Les rencontres secrètes d’Éros et Thanatos chez Bill Gates

Les rencontres secrètes d’Éros et Thanatos chez Bill Gates

Sexologies (2009) 18, 210—217 ARTICLE ORIGINAL Les rencontres secrètes d’Éros et Thanatos chez Bill Gates夽,夽夽 M. Tardif (PhD) ∗, J.-A. Spearson-Goul...

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Sexologies (2009) 18, 210—217

ARTICLE ORIGINAL

Les rencontres secrètes d’Éros et Thanatos chez Bill Gates夽,夽夽 M. Tardif (PhD) ∗, J.-A. Spearson-Goulet (BSc) Université du Québec à Montréal, département de sexologie, case postale 8888, succursale Centre-ville, Montréal, Québec, H3C 3P8, Canada Disponible sur Internet le 12 f´ evrier 2009

MOTS CLÉS Sexualité ; Adolescents ; Internet ; Famille ; Répercussion ; Agresseur sexuel

Résumé Cet article propose des pistes de réflexion sur les passerelles qu’emprunte de nos jours la sexualité en fonction de changements majeurs qui sont connus de la jeune génération. L’environnement familial, notamment, connaît des remaniements au niveau de sa structure ; le nombre grandissant de familles éclatées et de familles reconstituées entraîne de nouvelles réalités avec lesquelles les jeunes doivent composer. Le développement fulgurant de l’Internet fait également partie de l’enjeu : la modification des repères relationnels semble altérer le rapport à la sexualité pour certains d’entre eux, ce qui n’est pas sans conséquence. Ainsi, les changements dans la manière d’établir les rapports humains, voire leur limitation, et l’augmentation de l’exposition à du matériel sexuellement explicite ou violent peuvent provoquer des dérives. Bien que l’Internet constitue pour la majorité des jeunes un moyen de s’ouvrir sur le monde et une manière d’être en relation avec d’autres jeunes, il est supposé que des jeunes plus vulnérables soient plus affectés par l’exposition au matériel sexuellement explicite ou violent trouvé sur Internet. Les parents et les chercheurs seront néanmoins appelés à déconstruire auprès des jeunes, en particulier auprès des populations vulnérables, l’imagerie du sexe et de la violence véhiculée par ces nouveaux médias, ce qui exigera beaucoup de doigté afin de ne pas avoir l’air trop restrictif et ne pas trop l’être. Le but de l’exercice étant de souligner la pertinence d’intégrer ces nouveaux paramètres dans les interventions à vocation éducative ou clinique et les travaux de recherche. © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

DOI de l’article original : 10.1016/j.sexol.2008.11.003. Cet article est tiré d’une conférence donnée par Monique Tardif (PhD), professeur au département de sexologie de l’université du Québec à Montréal lors du Congrès international francophone sur l’agression sexuelle (Cifas), Paris 2007. 夽夽 English version: Tardif M, Spearson-Goulet JA. When Bill Gates becomes innkeeper to Eros and Thanatos. ∗ Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (M. Tardif). 夽

« Les rencontres secrètes d’Éros et Thanatos chez Bill Gates », la conférence donnée par Mme Monique Tardif (PhD psychologie) dans le cadre du Cifas 2007 à Paris, propose des pistes de réflexion sur les passerelles qu’emprunte aujourd’hui la sexualité, de la sphère privée à l’environnement. Dans les temps anciens, le discours des philosophes sur Éros a mis en évidence les notions de la sexualité—corps et de la sexualité—amour cherchant à expliquer et

1158-1360/$ – see front matter © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.sexol.2008.11.002

