Psychologie française 52 (2007) 123–136 http://france.elsevier.com/direct/PSFR/
Article original
Le mathème du fantasme à l’adolescence The matheme of fantasy at adolescence B. Haiea,*, O. Douvilleb b
a CHRU de Bretonneau, 2, boulevard Tonnelle, 37000 Tours, France Université Paris-X, 200, avenue de la République, 92000 Nanterre, France
Reçu le 4 juillet 2005 ; accepté le 15 juin 2006
Résumé Le mathème chez Lacan est une construction logique visant à répondre à l’os logique de la structure du sujet. En quoi la formalisation du fantasme peut-elle nous éclairer quant au « passage » adolescent ? Ce passage de la névrose infantile au temps adolescent s’accompagne-t-il d’un positionnement différent dans le fantasme ? Telle est l’hypothèse qui sera illustrée et défendue à partir de la clinique. Le fantasme se reconstruit logiquement. Le mathème unit et sépare par le poinçon les deux versants du sujet : le « sujet barré » et l’« objet a ». La refonte du fantasme à l’adolescence consistera à revisiter ces trois termes en prenant la mesure de cette opération de lien–coupure que constitue le poinçon. © 2006 Société française de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Abstract In Lacan’s writing the matheme is a logical construction aiming to correspond to the bone structure of the subject. In what respect can the formalization of fantasy enlighten us as regards the adolescent “passage”? Is this passage from child neurosis to the adolescent period accompanied by a different positioning in fantasy? This is the assumption which will be illustrated and defended with clinical cases. Fantasy is logically constructed. The matheme unite and separate through the awl, the two sides of the subject: the “barred subject” and the “object a”. The recasting of fantasy at adolescence will consist in revisiting the three terms while gauging the worth of the link–break operation which is the awl. © 2006 Société française de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. * Auteur
correspondant. Adresse e-mail :
[email protected] (B. Haie).
0033-2984/$ - see front matter © 2006 Société française de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.psfr.2006.06.003
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Mots clés : Adolescence ; Fantasme ; Objet ; Mathème ; Poinçon Keywords: Adolescence; Phantasy; Object; Matheme; Awl
1. Avant-propos Lacan, on le sait, a usé de formules, qu’il nommait mathèmes. Et cela lui fut souvent reproché, la rigueur de l’écriture semblant faire violence à l’ineffable de la clinique. Notre point de vue est que le mathème est, chez Lacan, non une simple abréviation mais une construction logique visant à répondre à l’os logique de la structure du sujet, et plus précisément à formaliser une structure réellement en jeu dans le discours psychanalytique. Par l’écriture du mathème Lacan avait l’ambition de rattacher la psychanalyse à la science mathématisée. C’est bien avec le discours mathématique que Lacan a tenté de transmettre une modélisation serrée de ce qu’était le registre du Réel. Il a pu alors formaliser les rapports du sujet à la pulsion et au fantasme. La seule invention lacanienne : l’objet « a » (entendu comme objet cause du désir détaché du réel du corps propre par l’opération de refoulement que conditionne l’accès à la métaphore) devait trouver site où se loger. Renonçant aux séductions de la psychogenèse, et aux commodités des représentations euclidiennes qui donnent ordinairement l’image de la relation du sujet à son corps et à la réalité environnante, Lacan recourrait aux modélisations structurales (du moins jusqu’au début des années 1970), puis aux écritures topologiques des surfaces et, un peu plus tard, des nœuds afin de préciser la nature, l’étoffe de cet objet « a » : objet réel point pivot des enchaînements borroméens (séminaire RSI). Lacan a voulu formaliser la situation psychanalytique (soit le discours, non le cadre) après le déclin du règne du mathème (fin du séminaire XX) par des objets autotraversants qui impliquent une compréhension autre de ce qu’est l’interprétation psychanalytique. Lacan utilise la logique et la mathématique (calcul des nombres imaginaires) afin de rendre compte de la cohérence interne de l’ordre symbolique (ensemble de notions dont l’introduction remonte à 1955). Il est alors entendu que c’est bien autour d’une perte, présentée comme un trou dans l’étoffe du symbolique — la signification est littéralement perdue — que s’origine et se dynamise le trésor des signifiants, mais à une condition encore : qu’il y ait au moins un signifiant qui ait un statut logique différent des autres, signifiant dit du « manque dans l’Autre », « trait qui se trace de son cercle sans pouvoir y être compté » Lacan (1966) comme tel imprononçable. Il est le signifiant pour quoi tous les autres représentent le sujet. Son opération logique intervient à chaque fois qu’un nom propre est prononcé. L’avancée de Lacan concerne l’homologie topologique entre structure de l’inconscient comme se situant dans les béances internes à la distribution des signifiants et structure des économies et des jeux pulsionnels. Le double appareillage du signifiant et du pulsionnel pose donc la question de l’existence d’invariants topologiques entre ces deux registres, entre le signifiant transcendantal et l’objet perdu. On reconnaît là, le fameux « graphe du désir » avec son « Che vuoi ? » illustrant la façon dont le sujet est lié à la possible réalisation de son désir. Mais il faudra une illustration, puis une monstration topologique, celle du tore, pour rendre compte la façon dont se constituent les relations structurales entre demande et désir. Le sujet, pris dans les répétitions, pris dans l’insistance de sa demande oublie qu’en même temps son lien aux supposés objets de l’Autre suit un autre chemin, lié à son désir méconnu.
