Les conditions de travail des ouvrières de la maroquinerie travaillant à domicile

Les conditions de travail des ouvrières de la maroquinerie travaillant à domicile

Article scientifique M É M O I R E Les conditions de travail des ouvrières de la maroquinerie travaillant à domicile I. Thaon1 B. Lhotellier1 A. Thi...

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Article scientifique

M É M O I R E

Les conditions de travail des ouvrières de la maroquinerie travaillant à domicile I. Thaon1 B. Lhotellier1 A. Thiebaut1 M. Prenat2 1. Services des maladies professionnelles, CHU Saint-Jacques, 2, place Saint-Jacques, 25030 Besançon. 2. Action santé au travail du Doubs, 5, rue Victor Sellier, 25000 Besançon. Tirés à part : I. Thaon, à l’adresse ci-dessus. E.mail : [email protected]

Summary

Résumé

Working conditions of female homeworkers in the leather industry

Objectif En France, malgré son fort déclin depuis les années 80, le travail industriel à domicile persiste. Cependant, même lorsqu’une surveillance en santé au travail est mise en place pour ces salariés à domicile de type industriel, leurs conditions réelles de travail restent inaccessibles au médecin du travail. L’objectif de notre travail était de mieux appréhender les conditions de travail des ouvrières de l’industrie de la maroquinerie travaillant à domicile. Méthode Durant l’été 2004 nous avons adressé un autoquestionnaire à 46 ouvrières travaillant à domicile pour deux entreprises de maroquinerie. Les données recueillies concernaient l’ancienneté dans le travail, les travaux réalisés, les conditions générales de travail (durée du travail, horaires, lieux de travail…). Une attention particulière était également portée au risque chimique (utilisation de colles, teintures et solvants, nom et quantité des produits utilisés, fractionnement et réétiquetage, stockage des produits à domicile). Résultats Le taux de participation a été de 84,7 % (39/46). Le travail régulier une partie de la nuit (26,3 %) ainsi que le travail régulier au cours des week-ends (28,2 %) sont assez fréquents. Les ouvrières disposant d’une pièce spécifiquement réservée à l’activité professionnelle sont rares. La plupart de ces ouvrières (26/39) utilisent de la colle, de la teinture et/ou des solvants. Or le plus souvent ces produits sont fractionnés et transvasés dans des flacons de récupération dans l’atelier avant le transport au domicile. L’étiquetage est alors inexistant ou très incomplet. Ce qui explique probablement le manque de connaissance

Arch Mal Prof Env 2007; 68: 119-125 Purpose of the study In France, industrial homeworking decreased during the last thirty years, but some workers still have industrial activities at home. However even when homeworkers have occupational medical surveillance, occupational physicians have difficulty in assessing their real working conditions. The purpose of our study was to increase knowledge of working conditions of female homeworkers in the leather industry. Method During summer 2004, we sent an autoquestionnaire to 46 homeworkers working for two leather factories. The data collected were homeworking duration, general working conditions (daily length of work, schedule, and place of work in the house…). We also consider the chemical risk (use of glue, dye, or solvent, trade name and amount of chemicals used, decanting and re-labeling, storing of chemicals at home.) Results The participation rate was 84.7% (39/43). Night working (26.3%) and weekend working (28.2%) are common. Few homeworkers had a special room only for working. Most of those homeworkers (26/39) used glue, dye or solvent. Usually chemicals were decanted into salvaged bottles in the factory before they were brought back home. Then there was no label or inappropriate label on the salvaged bottle. This probably explains the common lack of knowledge on chemicals used (more than half of these homeworkers did not know the trade name of chemicals used). Moreover, dangerous behaviours increasing the risk of work© 2007. Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés

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I. Thaon et al.

related injuries (smoking or eating during work) or the risk of household injuries (working near their young children, working in the kitchen or in the dining room) were reported. Conclusion Frequent use of chemicals, night work, lack of knowledge on preventive measures and dangerous behaviours require that occupational physicians provide more information and training on occupational risk to homeworkers. Moreover a reminder of employers’ duties about chemical risk is necessary. Mots-clés : Travail à domicile, conditions de travail, industrie du cuir. Key-words: Homeworking, working conditions, leather industry.