Les rencontres secrètes d’Éros et Thanatos chez Bill Gates valoriser l’aspect relationnel et symbolisé des rapports humains. Par ailleurs, l’expression d’une sexualité symptomatique a donné lieu à la théorisation de Freud sur la dynamique des pulsions rattachées à Éros et à Thanatos. Les notions d’une sexualité primitive et égoïste et celles d’une sexualité plus altruiste et mature se trouvent au cœur de cette théorisation. L’inclination à agresser sexuellement autrui suggère la présence d’une sexualité primitive et d’un problème avec l’altérité. Le but de cet article est de discuter l’influence des environnements (familial, relationnel, social) dans l’expression de la sexualité et du rapport à l’autre. En ce qui concerne la sexualité, le surgissement de mouvements sociaux contemporains a fortement déplacé la frontière de l’espace privé et de l’espace public. Rappelons quelques-uns de ces changements : le traitement de la sexualité par les médias, le viol planifié dans les conflits armés, l’accessibilité du matériel pornographique sur le Web, l’éclatement de la structure familiale nucléaire. De là découlent des expressions sexualisées et de la sexualité directes, sollicitantes ou provocantes ouvrant la voie à une « néo sexualité » virtuelle et déshumanisée, voire déshumanisante. En parallèle se développe une plus grande sensibilisation à la problématique des agressions sexuelles et de ses répercussions, entraînant ainsi une volonté de mettre en place un contrôle social plus serré. Cela fait référence aux programmes de prévention, à des réformes légales, à des mesures d’évaluation du risque de récidive et à des registres informatisés de surveillance des agresseurs sexuels. Étant donné que nous sommes tous soumis à ces changements divergents, nous souhaitons vous convier à réfléchir à l’intégration de ces nouveaux paramètres dans la poursuite de nos travaux.

Environnement familial Commenc ¸ons par réfléchir aux changements relatifs à l’environnement familial. Les ruptures et les remariages sont beaucoup plus fréquents qu’il y a quelques décennies. Nous sommes donc aujourd’hui confrontés à un nombre grandissant de familles éclatées et de familles recomposées. Ces changements majeurs relativement à la structure familiale nucléaire ont un impact considérable sur ses membres, que ceux-ci soient enfants ou parents. On remarque notamment des enjeux de loyauté au sein de ces familles qui se complexifient. L’enfant dont les parents se sont séparés, par exemple, doit composer non seulement avec la question de vivre sa propre rupture partielle ou complète avec l’un d’eux, mais également avec les conflits qui surgissent entre les parents et, éventuellement, un nouveau conjoint du parent. Dans ce type de contextes, la question de l’allégeance se pose en ces termes pour l’enfant : doit-il se rapprocher plus d’un parent que de l’autre ? Dans quelle mesure va-t-il réussir à préserver ses liens avec ses deux parents ? La question de la rivalité au sein de la nouvelle fratrie est tout aussi importante. Le parent qui doit répondre à la fois aux besoins de ses enfants et à ceux du nouveau conjoint peut avoir à gérer des rivalités complexes au sein

211 de la nouvelle fratrie, provoquant son lot de perturbations dans la famille en phase d’unification. L’enfant sera-t-il privilégié s’il est plus proche de l’un de ses parents ? Le rapport qu’a l’enfant avec son parent d’origine sera-t-il substantiellement modifié ? Outre ces questions, la notion des limites relationnelles dévolues au statut de frères/sœurs, parents/enfants semble de plus en plus ambiguë. Dans les familles nucléaires, une hiérarchie plus naturelle accompagne en premier lieu la réunion du couple parental et, par la suite, l’arrivée des enfants parce que le passage du temps permet d’asseoir les statuts et les rôles de chacun. Dans le cas des familles recomposées, le processus de changement a pu provoquer d’importants bouleversements, parfois très soudains. Ainsi, un adolescent ou un préadolescent peut se retrouver du jour au lendemain avec une « nouvelle sœur ». L’adolescent, n’ayant jamais pu établir de liens significatifs avec celle-ci, va-t-il vraiment la considérer comme une sœur ? Ne la perc ¸oit-il pas plutôt comme une copine ou une rivale ? Qu’arrive-t-il encore dans le cas d’un adulte qui fait partie intégrante de la vie des enfants de la conjointe sans que ceux-ci n’y soient préparés ? Les dispositions personnelles du parent à s’engager dans une nouvelle relation amoureuse ne concordent pas nécessairement avec celles des enfants, qui devront s’ajuster. Comment percevront-ils le fait que cet adulte commence à exercer un rôle parental ? L’enfant qui n’a pas développé de lien d’attachement ou d’éducation avec ce nouvel adulte, mais qui cohabite avec lui dorénavant, lui accordera-t-il un statut d’autorité ? La définition du rôle parental, de même que la question de l’autorité et bien d’autres encore, deviennent alors beaucoup plus compliquées. À l’instar de ces problématiques de séparation et de rapprochement, la question du surgissement d’un climat sexualisé est à la fois fort importante et intéressante. À lui seul, ce facteur risque d’introduire des différences majeures pour un adolescent à l’intérieur d’une structure familiale nucléaire en comparaison avec une famille reconstituée. En ce qui concerne la famille d’origine (en supposant qu’il s’agisse d’une famille saine), les parents sont ensemble depuis longtemps ; leur amour a grandi et évolué d’une fac ¸on telle que le stade des premiers émois (caractérisé par la passion et la séduction) est dépassé. Un adolescent vivant dans sa famille d’origine est alors moins susceptible d’être en présence d’un climat sexualisé à la maison. En revanche, un parent qui vient de rencontrer un nouveau partenaire peut exposer son adolescent à un climat de rapprochement amoureux et de séduction au quotidien. Si cette situation de vie coïncide avec de forts intérêts par rapport à la sexualité, ou provoque de tels intérêts, l’adolescent se trouvera évidemment davantage stimulé. Cette exposition peut être plus difficile à gérer pour certains adolescents, puisqu’elle a lieu au sein de leur propre famille. Elle le sera d’autant plus si certains parents ont eux-mêmes de la difficulté à bien gérer l’expression de leur affection, de leur séduction et de leur sexualité. La dissolution de l’unité familiale enclenche un processus caractérisé par l’émergence de divers facteurs de stress continuels et intermittents (Wade et DeLamater, 2002). Selon Kalter et Rembar (1981), on peut conceptualiser les effets négatifs du divorce en s’appuyant sur :