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Contrairement donc à ce que l’on suppose, souvent vainement et faussement, l’invention topologique n’est pas pour Lacan, une sophistication ultime, élue afin de rendre plus belle ou plus insaisissable une présentation du psychisme. La pensée de Lacan fonde donc un sujet qui doit être tenu comme tout à fait distingué (et non pas isolé) de toute forme d’individualité empirique. Il n’est donc pas indifférent que l’enjeu soit d’abord dans le rapport du psychanalyste à sa langue. La fréquentation des paradoxes et des avancées des mathématiques, de la logique et de la physique permet de se défaire, par éclipses, de nos réalismes logiques et identitaires. La théorie lacanienne qui subvertit le nominalisme du sujet (il est, mais divisé) et le réalisme de l’objet, (il est mais absentifié) et réunit ces deux subversions par le poinçon de la coupure et du lien « a », dès le séminaire sur l’identification, cherché à poser le vide comme être médian, milieu et condition de nouage. Le sujet de la psychanalyse lacanienne est sans repère absolu et sans autofondation qui viendrait suppléer à ce vide structural en face duquel le fantasme remplit fonction d’homéostasie. Si l’acte psychanalytique ne se règle plus par la mise en avant d’un idéal qu’il conviendrait d’authentifier et d’atteindre, alors se désigne le retrait du verbe qui devient aussi ce lieu vidé de la représentation, livré à l’équivoque, orienté par la lettre. Crête alors entre une saisie du vide comme pur concept ou comme source de métaphorisation de l’absence dans l’Autre et de la présence de cette absence dans la parole. 2. Formalisation du fantasme et « passage adolescent » Lors du temps logique de l’adolescence, il s’opère alors un glissement du statut d’acteur à celui de metteur en scène, dans les scénarii construits. C’est ce dont attestent les productions de dessins dès qu’elles font apparaître la perspective et les changements de stylistique et de rhétorique (apparition de dessins sous forme de rébus). On observe par ailleurs la revendication massive de jeunes patients, d’être considérés comme adolescents. « Chez tout adolescent, le fantasme est présent de ne pas être pubère, de l’être moins, pas encore ou pas encore trop. Inversement chez l’enfant pubère il y a cette revendication de l’être. » (Gutton, 1991). Ce matériel clinique mettant en évidence les constructions des patients, nous conduit inévitablement à la question de la mise en jeu du fantasme, au cœur de ces scénarii élaborés. Dans le jeu, l’enfant est positionné comme acteur de ses scénarii. Il est pris dedans. À l’adolescence, s’opère une distanciation par rapport aux scénarii construits pendant l’enfance. Il devient le metteur en scène, c’est lui qui va donner direction, qui va agencer ces scénarii, donc les réélaborer. Ce passage de la névrose infantile au temps adolescent s’accompagne-t-il d’un positionnement différent dans le fantasme ? C’est l’hypothèse que nous voulons illustrer et défendre. Soulignons d’emblée combien ce passage de l’acteur au metteur en scène souligne, indique ce décollement du sujet de sa position d’objet du fantasme de l’Autre, maternel notamment afin de remanier son propre fantasme. D’un point de vue plus théorique, nous proposons de considérer que le « passage » adolescent, pour reprendre ici la formulation de Rassial (Rassial, 1996), est un temps chronologique, dynamique, mais logique aussi en ce qu’il remanie considérablement les temps de l’aliénation et de la séparation jusqu’à faire de l’objet la coupure du sujet. Précisons que c’est au moment où le sujet est confronté à un impossible à représenter que le fantasme est invoqué pour y faire pièce. Qu’est-ce qui se modifie dans le fantasme, dans ce temps de construction psychique de l’adolescent ? Lesourd (2002) évoque le fantasme comme un filtre de la relation au monde pour chaque sujet. « C’est à travers le filtre de ce fantasme que le sujet entre en relation
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avec les autres et qu’il construit son rapport au monde ». Les fictions infantiles sous forme de scénarii élaborés, représentatifs des théories sexuelles infantiles, du roman familial, constituent la pièce maîtresse de la construction du fantasme. « Le fantasme, cette fiction qui règle les rapports du sujet aux autres est, bien sûr, une construction déjà élaborée dans l’enfance, et déjà remaniée plusieurs fois suivant les modèles psychiques des différents moments de la vie de l’enfant. » (Lesourd, 2002). C’est une structure qui bouge, qui est amovible, qui s’explore comme on le fait d’une écriture dont on repère les logiques combinatoires. Au fil de nos différentes lectures, nous rencontrons les approches suivantes : réélaboration, modification du fantasme, construction stabilisée du fantasme, sexualisation du fantasme, réécriture du fantasme, dans ce temps de l’adolescence. Que viennent recouvrir tous ces termes ? Une remarque de Douville (2001), relevée lors d’un congrès du Bachelier, portant sur Le féminin à l’adolescence : « La question de l’adolescent, par rapport au fantasme, porte plus sur le poinçon que sur l’objet », renvoie à la formalisation du fantasme, évoquée par Lacan. Elle conduit d’emblée à faire la distinction entre fantasmes au pluriel et fantasme au singulier. Si les fantasmes pouvaient s’appréhender d’emblée au travers de scénarii, « voie royale du fantasme » (Calligaris, 1983), de paroles spontanées à partir d’un dessin d’un sujet, par exemple, le fantasme au singulier, nous renvoyait à la question de la structure, la structure de la phrase apparaissant dans ce texte charnière de Freud, « Un enfant est battu » datant de 1919 (Freud, 1919). S’y expose ce qui sera nommé ultérieurement par Lacan, fantasme fondamental. Il y aurait en quelque sorte deux versants du fantasme : ● le versant d’une production manifeste qui apparente le fantasme au rêve ; ● le versant de la structure qui interroge sur l’ossature du fantasme plus que sur son contenu. Mais ces deux versants ne peuvent se saisir que dans le transfert. Plus encore, après deux temps préalables, où l’enfant roi est d’un coup déchu par un ou une puînée, viennent se placer logiquement les trois phases de l’analyse du fantasme fondamental. Dans la première phase « le père bat l’enfant haï par moi » l’enfant haï devient une image touchée et entamée par les coups portés par le père. Ce dernier est de l’enfant, l’instrument de sa haine. On se