L’

article L721-1 du code du travail définit les travailleurs à domicile comme étant les personnes qui effectuent à leur domicile des tâches confiées par un ou plusieurs employeurs (sauf les particuliers employeurs), moyennant une rémunération forfaitaire (1). Du XVIIIe siècle au début des années 1980, les travailleurs à domicile exerçaient essentiellement des activités de type industriel. Ainsi, dans les années 50 à 80, les principaux secteurs d’activité employant des salariés à domicile étaient l’industrie de l’habillement le secteur du cuir et de la chaussure et l’industrie textile (2). Cependant, au cours des années 80, le travail à domicile a subi de profondes mutations avec l’apparition du télétravail et l’explosion des services à la personne (par exemple les assistantes maternelles des crèches familiales). La proportion des ouvriers a alors diminué fortement (41 % en 1995 contre 90 % dans les années 50) au profit de la catégorie des employés. Les activités du secteur tertiaire (services domestiques, action sociale…) ont remplacé les activités industrielles. Entre 1963 et 1997, l’industrie de l’habillement est passée du premier au 12e rang. Cependant, la France compte encore des travailleurs à domicile du secteur industriel. En 1993, l’INSEE recensait un peu plus de 10 000 ouvriers à domicile dans le secteur du cuir et de la maroquinerie (2). 120

des ouvrières concernant les produits manipulés (plus de la moitié des ouvrières concernées ignore jusqu’au nom d’au moins un des produits qu’elles utilisent). De plus, des comportements à risque d’accident du travail (fumer en travaillant, plus rare manger en travaillant), mais également d’accident domestique (travail en présence d’enfants en bas âge, travail dans le lieu de préparation ou de prise des repas) ont été mis en évidence. Conclusion La fréquence de la manipulation de produits chimiques mais également du travail de nuit, la méconnaissance des mesures de prévention et l’existence de comportements à risque doivent nous inciter à porter une attention toute particulière à ces ouvrières à domicile du secteur industriel, notamment en matière d’information et de formation. Un rappel des obligations de l’employeur concernant la prévention du risque chimique (fractionnement et réétiquetage) paraît également indispensable.

Les études concernant les conditions de travail des travailleurs à domicile sont cependant peu nombreuses. Elles concernent généralement les salariés du secteur tertiaire : télétravail ou assistantes maternelles (3-5). Les publications concernant les ouvrières à domicile du secteur industriel sont plus rares et la plupart concernent le secteur textile au Canada (6). Actuellement, la Franche-Comté compte encore quelques entreprises spécialisées dans la maroquinerie de luxe qui emploient des ouvrières à domicile. Bien que les décrets d’application concernant la surveillance médicale du travail des salariés à domicile prévus à l’article L 721-23 du code du travail ne soient jamais parus, ces entreprises ont mis en place pour leurs salariés travaillant à domicile une surveillance médicale du travail similaire à celle dont bénéficient leurs ouvriers travaillant en atelier (1, 2). Cependant, en vertu des lois protégeant la vie privée, les conditions réelles de travail des ouvrières à domicile restent, de fait, inaccessibles au médecin du travail. Face à ces salariés, le médecin du travail se heurte donc rapidement à quelques difficultés pour appréhender le poste de travail. En effet, même si les tâches confiées aux ouvrières à domicile sont identiques à celles des ouvrières travaillant à l’atelier, leurs conditions de travail ne sont pas comparables. Pour les ouvrières à domicile, le lieu de travail et le domicile sont confondus, Arch Mal Prof Env 2007

les temps consacrés à l’activité professionnelle et à la vie privée ne sont pas toujours bien distincts. De plus les conditions de travail rapportées par certaines ouvrières à domicile lors des visites de médecine du travail nous ont interpellés. L’objectif de notre travail était donc de mieux appréhender les conditions de travail des ouvrières de l’industrie de la maroquinerie travaillant à domicile, afin de cibler les actions de prévention à mettre en place notamment en matière d’information et de formation. Nous souhaitions, de plus, porter une attention particulière au risque chimique lié à la manipulation de colles, vernis et teintures.