212 • l’hypothèse du cumul des effets négatifs lorsque la séparation survient aux âges précoces de la vie de l’enfant ; • l’hypothèse du stade critique, qui suppose que les effets négatifs du divorce sont associés aux difficultés émotionnelles et aux comportements propres au stade de développement de l’enfant ; • l’hypothèse de la récence, qui suppose un effet traumatique de la séparation qui affecterait moins les enfants plus jeunes parce qu’ils disposeraient d’une meilleure capacité de récupération. Il demeure toutefois que cette période de crise met à l’épreuve les capacités d’adaptation de tous les membres de la famille, même si tous ne parviennent pas à la résoudre avec le même niveau d’équilibre. Les effets négatifs du divorce sont reconnus et bien identifiés dans la littérature : une diminution du revenu, des disputes familiales, des poursuites judiciaires et des gardes parentales partagées ou non (Jónsson et al., 2000). Bien que la séparation demeure parfois la meilleure option, il demeure que 14 % des enfants vont cohabiter plus ou moins temporairement avec un seul de leurs parents, ou avec un parent et son nouveau conjoint (Amato, 2000). La venue d’un nouveau conjoint dans l’espace privé de la famille influence et affecte le réseau de liens, les rôles, les codes de communication et d’intimité déjà troublés (Swenson, 1997). Or ce changement majeur est très fréquent et ce, à court ou moyen terme. Durant les deux mois suivant la séparation, 50 % des parents divorcés participant à une étude ont fréquenté un nouveau partenaire amoureux. Cela suggère que le climat d’intimité et de sexualité de la famille, particulièrement s’il y a cohabitation, a été soudainement modifié (Anderson et Greene, 2005). À ce titre, le facteur de cohabitation a été identifié comme un facteur d’influence sur le rapport de ces enfants avec la sexualité (Spruijt et Duindam, 2005). Le divorce entraîne également une modification dans le processus de socialisation des enfants (Amato, 2000). Alors que ceux-ci évoluaient au sein d’une structure familiale stable, avec leur père et leur mère du début de leur vie jusqu’à l’âge adulte et au-delà, les enfants se retrouvent aujourd’hui avec une structure familiale en mouvement, où les ruptures, les conciliations et l’introduction de nouveaux membres sont des changements qui surviennent pour près de la moitié d’entre eux. Ces nouvelles réalités au plan de l’environnement familial impliquent donc que les notions mêmes d’intimité et du processus de socialisation sont en train de se modifier dans nos sociétés contemporaines.