souvient que lorsque Freud dégage la seconde phase : « Je suis battu par le père », il affirme qu’elle n’a aucune existence réelle et n’est en aucun cas le fait d’une remémoration. Affirmer cela est prendre clairement position contre l’abord strictement imaginaire du fantasme. Le fantasme s’organise sur quelque chose, un énoncé, qui ne fait pas série avec les autres énoncés prenant en charge un élément refoulé qui, par eux, fait retour. Les fondations du fantasme ne sont pas des réminiscences et sont à situer dans l’ordre de ce qui en saurait revenir au jour des formations de compromis. Cette seconde phase est celle à laquelle Freud accorde le plus d’importance dans le dépliement qu’il fait de ce fantasme fondamental. Le déplacement de l’enfant battu parce que haï à l’enfant battu parce qu’aimé est aussi un déplacement dans l’identification, l’enfant n’est plus aimé parce que parfait mais il est aimé parce que marqué par la force du père. Une telle élaboration a été radicalisée par Lacan, avec une certaine fécondité, « battu » devenant un homonyme de « castré ». Il s’agit alors du passage à la castration comme dommage, dol ou blessure à la castration comme opération qui lie le sujet à l’autre et à la parole, et qui devient non plus une mutilation, mais un rattachement de ce sujet au don et à la dette. Cette lecture lacanienne est certes fortement influencée par la propre dette du psychanalyste
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aux anthropologues Lévi-Strauss et, dans une mesure importante, Mauss. Et elle suppose un primat du symbolique, le père est un agent symboligène aimant. On conçoit qu’à l’adolescence ce ne soit plus seulement de la mère que le sujet ait à se détacher, ni du père dont il cherche l’amour garantissant le bien-fondé de son existence. Le second temps du fantasme fondamental, entamant la figure idéale et constituant un manque à être par où le sujet advient, débouche logiquement sur une reprise de l’identification imaginaire. En effet, s’il nous semble retrouver dans l’assertion qui vient ici « un enfant est battu par le père » une reprise du premier temps, la différence qui palpite entre les temps 1 et 3 est de taille : il ne s’agit plus de l’enfant rival visé par la haine mais de n’importe quel enfant venant à cette place-là. La situation logique de la fonction d’un parmi d’autres trouve ici les conditions de son écriture, hors du simple champ spéculaire liant dans le mortifère d’une rivalité le sujet à son petit double. Ansaldi (2004) notait avec justesse que Lacan suit la même trajectoire que Freud, dans sa formalisation du fantasme. Il dégage une première partie de sa théorisation où : « le fantasme est reçu dans le registre de l’imaginaire, placé sur l’axe aa’ du schéma L comme ce qui empêche de se compter au lieu de A, lieu du langage. » Le schéma L se présente sous deux formulations dans les Écrits : ● dans les Écrits, le séminaire sur « La lettre volée », leçon prononcée le 26 avril 1955 :
● dans le texte : Du traitement possible de la psychose (décembre 1957–janvier 1958).
Nous pouvons noter que dans ces deux versions a et a’ sont à des places inversées. Porge (2000) précise que c’est : « sans doute conformément au transitivisme qui caractérise ces places et à des périodes de rédaction différentes ». Lacan va dégager, toujours suivant Freud, un fantasme fondamental, qu’il va aborder sous forme d’une formule mathématique. Ce fantasme fondamental va lier le sujet de l’inconscient à un objet, l’objet « a » : « radicalement étranger au langage et donc aux représentations refoulées. » (Ansaldi, Ibid.) Nous verrons comment s’élabore cette notion complexe d’objet « a ». Mais soulignons la nouveauté de Lacan apparaissant dans cette caractéristique du fantasme de nouer et de différencier deux versants des modes de division du sujet : le versant du sujet barré par le signifiant et celui du sujet causé par la perte de l’objet « a ». En reprenant différents textes et séminaires de Lacan où ce sigle apparaît dans une formulation parfois très différente, nous essayerons de dégager, dans cette mouvance, ce qui peut faire fil conducteur pour notre propos. Nous pouvons repérer trois moments, dans l’enseignement de Lacan ; à savoir, la période où l’accent est porté sur le sujet et sur sa division, celle où il élabore l’objet « a » et « ce »,
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de différentes façons, et, enfin, celle où, ayant défini le poinçon, il insiste sur cette mise en tension du sujet barré et de l’objet. Essayons tout d’abord de cerner au plus près ce que ces termes de , « a », recouvrent, afin de reprendre, dans un temps ultérieur, ce ◊ et son élaboration. En quoi ce mathème peutil nous être utile pour dégager la spécificité du fantasme à l’adolescence ? 3. Le sujet barré:
, le sujet barré du fait du graphe
à Le sujet est le lieu vide produit par le symbolique, effet du signifiant. Lacan l’écrit partir du moment où il construit le graphe c’est-à-dire à partir des séminaires : Les formations de l’inconscient, en 1957–1958 et Le désir et son interprétation prononcée en 1958–1959 (inédit). Il le reprend ensuite dans le texte paru dans les Écrits en 1960 « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien ». Le sujet est donc barré dans l’écriture du graphe (du fait du graphe). « Le graphe balise les voies de la division ou Spaltung du sujet, que, pour la première fois, Lacan écrit : la barre sur le "S" représente l’action du signifiant sur le sujet. » (Kaufmann, 1993). Dans les premières élaborations du graphe, celui-ci indique les déterminations du sujet à partir de sa prise par le signifiant. Nous nous intéresserons plus spécifiquement au premier schéma abordé dans le texte des Écrits intitulé : subversion du sujet et dialectique du désir. Il est constitué de deux lignes : une horizontale S–S’ marquant la ligne du signifiant et la boucle S– marquant la ligne du signifié qui se dirige dans un sens rétrograde par rapport à la première. Ces deux vecteurs se recoupent en deux points : ● le premier noté C sur le schéma est le lieu du code que Lacan appellera ultérieurement A ; le trésor des signifiants, le premier Autre réel où le sujet rencontre le langage, soit la mère ; ● le second M, le message où la signification s’affirme et s’énonce par une anticipation du sujet dans ses choix de signifiants. C’est là aussi que Lacan indiquera le point de capiton S (A) chargé d’arrêter le glissement indéfini de la signification.