Méthodes Une enquête descriptive transversale a été réalisée entre juillet et août 2004 auprès des 46 ouvrières travaillant à domicile dans deux entreprises du secteur de la maroquinerie. Nous avons adressé par courrier aux 46 ouvrières à domicile : une lettre d’information sur les objectifs et les conditions de réalisation de l’enquête, un autoquestionnaire et une enveloppe timbrée pour le retour du questionnaire. Le questionnaire étant anonyme, une lettre de relance a ensuite été adressée à l’ensemble des ouvrières afin de limiter le taux de non-réponses. Notre autoquestionnaire comportait des items reprenant : - les caractéristiques sociodémographiques : âge, statut matrimonial, nombre et âge des enfants vivant au domicile. Le travail à domicile ne peut en effet être disjoint de la situation familiale, puisqu’il permet de conjuguer vie professionnelle et garde des enfants. Concernant l’âge des enfants, nous avons distingué cinq classes en fonction de l’âge du plus jeune : 3 ans et moins (scolarisable en maternelle), 3 à 6 ans (scolarisable en maternelle ou en CP mais ne sachant pas lire), 7 à 11 ans (scolarisable en primaire et ayant appris à lire), 12 à 15 ans (scolarisable au collège) et au-delà de 15 ans ; - l’ancienneté dans le travail à domicile quelle que soit l’entreprise, l’ancienneté au sein de l’entreprise actuelle et l’ancienneté dans le travail à domicile dans l’entreprise actuelle ; - l’existence d’une période antérieure de travail en atelier dans l’entreprise, notamment à l’occasion d’une période de formation. Dans les deux entreprises concernées par notre étude, des ouvrières réalisent en atelier le même type de tâches que les ouvrières à Arch Mal Prof Env 2007

domicile. Les salariées travaillant à domicile peuvent demander à (ou être sollicitées pour) travailler en atelier ; - le mode et le nombre de déplacements hebdomadaires entre l’entreprise et le domicile. Les salariés viennent en effet régulièrement récupérer le matériel nécessaire à leur activité et rendre leur travail ; - les tâches réalisées. Dans ces entreprises, les ouvrières réalisent à leur domicile des travaux de maroquinerie haut de gamme, essentiellement couture à la main, teinture et collage, d’articles en cuir, généralement des bracelets de montre, plus rarement étiquetage et emballage ; - les horaires de travail habituels et la durée hebdomadaire de travail, ainsi que la fréquence du travail de nuit et le week-end (codés en quatre classes : jamais, rarement, souvent, toujours) ; - le (ou les) lieux habituels de travail au sein du domicile, l’existence d’une zone spécialement réservée au travail. Il apparaissait important d’identifier si le travail s’effectuait dans une pièce réservée pour le travail, ou s’il existait au moins une zone dans une pièce spécifiquement dédiée à l’activité professionnelle. De même, en raison des risques d’accident du travail mais aussi d’accident domestique, le travail dans les lieux de préparation ou de prise des repas (cuisine, salle à manger) a été identifié ; - la posture habituelle de travail (assis ou debout), le type de siège utilisé en cas de travail assis. Ces items étaient justifiés par les rachialgies rapportées par plusieurs salariées lors des visites annuelles ; - la ventilation naturelle de la pièce de travail en été et en hiver ; - l’utilisation de colles, teintures ou solvants, nom et quantité des produits utilisés, fractionnement et réétiquetage avant le transport entre l’atelier et l’entreprise, puis, au domicile, les conditions de stockage des produits à domicile ; - les éventuelles conduites à risque d’accident du travail ou d’accident domestique : fumer ou manger en travaillant, travailler en présence des enfants (codées en 4 classes : jamais, rarement, souvent, toujours) ; - la notion d’une information antérieure sur la prévention des risques professionnels. La saisie des données a été effectuée sur Access et l’analyse statistique des données a été réalisée à l’aide du logiciel Epiinfo. Les tests utilisés ont été le test du Chi-2 ou le test exact de Fischer pour les variables qualitatives, ainsi que des analyses de variance ou des tests de Kruskall-Wallis pour les variables qualitatives. 121

MÉMOIRE

Les ouvrières de la maroquinerie à domicile

Résultats Données sociodémographiques Sur les 46 ouvrières sollicitées, 39 ont renvoyé leur questionnaire, soit un taux de participation de 84,7 %. Le taux de participation semble différer légèrement entre les deux entreprises : 91,3 % (21/23) dans la première entreprise, 78,3 % (16/23) dans la seconde (p = 0,21). Le tableau I reprend les principales caractéristiques sociodémographiques de notre échantillon. L’âge moyen des ouvrières à domicile ayant participé est de 37,5 ans (25 à 59 ans). La majorité d’entre elles vit en couple (87,2 %) et a des enfants (94,9 %). Près de 40 % d’entre elles ont trois enfants ou plus. Dans 46,2 % des cas, leur plus jeune enfant a moins de 7 ans. Et 15,4 % d’entre elles ont au moins un enfant d’âge préscolaire (moins de 3 ans) (figure 1). Lorsqu’elles ont commencé leur activité à domicile, plus des deux tiers avaient un enfant de moins de 7 ans, dont près de la moitié un enfant de moins de 3 ans.

