet « des institutions justes » [17]. La condition que Paul Ricoeur pose ici arrive fort à propos. C’est que l’idée du possible conflit permettrait certainement aussi une prévention efficace contre le harcèlement. À vrai dire, le conflit, à plusieurs niveaux, paraît même incontournable dès lors que nous envisageons dans une perspective éthique de nous sentir « concernés ». Il faut bien trancher, choisir en quelque sorte notre « camp », et décider ou non de nous opposer, décider du sens prêté et à emprunter. En ce lieu, l’éthique nous confronte à la question de la responsabilité dans la proximité à l’autrui ; là où elle sollicite, comme le définit encore Paul Ricoeur, « la vie bonne avec et pour les autres » [18]. Si l’éthique prend sens, il faut peut-être le situer exactement au cœur même de celui-ci. Le sens devient en effet, prosaïquement simple dès lors que nous l’entendons comme l’indication d’une direction. L’idée de « la vie bonne avec et pour les autres » soutient une visée, mais dans cette teneur idéelle, le corps se révèle partie prenante. Parce qu’il est « [. . .] médiateur entre l’intimité du moi et l’extériorité du monde [. . .] » [18], il porte au fil de la situation concrète et particulière, la visée à sa « tension vers et pour ». On tend et
134
C. Kreitlow
se dirige vers ce qui appelle, interpelle, aspire et implore à l’égal d’une propension esthétique. Et dans ce mouvement, le sens ouvre à une disposition éthique. Il paraît évident qu’à ce titre, le sens est intimement lié aux sens et aux sensations. Leur rôle est irréfutable dès lors que nous concevons qu’aucune perception, qu’aucune tension ou orientation ne peut s’effectuer sans leur pleine participation. Nous pouvons alors suggérer que le sens naît dans la sensibilité ou dans la « réceptivité » [19], comme l’appelle le philosophe Emmanuel Kant, la capacité de recevoir au moyen du sensible, la représentation de ce qui se donne à nous. Mais c’est véritablement comme prise de conscience de ce qui nous affecte (mobilité), du dehors et du dedans, que le sens éclot enfin dans toute sa dimension : l’éthique est au plus haut point lien (avec autrui — avec soi-même — avec l’environnement). Le sentiment de respect peut ici constituer un fil conducteur. Paul Ricoeur rappelle d’ailleurs que pour Kant : « le respect est le seul mobile que la raison pratique imprime directement dans la sensibilité affective » [20]. Et si, pour le philosophe allemand, il s’agit en premier lieu de la sensibilité à l’idée (du respect de la dignité humaine et de la loi morale), celle-ci se ravive à la vue de ce qui la sollicite. À cet égard, la sollicitude rapporte le respect à l’autrui, comme le précise encore Ricoeur. Elle incarne cette manière de se sentir responsable de l’autre. Le respect engage, en effet, bien plus une attention, une manière de se sentir concerné et se soucier plutôt qu’une commode convention. Il ne se réduit pas seulement, comme on le pense d’habitude, à une disposition statique envers une vague tolérance et en vue de la bonne distance qui sied aux normes. Cette disposition au respect comporte au contraire une mobilité particulière qui décrit parfois un mouvement précis. Somme toute, il arrive que l’on doive délaisser le caractère universel du respect au nom même de la sollicitude à l’adresse d’une situation singulière. Paul Ricoeur le rappelle d’ailleurs sans équivoque. L’éthique de la sollicitude a la primauté sur les normes, sur toutes les normes, inclusivement parfois, sur la norme morale. Si bien que nous pouvons conclure que la sollicitude revêt une forme infiniment subjective au cœur de laquelle « répondre à ce qui sollicite » est inséparable du « répondre à soi », inséparable d’une obéissance à soi. Tentons un résumé. L’éthique se dessine comme l’incontournable réponse menant sur la voie de sa propre sensibilité et du libre arbitre vis-à-vis de ce qui est digne d’estime, dans une situation donnée. Peut-on imaginer qu’elle retrouve ainsi des racines solides ? Il est certain que dans cet événement réside quelque chose d’inouï pour tous ceux qui prétendent que la raison seule suffirait à l’avènement éthique. Les propos du philosophe Michel Terestchenko n’en sont que plus clairs. La réponse éthique « [. . .] n’est pas le fait d’un individu scindé ou divisé qui repousse tout ce qui vient de sa sensibilité, cette ‘‘part maudite’’ de soi [. . .] » [21] ; elle est pleine et entière cohérence avec soi, telle un art, un goût irrépressible pour la justesse d’une justice, assignant ce que