La division du sujet est donc causée par le signifiant. Un auteur nous livrait comme comparaison de ce marquage de la langue sur le sujet, le franchissement de la barre au large des côtes africaines. Cette barre, sorte de courant en forme de spirale, aspire l’homme qui s’y risque et l’emmène vers le large et rend difficile, voire impossible le retour sur la berge. « Or pour les êtres de langage, le piège, la barre, sont de langage, qui nous livre à cette nécessité, à cette impossibilité de franchissement. La nature de la limite est telle, qu’il est impossible de s’y maintenir, à condition d’en épouser le mouvement et d’en soutenir le danger. » (Guidoni, 2002).
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Dans le séminaire, Le désir et son interprétation datant de 1958–1959, une série de termes vient dire la division du sujet : ● tout d’abord il parle de « détresse du sujet » dans la séance du 17 novembre 1958 : « … dans la présence primitive du désir de l’Autre comme opaque, comme obscur, le sujet est sans recours. Il est “Hilflos”, en situation d’“Hilflösichkeit”. J’emploie le terme de Freud, en français cela s’appelle la détresse du sujet » (Lacan, 1958–1959)
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Cette expérience de détresse vient signer d’emblée la relation de dépendance du sujet à l’Autre. Le fantasme va être alors défini comme un recours, comme un repérage pour le sujet, dans son désir. Le fantasme stimule le désir « … et c’est pourquoi ce que je vous désigne ici comme étant ce lieu d’issue, ce lieu de référence par où le désir va apprendre à se situer, c’est le fantasme. » (Lacan, Ibid). Le sujet dans cette impossibilité à se saisir comme unité se raccroche en quelque sorte au petit a défini alors comme imaginaire. « Tout fantasme est articulé dans le terme du sujet parlant à l’autre imaginaire. » (Lacan, Ibid). Cet énoncé pourrait être illustré par cet exemple clinique d’une adolescente adressant cette phrase : « Moi c’est moi et toi t’es toi, taistoi ! » Le fantasme, c’est l’illusion nécessaire pour tenir debout. Lacan poursuit sa réflexion du fantasme défini comme le sujet « en face de » a, dans la et a en parlant séance du 19 novembre 1958. Il va d’ailleurs accentuer ce rapport entre « d’affrontement » dans la séance du 17 décembre 1958 ; Lacan emprunte à Jones le terme « d’aphanisis » pour marquer que chez le sujet il n’y a pas d’autre signe d’estampille du sujet que celui de son abolition. À la différence de Jones, le terme d’aphanisis est corrélé par Lacan, à celui de désir. Ce dont le sujet craint d’être privé, selon lui, c’est de son désir. Lacan va situer l’aphanisis dans ce mouvement de disparition du sujet. « Or, l’aphanisis est à situer d’une façon plus radicale au niveau où le sujet se manifeste, dans ce mouvement de disparition que j’ai qualifié de létal. D’une autre façon, encore j’ai appelé ce mouvement le fading du sujet. » (Lacan, 1973). Ce mouvement de disparition du sujet nous le retrouvons dans ces propos d’une adolescente au travers de cette superbe métaphore : « C’est comme une chaîne. On a appuyé sur stop et puis au bout d’un moment on réenclenche sur play. » La chaîne… haute fidélité joue bien des tours au sujet, comme la chaîne du discours ! Plus la barre est marquée sur le sujet, plus sa division est accentuée, plus le rapport à l’objet est posé comme tension et affrontement. Dans la séance du 19 avril 1959, Lacan indique que : « le fantasme joue pour le sujet le rôle de support imaginaire, précisément de ce point où le sujet ne trouve rien qui puisse l’articuler en tant que sujet de son désir inconscient ». Il indique là le court-circuit imaginaire que constitue le fantasme. Un peu plus loin, Lacan définit le fantasme comme « une métonymie de l’être ». Ce qui manque dans l’être, quelque chose vient le signifier en venant représenter le sujet. Le fantasme est le soutien du désir du sujet au moment même où il se désagrège. Le désir est donc coapté au fantasme. Dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964–1965) il aborde le cogito dans le chapitre XIV. Il porte l’accent sur la pensée. L’accès à la pensée doit être payé d’une perte d’être. Lacan reprend le cogito de Descartes pour indiquer qu’il est à l’op-
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posé de ce geste de subjectivation. Si chez Descartes, l’intuition du cogito fait coïncider le « je pense, je suis », la psychanalyse implique de les disjoindre. Elle vise à reconnaître le sujet comme ce qui manque d’identité. C’est ce que Lacan inscrit donc sous cette formule de , cet impossible identification du sujet à soi. Lacan va donc se centrer exclusivement sur « cogito ergo sum » en délaissant les deux termes précédents de cette phrase. Il va disjoindre, dans cette formule, le sujet de l’énoncé, du sujet de l’énonciation. Ce n’est pas le même je qui pense et qui dit : « je pense. » Le sujet est divisé à partir du cogito, choix forcé entre la pensée et l’être. L’adolescent sollicite les termes mêmes du fantasme. Il peut tenter de mettre en jeu une subjectivité qui ne soit pas soumise à la division. En témoignent les illustrations suivantes : Jade vient consulter car elle sait « qu’elle va mourir bientôt » donc « À quoi bon vivre ?» Tel est son questionnement au quotidien. Jade a 15 ans et n’a aucune envie de quitter ses parents. Cette question d’un éventuel départ, même lointain, l’angoisse. D’ailleurs, pourquoi les quitterait-elle puisque, par certains côtés, ils paraissent plus jeunes qu’elle. Elle ponctue chaque énonciation par : « Vous voyez ce que je veux dire ! ». Un jour, tout à coup, Jade a réalisé que, sa mère atteinte d’un cancer, aurait pu mourir, qu’elle allait mourir un jour, et elle aussi. C’est alors, dans la gravité de ce