Les évolutions du syndicalisme brésilien dans les années 1990 Une étude de cas dans le bâtiment

Les évolutions du syndicalisme brésilien dans les années 1990 Une étude de cas dans le bâtiment

Sociologie du travail 43 (2001) 491−513 © 2001 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S0038029601011773/FLA Les évolu...

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Sociologie du travail 43 (2001) 491−513 © 2001 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S0038029601011773/FLA

Les évolutions du syndicalisme brésilien dans les années 1990 Une étude de cas dans le bâtiment Christophe Brochier* Résumé – Pour répondre à la question de savoir ce qui est véritablement « nouveau » dans le « nouveau syndicalisme brésilien », cet article suggère qu’il est primordial d’examiner les pratiques routinières du travail syndical au jour le jour. On voit ainsi, dans le cas d’un syndicat du bâtiment d’une ville de la région Sud-Est du Brésil, que plusieurs dimensions peuvent être importantes pour comprendre l’action syndicale à la fin des années 1990 : les relations des syndicalistes avec la base ouvrière (souvent affectées par une certaine forme d’incompréhension), les conflits internes (qui peuvent résulter des intérêts opposés de diverses catégories d’agents), les rapports avec le patronat (qui peuvent être caractérisés par un certain pragmatisme poussant au consensus), et les définitions de la politique syndicale (plus ou moins homogènes, plus ou moins novatrices en fonction des acteurs impliqués et des aléas du contexte économique et politique). © 2001 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS Brésil / syndicalisme / bâtiment / travailleurs Abstract – Trends in the Brazilian labor movement during the 1990s: A study of the building industry. What is really “new” in the “new Brazilian labor movement”? The answer to this question calls for examining the routine practices of the everyday job of organizing. To do this, a participant observation method was used to study a labor union in the building industry in a town in southeastern Brazil. Several dimensions turn out to be important for understanding union activities in the late 1990s: the relations (often involving a lack of understanding) of union leaders with the working class base; internal conflicts (sometimes resulting from conflicts of interests among various categories of workers); relations with bosses (sometimes characterized by a pragmatism tending toward consensus); and labor union policies (more or less homogeneous or innovative depending on the parties involved and the economic as well as political circumstances). This case study suggests new axes for research. © 2001 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS Brazil / labor unions / the building industry / workers

Dans les années 1980, émerge au Brésil une forme de syndicalisme en rupture avec le syndicalisme corporatiste officiel installé depuis les années 1930 : le « nouveau syndicalisme brésilien ». Vingt ans plus tard se pose la question de savoir ce qui reste des objectifs et des idées initiales de ces réformateurs dans le syndicalisme brésilien. Ce débat divise les spécialistes de la question qui cherchent à évaluer les changements de fond intervenus depuis le retour du pays à la démocratie (Abreu et al., 1995 ; Larangeira, 1998 ; Rodrigues, 1998 ; Rodrigues, *Correspondance et tirés à part. Adresse e-mail : [email protected] (C. Brochier). Groupe de recherches École, travail, institutions, université Paris-8, département AES, 2, rue de la Liberté, 93526 Saint-Denis cedex, France.

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1999). Le contexte économique et politique s’est modifié, les aspirations révolutionnaires des premiers leaders se sont émoussées, les attentes et les besoins des travailleurs ne sont plus les mêmes, etc. Comment dès lors fonctionnent aujourd’hui concrètement les syndicats, comment envisagent-ils leur rôle, comment s’adaptentils aux évolutions de la société ? Répondre à ces questions est difficile car la très grande diversité des situations (liée aux disparités géographiques, et aux caractéristiques propres des différents secteurs économiques) rend malaisée toute analyse d’ensemble1. L’ambition limitée de ce texte sera d’aborder ces interrogations à partir de l’étude du fonctionnement d’un syndicat du bâtiment d’une ville du Sud-Est du Brésil. Entre 1995 et 2000, j’ai pu accompagner les activités régulières du syndicat du bâtiment d’une ville que je désigne sous un pseudonyme dans ce texte. Le but de mon étude était de mieux connaître les ouvriers du secteur et de comprendre comment le « nouveau syndicalisme » tentait de résoudre leurs problèmes. Cette demande fut bien acceptée et en construisant progressivement des liens de confiance et d’amitié avec les responsables, j’ai pu, sur une longue période, observer les activités quotidiennes, participer à des réunions et des visites de chantier, et même prendre place au sein de la délégation du syndicat pour un congrès national. La matière de cet article consacré à ce qu’est « concrètement » le nouveau syndicalisme provient donc de données empiriques de première main réunies par la méthode de l’observation participante. Le cas étudié ne prétend pas à une quelconque « représentativité » puisque le champ des cas possibles en matière syndicale au Brésil est trop étendu. Mais son analyse permettra de suggérer des pistes nouvelles (pas toutes pleinement exploitées dans le texte) pour la compréhension du syndicalisme du bâtiment dans une région urbanisée et industrialisée du pays. Dans cette ligne d’idées, le choix de cette branche industrielle n’est ni un hasard, ni un handicap. Le secteur est rarement étudié alors qu’il constitue une branche industrielle économiquement très importante où les effectifs à l’échelle nationale sont considérables. Un point essentiel est que le bâtiment rassemble une main-d’œuvre ouvrière nombreuse, peu formée, surexploitée et traditionnellement rétive à la syndicalisation. Étudier cette branche permet donc de comprendre le syndicalisme à partir de problématiques différentes de celles habituellement étudiées (dans le secteur public ou dans l’industrie automobile par exemple) notamment pour ce qui concerne les rapports entre l’institution, la base ouvrière et le patronat. On insistera en particulier sur l’idée que, dans bien des cas, l’action des dirigeants syndicaux est hésitante et confuse, notamment en raison d’oppositions personnelles internes, mais aussi d’une certaine inexpérience dans la gestion des relations avec la base ouvrière. Ces analyses peuvent éclairer la question du syndicalisme dans des secteurs industriels peu modernisés mais elles permettront également de signaler certaines caractéristiques du vaste groupe d’entités rattachables au mouvement du « nouveau syndicalisme ».

1 On trouvera un bon exemple de la diversité des positions et propositions syndicales pour le seul État de Rio de Janeiro dans l’article de Regina Morel (Morel et al., 1995).

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1. « Ancien » et « nouveau » syndicalisme brésilien Entre 1930 et 1988 le syndicalisme brésilien a fonctionné à partir du modèle populiste et d’inspiration mussolinienne mis au point par Getulio Vargas dès sa prise du pouvoir. Ce qu’on a appelé la « structure syndicale » brésilienne reposait notamment sur les principes suivants : 1) unité syndicale pour chaque profession et pour chaque ville ; 2) obligation pour toute organisation d’être reconnue par le ministère du Travail et de se soumettre aux contrôles administratifs2 ; 3) les syndicats peuvent se regrouper en fédérations régionales et confédérations nationales ; 4) les syndicats sont financés par « l’impôt syndical » prélevé sur les travailleurs (obligatoire et indépendant de l’affiliation qui est facultative et plus coûteuse) ; 5) les syndicats peuvent organiser des caisses de secours, des agences de placement, des services d’assistance, des écoles, mais leurs dirigeants doivent s’abstenir de toute propagande idéologique, politique, religieuse. L’un des buts du régime était de produire un corps bureaucratique au service de l’État et vidé de tout activisme politique (Gomes, 1994 ; Martins, 1979). Pour cela, il s’est appuyé sur une nouvelle catégorie d’agents en remplacement des anciens leaders communistes ou anarchistes : les représentants syndicaux placés par le ministère et attirés par la possibilité de carrières politiques et administratives3. Cette catégorie de représentants syndicaux soumis au pouvoir prend le nom de pelegos et sera l’instrument d’un immobilisme quasi total4. La structure syndicale varguiste n’est pas modifiée au cours de la période populiste suivante, pas plus que sous la dictature militaire. Au début des années 1980, des grèves importantes dans le Sud-Est du pays manifestent la vigueur de groupes et mouvements revendicatifs au sein des grands pôles industriels. Les syndicats indépendants qui naissent à cette époque se regroupent en centrales et font pression sur le gouvernement militaire pour obtenir un changement de régime. Ces centrales sont reconnues par le gouvernement de Tancredo Neves qui en 1985 met fin à plus de 20 ans de dictature militaire. En 1988, la nouvelle constitution reconnaît certaines des revendications syndicales en matière de législation du travail5 mais met également à jour les divisions des deux principales centrales au sujet de la structure syndicale. Les dispositions adoptées en fait ne révisent que partiellement la vieille structure héritée de l’ère Vargas : les formes 2

Le syndicat doit faire parvenir des rapports d’activité annuels au ministère. Les fonctionnaires du ministère peuvent décider de la fréquence des assemblées, peuvent y assister et contrôlent les comptes tous les 3 mois. En cas d’infractions, des amendes ou des fermetures temporaires sont prévues. 3 Au moment de la préparation de l’assemblée constituante de 1934, G. Vargas donne un rôle important aux « députés classistes » c’est-à-dire aux leaders syndicaux mis en place par son administration et chargés de faire voter sa constitution et de faire approuver son élection. Le rôle du ministre du Travail de l’époque est capital dans ce processus puisqu’il contribue à créer des « syndicats de tampons » c’est-à-dire des syndicats sans base populaire permettant principalement de faire entrer des représentants téléguidés dans le système de la constituante (Gomes, 1994). 4 Le pelego est au départ la pièce de tissu placée entre la selle et le cheval pour réduire les frottements. Ce mot prendra un emploi courant dans les années 1930. 5 La durée hebdomadaire de travail passe de 48 à 44 heures, la liberté de grève est restituée, les droits des travailleurs urbains sont étendus aux travailleurs ruraux, la rémunération des heures supplémentaires est augmentée, etc. En revanche le régime de la stabilité qui protégeait les employés ayant 10 ans d’ancienneté n’est pas remis en vigueur. Les indemnités de départ sont simplement augmentées, ce qui représente une concession importante aux demandes du patronat. Pour ces questions voir Robert Cabanes (Cabanes, 1995).