sans doute toute éthique devrait soutenir (ou : ce que toute éthique clame), à savoir l’autonomie d’un sujet. L’éthique, devons-nous insister, implique toujours aussi potentiellement une désobéissance, une transgression de l’opinion dominante ou des normes en vigueur, qui n’a rien de sacrificiel, bien au contraire. Dans pareil cas se dessine un paradoxe. L’acte a pour effet de redéfinir ce qu’est une norme légale, ce qu’est la loi morale et ce qui vaut comme « bien et juste ». Un repère qui rectifie le tir et rappelle les règles qui organisent la vie sociale. Que l’on n’y voie aucune prétention, aucun absolu, encore moins un moralisme. Il est question seulement d’un agir unique à un moment clé pour quelqu’un. Pareille disposition, on s’en doute, ne recoupe guère l’entendement du monde du travail et l’on peut même supposer qu’elle contrarie les logiques de sa gouvernance. Elle suppose en effet l’autonomie du sujet, une autonomie qui dépasse les définitions que le monde du travail lui accorde et que ses présumés codes éthiques lui concèdent. Il est probable que la raison ici en vigueur soit pour quelque chose dans les méprises qu’elle engendre. « La voie est étroite », pourraient dire les victimes du harcèlement. Entre normalisation et performance, toute singularité qui s’en écarte court le risque de devenir une cible pour l’exclusion, ou pire pour la destruction. Toute passivité révèle sa propre force d’enfermement. L’absence du plus élémentaire acte moral fait suspecter une éthique bafouée.
L’éthique obstruée L’éthique ne peut être séparée de la rationalité. Elle est raison. Mais indéniablement faut-il à son accomplissent un corps, comme une idée qui prend corps, vibre, résonne et fait agir. C’est que la rationalité seule ne conduira jamais à une disposition éthique. Si de telles remarques apparaissent sans doute comme une évidence, celle-ci n’est jamais exempte dans sa banalité du risque d’une méprise conduisant au possible mépris. La rationalité du monde du travail, précisément, ne l’entend pas de cette oreille. Le fait est que l’esprit gestionnaire (de l’ordre et du désordre) s’empare du sujet dans l’ignorance nonchalante de toute profondeur, de toute différence et du sentiment authentique d’existence, si ce n’est de l’existence tout court. Le harcèlement moral au travail est, à ce sujet, l’une des manifestations de violence les plus parlantes. Il ne se situe pas ailleurs qu’au croisement entre l’individuel, le social, l’organisationnel et l’économique. Pourtant, la scène de son avènement et de son évolution dans la durée décrit comme lieu de violence la proximité ; autrement dit, il désigne cet espace précis qui, par-delà les rôles et les fonctions, dépend de nos capacités à être proches, d’un point de vue sensible, les uns des autres. Si les effets désastreux pour la victime cristallisent une pathologie de la solitude, comme le précise le psychiatre Christophe Dejours, il nous semble que le phénomène de harcèlement désigne une pathologie de la proximité, à plus d’un titre. Humilier, discriminer, brutaliser ce qui est différent, dominer, mépriser, éjecter et nier la souffrance. . . Voilà qui dessine un tableau bien triste des pratiques quotidiennes entre collègues de tous niveaux hiérarchiques, et ce qui est plus désolant encore, entre humains. Qu’elles
Le harcèlement moral au travail d’un point de vue éthique
135