constat, que Jade va pouvoir sortir de sa sidération. Elle interroge alors : « Que pensez-vous des piercings sur la langue ? » Lui renvoyer la question ne fait que renforcer son insistance. « Non, mais vous, qu’est-ce que vous en pensez ? » Tel un insight et en écho à cette réflexion ponctuant ses phrases, il lui est répondu. « Est-ce comme un mot sur le bout de la langue ? ». Elle éclate de rire et ajoute : « ça alors, je n’y aurais jamais pensé ! » Il ne sera plus jamais question de piercing. Jessica, lors de la première rencontre s’interroge d’emblée sur la pertinence d’un travail de psychothérapie. Mais, dans le même temps, elle conteste, dit-elle, « l’existence de l’inconscient », se met à la place du thérapeute en indiquant la façon dont elle devrait s’y prendre. Elle signifie par là qu’elle ne doit lui poser aucune question. Finalement, elle conclut par « de toute façon, vous serez à côté de la plaque. » Elle poursuivra par ce propos : « je suis un défaut de fabrication » et « l’inconscient et moi, ça fait deux », indiquant la division du sujet par la langue, auquel chacun est soumis. L’adolescente peut donc aussi accentuer la barre que constitue la division du sujet par le signifiant. Cette notion de division du sujet, ce fading, nous pouvons l’illustrer, également, par une référence à la jeunesse de Goethe. Alors qu’il est épris d’une jeune fille, Goethe adolescent doit, pour transgresser un interdit, user de déguisements. Ces derniers sont à saisir comme une précaution, un jeu de parade sexuelle, et se rangent dans le registre du dédoublement du sujet devant son objet du désir. « Lacan déconstruit la construction de la parade de Goethe pour séduire à la dérobade la fille du pasteur de Sessenheim. Goethe se déguise à deux reprises pour l’aborder marquant ainsi sous le poids de sa peur un véritable dédoublement du sujet cherchant de la sorte la transgression de l’interdit qui pèse sur lui. » (Hoffmann, 1999). Ce dédoublement du sujet devant l’objet désiré, à savoir Frédérique Brion, renvoie à cette question de l’aphanisis, la disparition du sujet devant l’objet du désir et nous reconnaissons là la structure propre du fantasme. Cette supercherie lui permettra de transformer son conte enfantin « Le nouveau Pâris » (accessible au lecteur) en conte adolescent. Son titre est révélé « La nouvelle mélusine » mais son contenu ne nous est pas livré, comme si l’émergence du sexuel effleurée dans le premier conte ne pouvait s’énoncer plus explicitement. Le déguisement, dans cette capacité à masquer et à révéler constituerait la trouvaille propre à
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l’auteur adolescent. C’est sa solution fantasmatique qui lui permet une articulation à l’Autre, présentifiée par Frédérique Brion. Le fantasme, dans sa fonction littérale de « pare-être » (dans ce jeu du déguisement qui va prendre un sens nouveau c’est-à-dire : parer l’être du sujet) nous paraît là éclairante. Si la barre sur le S est de plus en plus accentuée, qu’en est-il de l’objet « a » ? 4. Situation de l’objet « a » Abordons maintenant l’autre versant de la division du sujet, celle causée par l’objet. Lacan dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse reprend l’observation du jeu du Fort-Da décrit par Freud en soulignant deux points : ● l’enfant énonçant « fort » et « Da » de façon réitérée est dans une position de sujet, séparée de l’Autre qu’incarne la mère, et c’est aussi parce qu’il peut se représenter comme absent ; ● par ailleurs, la bobine n’est pas seulement un représentant de la mère mais aussi : « un objet que le sujet vit comme arraché à lui-même » (Vanier, 2000). Cet objet, séparé de lui, se détache de lui tout en étant encore une incarnation de ce qu’il est. « Cette bobine, ce n’est pas la mère réduite à une petite boule par je ne sais pas quel jeu digne des Jivaros, c’est ce petit quelque chose du sujet qui se détache tout en étant encore bien à lui, encore, retenu » (Lacan, 1973). La répétition du départ de la mère est la cause de la division du sujet. C’est la répétition du départ de la mère comme cause d’une Spaltung dans le sujet et la mise en place de ce que Lacan va nommer l’objet a. « S’il est vrai que le signifiant est la première marque du sujet, comment ne pas reconnaître ici, du seul fait que ce jeu s’accompagne d’une des premières oppositions à paraître, que l’objet à quoi cette opposition s’applique en acte, la bobine, c’est là que nous devons désigner le sujet. À cet objet nous donnerons ultérieurement son nom d’algèbre lacanien-le petit a » (Lacan, 1973). Nous pouvons donc dire que, de la symbolisation, il y a un reste, l’objet « a ». « Cet objet n’est pas perdu à cause de son départ, mais par le fait de l’opération de symbolisation, qui, en lui substituant son symbole l’a "absenté" » (Vanier, 2000). Cet objet sera le seul indice de l’orientation du sujet vers la quête de l’objet perdu. Ainsi c’est par la perte que l’objet apparaît comme tel. C’est dans la constitution subjective qu’il peut apparaître et en même temps s’avérer inattrapable, incernable. Chaboudez, dans une communication présentée aux journées d’Espace Analytique, à Caen, soulignait avec justesse que cet objet appartient à la réalité du sujet et est séparé de lui à la fois. Lacan dans le séminaire L’angoisse donne comme exemple le sein qui avec le nourrisson forme une unité. En revanche, il n’est que plaqué sur le poitrail de la mère. Cet organe, que Lacan (2004) appelle « ambocepteur », est tantôt du côté de l’enfant, tantôt du côté de la mère. L’objet s’effectue dans l’opération d’aliénation à l’Autre. Il en est le reste. Mais, à la fois, la coupure est interne au sujet. Cela conduit Lacan à parler non pas de séparation entre le sujet et l’Autre mais de partition du sujet « Cet objet premier connaît un destin particulier puisque c’est lui qui va causer le désir du sujet, va être pris pour l’Autre, voire substitué à l’Autre, constituant son seul accès » (Chaboudez, 2002). La division du sujet est aussi causée par l’objet. « La cause du désir non seulement n’est pas signifiante, mais en plus elle est