Antécédents professionnels et activités réalisées Sur le plan professionnel, l’ancienneté moyenne dans le travail à domicile est très variable : de 15 jours à 16 ans pour une moyenne d’environ 29,5 mois. Seules deux salariées ont déclaré avoir déjà travaillé à domicile pour une autre entreprise. Hormis une ouvrière,

nombre de salariées

14

94,9

12

82,1

10

71,8

8 46,2

6 4 2

6

15,4

12

10

3 à 6 ans

7 à 11 ans

4

5

0 0 à 2,5 ans

100,0 90,0 80,0 70,0 60,0 50,0 40,0 30,0 20,0 10,0 0,0

Pourcentage cumulé de salariées

I. Thaon et al.

11 à 14 ans 15 ans et plus

classe d'âge du plus jeune enfant

Figure 1. Classe d’âge du plus jeune enfant.

toutes ont déclaré avoir bénéficié d’une période de formation technique en atelier avant d’entreprendre leur activité à domicile. La moitié (19/39) a également exercé son activité professionnelle en atelier en dehors de sa période de formation. Les principales tâches effectuées sont la couture (26/39), le collage (19/39), la teinte (14/39) et le montage (14/39). Quatre salariées font également du conditionnement. La fréquence des contacts entre la salariée et l’entreprise varie en fonction de l’entreprise. Dans la première entreprise, presque toutes les ouvrières (16/18) se rendent dans l’entreprise quatre à cinq fois par semaine pour récupérer leur matériel et rendre leur travail. Dans l’autre entreprise, la fréquence des contacts est beaucoup plus variable, avec une moyenne de trois par semaine. À noter que quatre ouvrières n’ont pas de contact direct régulier avec leur entreprise, car elles récupèrent et rendent leur travail par le biais de leur conjoint.

Conditions générales de travail Tableau I : Caractéristiques sociodémographiques des ouvrières à domicile ayant participé à l’enquête.

Nombre de salariées (%) Âge

Moyenne (écart-type) 37,5 ans (7,7)

Situation familiale Célibataire Divorcée Mariée Vie en concubinage

2 (5,1 %) 3 (7,7 %) 25 (64,1 %) 9 (23,1 %)

Nombre d’enfants Aucun Un Deux Trois Quatre et plus

2 (5,1 %) 8 (20,5%) 15 (38,5%) 11 (28,2%) 3 (7,7%)

Tabagisme actuel

17 (43,6 %)

2,27 (0,96) *

* moyenne chez celles ayant au moins un enfant.

122

Concernant le lieu de travail habituel dans le domicile : 76 % (28/37) déclarent avoir spécifiquement aménagé un espace de travail dans l’une des pièces du domicile (tableau II). Mais il apparaît que trois seulement disposent d’une pièce réservée au travail : 8 travaillent dans la cuisine, 10 dans la salle à manger, 13 dans le salon, les autres dans diverses pièces (véranda, buanderie…). On retiendra que la moitié d’entre elles (18/38) travaille systématiquement ou régulièrement dans la cuisine ou la salle à manger (figure 2). Généralement elles travaillent assises (36/39), mais trois d’entre elles préfèrent travailler debout. Celles qui travaillent assises utilisent le plus souvent une simple chaise (20/36), mais 16 d’entre elles préfèrent une chaise ou un tabouret réglable en hauteur. La durée moyenne de travail est de 7,6 heures par jour, les trois-quarts déclarent travailler entre 6 et 10 heures Arch Mal Prof Env 2007

Les ouvrières de la maroquinerie à domicile

Tableau II : Conditions de travail des ouvrières à domicile ayant participé à l’enquête.