soient perverses et larvées, ou tyranniques et bruyantes, qu’elles relèvent des techniques du management ou soient le fruit de la perfidie personnelle, l’incroyable souffrance (voire la destruction) qu’engendrent ces pratiques devrait « naïvement » nous rappeler un impératif catégorique : « À chaque fois, la morale réplique à la violence. [. . .] à toutes les figures du mal, répond le non de la morale » [22]. La devise a le mérite de ramener les spectateurs au cœur de l’événement, par l’exacte proximité qui est la leur. Il est certain que l’opposition franche à d’inadmissibles traitements, par le biais d’un jugement moral, requiert un courage qui n’est pas donné à tout le monde. Néanmoins, on pourrait s’attendre à voir surgir la sollicitude que devrait appeler la perception d’un être seul. On devrait pouvoir imaginer qu’il soit accueilli, entouré, secouru et que l’isolement soit mis en échec. Il s’agit, comme le rappelle Jacques Derrida, d’accorder l’hospitalité [23] ; d’accorder à l’autrui une spontanéité bienveillante, qui comme le remarque Paul Ricoeur serait « [. . .] intimement liée à l’estime de soi [. . .] » [24]. Les témoins du harcèlement n’auraient en effet qu’à y gagner. L’estime de soi est inséparable du « pouvoiragir » (un pouvoir que le harcèlement cherche précisément à détruire) et la réponse qu’il personnifie « [. . .] est une investiture de sa propre liberté » [25]. Il n’est en effet pas indispensable de « [. . .] savoir ce qu’est la norme absolue de l’humain ou de l’humanité » [26] pour agir, commente le philosophe Théodore Adorno. Car enfin, s’il n’est pas certain de ce qu’est le bien, l’homme sait ce qui est inhumain, et plus encore ce qui blesse, poursuit Adorno. Cette expérience est très concrète. Un visage en douleur ou l’éprouvé d’un sentiment d’indignation appelle « [. . .] à être quelqu’un » [27], insiste Emmanuel Lévinas. Mais soit ! Pour peu que nous ne voulions pas trop vite désespérer du genre humain, il nous faut assurément « oser savoir » si les conditions de telles performances sont données comme le prétend la civilisation éclairée et démocratique. Autrement dit, s’il est possible, ne serait-ce que pour une personne, d’agir humainement dans les organisations (même quand elles réfutent commodément le fait d’être démocratiques).
l’attention sur les effets collatéraux du harcèlement, qui semblent « paralyser » également les témoins pris dans ces affres étranges. Il ne faut, en effet, pas exclure les conséquences de « minitraumatismes » réitérés. Indéniablement, l’atmosphère tendue du travail est propre à méduser. Pourtant, ces constats ne suffisent pas. Il existe de nombreuses autres situations, sources de souffrance, qui condamnent une personne à la solitude, sous le « contrôle » impassible de la hiérarchie. Quoi qu’il en soit, l’étrange analogie entre la paralysie par le harcèlement et l’immobilisme tout court semble éloquente. Osons maintenant un parallèle, aux limites du comparable, avec une situation dont le processus en jeu ne cesse de nous interpeller. Le philosophe norvégien Arno Jorn Vetlesen [28] a examiné en détail le phénomène du numbing, lui reconnaissant une responsabilité dans l’abolition du jugement moral semblant affecter les bourreaux et les bureaucrates des camps. Le numbing décrit l’anesthésie de la qualité sensible et émotionnelle, de la faculté d’éprouver des sentiments, ainsi qu’une incapacité à l’empathie. Ce phénomène serait, au premier chef, un « processus d’adaptation à l’extrême ». Vetlesen dépeint une forme mixte de ce phénomène, plus couramment à l’œuvre (comme pour les témoins), le selective numbness ou « engourdissement sélectif » qui, comme son nom l’indique, filtre et dissocie « le monde ». Sous l’effet de l’intériorisation idéologique de processus bureaucratiques, technologiques et normatifs, écrit Vetlesen, un mécanisme est à l’œuvre, qui empêche la perception de reconnaître « [. . .] un être souffrant comme souffrant [. . .] » [29]. En lieu et place d’inspirer un sentiment, l’habilité perceptive paraît émoussée, court-circuitée par des jugements poncifs et des préjugés inébranlables. Le discernement autonome semble littéralement en panne. Or, insiste Vetlesen, il s’agit bien « d’impact de forces émanant de l’extérieur » et de leurs conséquences. Ses observations