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constituée de ce qui du corps, corps de l’Autre ou corps propre échappe à l’opération du signifiant même si elle en résulte. » (Chaboudez, Ibid.) L’objet a dans la théorie lacanienne devient ce qui, avec le fantasme, cause la division du sujet. C’est le propre du fantasme de donner à l’objet ce caractère amboceptif, c’est-à-dire susceptible d’être à la fois capté du côté du sujet et dû à l’Autre. Cet objet, cause du désir dans le fantasme, est ce reste, ce résidu, qui sert de leurre, c’est-à-dire de support pour le désir. Mais Ansaldi (2004) ajoutait là une précision « Juranville résume en disant : "Par rapport au désir, le fantasme joue un double rôle. Il soutient le désir et lui offre ses objets. Mais du même coup, ajoute-t-il le fantasme ne maintient pas le désir." » Le fantasme se fait support temporaire au désir puisque ce dernier reste fondamentalement non effectué. Le désir reste nostalgie d’une perte irrémédiable. Chaboudez insistait, dans cette conférence évoquée, sur la différence entre la perte et le manque. Le désir ainsi causé n’a pas de lien avec le manque puisque ce qui pourrait advenir à manquer est au champ de l’Autre. « De sorte que deux champs distincts et coupés l’un de l’autre sont ainsi organisés : le désir d’un côté causé par l’objet a et tournant à vide bien qu’animant les hauts faits du sujet, de l’autre la jouissance qui est au champ de l’Autre où là seulement le désir accompli aurait son lieu. » (Chaboudez, Ibid.). L’adolescent peut s’opposer à cette position d’objet qu’il occupe pour l’Autre. L’adolescent comme passage suppose cette opposition et donc aussi le risque de ne faire qu’un avec cette position d’objet préalable. Éléonore est amoureuse d’un garçon mais ne peut se réduire à n’être « qu’un objet sexuel pour lui puisque, comme les autres, il ne pense qu’à ça ! ». Jessica alternera dans ses souvenirs nostalgiques du lycée, entre la position « d’allumeuse » qu’elle occupait dans sa bande de copains et la teneur d’une idylle avec un garçon brillant de sa classe avec qui c’était le « réel bonheur » mais « trop beau pour être vrai ». Elle associera sur ses deux axes récurrents en précisant qu’elle mettra en échec ce moment de plénitude presque insupportable pour elle par sa séduction, ce qui se soldera par une exclusion du groupe et une rupture avec ce garçon. 5. Le poinçon La première fois où apparaît le poinçon se situe dans la séance du 26 mars 1958 du séminaire Les formations de l’inconscient Il en donne la définition suivante : « Il implique simplement, c’est là tout son sens, que tout ce dont il s’agit est commandé par ce rapport quadratique que nous avons mis depuis toujours au fondement de notre articulation du problème, et qui dit qu’il n’y a pas de concevable, ni articulable, ni possible, qui ne se soutienne du rapport ternaire A, a’, a ». « C’est tout ce que le losange veut dire. » (Lacan, 1998). Ce rapport quadrilatère entre , A, a’, a, nous renvoie au schéma L. Le losange indique ce qui fait rapport entre ce sujet barré et les trois autres termes. À cette époque, il ne s’agit pas encore d’un poinçon mais d’un losange, réminiscence du diagramme représenté par le schéma L. qui est lui-même la réminiscence de la diagonale du carré. Dans le séminaire II, Le moi dans la théorie de Freud, dans la technique psychanalytique (1954–1955), dans le second chapitre de l’introduction et dans le séminaire L’acte analytique (1967–1968) et plus spécifiquement dans la séance du 29 novembre 1967, Lacan reprend la théorie de la réminiscence de Platon. Il évoque dans le Ménon, la discussion entre Socrate et l’esclave à propos du doublement de la surface du carré. Socrate demande donc à l’esclave
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comment doubler la surface du carré. L’esclave commence par se tromper en croyant qu’en doublant le côté, on doublera la surface. C’est Socrate qui lui indique la solution, en raisonnant tout haut, en reproduisant sur le sable ce doublement que l’on peut représenter par le principe de la « cocotte en papier ». L’esclave suit chaque étape du raisonnement et surgit des connaissances qu’il avait à son insu. Dans les premiers temps où l’accent est porté sur le sujet barré, le poinçon est nommé comme « curseur », « tourniquet », « tenseur ». C’est l’époque où il est introduit dans les séminaires : Les formations de l’inconscient et dans Le désir et son interprétation. Il vient donc signer le rapport de avec a, en termes de « désir de », dans le séminaire L’identification en 1962, lorsque la coupure est introduite entre et a. C’est là qu’il va être nommé en tant que tel « Si je n’ai jamais introduit la véritable verbalisation de cette formule ◊, poinçon, désir, unissant le S au petit a, ce petit quadrilatère doit se lire : le sujet en tant que marqué par le signifiant est proprement dans le fantasme, coupure de a » (Lacan, 1961–1962). C’est cette référence qui lui confère le statut d’opérateur. Ensuite apparaît la référence vectorielle du poinçon : l’aliénation et la séparation. Ce petit losange est à aborder dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Le V inférieur est le Vel constitué de la première opération dite d’aliénation correspondant à l’opération logique de la théorie des ensembles : la réunion. « Le vel de l’aliénation se définit d’un choix dont les propriétés dépendent de cela, qu’il y a dans la réunion