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d’intervention de l’État dans les affaires internes des syndicats sont supprimées, la création de centrales syndicales et l’institution de délégués dans les entreprises de plus de 200 employés sont autorisées, mais l’impôt syndical et le principe de l’unité syndicale sont maintenus. Dans les années 1990, le syndicalisme brésilien présente en fait un visage hybride : les syndicats sont plus libres mais ils continuent d’être protégés par la structure corporatiste. En particulier, rien ne les oblige à chercher à augmenter le nombre de leurs membres puisque leur financement est assuré et qu’ils ne se font pas concurrence. Les observateurs de la question6 soulignent ainsi le décalage entre les aspirations et les prétentions initiales des réformateurs des années 1980 et la réalité des actions syndicales actuelles : bureaucratisation, abandon des idées socialistes, multiplication des luttes internes stériles. Il faut ainsi souligner qu’il n’y a pas d’homogénéité du monde syndical sur le plan national, en termes de positions idéologiques et d’action syndicale. En effet, alors que certains syndicats s’inspirent des pionniers de l’ABC pauliste et s’affirment réformistes et combatifs, d’autres restent aux mains des pelegos. Cette hétérogénéité des situations est renforcée par les différences entre secteurs et entre localités. Selon les traditions politiques locales et les caractéristiques des groupes de salariés concernés, les organisations représentatives sont plus ou moins novatrices ou plus ou moins conservatrices. Enfin, les modalités d’actions et les objectifs des syndicats varient assez fortement selon les affiliations politiques des dirigeants. Résumer la situation et le fonctionnement du monde syndical brésilien des dix dernières années en un seul mot serait donc imprudent7.

2. Le syndicalisme dans le bâtiment : un cas particulier ? Au début du siècle, le secteur du bâtiment dans le Sud-Est du pays qui rassemblait de nombreux ouvriers qualifiés d’origine européenne était un bastion des formes les plus combatives du syndicalisme alors émergent (Lobo, 1992). Pendant la longue période du syndicalisme d’État, sa virulence se transforme en soumission, au point qu’il devient dans les années 1970 (en particulier dans l’État de Rio) un haut lieu du « peleguisme ». L’une des raisons, qui explique aussi sans doute le dédain des spécialistes de la question syndicale envers cette branche industrielle, est qu’aprèsguerre le bâtiment, en pleine expansion, puise une main-d’œuvre abondante dans les campagnes du Nordeste. Ces nouveaux ouvriers, non qualifiés et souvent illettrés sont peu politisés et ne s’intéressent pas aux syndicats. Pour la sociologie brésilienne des années 1950–1960, les caractéristiques non prolétariennes de cette main-d’œuvre expliqueraient en partie la faiblesse du mouvement syndical brésilien8. Les rapports 6

Ce point de vue couramment développé (Boito Jr., 1991 ; Federico, 1999) a été élégamment résumé par la formule : « Ce qui fut promesse est devenu histoire » (Sader, 1998). 7 C’est ce que remarquent les spécialistes brésiliens de la question qui d’ailleurs ne parviennent pas à un consensus sur ce que peut désigner cette expression (Blass, 1999). 8 Ce point de vue a longtemps alimenté la réflexion au sujet du syndicalisme brésilien en mettant l’accent sur

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entre ouvriers et syndicats sont cependant beaucoup plus complexes. Rappelons en premier lieu qu’une grande partie de ces ouvriers (dans les grandes villes en tout cas) ignorent qu’il existe un syndicat, ne savent pas quelles sont ses fonctions ou ne connaissent pas l’adresse des bureaux. Pour eux, le syndicat est donc un organisme de type administratif où l’on fait la queue pour faire signer des papiers par des fonctionnaires peu sympathiques car accablés par l’ennui. J’ai pu constater que les ouvriers n’écoutaient que d’une oreille distraite les discours des leaders en visite sur les chantiers, qu’ils ne venaient pas souvent aux fêtes, et ne manifestaient guère d’envie de se syndicaliser. Pour les ouvriers du bâtiment, l’amélioration des conditions de travail résulte essentiellement d’initiatives individuelles ou parfois de mouvements de force collectifs, mais rarement d’une action organisée par l’intermédiaire de l’institution. Pendant la période militaire et jusqu’à la démocratisation des années 1980, la mobilisation ouvrière s’est faite de manière générale à l’écart des représentants syndicaux, par l’émergence de leaders issus de la base et s’affirmant dans l’action. Tant que les problèmes ne sont pas graves, les travailleurs préfèrent la débrouillardise, mais on a également pu constater de nombreux cas de soulèvements collectifs : défilés, protestations, casses quand les conditions de travail de l’ensemble des ouvriers sont en jeu. Il ne s’agit donc pas de conclure à une apathie inhérente aux travailleurs du bâtiment, pas plus qu’à un rejet du syndicalisme. Dans la plupart des cas, les ouvriers veulent améliorer leurs conditions de travail mais ils ne savent pas comment s’y prendre9. Quand ils pensent que des syndicalistes peuvent les aider, ils s’organisent différemment.

3. Le syndicat des travailleurs du bâtiment de Baralia Jusqu’au milieu des années 1990, le syndicat des travailleurs du bâtiment de Baralia10 (STBB) était dirigé par une équipe ancienne liée au syndicalisme d’État. Accusée d’immobilisme et de collaboration avec le patronat depuis le début des années 1980 par un groupe d’opposition indépendant et externe au syndicat, la direction décide en 1992 de procéder à des réformes. Un nouveau directeur est élu avec la mission de rapprocher le syndicat de sa base ouvrière à partir d’une image un « problème ouvrier ». C’est la position de ce qu’on a pu appeler « l’école de São Paulo » (Simão, 1961 ; Cardoso, 1961 ; Brandão Lopes, 1967) dont José Sergio Leite Lopes (Leite Lopes, 1983 ; Leite Lopes, 1992) analyse bien les idées. Pour Azis Simão, les ouvriers agissent comme si le syndicat était un organisme paternaliste et ce comportement expliquerait que les leaders continuent à donner ce visage à leurs organisations. Autrement dit, la faible combativité des syndicats s’expliquerait par les attentes de types traditionnelles de populations plus habituées à demander de l’assistance qu’à lutter ou revendiquer. Notons par ailleurs que la dénonciation de « l’immobilisme ouvrier » était déjà une constante chez les premiers anarchistes syndicalistes (Seixas, 1992), de même qu’on la retrouve dans le contexte, par certains points comparable, du « vieux Sud » aux États-Unis (Roy, 1968a). 9 Par exemple alors que je participais à une campagne de mobilisation syndicale contre le néo-libéralisme, un ouvrier à qui je donne un tract me demande : « Dis-moi, ça va faire augmenter le salaire ? [...] parce que tu sais avec les 60 reais par semaine que je gagne j’arrive juste à payer la nourriture ». 10 Tous les noms donnés sont des pseudonymes. Baralia est le pseudonyme d’une ville de la région Sud-Est du Brésil.