ne sont en fait pas très éloignées du constat que fait Hannah Arendt sur la banalité du mal comme conséquence de la suppression du penser ; de cette capacité de « mentalité élargie » (pensée ouverte) dont parle Emmanuel Kant lorsqu’il s’agit de soutenir une pensée critique. Pour Vetlesen, il n’est pas question de chercher de quelconques excuses au mal et à la passivité. Son souci est de saisir les conditions de « l’humanitude ». En cela, son approche se distingue de celle d’Hannah Arendt. En introduisant la perception comme précondition, il met en exergue le rôle des sens et du sentir dans le discernement et la performance moraux. De sorte que le philosophe aboutit au constat que toute disposition éthique et morale se déroule toujours nécessairement sur deux composantes, l’une cognitive et l’autre émotionnelle [30]. Elle se déploie à mesure que les composantes émotionnelles et cognitives se rejoignent. Vetlesen n’est pas seul à soutenir ces conclusions. Le philosophe canadien Charles Taylor vient à son secours lorsqu’il déclare que les émotions sont notre manière principale d’accéder aux expériences des autres en tant « [. . .] qu’elles sont les nôtres, elles créent l’intersubjectivité » [31] et la base de la relation mutuellement attentive. Quant au psychologue américain Martin Hoffman [32], spécialiste en la matière, ses travaux récents soulignent le rôle primordial des émotions et des sentiments comme moteurs de la raison morale ou éthique. Leur mise
Face au harcèlement, on ne peut se contenter de l’argument de la peur (être à son tour victime de l’agresseur, crainte des sanctions ou phénomènes de groupe, etc.), non seulement parce qu’une telle considération est irrecevable d’un point de vue éthique, mais aussi parce qu’un simple fait contredit cet argument. Le constat est que la hiérarchie ne réagit pas non plus, et cela quelle que soit la configuration du harcèlement ; de plus, il existe toujours une hiérarchie de la hiérarchie. Il faut donc suivre d’autres pistes. Nous pouvons envisager que sont à l’œuvre des mécanismes et principes subtils qui tracent comme une ligne infranchissable, au bénéfice d’aspirations sans limites. Des mécanismes, en somme, dont on ne perc ¸oit pas les effets et qui semblent empêcher les protagonistes de percevoir ou de sentir, c’està-dire, de « recevoir » et de « réaliser » ce qui se passe sous leurs yeux. Marie-France Hirigoyen attire à ce propos
136
C. Kreitlow
à distance, contrairement à ce que nous pouvons penser, entrave le jugement autonome. N’est-ce pas une émotion qui nous fait éprouver de l’indignation face à l’intolérable ? N’est-ce pas un sentiment, encore diffus, qui nous pousse à chercher et à penser plus loin ? Les recherches actuelles en matière de sciences cognitives ne contredisent pas ce constat. Elles fournissent une explication qui soutient les travaux de Vetlesen, en dégageant un principe pour ainsi dire mécanique : l’éloignement et la passivité des témoins. Quand un incident perturbe le cours des activités, quand en plus il est à la fois étrange et violent, les personnes ont tendance à lui trouver une explication raisonnable. La pensée cherche à construire une « bonne forme » (Gestalt) assimilable qui réduit la dissonance cognitive déclenchée par le désordre. « La victime doit l’avoir cherché ! ». La suite s’inscrit alors dans la formule du sociologue américain Thomas William : « Quand les hommes interprètent les situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences » [33]. Les témoins se détournent trouvant dans les activités un point de fuite susceptible d’apporter l’apaisement. Si l’interprétation apparaît certes subjective, elle ne relève pas moins de la rationalisation empreinte des logiques normatives que lui octroie le contexte. Elle assure aux témoins des repères satisfaisants pour les maintenir « tant bien que mal » dans une stabilité contingente. Et à mesure qu’elle s’associe aux processus directifs du travail, le tour est joué pour étouffer dans l’œuf le moindre doute venant se présenter. Que les témoins choisissent de