Jeunes vulnérables Certains argumenteront que selon les études les plus récentes, plus du quart, voire près du tiers, des adolescents d’aujourd’hui ont vécu des ruptures parentales et que cela fait dorénavant partie de leur réalité. Le divorce n’a donc plus le même impact qu’il y a quelques années, alors que le jeune était le seul, ou du moins l’un des rares dans sa classe, à vivre de tels changements au sein de sa famille. En revanche, les jeunes vivant en centre de détention sont reconnus pour avoir moins de capacités à s’adapter. Il faut rappeler que ces jeunes proviennent de milieux plus

M. Tardif, J.-A. Spearson-Goulet perturbés, qu’ils ont moins de ressources, qu’ils ont plus de problèmes. Il est dès lors anticipé que leurs capacités à gérer les ruptures ou les recompositions familiales soient moindres. Certains de ces jeunes peuvent être soumis à plusieurs changements de milieux de vie, allant de modifications de la structure familiale à des foyers de groupe ou des familles d’accueil. De plus, il est anticipé que les pères de ces jeunes auraient tendance à accentuer leur manque d’implication après la séparation. Ces changements que nous qualifions de majeurs dans l’environnement familial risquent d’amener certains jeunes à éprouver davantage de solitude ou d’inconstance dans leurs relations. Selon la théorie des réseaux (Network Theory), la dissolution d’une relation entraîne habituellement la rupture du réseau social existant, de même que la création d’un nouveau réseau souvent caractéristique de la période d’ajustement (Wade et DeLamater, 2002). Les jeunes plus vulnérables peuvent avoir davantage de difficultés à faire le passage de l’ancien au nouveau réseau. Cela suggère qu’un processus de transformation des liens affectifs peut alors s’amorcer chez ces jeunes car nous savons que le manque de constance de leurs relations familiales, en raison des ruptures et des remariages, affectera leurs capacités futures à vivre l’intimité. Rappelons au passage que la dimension de l’intimité est un thème central en agression sexuelle puisque certaines études ont démontré que les hommes ayant commis des agressions sexuelles ont d’importantes difficultés sur ce plan (Ward et al., 1995 ; Cortoni et Marshall, 2001). Comme ils auront vécu plusieurs ruptures et que celles-ci leur auront fait vivre des expériences difficiles émotionnellement, ces jeunes risquent d’avoir beaucoup de difficultés à vivre les séparations ainsi que les rapprochements. En réponse à cette difficulté, certains auront une propension à se centrer sur eux-mêmes, une tendance à répondre à leurs besoins de fac ¸on égocentrique ; ils sont alors susceptibles d’entrer en relation avec les autres en pensant davantage à eux. L’autre n’aura alors qu’un attrait en fonction de leurs besoins propres.

Environnement Internet Un autre changement majeur de l’environnement relativement à la transformation des liens et de la communication chez les jeunes est l’impact de l’Internet. À ses débuts, la recherche par rapport à l’Internet a eu pour objectif de concevoir un nouvel outil de communication dans une perspective de défense militaire ; par la suite, le but a été de mettre en place un moyen permettant aux gens de communiquer entre eux, d’échanger diverses informations rendues extrêmement accessibles (Griffin-Shelley, 2003). Au-delà du changement en termes de possibilités de communication, cela a aussi entraîné des changements au niveau des aspects relationnels. C’est sur cet aspect que nous souhaitons nous attarder. Le développement fulgurant de l’Internet a produit un changement des repères relationnels. Ainsi, les échanges interpersonnels sur l’Internet impliquent une absence complète de hiérarchie. Il est désormais possible de s’adresser à n’importe qui, n’importe comment. Au niveau