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et d’une posture plus combative. Gustavo Gonçalves, ancien chef de chantier de grande expérience, est censé apporter la légitimité qui manquait à l’organisation. Mais il n’entend pas être manipulé par l’ancien directeur et s’adjoint donc rapidement une partie du groupe de l’opposition indépendante. En 1996, il est réélu contre l’ancienne équipe dirigeante et avec l’appui du groupe entier d’opposition affecté progressivement à des postes de contacts avec la base. Ce groupe s’était constitué à la fin des années 1970 au sein d’une entreprise novatrice de la région qui avait mis en place une politique ambitieuse d’intégration des ouvriers11. Pour eux, le syndicat doit avoir pour but de rassembler les ouvriers de la ville afin de les inciter à défendre leurs droits contre les entreprises et à développer une conscience politique et citoyenne. Certains de ses membres ont participé aux premiers combats pour l’émergence du nouveau syndicalisme et pour la fin de la dictature. En 1995, leurs objectifs sont ambitieux : participer à la « modernisation du secteur » en obligeant le patronat à respecter le code du travail et à multiplier les prestations sociales, mais aussi moderniser le syndicat en faisant participer les adhérents à des décisions plus régulièrement orientées vers l’intervention politique. Le syndicat, selon leur point de vue, doit se rapprocher des associations populaires de défenses des exclus et doit lutter contre les politiques néo-libérales. Mais jusqu’en 1996, leur champ d’action concret se limite essentiellement à une section « d’action sociale » chargée des opérations de syndicalisation (visites de chantiers), de promotions sociales (fêtes, conseils aux ouvriers, campagnes de prévention médicales, etc.), et des inspections de chantier pour vérifier l’application de la législation du travail. Pour le reste, les réformateurs se heurtent aux intérêts des membres encore présents de l’ancienne équipe qui souhaitent un statu quo, et à la prudence du directeur qui essaye de maintenir sa position. Divers groupes coexistent donc avec des fonctions différentes (juridiques, administratives, politiques ou de contact avec les bases), des visions du syndicalisme divergentes (plus ou moins réformistes), des intérêts politiques et carriéristes concurrents (notamment au moment des élections des conseillers municipaux). L’élection de 1996 consacre la mainmise sur le syndicat par les anciens membres de l’opposition et ceux qui les ont rejoints depuis 1992, G. Gonçalves restant président. C’est donc apparemment la victoire du nouveau syndicalisme sur le « peleguisme ». Mais l’étude de la situation du syndicat à partir de plusieurs dimensions (l’action quotidienne, les relations avec la base, les conflits internes et les définitions de l’action syndicale) permet de nuancer ce constat.

4. L’action syndicale au jour le jour : interventions et bureaucratie 4.1. Routine quotidienne À l’époque populiste comme sous la dictature, les syndicats ont fait office de purs organes administratifs particulièrement peu actifs pour défendre les ouvriers. Les 11

Pour des exemples de ce type d’expériences, on pourra consulter l’article de Christophe Brochier (Brochier, 1996).

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congrès syndicaux par exemple étaient renommés pour n’être qu’une occasion de boire et de faire de bons repas. Au sein du STBB, le changement de direction a bien évidemment mis un terme à ce total immobilisme, sous l’action de certains réformateurs totalement dévoués à la cause ouvrière. Cependant le syndicat reste une institution bureaucratique relativement mal organisée et d’une efficacité parfois sujette à discussion. L’activité principale du syndicat est l’examen des documents de licenciement des ouvriers12. On trouve donc dans la salle principale, dès 8 heures du matin, une longue file d’hommes venus faire viser leurs formulaires. La gestion de ce flux est mal organisée et les travailleurs doivent parfois patienter plusieurs heures avant d’être reçus. Pourtant, peu d’ouvriers (moins d’un dixième du total d’après mes estimations) se rendent au syndicat pour une autre raison : certains viennent consulter un avocat, d’autres viennent utiliser les services des médecins de l’institution, quelques rares autres viennent se plaindre des conditions de travail sur leur chantier. Les responsables du syndicat déclarent que leur souhait est que l’institution devienne une véritable « maison des ouvriers », mais peu de travailleurs s’y rendent à moins d’y être obligés, et ce sont les services des juristes qui attirent principalement les affiliés. De ce point de vue, le « nouveau syndicat » n’est pas très différent de l’ancien. Si l’on s’intéresse à l’organisation interne, on remarque un manque relatif de coordination et d’organisation qui rappelle que naguère les syndicalistes n’étaient pas accablés par le travail et que la question de l’efficacité n’était pas primordiale. L’observation montre en effet, que le syndicat est un bureau où les divers employés se croisent sans cesse et où les missions journalières de chacun sont définies avec une assez grande liberté par un encadrement assez peu directif. Dans ce contexte, la question des efforts déployés par chacun « pour faire avancer le syndicat » est devenue une source de conflits et de jalousies entre certains intervenants. On constate ainsi que beaucoup d’employés reprochent à d’autres de « se la couler douce », de « ne pas assez en faire », etc. Il est en fait assez diffıcile de savoir exactement ce que chacun a fait dans la semaine puisqu’une grande partie de l’activité se passe hors des murs. Après les missions sur les chantiers par exemple, les responsables font un compte rendu à l’un des directeurs (en général en exagérant à leur avantage) afin de montrer le travail accompli. On remarque également que l’après-midi le rythme de travail est beaucoup plus lent que le matin : les gens discutent dans leurs bureaux, s’absentent, lisent le journal, téléphonent, etc. Les groupes chargés de visiter les chantiers ne sortent pas l’après-midi, ils écrivent des rapports, règlent des détails administratifs, discutent entre eux. La relative désorganisation du syndicat apparaît alors plus clairement. Souvent les priorités sont définies au jour le jour en fonction du contexte. Parfois, les responsables passent plusieurs heures à attendre une consigne ou une information. Souvent on ne sait pas 12

Les licenciements sont un outil de gestion courant dans le secteur, mais en général les procédures légales ne sont pas respectées par les entrepreneurs. Après une certaine durée d’embauche, les documents de licenciement doivent être visés par un organe officiel. Les ouvriers viennent donc faire examiner leurs formulaires et se font aider par le syndicat pour poursuivre leur employeur quand ils ont été lésés financièrement.

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quand le chef revient dans son bureau (il lui arrive de quitter le syndicat sans explication), ni où l’on peut trouver telle personne à qui l’on voudrait parler, etc. Pour vérifier l’efficacité de l’action collective, la direction demande désormais à chaque département des relevés mensuels d’activité13, mais ceux-ci ne sont apparemment pas rédigés avec une grande exactitude ni une grande régularité. Ce manque de coordination s’explique d’une part par l’existence de groupes en désaccord, d’autre part par le poids de certaines habitudes dans une quasi-administration peu habituée au rendement. 4.2. L’assistancialisme Pendant la dictature, l’activité principale des syndicats consistait à fournir des prestations d’assistance aux affiliés : en particulier soins médicaux et maisons collectives de vacances. Au début des années 1980, les nouveaux syndicalistes ont vivement critiqué ces formes d’assistance en préconisant une action syndicale plus politisée. Vingt ans plus tard, l’assistancialisme reste l’un des moyens privilégiés de l’action syndicale, et dans le cas du STBB le principal moyen d’inciter les ouvriers à prendre leur carte. Les prestations médicales en particulier sont considérées comme un service essentiel à fournir aux ouvriers, et leur description occupe une place de choix dans les tracts. De fait, dans les années 1990, le syndicat a investi en équipement et en personnel. Cependant, les salles de soins restent souvent sousutilisées car les prestations concurrentes offertes par le syndicat patronal sont mieux connues (une équipe se rend régulièrement sur les chantiers pour présenter les services offerts). La colonie de vacances réservée aux affiliés et à leur famille attire quant à elle encore moins les travailleurs car les tarifs sont élevés, et n’intéressent guère que les contremaîtres et les syndicalistes eux-mêmes. Un autre type d’assistance, plus au contact des problèmes quotidiens des travailleurs a été mis en place en 1996 mais reçoit peu d’attention. Une assistante sociale est chargée de recevoir les ouvriers en difficulté et de proposer des « actions sociales » au nom du syndicat, mais ses pouvoirs et ses ressources financières sont restés très réduits. Elle est en fait obligée de passer des accords avec des ONG ou des organismes municipaux pour organiser ses projets et elle se plaint de recevoir peu d’attention de la part de la direction. Ainsi, diverses actions conçues par les responsables intéressés à ce service (comme les cours professionnels ou l’aide psychologique destinés aux ouvriers) n’ont démarré qu’avec lenteur et ont du mal à se développer. C’est en fait l’assistance médicale et la colonie de vacances qui reçoivent les crédits les plus importants. Ces questions paraissent secondaires à première vue mais elles sont en fait fondamentales pour comprendre la politique du syndicat. La rupture avec les formes traditionnelles de services aux ouvriers signifierait le choix d’une ligne d’action totalement différente que peu de responsables juge raisonnable ou viable. Au sein de 13 On trouve par exemple le nombre de visites effectuées dans les chantiers, le nombre de tables rondes organisées avec les entreprises, le nombre d’actions en justice conduites par chaque avocat, le nombre de personnes accueillies au présentoir du groupe d’action sociale, etc.