Nombre de salariées (%) Ancienneté dans le travail à domicile dans l’entreprise actuelle (en mois) 10 (26,3 %)

Travail régulier aux heures de repas (n = 38) Uniquement à midi ou le soir À midi et le soir

25 (65,8 %) 19 (50,0 %) 6 (15,8 %)

Travail régulier le week-end (n = 39)

11 (28,2 %)

Utilisation de produits chimiques Colles Solvants Teintures

20 (51,3 %) 19 (48,7 %) 14 (35,9 %)

Nombre d'ouvrières

12

12 10

10 8

8 6 3

4

2

3

2 0 Cuisine

Salle à manger

Salon

Buanderie

Lieu de travail habituel

Véranda

Pièce réservée

Figure 2. Lieu de travail habituel.

par jour. La majorité travaille systématiquement ou régulièrement le matin entre 9 heures et 12 heures (34/39) et l’après-midi entre 14 heures et 17 heures (34/39). Cependant, 26,3 % (10/38) déclarent travailler régulièrement ou systématiquement entre 21 heures et 5 heures du matin. Parmi ces ouvrières qui déclarent travailler une partie de la nuit, la plupart ont au moins un enfant de moins de 7 ans (7/10) (Test de Fischer p = 0.07). Ce travail de nuit n’est pas associé à une réduction du travail régulier en présence des enfants ou à une augmentation de la durée quotidienne de travail. De même, il ne semble pas lié à l’absence d’espace réservé aux activités professionnelles. Par ailleurs, le travail aux heures habituelles des repas est fréquent 65,8 % (25/38). Plus d’un quart (11/39) déclare travailler régulièrement le samedi ou le dimanche.

Risque chimique Concernant l’exposition au risque chimique, on retiendra que deux-tiers des ouvrières (26/39) utilisent de la colle, de la teinture et/ou des solvants. On ne note pas de différence entre les deux entreprises. La moitié d’entre elles utilise au moins deux types de produits (tableau II). Arch Mal Prof Env 2007

On note un manque de connaissance sur les produits utilisés. Alors que les ouvrières ont rempli le questionnaire à leur domicile en présence des produits, la moitié d’entre elles (14/26) ne peut préciser le nom d’au moins un des produits utilisés. Et plus d’un quart (7/26) ignore le nom de tous les produits manipulés. Cette méconnaissance des produits est à rapprocher du fréquent fractionnement des produits dans l’atelier avant le transport au domicile. En effet, les produits sont souvent transvasés dans l’entreprise dans des flacons de récupération (plus de la moitié des cas pour les colles, systématiquement pour les solvants et plus de 80 % des cas pour les teintures). L’étiquetage est alors inexistant ou très incomplet. Du fait de ce transvasement et du mauvais étiquetage, les ouvrières n’ont donc aucun accès aux précautions d’emploi à respecter, aux phrases de risques, ou aux conseils de prudence. En hiver, près de la moitié des ouvrières utilisant des produits chimiques (12/24) travaillent occasionnellement ou fréquemment avec les fenêtres ouvertes afin de ventiler la pièce. L’été, elles travaillent toutes avec les fenêtres ouvertes.

Situations à risque d’accident du travail ou d’accident domestique Parmi les ouvrières de cette étude, 43,6 % fument. Sept d’entre elles le font également tout en travaillant, dont 6 qui manipulent des produits toxiques. On peut ainsi noter que deux ouvrières qui utilisent des solvants fument systématiquement tout en travaillant. Sept ouvrières ont signalé qu’il leur arrivait en de rares occasions de manger tout en travaillant. Même si ce comportement reste occasionnel, on peut noter que ces 123

MÉMOIRE

29,5 (16,7)

Travail régulier de nuit (n = 38)

14

Moyenne (écart-type)