se tenir à l’écart ou qu’ils se rallient aux « opinions » de l’agresseur, l’isolement de la victime devient un état de fait. Les normes, protectrices pour les uns, fonctionnent alors comme catalyseur pour les autres en éloignant la victime jusqu’au bannissement. Nous constatons, avec le philosophe norvégien, que l’exclusion se produit dans un tableau de « rationalité fort raisonnable », dont le fond irrationnel n’apparaît à personne. Nous ne vivons certainement pas dans un régime totalitaire ; la raison libre et éclairée guide notre bien. Aussi, dans ce contexte, les travaux de Vetlesen et d’autres chercheurs prennent d’autant plus de sens. Ces travaux pointent avec pertinence ce qui peut advenir quand la vie sensible et émotionnelle se trouve privée de sa mobilité, quand elle est incarcérée dans une « cage de fer » (Max Weber). Dans le pire des cas, c’est la Gestalt du pervers qui émerge. Comment comprendre, en effet, l’observation figurant dans le rapport du Conseil économique et social sur la santé des salariés : « [. . .] l’impossibilité de dire quelque chose de ce qu’ils (les salariés) perc¸oivent crée ou renforce un manque de confiance [. . .] » [34] ? Comment appréhender le fait que certaines personnes affirment ne pas subir de harcèlement (études menées en Suisse et au Canada) [35] alors même que tests et enquêtes menées auprès des mêmes personnes révèlent le contraire ? Habitude et stratégie d’adaptation jouent ici un rôle prépondérant ; mais à l’arrière œuvrent des processus phy-
siologiques subtils, affectifs et cognitifs qui, loin d’assurer une protection efficace, scellent dans la durée le destin de la santé et de la disposition éthique des salariés et employés. C’est comme si éthique et santé entretenaient concrètement un lien, comme si un « maintien de soi » éthique pouvait affecter la santé d’une manière ou d’une autre. En effet, c’est fort vraisemblable si nous considérons que la faculté perceptive comporte également la reconnaissance d’un certain état du corps, d’un sentiment, pourrions-nous conclure. Elle permet de repérer ses propres besoins dans notre exemple au moyen du besoin d’autrui. Car enfin, il faut le préciser : « le sentiment est une conséquence d’un processus homéostatique en cours [. . .] » [36] et à ce titre, il est illusoire de croire que le corps ne perc ¸oit que ce que la conscience admet. Certains témoins, nous le savons, en ont fait la douloureuse expérience. Ils finissent par « craquer » [37] pris d’un sentiment de honte et d’impuissance, né d’une indignation qu’ils n’ont pu exprimer et d’un acte moral refoulé. C’est peut-être la preuve, hélas amère, de la persistance chez les hommes d’un mouvement insoupc ¸onné vers la proximité et le contact entre eux ; le rappel d’une vulnérabilité qui nous est commune, d’un pathos auquel nul n’échappe.
Prévenir avec humanité Nos réflexions exigent pour l’heure une conclusion. À vrai dire, Paul Ricoeur les résume judicieusement : « [. . .] une compréhension qui ne comprend pas aussi son sujet, [. . .] qui ne l’englobe et ne le pénètre pas de sens — est une intelligence morte, une intelligence séparée » [38]. Elle conduit à un « mal développement », commente Paul Ricoeur. Nous ne trahirons sûrement pas les pensées du philosophe en précisant qu’une telle intelligence nie dans le sujet tout ce que cette même intelligence ne saurait reconnaître. Tout simplement, pour paraphraser Théodore Adorno, parce que la part du sujet libre, vivant et sentant « de surcroît » n’entre pas dans le cadre des concepts. On est prié de laisser au vestiaire ses libertés et particularités ! On peut légitimement poser la question du sujet dans l’univers de travail. Que devient-il, lorsqu’il est absorbé dans la surdétermination par une rationalité en expansion continuelle ? L’intelligence est mise à l’épreuve quand on sait que les principes qui organisent la rationalité au travail s’étayent sur la division, la séparation, la fragmentation et la dialectique de l’utilité. Quel espace propre et singulier accorde en effet la raison en vigueur aux femmes