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la direction en effet, l’idée que les ouvriers « attendent en priorité ce type d’offres » est prédominante. Mais on observe en fait que les syndicalistes ne savent pas exactement ce « qu’attendent les ouvriers » (en plus du salaire) et sont relativement désemparés quand ils constatent que l’assistance n’est pas un si bon moyen d’attraction. Des critiques sont émises sur la mauvaise gestion de ces services ou la publicité insuffisante, mais un débat de fond sur ce que doit faire l’entité pour les ouvriers n’a pas encore eu lieu à ma connaissance. 4.3. Un aspect concret de l’action syndicale : les visites d’inspection Le syndicat a le droit de pénétrer sur n’importe quel chantier de la ville pour vérifier que la législation du travail est respectée, et il utilise abondamment cette possibilité légale. Le plus souvent, ces visites sont organisées à la suite de dénonciations anonymes faites par des ouvriers. Celles-ci se sont multipliées au cours de la seconde moitié des années 1990 et attestent de l’existence d’une partie de la population ouvrière consciente de l’intérêt du syndicat. Les techniciens de sécurité du syndicat sont envoyés sur les chantiers14, ils dressent un rapport à l’ingénieur avec un délai pour corriger les infractions constatées. Si lors de la seconde visite rien n’a été fait, le rapport est envoyé à l’inspection du travail qui pourra décider d’amendes après vérification. Le processus est lent puisque le nombre de chantiers à visiter est considérable et les effets de ces mesures incertains15. Mais il est important dans la mesure où ces opérations gênent les entreprises et parce qu’elles manifestent ainsi la volonté d’action du syndicat. De cette façon, les visites correspondent plus vraisemblablement à une volonté de répondre aux « attentes » des ouvriers qu’à une mesure de fond pour l’amélioration des conditions de travail. En effet, malgré la rigueur des dispositions réglementaires en la matière, la quasi-totalité des chantiers présente des infractions graves aux règles de sécurité et aux obligations administratives (signature de la carte de travail en particulier). Ensuite, on constate en accompagnant les techniciens du syndicat en tournée que la pratique est d’une portée très limitée. Les techniciens laissent habituellement passer les infractions les plus banales ou les moins vérifiables (par exemple le travail non déclaré) pour se concentrer sur les problèmes les plus évidents de sécurité (les protections antichutes par exemple ou les chaussures de sécurité). Souvent le responsable du chantier n’est pas là et les émissaires du syndicat n’ont au mieux affaire qu’à un ouvrier ou un gardien. Quand le chef de chantier ou l’ingénieur est présent, le ton des syndicalistes est ferme mais conciliant : ils essayent de maintenir de bonnes relations et laissent habituellement des délais importants pour les 14

On trouvait en 1995 un seul technicien assisté d’un adjoint. En 1999 et 2000, trois équipes intervenaient presque quotidiennement. 15 Les interventions de l’inspection du travail ne sont pas très efficaces : peu d’amendes sont données, peu d’hommes sont affectés aux visites et surtout ils auraient tendance à montrer peu de résistance aux pots-de-vin des entrepreneurs. Chez les patrons comme dans le milieu syndical, leur inefficacité est ouvertement un sujet de plaisanterie (mais je n’ai pas pu vérifier personnellement si ce qui est dit de l’honnêteté des inspecteurs est proche de la réalité ou non).

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modifications. L’essentiel semble pour eux de faire prendre conscience aux ingénieurs et entrepreneurs que les problèmes de sécurité sont primordiaux16. Les ouvriers en revanche ne savent pas d’ordinaire que le syndicat possède ces prérogatives, exception faite de quelques travailleurs expérimentés qui n’ignorent pas qu’il est possible de dénoncer le patron au syndicat. En fait, une grande proportion des travailleurs ignore également les règlements en matière de sécurité et beaucoup considèrent ces consignes comme des gênes. C’est par exemple le cas du port du casque ou des bottes de travail (d’ordinaire les manœuvres préfèrent travailler en sandales et casquette), ou surtout de la nécessité de s’attacher pour le travail en hauteur. Ils sont chaque fois surpris de voir les responsables du syndicat faire irruption sur les chantiers et ils sont encore plus étonnés quand le technicien paraît menacer l’ingénieur. Ils sont souvent intéressés par la présence des syndicalistes (d’autant plus que la visite ralentit le travail) mais la lenteur du processus de correction des irrégularités (quand le chantier est proche de la fin, rien n’est fait) ne peut sans doute pas les convaincre que les choses changent. C’est pourtant lors de ces visites que le syndicat manifeste le plus clairement son pouvoir d’opposition aux entreprises17 et sa volonté d’intervenir sur l’organisation du secteur et les habitudes des directions de chantier. Mais cette volonté reste limitée par certaines entraves, au premier rang desquelles les divergences de position et d’opinion au sein même de l’institution.

5. Conflits et rivalités internes Au-delà de la mise en évidence des divisions et oppositions existant au sein de toute organisation, l’analyse des conflits internes est centrale si l’on veut comprendre le fonctionnement du STBB. On peut en effet distinguer plusieurs groupes au sein de l’institution à partir de la position fonctionnelle et des trajectoires professionnelles des participants : 1) Le groupe (désormais réduit) des employés administratifs déjà présents dans les années 1980 : ils sont pour un statu quo concernant l’évolution du syndicat. 2) Le groupe des employés soutenant G. Gonçalves : ils ont rejoint le syndicat sous son initiative ou font partie de ses proches. 3) Le groupe de l’ancienne opposition affecté 16

Des mesures conjointes avec le patronat ont été mises en place, notamment sous forme de stages de formation. Pour les syndicalistes, l’amélioration des conditions de travail est gênée au premier chef par l’attitude inconsciente des contremaîtres (« souvent le chef de chantier, ne porte pas lui-même le casque, il arrive en tennis, chemise déchirée, sécurité zéro, improvisation totale »). Pour les patrons, contremaîtres et ouvriers sont comparables par leur ignorance, leur incompétence et leur dédain des règles de propreté et d’organisation. 17 Sur un plan général, les visites ont plus que doublé entre 1995 et 2000. Une partie importante des ressources d’action sur le terrain est consacrée à cette activité. Le patronat se dit d’accord dans la mesure où cela constitue un effort commun pour améliorer la qualité des chantiers. Cependant les réactions des ingénieurs sur le terrain sont beaucoup plus mitigées. Ils n’apprécient pas toujours que des syndicalistes viennent les surveiller, et manifester ainsi leur pouvoir. Le technicien que j’ai le plus observé en 1995 et 1996 profitait ainsi des inspections pour faire étalage de sa force vis-à-vis des ingénieurs. Même s’il était souvent consensuel dans le choix des irrégularités, dans certains cas, l’état calamiteux des sites et l’évidente malveillance des responsables des travaux le conduisaient à être assez sévère.

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à des tâches de direction ou de liaison avec la base, et certains de leurs associés. Peu d’entre eux ont commencé leur carrière comme manœuvre. Sachant lire et écrire, ils ont plutôt exercé des fonctions administratives dans les chantiers. 4) Les nouveaux membres qui ont rejoint le syndicat à partir de 1996. Il s’agit de personnes d’origines diverses appelées pour des fonctions de suppléance en raison d’activités remarquées dans des grèves ou des associations populaires. Leur objectif est principalement d’assurer leur position dans le syndicat, en se montrant actifs et innovateurs. Les membres les plus récents de l’organisation sont assez étonnés de découvrir la force des oppositions internes. Ceux qui avaient lutté dans l’opposition soupçonnaient des difficultés d’entente après la conquête syndicale, mais ils n’imaginaient pas que la radicalisation des oppositions constituerait un frein à l’efficacité de l’action collective18. Plusieurs lignes de divisions principales déséquilibrent en effet les relations au sein de l’institution. La principale oppose les membres arrivés après 1992 aux plus anciens et en particulier les membres de l’ancienne opposition aux partisans du président19. Une deuxième oppose une partie des membres en contact avec le terrain avec une partie des responsables des services administratifs, en particulier avocats et responsables financiers, à qui il est reproché d’utiliser leur position dans des buts carriéristes ou politiques. Enfin, depuis 1998 à peu près, le groupe de l’ancienne opposition est en voie de dislocation : l’accès à des positions de pouvoir aurait en effet écarté certains des leaders des idéaux initiaux. De ce fait, les réunions informelles qui rassemblaient les anciens opposants ont cessé et des critiques dures sont échangées régulièrement (« M. a pris goût au pouvoir », « A. a perdu les pédales », « Chacun cherche à faire sa place », « B. se fait injustement écraser par les autres », « C’est plus comme avant, c’est chacun pour soi », etc.). Ces différentes rivalités prennent une vigueur exacerbée au moment des élections syndicales. Pour celles du printemps 2001, les luttes sont plus vives que jamais, avec au moins trois candidats potentiels au poste de directeur et d’âpres discussions pour savoir combien de listes seront proposées. Cette situation présente le double désavantage de rendre encore plus confuse l’idée que les ouvriers se font du syndicat et de l’action syndicale tout en réduisant l’étendue des initiatives prises par l’institution. La ligne idéologique que doit suivre le syndicat perd en cohérence au fil de ces luttes intestines et cela d’autant plus que la vigueur des principes de départ s’estompe au gré des différends matériels et personnels quotidiens. Entre 1995 et 2000, j’ai donc pu assister progressivement à une montée croissante et pour tout dire assez saisissante des oppositions et des rivalités entre des groupes de syndicalistes que la lutte contre l’ancien système avait rassemblés entre 1992 et 18

L’un des leaders de l’opposition, qui imaginait dans les années 1980 un élan solidaire et puissant vers le service des ouvriers après la rénovation syndicale, fait ainsi cet amer constat en 1999 : « Il faut bien voir qu’il y a des groupes et des factions dans ce syndicat. On peut pas faire comme dans une association et dire « tiens cette idée est bonne, allons-y ». Non, si on a une bonne idée, certains vont être jaloux, d’autres vont penser qu’on veut se mettre en valeur, le président va se dire : « j’aurais du y penser ». Il va y avoir des réunions, des discussions, bref c’est très lourd. » 19 On compte notamment dans ce deuxième groupe des parents et des intimes du directeur de l’institution à qui il est reproché de chercher à occuper des positions de décision sans aucune légitimité vis-à-vis de la base ouvrière.