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sept ouvrières utilisent toutes des produits chimiques pour leur activité professionnelle. Comme nous l’avions mentionné plus haut, la moitié des ouvrières à domicile travaille habituellement dans la pièce où sont préparés ou pris les repas. Cette situation semble moins fréquente chez les ouvrières qui utilisent des produits chimiques (40 %) que chez celles qui n’en manipulent pas (61,5 %). Mais cette différence n’est pas significative (p = 0,20). Dans notre étude, 82 % des ouvrières ont au moins un enfant de moins de 15 ans. Parmi ces 32 ouvrières, 16 travaillent régulièrement en présence des enfants et trois le font systématiquement. Plus les enfants sont jeunes, plus la proportion de femmes travaillant régulièrement en leur présence augmente : 66 % chez celles ayant des enfants de moins de 6 ans, 80 % chez celles ayant des enfants de moins de 3 ans. Parmi celles qui manipulent des produits chimiques : 47,7 % (10/21) travaillent régulièrement en présence des enfants de moins de 15 ans. Ayant pressenti les manques de connaissances en matière de prévention des risques professionnels, nous avions également interrogé ces femmes sur une éventuelle information antérieure ayant pour objet la prévention des risques professionnels. Concernant la prévention des risques professionnels, seulement 36,1 % (13/36) déclarent avoir eu une information sur les risques professionnels et leur prévention. Cependant elles semblent un peu plus nombreuses à évoquer une information antérieure lorsqu’elles utilisent des produits toxiques : 10/15 (40 %) contre 3/8 (27,3 %) chez celles qui ne manipulent pas de produits. Mais cette différence n’est pas statistiquement significative (test de Fischer p = 0,36). La notion d’information antérieure concernant la prévention des risques professionnels ne diffère pas en fonction de l’entreprise ni de l’ancienneté ou de l’âge des salariées. À noter qu’il s’agissait le plus souvent d’une simple information lors de la visite de médecine du travail.

Discussion Il s’agit d’une enquête descriptive portant sur une petite population (46 ouvrières). Elle porte cependant sur une profession fort méconnue, celle d’ouvrière à domicile de la maroquinerie. Le taux de participation est satisfaisant (près de 85 %), alors même que l’envoi des questionnaires durant la période des congés annuels pouvait faire craindre un faible taux de participation. Au vu du retour lors des visites médicales il 124

semble que ce bon taux de participation reflète la satisfaction des ouvrières à domicile de voir un intérêt particulier porté à leur situation spécifique. Le profil caractéristique des ouvrières à domicile de notre enquête est donc celui d’une femme vivant en couple et ayant au moins deux enfants, dont le plus jeune à moins de 12 ans. Comme attendu, le travail à domicile est fortement lié à la présence d’enfants au domicile (la moitié des ouvrières ont débuté leur activité à domicile alors qu’elles avaient un enfant de moins de 3 ans et les deux-tiers un enfant de moins de 7 ans). Le travail à domicile offre en effet la possibilité de conjuguer activité professionnelle et garde des enfants sans frais. Malgré la petite taille de la population étudiée, certains résultats sont d’ores et déjà à prendre en compte dans un objectif d’amélioration de la prévention des risques professionnels. Les premiers résultats de cette enquête descriptive font en effet apparaître un défaut d’information sur les risques professionnels : seule une ouvrière sur 3 déclare avoir eu une information sur les risques professionnels, dans plus de la moitié des cas les salariées ne disposent d’aucune information sur les produits manipulés (absence d’étiquetage, nom inconnu…). En cas d’incident ou d’accident lors d’une manipulation en dehors des heures d’ouverture de l’entreprise, elles n’ont aucun moyen d’indiquer aux services de secours le nom et la nature des produits en cause. De même, des comportements à risques persistent : fumer régulièrement alors que l’on utilise des solvants, beaucoup plus rarement manger en travaillant, mais encore trop souvent travailler dans la pièce où sont préparés ou pris les repas. À noter la spécificité du travail à domicile qui fait coexister les risques d’accident du travail avec les risques d’accident domestique (travail en cuisine, manipulation de produits chimiques en présence des enfants). Cependant, d’autres risques déjà décrits chez les travailleurs à domicile (en milieu industriel comme dans le télétravail) transparaissent dans cette étude : celui d’un chevauchement, voire d’une confusion des temps et des espaces réservés à la vie professionnelle et à la vie familiale (2, 7). On note ainsi que la majorité des ouvrières ne dispose pas d’une pièce réservée à l’activité professionnelle (probablement par manque de place). Mais surtout un quart d’entre elle ne dispose même pas d’une zone de travail réservée au travail. Un rapport de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de travail, publié en 1997, pointait également ce risque de lieux de travail inadéquats en cas de logement exigu chez des salariés effectuant du télétravail (7). Outre la confusion entre lieu de travail et lieu de vie Arch Mal Prof Env 2007