et aux hommes quand ils travaillent ? De quelle mobilité distinctive disposent-ils (mobilité conférée par autorisation éventuelle, mais également mobilité du pouvoir agir) ? En fin de compte, une raison qui construit son efficacité en mobilisant des logiques instrumentales, planificatrices, calculatrices, techniques et opérationnelles est-elle apte à penser, à imaginer et à reconnaître des sphères de vie sur lesquelles elle n’aurait pas de prise (ce qui revient de droit à la dignité de chacun) ? Il s’agit pour le sujet de lui permettre de s’engager, fût-ce dans l’instantanéité du moment, comme sujet autonome : éprouvant, pensant et se pensant lui-même. Pour Paul Ricoeur, en tout cas, « toute intelligence seulement instrumentale parce qu’elle ne comprend plus son porteur
Le harcèlement moral au travail d’un point de vue éthique est complice de la violence, de l’affirmation insensée de la particularité » [39]. On voit que ce pouvoir de domination ne peut s’exercer que si les capacités de protestation des protagonistes sont oblitérées. En tout état de cause, il s’avère impossible, avec le recul actuel, de réfuter l’insuffisance d’une loi contre le harcèlement, ni la défaillance de l’éthique et du respect. Ce constat nous ramène inéluctablement à la question de la prévention. Si nous souhaitons que cette dernière soit souveraine, elle ne doit pas se contenter des logiques ou raisonnements qui composent les ingrédients du harcèlement, de la souffrance et de l’impuissance. La prévention ne peut donc elle-même élucider la question éthique. Il faut préciser, que celle-ci engage nécessairement une réflexion critique sur les moyens, la finitude et les conséquences de toute démarche visant à la responsabilité de tous les acteurs. Sur ce versant, la prévention contre le harcèlement constituerait sans doute une opportunité à saisir, également avantageuse pour les organisations. Comment, en effet, les nouvelles politiques d’orientation comme la mobilité, la flexibilité, l’autonomie ou l’exigence de réactivité face au monde complexe et changeant ne pourraient-elles pas intéresser des sujets sensés, libres de leur intelligence ? Si cette question est naïve, elle n’en est pas moins provocatrice et interroge les choix qui nous restent. En supposant que pareille orientation trouverait preneur, il s’agirait d’être attentif. Une telle démarche changerait en effet la donne. Elle exigerait inévitablement un « autrement », scellé d’une manière différente de penser. Il ne faut pas plus, mais moins. . . Moins de formations d’outils et de techniques des relations humaines. Il s’agit d’oser renoncer ; renoncer à une certaine formalisation, renoncer au contrôle des individus et de leurs échanges. Ce qui signifierait céder à la volonté de maîtrise telle que la préconise la rationalité en vigueur, afin d’ouvrir des espaces aux dextérités humaines. La philosophe belge Ann Van Sevennant a une formule très à-propos : « [. . .] il importe de transformer collectivement l’espace du travail en une atmosphère où l’on peut retrouver un certain plaisir du travail » [40]. En un mot, la prévention doit viser la convivialité. La reconstruction, comme le dit Hannah Arendt, « d’un monde commun » qui ne se réduit jamais au seul sens d’une communauté. Mais si le plaisir est une affaire des sens, la convivialité, comme un pas vers le monde commun, exige quant à elle un déploiement de tact et de sentiments. Il s’agit finalement de récréer du jeu dans tous les sens du terme y compris jusque dans les contradictions ; de créer les conditions de ressourcement à toute la palette de nos vies, y compris à notre disposition éthique. Sur cette voie, l’esthétique s’annonce comme une sagesse pratique lorsqu’elle vante l’écoute de la voix intérieure et la sincérité envers soi [41] comme source de l’intelligence propre. Invariablement, il s’agit de lui conférer l’espace parmi toutes les connaissances. Car enfin, n’en déplaise à l’intelligence rationaliste, aucune sensibilité n’est contre-productive dès lors qu’elle affecte une raison qui a droit de citer.