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1994. Il ne s’agit pas à mon sens d’un détail anecdotique mais d’une caractéristique certainement courante dans la mouvance du « nouveau syndicalisme »20. Le consen sus paralysant qui existait sous la dictature n’a plus cours et les syndicats, plus ouverts, sont désormais l’objet de luttes intenses. L’un des ressorts de ce mécanisme est que les postes syndicaux permettent à des gens qui étaient jusque-là d’obscurs employés, voire de simples travailleurs manuels, d’occuper des postes de pouvoir et de prestige qui permettent par exemple la participation à des commissions, à des tables rondes, à des séances de négociation, et qui donnent l’occasion de donner des interviews dans les journaux locaux, voire de bénéficier de voyages à l’étranger, et donc de songer par exemple à des carrières politiques locales. Il est indubitable que, dans certains cas, le statut de dirigeant syndical crée des ambitions nouvelles au détriment sans doute des intérêts des ouvriers, confirmant ainsi l’idée ancienne que le renforcement des entités syndicales s’accompagne d’un « embourgeoisement » et d’un éloignement des leaders syndicaux par rapport à leur base21. En même temps, il est intéressant de constater qu’en raison même de l’accès d’une nouvelle catégorie de personnel à des postes de responsabilité, la question de la « légitimité », fondamentale dans le cadre du renouveau syndical des années 1980, continue à constituer un puissant critère d’évaluation et une source de rivalités. Le renversement des années 1990 s’était en effet opéré au nom de l’idée qu’il fallait des hommes du bâtiment pour défendre d’autres hommes du bâtiment22. Huit ans plus tard, ceux qui étaient des employés de la construction sont devenus des administrateurs, et se voient donc reprocher par les dernières recrues d’avoir perdu le contact avec la base23. L’observation permet de relever de fréquentes discussions plus ou moins amicales où la question de la légitimité entre en jeu, comme l’illustre l’exemple suivant. Extrait de notes de terrain août 1996 (j’accompagne un groupe de membres du syndicat lors d’une visite de chantiers). « L. : Y’en a beaucoup dans ce syndicat qui font que gratter du papier, c’est pas des vrais pions24. M. : Et toi t’es un vrai pion ? T’étais pas électricien ? 20 On remarquera que le récit détaillé de l’histoire d’un syndicat de l’État de Rio que propose Wilma Mangabeira (Mangabeira, 1993) laisse apparaître également de nombreuses luttes internes. 21 Cette idée a été développée par Robert Michels (Michels, 1959) et avant lui bien entendu suggérée par Karl Marx et Friedrich Engels (Marx et Engels, 1972) qui dénonçaient les intérêts corporatistes des syndicats de métier et l’affaiblissement de la vigueur combative des responsables syndicaux parvenus à des positions de décision, notamment parlementaires. 22 Les dirigeants ne manquent pas ainsi, lors de chacune de leurs interventions dans les chantiers, de mettre en avant qu’ils sont « issus de la base ». Certains emploient des formules comme « on est des gars du bâtiment comme vous », « nous les travailleurs ». 23 L’équipe dirigeante est constituée de neuf directeurs assistés de manière plus ou moins régulière par une vingtaine de directeurs suppléants, c’est-à-dire faisant partie de la liste qui a remporté les élections. Des réunions périodiques réunissent l’ensemble des directeurs. Les délégués représentent diverses professions et fonctionnent comme relais entre les entreprises et le syndicat. Certains continuent leur activité professionnelle, d’autres sont au chômage, d’autres travaillent pour le syndicat. De cette manière il existe une certaine concurrence entre plusieurs d’entre eux pour obtenir un poste stable au sein de l’équipe permanente. 24 Le terme « peão », équivalent de l’espagnol « péon » désigne habituellement les ouvriers agricoles. C’est également le mot utilisé pour désigner les ouvriers du bâtiment. On dit « peão de obras » soit « pion de chantiers » (Morice, 1992).

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L. : Ouais ! mais j’ai commencé comme manœuvre. Et toi t’étais pas pointeau ? M. : Oui je faisais l’administratif mais moi je suis venu du Nordeste, et j’ai connu les débuts à Rio. J. : Ouais ! c’est comme B., il faisait la sécurité chez [entreprise X] il aidait à frapper les pions. M. : Non, on faisait partie de ces groupes d’administratifs plus éclairés et préoccupés par les problèmes des pions... J. : Ouais ! je sais pas… En tout cas moi je suis fils de pion, même si j’ai pas commencé comme manœuvre. » Il est en fait probable que le maintien d’un contact permanent avec les réalités du terrain constituera le critère d’arbitrage des luttes de pouvoir au sein de l’institution dans la mesure où le ralliement des ouvriers et le développement d’actions concertées en faveur d’une extension de la « citoyenneté » populaire seront dans les années à venir les clefs du succès. Les dirigeants devront ainsi faire la preuve qu’ils sont encore capables de connaître et représenter les intérêts du manœuvre ou du maçon nordestin. Mais on voit très bien également en observant certains dirigeants qu’ils pourront opposer à ceux qui leur reprochent leur éloignement d’avec le chantier l’argument que pour faire progresser le syndicat il faut « voir à long terme » et prendre en compte des déterminants plus larges que les plaintes courantes des travailleurs.

6. Les syndicalistes et la base Pendant la période militaire, le syndicat ne se souciait pas de rassembler les ouvriers et cherchait au contraire à réduire le nombre d’adhérents pour éviter tout mouvement revendicatif. Lors de la construction du mouvement d’opposition, les réformateurs issus du chantier se sont posé une question oubliée sans doute depuis les anarchistes du début du siècle : « comment rallier la masse des ouvriers ? »25. Les documents d’archives montrent qu’ils ont été particulièrement désorientés par l’apparent désintérêt des ouvriers pour l’action collective. À partir de 1992–1993, une fois entrés au syndicat, ils mettent en place une politique de syndicalisation26. Des groupes se rendent sur les chantiers pour faire connaître le syndicat. L’observation des interventions montre clairement qu’il existe une coupure nette entre les employés du syndicat et la masse des travailleurs de la construction, en particulier les manœuvres venus du Nordeste. Les syndicalistes, qui ont parfois quitté le monde des chantiers depuis de nombreuses années ont une vision superficielle des besoins, des connaissances, des intérêts des travailleurs les plus humbles. 25

Pour être précis, les premiers syndicalistes sont passés d’une vision de l’ouvrier « ignorant », à l’ouvrier « apathique », puis « faible » c’est-à-dire peu volontaire dans la lutte (Seixas, 1992). 26 Entre 1990 et 2000, le nombre d’adhérents aurait été multiplié par 10. Mais il est intéressant de noter que j’ai obtenu des réponses différentes selon les personnes à la question de savoir le nombre exact d’affiliés. Ce chiffre est important stratégiquement puisqu’il est l’un des indicateurs essentiels de la rénovation de l’action syndicale.