un élément qui comporte que, quel que soit le choix qui s’opère, il a pour conséquence un ni l’un, ni l’autre. » (Lacan, 1973). Le Λ supérieur indique l’opération de séparation et qui correspond dans la théorie des ensembles à l’opération logique de l’intersection. Lacan va faire appel à la référence vectorielle dans le poinçon pour dégager les notions d’aliénation–séparation. Ces deux notions rendent compte de la constitution du sujet et du désir. Cette dialectique de l’aliénation–séparation relève d’un processus langagier. Ce processus indique le mouvement de réalisation du sujet en même temps que la naissance du désir dans son rapport à l’Autre, lieu du trésor des signifiants. Le sujet est donc assujetti au champ de l’Autre. C’est la division du sujet. Le sujet n’a pas le choix de faire autrement. Lacan parle, à ce propos, de choix forcé à partir de ces formules « la bourse ou la vie » et « la liberté ou la mort ». Puis, dans La logique du fantasme et notamment dans la séance du 16 novembre 1966, Lacan va durcir le trait du poinçon : ● d’une part, avec un trait vertical qui donne les signes < et > , plus petits ou plus grands. Il va jusqu’à donner les termes d’inclusion et d’exclusion (⊂ et ⊃) ; ● d’autre part, avec un trait horizontal et nous retrouvons les formules de l’aliénation et de la séparation, à partir de celles de l’union et de l’intersection. Mais dans ce séminaire, il reprendra essentiellement l’opération d’aliénation sous le mode d’une disjonction exclusive « ou bien, ou bien. » notée : W. « ⋯ il ne s’agit pas en effet du "ou" inclusif qui autorise l’une ou l’autre branche d’une alternative ou les deux ; il ne s’agit pas non plus du "ou" exclusif bien qu’il s’en rapproche. Le "ou" exclusif exclue la vérité simultanée des deux
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membres d’une alternative. Il s’agit d’un troisième "ou", celui du choix forcé […]. En apparence il s’agit d’un choix exclusif, mais très vite on s’aperçoit qu’un côté est forcément refusé, et que le côté choisi échappe aussitôt ou comporte un manque irrémédiable. » (Darmon, 1990). C’est par le biais de cette dialectique de l’aliénation–séparation que nous pouvons avoir un aperçu des positions successives du fantasme. Le poinçon est ce qui lie et sépare les deux versants du sujet. En quoi ce connecteur intéresse-t-il plus particulièrement l’adolescent ? Martine a 12 ans. Apparaissent en cours de suivi, des inquiétudes quant au changement pubertaire. Elle arrive un jour en énonçant : « J’ai les seins qui poussent, est-ce que c’est normal ? Je n’arrive pas à dormir. J’ai peur de rencontrer un homme, avec les seins qui poussent. ». Plusieurs séances vont alors être marquées par une alternance entre des équivalents dépressifs, « je n’ai pas le cœur à parler », et des périodes d’excitation massive. En fin d’année scolaire Martine va participer à un circuit à vélo, du Loir et Cher jusqu’à Bordeaux sur une dizaine de jours. À son retour elle reprendra les différentes étapes de ce voyage. L’aspect métaphorique de son parcours de vie au travers de ces étapes du circuit en vélo se fait jour. Elle relie notamment Bordeaux à une ville du sud en direction de l’Espagne, situant là ses origines du côté de son grand-père maternel. Des dessins rendent compte de l’apparition de la perspective. Elle fait en effet un dessin que nous intitulerons « l’homme à la cravate » où cette notion de perspective est aussi évidente et où le style du dessin change. Nous sommes plus près du dessin publicitaire fido dido que du dessin d’enfant. Les formes sont stylisées, longilignes. Ce temps sera ponctué par ailleurs par le recours à la perspective dans deux dessins faisant suite à un voyage scolaire. L’un fera référence à ce voyage en vélo, où le cadre de la feuille délimite horizontalement ce parcours, avec le nom des deux villes le ponctuant. Deux lignes asymptotiques symbolisent ce parcours du sujet. Dans l’autre dessin, nous retrouvons ces deux lignes, supposées, se rejoindrent à l’infini, que supportent deux rangées d’arbres, accentuant cette profondeur, propre à la perspective. Ce dessin, suivant les propos de Martine, représente ce même trajet, qu’elle fera plus tard, avec un homme. Nous voyons comment la question de la sexualité peut être transcrite, ou plus exactement, comment la question de l’impossible du rapport sexuel peut être métaphorisée par ces deux lignes asymptotiques. Illustrons ce dernier point par l’exemple de Philippe. Cet adolescent de 16 ans est confronté à la maladie grave de sa mère. Elle décédera quelques temps après. C’est elle qui l’aidait auparavant en anglais, matière qui lui pose problème. Notamment, il confond « before » et « after » Il est passionné par le golf qui lui permet d’échapper à une atmosphère familiale lourde. Dans la passion de cette technique, il insiste sur son vif intérêt pour la trajectoire de la balle lorsqu’il exécute un swing. Notons la référence constante à la langue anglaise dans ce sport. Si la métaphore sexuelle de la balle dans le trou ne lui échappe pas, son intérêt ne se porte pas sur cette dimension. Il s’agit d’évaluer avant tout la distance qui le sépare, dans une position du corps qui se doit d’être parfaite, au trou où la balle doit se diriger dans un mouvement d’hyperbole. Elle doit donc décrire une trajectoire parfaite pour aboutir en « eagle » ou un seul coup, au but fixé. Il décrit avec un véritable art, l’axe directionnel impulsé par son mouvement et la retombée de la balle à l’horizon. Quand il réussit cet exploit, il n’est plus le même. Avant n’est alors plus comme après. La tension du mouvement et l’acte qui en découle peuvent venir souligner la division du sujet et le détachement de l’objet (la balle) là où ce qu’il produit lui échappe.