inhérente au travail à domicile, il peut également exister une confusion des « temps » réservés au travail et à la vie privée. Dans notre étude, les ouvrières travaillent en moyenne 7,5 heures par jour ; elles travaillent donc aussi longtemps, voire un peu plus, qu’une ouvrière affectée à temps plein en atelier. Cependant la fréquence du travail de nuit et le week-end (plus d’un quart des cas), et la fréquence du travail en présence d’enfants de moins de 15 ans, font ainsi apparaître les difficultés à concilier vie familiale et obligation professionnelle. Dans notre étude, la fréquence du travail de nuit régulier (26,8 %) est cependant plus faible que celle rapportée dans une étude de la DARES (39 %) portant sur des télétravailleurs travaillant uniquement à leur domicile (8). Dans cette étude, le travail occasionnel ou régulier le week-end (73 %) était plus fréquent que dans notre étude (47 %). De même, dans son rapport rendu en 2001 au Conseil économique et social, Mme Rey notait « une nette tendance à la réduction des délais exigés pour la réalisation des travaux et, de plus en plus, une remise (du matériel) en fin de semaine ce qui implique de travailler samedi et dimanche pour rendre le travail en début de semaine suivante. Il est difficile au travailleur à domicile de refuser d’exécuter le travail dans le délai prescrit, sauf à prendre le risque de ne plus recevoir de travail » (2). Or cette confusion des temps professionnels et familiaux prédispose incontestablement à des phénomènes de stress et de souffrance mentale. D’autant plus qu’il existe d’autres sources de stress telles que l’isolement social lié au travail à domicile. Les contacts avec les équipes sont rares en dehors de moments où l’on récupère le matériel et où l’on rend le travail. Dans notre étude, quelques ouvrières n’ont d’ailleurs aucun contact direct régulier avec leur entreprise. Dans l’une des entreprises le contact quasi quotidien reste cependant la règle. Par ailleurs, le rapport au Conseil économique et social mettait également en relief d’autres sources de stress telles qu’une situation professionnelle parfois floue vis-à-vis de l’entourage : « on travaille à la maison » (2). Ce point n’a cependant pas été abordé dans notre enquête. Cette étude descriptive chez les ouvrières à domicile pointe d’ores et déjà la nécessité de mettre en place des actions de prévention du risque chimique. Un rappel

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des obligations en matière de reconditionnement et d’étiquetage des produits chimiques auprès des employeurs paraît indispensable. Des actions d’information sur le risque chimique auprès des salariées portant également sur le reconditionnement des produits et sur le rappel des règles de bases (ne pas fumer, ne pas manger en travaillant, éviter autant que possible de travailler dans la cuisine ou dans la salle à manger) sont également à prévoir. Les réunions d’informations et formations auraient également le mérite de fournir un lieu d’échange à ces salariées généralement assez isolées. Par ailleurs nous souhaitons mettre en place une autre étude portant sur un plus grand nombre d’ouvrières à domicile et portant sur le retentissement du travail à domicile en termes de souffrance au travail mais également de troubles musculo-squelettiques.

Références 1. Ménard A. : Le travail à domicile. Travail et Sécurité. 2004 ; 5 : 8-9. 2. Rey C. : Le Travail à domicile. Conseil économique et social, Paris 1999. http://www.conseil-economique-et-social.fr/ces_dat2/ 2-3based/base.htm 3. Dones J.P., Parmentier H., Fournier C., Cate E. : Expérimentation de télétravail pendulaire à la Caisse des dépôts de Bordeaux. Arch Mal Prof Env, 2004 ; 65 : 292. 4. Lundberg U., Lindfors P. : Psychophysiological reactions to telework in female and male white-collar workers. Journal of Occupational Health Psychology, 2002 ; 7 : 354-364. 5. Harrington S.S., Walker B.L. : The effects of ergonomics training on the knowledge, attitudes, and practices of teleworkers. Journal of Safety Research, 2004 ; 35 : 13-22. 6. Ng R., Yuk-Lin Wong R., Choi A. : Homeworking: home office or home sweatshop? Report on current conditions of homeworkers in Toronto’s garment industry. NALL Working Paper Ontario Institute for Studies in Education of the University of Toronto, Toronto, 1999. http://www.oise.utoronto.ca/depts/sese/ csew/nall/res/06homeworkers.htm 7. Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail : les implications sociales du télétravail. Office des publications officielles des communautés européennes Luxembourg 1997. http://www.fr.eurofound.eu.int/publications/ files/EF9723FR.pdf 8. DARES Le télétravail en France : premières synthèses 2004. Ministère du travail, Paris 2004. http://www.travail.gouv.fr/ IMG/pdf/publication_pips_200412_n-51-3_teletravail-en-france.pdf

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