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Les dirigeants adressent de longs discours à des hommes fatigués et uniquement préoccupés de ramener assez d’argent chez eux. Ils parlent de « relation capital– travail », « d’engagement politique », de « droits conquis par les travailleurs ». Ils évoquent l’immobilisme de l’ancienne équipe à des ouvriers qui pour la plupart n’ont jamais franchi la porte d’un syndicat et n’ont jamais entendu parler de l’ancien directeur. Ils distribuent également des tracts et des pamphlets écrits en petites lettres alors que de très nombreux ouvriers ne savent pas lire. Pour la plupart de ces hommes à la vie dure, le mot « nous travailleurs » tombe ainsi à plat quand il vient de syndicalistes qu’ils ne connaissent pas, qui ne vivent plus (ou n’ont jamais vécu) dans le Nordeste, et qu’ils assimilent globalement à des fonctionnaires. D’après mes observations, les ouvriers ne sont pas hostiles à ces visites du syndicat, ils sont même plutôt satisfaits de voir que des gens leur accordent de l’attention. Mais ils ne s’intéressent véritablement aux syndicalistes que quand les aspects pratiques sont abordés dans les discussions27. C’est d’ailleurs pour cela que les dirigeants finissent toujours leur intervention en évoquant les avantages de la syndicalisation : soins dentaires et médicaux pour toute la famille, conseils juridiques, colonie de vacances, etc. Les nouveaux syndicalistes veulent honnêtement aider les ouvriers mais ils critiquent leur passivité, leur traditionalisme (« nous devons faire changer les mentalités des ouvriers »). Ils emploient des expressions consacrées telles que « nous devons aider les travailleurs à conquérir leurs droits » tout en agissant comme si ces améliorations devaient être obtenues pratiquement en contraignant ceux à qui elles se destinent. Pour les syndicalistes, les ouvriers ne comprennent pas les enjeux de la lutte syndicale pas plus qu’ils ne perçoivent la réelle portée de l’appareil législatif à leur disposition28. Mais l’on remarque qu’aucune enquête sérieuse n’a été conduite pour approcher précisément la population ouvrière concernée. Sur la base de leur expérience passée, les responsables sont convaincus de « connaître la base », alors qu’ils n’ont à l’évidence que des informations partielles et peu objectives. On constate en observant des conversations que les syndicalistes écoutent peu les ouvriers (monopolisation de la parole, phrases interrompues, questions-réponses, etc.) et qu’ils se font une opinion des évolutions du monde des chantiers à partir d’observations ponctuelles et partielles. Un responsable me déclara ainsi sans argument à l’appui que « les migrations tournantes des ouvriers [entre ville et campagne] sont en régression ». Pour l’action syndicale, des informations fiables sur ce type de questions sont bien entendu de la première importance. D’une certaine manière, on retrouve chez certains syndicalistes le même type de critique au sujet du manque de responsabilité des « pions » que dans les entreprises, 27

« Que gagnent les membres de la commission de prévention des accidents ? Les avocats résolvent quels types de question ? Où est le médecin ? Comment faire un cours de formation ? On s’en fout de la colonie de vacances... » 28 « La Commission de prévention des accidents c’est pour la sécurité c’est pas pour la stabilité, mais les ouvriers ça, ils le comprennent pas ». « Les ouvriers ils restent dans le giron des mestres, ils pensent à leur Nordeste, ils ont pas la volonté de conquérir les choses, de faire avancer la catégorie »... « Regardez-moi celui-là, à peine dans l’entreprise, il pense déjà au chômage ». « Il y a des tas de gars, ils sont pas syndiqués, ils ont jamais mis les pieds au syndicat, mais quand ils sont dans la merde, ils accourent », etc.

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car de façon évidente, les stratégies individualistes, pragmatiques, discrètes et silencieuses des ouvriers pour tirer leur épingle du jeu, desservent le mouvement syndical comme elles contrarient les projets patronaux. On observe ainsi que les syndicalistes, dans leurs interventions, ne manquent pas de rappeler aux ouvriers leurs obligations pour « faire avancer le secteur » : se syndicaliser, respecter les consignes de sécurité, etc. De même, pour eux, les ouvriers restent des campagnards dans leurs comportements : « ils sont totalement aliénés... ils devraient mettre des affıches du Nordeste dans les logements, ça leur rappellerait leurs racines », etc. Pour les ouvriers, habitués à la pauvreté, il faut savoir se « débrouiller » sans trop compter sur l’administration ou les autorités offıcielles. Ce décalage produit au sein de l’équipe dirigeante des orientations qui sont en pleine opposition avec certaines habitudes ou désirs des ouvriers. Au cours des discussions auxquelles j’ai pu assister, j’ai relevé par exemple les suggestions suivantes : interdire les heures supplémentaires, supprimer les logements d’entreprise, interdire absolument le travail les jours fériés, développer des mesures pour réduire les migrations de Nordestins dans les villes du Sud, etc. Il s’agit là bien entendu de suggestions qui conviendraient à un prolétariat stable, fixé et qui ne sont pas adaptées aux problèmes de migrants désireux de rassembler vite et au prix de n’importe quels efforts l’argent nécessaire à leurs projets dans le Nordeste.

7. Quelle ligne d’action syndicale ? L’activité est rendue confuse par le manque d’organisation interne et la distance vis-à-vis du point de vue ouvrier, mais également par une certaine indécision concernant des éléments clefs de la ligne d’action syndicale. 7.1. Les relations avec le patronat : entente ou conflit ? La nouvelle équipe dirigeante balance entre une aspiration à obtenir plus du patronat, notamment pour des questions de salaires ou de règles de sécurité du travail, et la volonté de trouver un modus vivendi qui aboutisse à la « modernisation du secteur ». Les pouvoirs publics, le mouvement syndical et les patrons s’accordent en effet à considérer que le secteur doit se moderniser et doit être plus en phase avec la société post-dictature. Le STBB, qui sait disposer d’un faible appui populaire, voudrait obtenir des patrons un traitement plus clément de la main-d’œuvre, et les entrepreneurs souhaiteraient garder les bonnes relations qu’ils avaient avec les syndicalistes bureaucrates en profitant de ces accords pour appuyer leur image de patronat moderne29. L’observateur est ainsi étonné de voir que dans plusieurs domaines les deux syndicats travaillent ensemble : participation à des projets communs, assistance du 29

Ainsi, l’un des membres de l’équipe dirigeante du syndicat définit de cette manière les relations avec le patronat local : « Patrons et syndicats ne sont pas ennemis ici. C’est la collaboration. Par exemple on veut tous des investissements dans la construction. Mais c’est vrai qu’on est des adversaires au moment des négociations

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syndicat à l’organisme patronal d’aide sociale30, application des directives au sujet de la scolarisation et de la formation mises au point par le syndicat patronal. Pour le syndicat, il s’agit de permettre aux ouvriers d’accéder à un statut et à des conditions de travail plus dignes, ce qui rejoint parfois les mesures patronales orientées vers la « responsabilisation des ouvriers ». Lors des visites de syndicalisation, les recommandations des syndicalistes recoupent ainsi certaines préoccupations des techniciens notamment en matière de comportement des ouvriers31. On constate alors que les ingénieurs ne s’opposent pas à la syndicalisation et en viennent parfois à encourager les ouvriers à se syndicaliser, avec l’idée que cela pourrait les rendre plus responsables et actifs32. Un exemple tiré de l’observation illustrera l’état de ses relations. Le règlement d’un conflit entre direction et ouvriers : résumé à partir des notes de terrain (septembre, 1996). L’entreprise Galard est une entreprise d’un état du Nordeste qui a embauché directement là-bas une centaine d’ouvriers pour un chantier à Rio. Les travaux sont avancés mais elle dit ne pas pouvoir enregistrer sur la fiche de salaire les heures supplémentaires payées de la main à la main en raison de problèmes financiers. Leurs chantiers ont été arrêtés et ils ont dû payer les ouvriers à ne rien faire pendant plusieurs jours. Le problème a été porté devant le syndicat par des ouvriers du chantier. Plusieurs directeurs sont déjà intervenus pour essayer de trouver un accord. J’accompagne une équipe constituée de trois directeurs permanents, de deux suppléants et de l’assistante sociale. Le but est de parvenir à un accord final. On commence par une visite rapide. Le chantier est dans un état lamentable : douches froides, toilettes dégradées, les dortoirs ressemblent à des placards humides. Les hommes ont l’air fatigués, ils portent de vieux vêtements déchirés. Les deux suppléants que j’accompagne discutent avec des groupes d’hommes : « faut pas vous laisser exploiter [...] faut venir au syndicat, faut réclamer vos droits ». Le contact a l’air de passer, G. qui parle d’une grosse voix d’ouvrier et leur tape sur l’épaule inspire confiance et quelques-uns se mettent à expliquer ce qui ne va pas sur le chantier [...]. Plus tard, les ouvriers sont rassemblés et les gens du syndicat commencent un long discours qui reprend les points habituels : « le syndicat c’est vous [...] les salariales puisqu’on a des intérêts différents, mais par exemple on est tous intéressés par la valorisation de la catégorie. » 30 Au début des années 1990, le syndicat patronal a mis sur pied un organisme destiné à fournir des prestations médicales aux ouvriers. Cet organisme a des moyens réduits mais agit de façon concertée avec le syndicat ouvrier, alors que pourtant les deux offres de soins sont en concurrence. Le modèle auquel on s’attendrait ne s’applique pas ici : opposition farouche au moment de la constitution d’un mouvement syndical, telle qu’elle est notamment décrite par Donald Roy à propos du Sud des États-Unis dans les années 1960 (Roy, 1968b). On voit au contraire que le patronat ne considère pas les syndicalistes comme véritablement dangereux mais plutôt comme des gens avec qui il est facile de s’entendre pour atteindre certains objectifs communs. 31 Par exemple : « il faut utiliser les bottes », « ne salissez pas le chantier », « il faut se corriger », « il faut faire attention à la scie circulaire », etc. 32 Lors d’une visite, un ingénieur s’adresse ainsi aux ouvriers : « Moi, je vous conseillerais de vous syndicaliser. Le syndicat m’aide en vous disant tout ça, en vous faisant prendre conscience des problèmes de sécurité et d’hygiène. » Les contremaîtres cependant n’aiment pas beaucoup que les syndicalistes viennent perturber la bonne marche du chantier avec des réunions ou des inspections.