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6. La situation du fantasme à l’adolescence Pour circonscrire le fantasme à l’adolescence, nous pourrions user du terme de moment adolescent du fantasme, temps fictif et logique plus que chronologique. C’est aux travers des scénarii que nous avons un aperçu de la structure du fantasme. Les scénarii ne sont effectivement pas le fantasme. Comme le souligne Calligaris (1983) « Ce scénario—au demeurant—est peut-être la voie royale vers le fantasme au sens proprement psychanalytique, qui n’existe, voire n’a de dignité conceptuelle, que par la pratique analytique. ». Puis il ajoute: « Chaque scénario apparaît alors comme le dérivé grammatical (d’une grammaire à établir) d’un nouage premier de l’objet et de l’Autre. C’est ce nouage, écriture fondamentale de tout scénario, qui vaut d’être appelé fantasme en psychanalyse » (Calligaris, 1983). Le moment adolescent du fantasme rendrait compte de cette éclipse du sujet et de son passage dans l’objet dans ce trait de coupure et de lien à la fois que constitue le poinçon. Mais ce moment peut rendre compte d’une panne, panne du fantasme, dans ce moment tragique de choix illustré de la façon la plus drastique par le mythe d’Er, chez Platon par exemple (La République, Livre X). Dans ce mythe le sujet doit choisir sa trajectoire de vie sans l’aide des Dieux. Il se retrouve à un moment précis comme hors structure avant de pouvoir se reconnecter. Le sujet peut se trouver en errance, dans une impossibilité à refonder le fantasme, à recouvrir l’impossible du rapport sexuel. La pertinence de ce concept de sujet en état limite (Rassial, 1999), trouve son sens dans cette mise en suspens d’une possible refonte du fantasme. À plusieurs reprises il a été fait état des difficultés qu’il y a à se focaliser sur cette catégorie composite, elle n’en reste pas moins précieuse à désigner aussi que pour bien des adolescents, la panne de l’orientation fantasmatique se paye de l’élection de la folie comme modèle identificatoire où l’adolescent identifié à la folie plus qu’au fou se produit tout autant comme phénomène merveilleux que comme déchet. Au reste la relecture de certaines bouffées délirantes par le truchement des trois temps du fantasme fondamental pourrait éclairer les modes d’action et de présence thérapeutique chez ces sujets qui ne passent pas encore vers la construction de devenir « un » parmi d’autres. L’adolescent aura également à prendre la mesure de cette opération de lien–coupure que constitue le poinçon. Peut-être s’agira-t-il là aussi d’en accentuer la barre, afin de revisiter les positions que ce connecteur logique peut occuper (Lacan, 1966) <, >, V ou ∧, W, pour prendre à nouveau la forme du ◊. L’adolescent va en quelque sorte faire jouer la barre sur le poinçon dans toutes ses occurrences. Références Ansaldi, J., 2004. Le discours de Rome suivi de L’angoisse, le séminaire X. Théètes, Nîmes. Calligaris, C., 1983. Hypothèses sur le fantasme. Le Seuil, Paris. Chaboudez, G., 2002. L’autoérotisme de la jouissance phallique. Communication présentée aux journées d’Espace analytique, Caen, 16-17 Mars. Darmon, M., 1990. Essais sur la topologie lacanienne. Édition de l’Association freudienne, Paris. Douville, O., 2001. Le féminin : un concept adolescent (sous la direction de Serge Lesourd). Erès, Ramonville SaintAgne (intervention dans la salle). Freud, S., 1919. Un enfant est battu. In: Freud, S. (Ed.), 1973. Névrose, psychose et perversion. PUF, Paris. Guidoni, E., 2002. La maison que j’ai quittée. In: Figures de la psychanalyse. no 7 2002. Erès, Paris. Gutton, P., 1991. Le pubertaire. PUF, Paris.
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Hoffmann, C., 1999. Le jeune Werther de Goethe. In: Gori, R., Hoffmann, C. (Eds.), La science au risque de la psychanalyse. Erès, Ramonville Saint-Agne. Kauffman, P., 1993. L’apport freudien. Bordas, Paris. Lacan, J., 1966. Les Écrits. Le Seuil, Paris. Lacan, J., 1998. Les formations de l’inconscient. Le Seuil, Paris. Lacan J., 1958–1959. Le désir et son interprétation. (Inédit). Lacan J., 1961–1962. L’identification. (Inédit). Lacan, J., 2004. L’angoisse. Le Seuil, Paris. Lacan, J., 1973. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Le Seuil, Paris. Lacan, J., 1966–1967. La logique du fantasme. (Inédit). Lesourd, S., 2002. Adolescences… rencontre du féminin. Erès, Ramonville Saint-Agne. Porge, E., 2000. J. Lacan, un psychanalyste, parcours d’un enseignement. Erès, Paris. Rassial, J.J., 1996. Le passage adolescent. Erès, Paris. Rassial, J.J., 1999. Le sujet en état limite. Denoël, Paris. Vanier, A., 2000. J. Lacan. Les Belles Lettres, Paris.