137
Références [1] Rammsayer T, Schmiga K. Mobbing et personnalité. Wirtschaftspsychologie 2003;2:3—11. Site Web : http://www. pabst-publishers.de/aktuelles/05.htm. [2] Kant E. Critique de la faculté de juger. Folio essais, I. Paris: Gallimard; 1985. p. 5:139. [3] Aristote. In: Gorgio A, editor. L’amitié. Paris: Payot&Rivages; 2007. p. 27. [4] Kant E. Critique de la faculté de juger. Folio essais, I:59. Paris: Gallimard; 1985. p. 316—7. [5] Thouard D. Kant. Paris: Les Belles Lettres; 2001. p. 72. [6] Arendt H. Juger. Paris: Seuil; 1991. p. 156. [7] Kant E. Critique de la faculté de juger. Folio essais, I:40. Paris: Gallimard; 1985. p. 245. [8] Dumochel D. Kant et la genèse de la subjectivité esthétique. Paris: J.Vrin; 1999. p. 273. [9] Rammsayer T. DGFP Deutsche Gesellschaft für Personalführung (Société allemande de management des ressources humaines) Düsseldorf 2003;9. Site Web : http://www1.dgfp.com/dgfp/ data/pages/DGFP e.V/Produkte Dienstleistungen/Zeitschrift Personalfuehrung/Jahrgang 2003/Ausgabe 9 03/Interview 9 03.php. [10] Huntington SP. Le choc des civilisations. Paris: Odile Jacob; 1997. p. 336—7. [11] Arendt H. Le système totalitaire. Paris: Point Seuil;2005. p. 216. [12] Heidegger M. Langue de tradition et langue technique. Bruxelles: Lebeer Hossmann; 1990. [13] Illouz E. Les sentiments du capitalisme. Paris: Seuil; 2006. [14] Lapeyrière S. Le harcèlement moral une affaire collective et culturelle. Travail et Emploi. Documentation franc ¸aise 2004;97. p. 40. [15] Hirigoyen MF. Malaise dans le travail, démêler le vrai du faux. Paris: Syros; 2001. [16] Ricoeur P. Lecture I. Paris: Seuil Points; 1991. p. 285. [17] Ricoeur P. Lecture I. Paris: Seuil Points; 1991. p. 259. [18] Ricoeur P. Soi-même comme un autre. Paris: Seuil Points; 1990. p. 372. [19] Kant E. La raison pure. Paris: PUF; 1999. p. 55. [20] Ricoeur P. Parcours de reconnaissance. Paris: Stock; 2004. p. 290. [21] Terestchenko M. Un si fragile vernis d’humanité. Paris: La Découverte; 2005. p. 270. [22] Ricoeur P. Soi-même comme un autre. Paris: Seuil Points; 1990. p. 258. [23] Derrida J. Sur parole. l’Aube: La Tour d’Aiguës; 1999. p. 63. [24] Ricoeur P. Soi-même comme un autre. Paris: Seuil Points; 1990. p. 222. [25] Levinas E. In: Fata M, editor. Hors sujet. Livre de poche. Biblio essais; 1987. p. 169. [26] Adorno T. In: Butler J, editor. Gewalt der Ethik. Frankfurt: Suhrkamp; 2003. p. 108. [27] Levinas E. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Livre de poche. Biblio essais; 1991. p. 90. [28] Johan Vetlesen A. Perception, Empathy and Judgment. Pennsylvania State University; 1994. [29] Johan Vetlesen A. Perception, Empathy and Judgment. Pennsylvania State University; 1994. p. 159. [30] Johan Vetlesen A. Perception, Empathy and Judgment. Pennsylvania State University; 1994. p. 104. [31] Taylor C. In: Johan Vetlesen A, editor. Perception, Empathy and Judgment. Pennsylvania State University; 1994. p. 178. [32] Hoffman ML. Empathy and Moral Development. New York: Cambridge University Press; 2000.
138 [33] William T. In: Welzer H, editor. Les exécuteurs. Paris: Gallimard. NRF essais; 2007. p. 50. [34] Bressol E. Organisations de travail et nouveaux risques pour la santé des salariés. Journal officiel 14/4/2004. Brochure 2004;10:2—69. [35] SECO. Mobbing et autres tensions psychosociales sur le lieu du travail. Berne, Secrétariat d’État et d’économie. Brochure novembre 2002. Site Web : http://www.securitesociale. csq.qc.net/index.cfm/2,0,1687,9935,2856,1719,html.
C. Kreitlow [36] Damasio AR. Spinoza avait raison. Paris: Odile Jacob; 2003. p. 90. [37] Ramaut D. Journal d’un médecin du travail. Paris: Le ChercheMidi; 2004. [38] Ricoeur P. Lecture I. Paris: Seuil Points; 1991. p. 138. [39] Ricoeur P. Lecture I. Paris: Seuil Points; 1991. p. 138—9. [40] Van Sevenant A. Philosophie de la sollicitude. Paris: J.Vrin; 2001. p. 130. [41] Taylor C. Le malaise de la modernité. Paris: Cerf; 2002. p. 71.