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Nordestins du Bâtiment ont des vies diffıciles, nous on connaît ça [...] nous les ouvriers, on est méprisé, on est mal habillé, il faut se valoriser, courir après nos droits », etc. Puis ils expliquent que le rôle du syndicat dans cette affaire se limite à celui d’intermédiaire pour la conclusion de l’accord. Ils répètent cela à plusieurs reprises. En fait, je vois qu’ils se sont mis d’accord avec l’entreprise sur un moyen terme qui les satisfait car il permet de conclure cette affaire qui dure depuis des semaines. L’entreprise propose de n’inclure que 2 heures supplémentaires dans le bulletin de salaire et de ne payer les heures du dimanche qu’à 50 % (au lieu de 100 %). Le problème, c’est que le calcul de toutes ces heures entre en compte dans les indemnités de licenciement. En contrepartie, la direction s’engage à améliorer le confort du chantier (eau potable, douche chaude). Les ouvriers ne veulent pas accepter ça, mais l’entreprise prétend que la seule autre solution c’est la clef sous la porte. Je vois clairement que le syndicat s’efforce de convaincre les ouvriers d’accepter ce marché : « on vous oblige pas, c’est une décision à vous [...] cet accord est pas habituel mais c’est un essai pour résoudre la situation [...] l’entreprise peut pas faire autrement, c’est à cause de l’adjudication qui a traîné [...] avant qu’on intervienne c’était encore pire, les accords collectifs c’est un progrès pour la catégorie, ça fait des années qu’on le dit [...] nous d’ailleurs on est contre les heures supplémentaires car ça augmente le chômage », etc. Le discours de chacun dure 20 minutes puis on demande aux ouvriers qui sont d’accord de lever le doigt. Personne ne bouge, les ouvriers se regardent interloqués, ils n’osent rien dire, ils n’ont pas l’habitude d’être consultés. Personne ne lève non plus le doigt quand on demande à ceux qui sont « contre » de se manifester. Les ingénieurs et les directeurs du syndicat ont l’air de perdre patience. Dans la voiture, l’un d’eux avait dit en venant : « Dans le Nordeste c’était pire pour eux, ils ont pas trop de raisons de se plaindre de l’accord. » Les discours des syndicalistes reprennent donc pour inciter les hommes à voter oui : « je dis pas que c’est le mieux mais c’est ce que l’entreprise peut faire ». Je me suis assis au milieu des travailleurs et j’en entends plusieurs se plaindre (« c’est pas acceptable, on est là pour faire des heures et on les veut sur la fiche »). Les syndicalistes essayent de détendre l’atmosphère, parlent du Nordeste, l’un d’eux fait des imitations au micro. Ils ne savent pas trop comment s’y prendre. Finalement, G. demande énergiquement aux hommes de se décider, « c’est ça ou la fin des heures supp., il faut vous décider ». La masse semble se ranger, certains avec hésitation, d’autres sont énervés, les derniers semblent perdus. Un jeune ouvrier me dit : « Moi je comprends pas, ils auraient pas dû faire tout ça. C’est compliqué, on n’y comprend rien. Ils auraient dû s’entendre avec l’entreprise et puis c’est tout, quand on demande aux pions c’est la vraie panique, chacun a son avis ». Il ne comprend pas que la consultation n’a été que formelle. L’accord est ensuite signé (les ouvriers qui ne savent pas signer sont invités à tracer une croix) et l’ingénieur en chef invite tous les représentants du syndicat (je suis du lot) à déjeuner au restaurant. À table l’entente est cordiale et tout le monde se félicite que les choses puissent se régler de cette façon.

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Un autre exemple des relations ambiguës qu’entretient le syndicat vis-à-vis du patronat est sa position concernant les grèves. Quand des ouvriers lancent ou envisagent une grève sur un chantier, les réactions de la fraction la plus réformiste du syndicat sont positives. Pour eux de telles initiatives manifesteraient la croissante volonté de lutte des travailleurs. Dans la pratique en revanche, ils sont placés devant une alternative que d’autres institutions comparables connaissent : laisser croître les mouvements autonomes ou bien les contrôler33. La multiplication des grèves en effet, ou le manque de contrôle de l’institution face à un tel phénomène, montrerait que les relations avec le patronat ne peuvent prendre qu’un tour conflictuel. Or, la préoccupation essentielle des syndicalistes est pour l’instant de changer l’organisation générale du secteur, ce qui ne peut se faire que par une série de compromis raisonnables avec les entrepreneurs : « Ce n’est plus le moment de lancer des cris de guerre comme il y a 15 ans ; maintenant il faut être responsable et essayer de rendre le syndicat et le secteur lui-même plus modernes » (responsable des questions politiques au sein du syndicat, 1998). La principale entorse à ces efforts d’entente vient de la question salariale. Le patronat considère comme essentiel le maintien des salaires à des niveaux très bas puisque toute sa stratégie d’accumulation s’est depuis longtemps construite sur cette donnée. En même temps, le syndicat ouvrier sait très bien que son entreprise de séduction auprès de la catégorie est subordonnée à des réussites en matière d’augmentation des rémunérations. D’après les témoignages que j’ai pu recueillir, les négociations sont donc âpres sur le sujet. Le syndicat patronal aurait profité de l’inexpérience de la nouvelle direction ouvrière pour obtenir des réajustements modestes. Les syndicalistes considèrent donc la préparation des campagnes salariales comme un point crucial qui nécessite le concours de spécialistes et de juristes compétents. 7.2. Interventions politiques « Pendant longtemps le syndicat n’a pas existé. [...] Aujourd’hui le syndicat doit s’ouvrir au monde extérieur : aux associations, aux mouvements populaires, lutter pour l’emploi, avoir un projet de société. Il n’y a qu’à cette condition qu’on pourra faire du syndicalisme aujourd’hui. » Cette déclaration d’un responsable en 1996 donne le ton de la ligne d’action du STBB comparable à celle d’autres syndicats de la région. L’observation confirme en effet un véritable effort d’élargissement des activités et des réseaux de relations les orientant. Plusieurs des directeurs adjoints du syndicat ont des responsabilités dans des associations de favelas, des associations culturelles, des groupes politiques ou d’action citoyenne. Des réseaux se sont constitués qui permettent aux directeurs de participer à des rencontres, des forums intersyndicaux, des marches et manifestations diverses. Mais l’absence d’une ligne politique claire et ferme contribue à brouiller les stratégies d’action. Les différentes personnes importantes du syndicat sont affiliées à 33

Voir en particulier W. Mangabeira (Mangabeira, 1993) au sujet des métallurgistes de l’État de Rio.

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des partis politiques différents34 et sont fréquemment en désaccord (notamment au moment des élections locales). La direction du syndicat considère par exemple qu’il est important qu’elle obtienne l’élection d’un des siens au poste de conseiller municipal, mais jusqu’à maintenant elle n’y est pas parvenue. Autre conséquence des désaccords internes, le syndicat ne s’est affilié à aucune centrale syndicale alors que l’histoire de l’opposition aurait justifié un tel choix et il reste donc à l’écart des opérations coordonnées lancées par les centrales. Reste donc l’opposition au néo-libéralisme et au président Cardoso comme élément fédérateur. Ce combat prend d’abord la forme d’un plaidoyer contre le chômage, auquel le Brésil n’était pas habitué, et qui a durement frappé le bâtiment à partir du milieu des années 1990. Patrons et syndicats s’accordent pour demander un retour de l’intervention étatique en matière d’habitat afin de relancer le secteur. Ensuite, ce sont les menaces que représentent les leaders néo-libéraux contre la structure syndicale qui inquiètent les syndicalistes, y compris ceux qui se sont battus contre cette même structure syndicale à la fin des années 1970. Dans le bâtiment, la fin de l’unité syndicale, en multipliant les entités, nuirait aux faibles possibilités d’action, face à un patronat soudé.

8. L’intérêt du cas étudié Le cas du STBB est-il une exception ou nous permet-il de mettre en évidence des dimensions plus générales concernant le « nouveau syndicalisme » ? Le STBB ne peut pas être comparé aux syndicats pionniers des métallurgistes de l’État de São Paulo, qui ont fait naître le « nouveau syndicalisme ». On ne peut pas ainsi considérer que le STBB canalise les revendications des ouvriers en les articulant en propositions concrètes. Il ne s’appuie pas non plus sur des commissions autonomes sur les lieux de travail pour faire émerger des leaders ou des revendications35. Le mécanisme de la représentation dans ce secteur et cette localité apparaît en partie comme artificiel. Les ouvriers sont peu intéressés par le syndicat (donc réticents à s’affilier), ils ne sont pas politisés et leurs intérêts immédiats (gagner de l’argent rapidement pour rentrer dans leurs terres natales) contredisent la vision que les responsables ont de l’avenir du secteur. En revanche, par sa dynamique générale, la nouvelle direction du STBB s’inscrit pleinement dans la mouvance assez floue du « nouveau syndicalisme » qui peut être caractérisée par une plus grande combativité vis-à-vis du patronat, une organisation plus démocratique et une forte implication dans les luttes sociales (Mangabeira, 1993). Dans le quotidien, ces différentes caractéristiques se traduisent par des avancées réelles concernant les conditions de vie et de travail des ouvriers, de fortes 34

Notamment, Parti populaire brésilien, Parti des travailleurs et même Parti social démocrate brésilien pour le directeur. 35 Un autre exemple serait le rôle inexistant des commissions internes de prévention des accidents qui dans le bâtiment ne servent pratiquement à rien, alors qu’elles ont fourni dans d’autres secteurs le cadre de l’émergence de groupes revendicatifs (Mangabeira, 1993).

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dissensions internes concernant l’orientation générale de l’action syndicale, ainsi qu’un approfondissement des liens avec les organisations actives dans la lutte civique ou politique. On peut dire en fait que pour des raisons essentiellement liées aux caractéristiques du secteur (et donc possibles ailleurs qu’à Baralia) le STBB fait partie de ces syndicats que l’on pourrait appeler « moyennement réformistes ». Les grèves ne sont pas vraiment considérées comme un moyen d’action efficace, la position concernant l’assistancialisme est ambiguë, de même que l’idée des évolutions de la structure syndicale varguiste. On peut suggérer que les syndicats rattachables à ce modèle sont non seulement nombreux mais également en augmentation, avec pour argument que le radicalisme des pionniers s’est affaibli et qu’une préoccupation essentielle est devenue la protection vis-à-vis des attaques néo-libérales. En ce sens, il est probable que la volonté de beaucoup de syndicats de l’industrie de s’orienter vers la « modernité » passe par une ligne de compromis proche de celle qui a été décrite. Enfin, certaines des dimensions mises en évidence dans ce texte sont importantes pour comprendre l’activité d’une grande partie des organisations que l’on classe de manière large sous l’étiquette du « nouveau syndicalisme », en particulier les divisions internes, la relative inorganisation et la prudence des dirigeants établis. La situation particulière des syndicats brésiliens écartelés entre un passé récent très conservateur et les agitations démocratiques d’une société en plein bouillonnement est à mon sens l’explication principale de ces spécificités.

9. Remarques finales À la suite de cette étude de cas qui permet de relever certains aspects originaux du fonctionnement syndical dans les grandes villes brésiliennes, il est possible de proposer quelques éléments de réflexion d’une portée plus large. Au sujet de l’approche théorique du syndicalisme urbain brésilien. Si l’on s’écarte des définitions officielles au profit d’une approche pragmatique de la question, on peut dire qu’un syndicat au Brésil est une institution qui reçoit de l’argent d’une catégorie de travailleurs (pour les salariés, par « l’impôt syndical ») sans que ceux-ci aient le choix (ni du syndicat ni des montants versés), même s’ils ne sont pas affiliés. L’institution n’a pas à affronter de concurrence, les élections peuvent se dérouler avec un nombre très réduit d’adhérents, et le syndicat peut donc fonctionner sans chercher le soutien des personnes dont il est censé défendre les intérêts. Si l’on souhaite comprendre ce syndicalisme, il faut donc examiner les syndicats avant toute chose, et ne pas chercher a priori les déterminants principaux dans des facteurs macrosociologiques (les populations représentées, les évolutions économiques, etc.). Si l’on cherche à définir ce qu’est un syndicat au Brésil, il faut se poser la question : « Que fait concrètement ce syndicat ? » et pas « À quoi sert-il ? ». Envisager le problème dans ces termes évite d’utiliser les catégories justificatrices des acteurs.

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Dans cette ligne d’analyse qui a montré sa fertilité dans d’autres domaines36, il faut considérer les syndicats de la fin des années 1990–2000 au Brésil, non pas fondamentalement comme des organes représentatifs, mais comme des organisations semi-administratives, semi-assistancialistes qui gèrent des flux monétaires, offrent des emplois et, à des degrés d’intensité divers, sont engagées dans un processus de recherche de représentativité. Pour assurer la reproduction de l’institution, le syndicat « nouveau » cherche notamment à capter une « clientèle » et à négocier une position au croisement des mondes des entreprises, du prolétariat et de la politique. Au sujet de l’étude sociologique du syndicalisme brésilien. Les analyses précédentes suggèrent certains axes de recherche, pour une approche renouvelée de la question. L’idée centrale étant que le chercheur se doit d’être attentif non pas aux réponses des organismes syndicaux face à une « demande » des individus censément représentés, mais plutôt aux évolutions de stratégies « d’offre » de services, de biens et d’actions d’intermédiation. Ce renversement de perspective, important pour comprendre le fonctionnement d’autres institutions37, permet de saisir le syndicat par ses actions concrètes plutôt que par ses prétentions. À partir de ce principe, des études à venir concernant d’autres syndicats pourraient sans doute avec profit utiliser certaines recommandations partiellement exploitées dans ce texte. 1) Il est important de prendre en compte le fait que les gros syndicats sont des employeurs. Lorsqu’il représente une catégorie de travailleurs manuels (comme dans le bâtiment), un syndicat est une institution qui offre un travail stable, relativement bien payé, et de nature administrative à des gens qui souvent se consacraient à des tâches manuelles. En outre, par sa position institutionnelle le syndicat offre à ceux qui le rejoignent la possibilité de prendre des responsabilités en liaison avec des activités politiques ou de participation citoyenne. Minimiser ces deux aspects empêche de saisir certains des mécanismes centraux (notamment le jeu des ambitions et des trajectoires personnelles) qui gouvernent les interactions au sein de l’institution. Examiner les positions qu’offre l’emploi syndical permet éventuellement de comprendre, à partir d’analyses de rapports de classes, comment les dirigeants s’éloignent peu à peu des idéaux initiaux et comment ils perdent le contact avec les bases ouvrières en confondant stratégies personnelles et intérêts collectifs. 2) Pour comprendre de quelle manière le syndicat « représente » les travailleurs, il est sans doute peu approprié de chercher à savoir de quelle manière (en particulier dans le bâtiment) il fait « remonter » les revendications des bases. Il vaut mieux commencer par examiner quelles sont les relations concrètes entre les travailleurs et les employés du syndicat. On pourra être attentif en particulier à la nature des informations dont disposent les dirigeants et à leur manière de les utiliser. On peut examiner également le processus qui conduit à proposer des « actions » censées matérialiser l’activité de « représentation ». On pourra en particulier étudier le choix des interventions et les interactions entre groupes et individus qui conduisent à ces 36 En particulier pour l’étude de la scolarisation en France (Briand et Chapoulie, 1992). Les analyses que je propose sont inspirées de « l’analyse institutionnelle » proposée par ces auteurs. 37 On se référera notamment aux travaux de Jean Peneff concernant la médecine en France (en particulier Peneff, 2000).

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choix. L’idée selon laquelle les représentants du syndicat de Baralia connaissent mal ceux au nom de qui ils parlent mais sont convaincus du contraire peut certainement être valable pour d’autres cas. 3) Les relations entre les syndicats et le patronat sont un bon indicateur des modalités des stratégies de positionnement des syndicats. L’exemple de Baralia a montré que l’on comprend mal la situation en ce domaine si l’on part d’une idée théorique des « fonctions » du syndicat. Même si les dirigeants sont en permanence occupés à se poser cette question ce n’est pas dans leurs déclarations que l’on trouvera la réponse mais dans leurs adaptations aux nécessités concrètes telles qu’ils les perçoivent. La nécessité de recruter des adhérents peut ainsi conduire à passer des accords avec les entrepreneurs afin d’améliorer rapidement les conditions de travail des ouvriers. À ces trois suggestions il faudrait également ajouter l’idée (non utilisée dans l’étude) qu’il serait fructueux de regarder comment chaque syndicat gère son budget et en particulier comment il opère l’arbitrage entre dépenses d’assistance aux ouvriers, dépenses d’actions syndicales (campagnes de syndicalisation, visites des lieux de travail, enquêtes, études, etc.) et dépenses de « positionnement politique » (meetings, participations à des marches, des campagnes, des tables rondes, etc.). Pour beaucoup de syndicats urbains brésiliens, le premier poste budgétaire évoqué reste sans doute le principal. Il s’agira donc à chaque fois d’appliquer le principe qu’une partie essentielle de ce qu’est le « syndicalisme brésilien » échapperait aux observateurs qui ne prennent en compte que des éléments économiques ou sociopolitiques généraux. En fait l’orientation concrète d’un phénomène vaste comme « le syndicalisme » dépend aussi grandement de la nature des interactions entre les acteurs effectivement en présence sur le terrain. Les comprendre et les évaluer implique obligatoirement l’observation directe de la réalité quotidienne par le sociologue.

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