Les rencontres secrètes d’Éros et Thanatos chez Bill Gates des repères relationnels, l’Internet permet de rejoindre facilement des personnes qui auraient pu être inaccessibles auparavant. L’Internet met en évidence le fait que les dimensions du temps et de l’espace ont certes été modifiées sur le plan relationnel. Mais plus que cela, la notion de relation virtuelle a un sens duel. Si on prend le référentiel en optique, où la virtualité se rapporte au caractère illusoire de certaines images, on oppose le virtuel au réel (Proulx et Latzko-Toth, 2000). Ce registre recouvre alors des rencontres qui ne correspondent en fait qu’à des contacts plutôt qu’à de véritables relations parce que celles-ci ne sont pas ancrées dans le réel, ce qui renvoie à la possibilité de simulation. Proulx et Latzko-Toth (2000) décrivent un autre référentiel du virtuel, qui s’attache davantage au processus de ce qui peut advenir, se développer et s’actualiser. Ce référentiel peut s’associer à un autre type de relations, comme le montre une étude où 54 % des jeunes internautes âgés de 12 à 15 ans ne se font pas de nouveaux amis sur l’Internet (Thoraval et al., 2005) ; la notion d’amis équivaut bien souvent à l’échange de quelques messages, sans plus (Beauchemin et Tardif, 2007 ; Thoraval et al., 2005). Les échanges des jeunes sur l’Internet se font le plus souvent avec des amis qu’ils rencontrent dans leur vie quotidienne. Dans ce contexte, ce type de relation ne fait que favoriser des échanges avec un médium différent. Dans ce cas, le désir d’explorer de nouvelles relations initiées sur l’Internet ou encore de poursuivre le développement de relations présentes dans la vie des jeunes les conduit vers le Web.

Dynamique des liens Outre les repères hiérarchiques, temporels et spatiaux, les rapports humains nous apparaissent également transformés lorsqu’ils sont limités à l’Internet. Le mode relationnel que transmet l’Internet comporte une dimension d’immédiateté de la pensée, d’absence de limites géographiques et d’anonymat. Sur le plan relationnel, les changements que cela implique sont multiples. Lors d’un échange en personne, certaines notions sont en jeu, dont la volonté d’être en relation et la responsabilité que porte chacun des individus. Dans ce type de communication, il y a un contexte et il y a des normes à respecter ; certaines choses ne se font pas lorsqu’on est face à l’autre. Dans un univers virtuel, les relations initiées sur l’Internet sont susceptibles d’avoir peu d’ancrage avec la réalité, si ce n’est qu’en devenir ; les relations sont donc potentielles et peu validées par le réel. De telles relations sont ainsi plus subjectives, rendant par le fait même la possibilité d’objectiver la relation plus aléatoire. Un monde virtuel permet la disparition des normes et des contraintes sociales usuelles associées aux échanges interpersonnels. D’une certaine fac ¸on, l’Internet permet de laisser libre cours aux réactions personnelles en ayant la certitude qu’aucune responsabilité ni aucune règle ne viennent contrecarrer la recherche de satisfaction de ses propres besoins. Par exemple, il est beaucoup plus facile de rompre une relation sur l’Internet pour la simple raison que cela ne nous intéresse plus, et ce, en passant à autre chose d’un simple clic. Les privilèges de pouvoir garder l’anonymat, d’utiliser un pseudonyme, de dispa-

213 raître, de changer d’identité y concourent. Ces conditions qu’offre l’Internet dans les échanges de contact desservent le développement du lien qui requiert un contexte, du temps et un souci pour l’autre. Or certains jeunes attirés par la facilité d’établir des liens sur l’Internet peuvent s’y adonner afin de répondre à leurs besoins relationnels, voire sexuels, tout en réduisant leurs expériences relationnelles hors Internet. Selon Carnes (2001), s’adonner aux échanges sur l’Internet pour répondre à ses besoins socioaffectifs aurait pour effet de favoriser un sentiment d’aliénation de soi et des autres. L’occurrence d’une telle conduite à l’adolescence peut être associée à des problématiques du développement relativement à l’identité, au sentiment d’appartenance et à la capacité à l’intimité — sans toutefois pouvoir déterminer si ladite conduite est précédée ou provoquée par l’investissement trop important accordé aux échanges sur l’Internet. D’un autre côté, les jeunes peuvent tirer une fierté à avoir un vaste réseau de contacts. La statistique voulant que 50 % des jeunes canadiens de niveau secondaire communiquent avec des inconnus appuie cette impression (Réseau ÉducationMédias, 2001). L’Internet est également tributaire de certains changements au plan des liens familiaux. De nos jours, il apparaît plus difficile pour les adolescents de s’opposer à leurs parents par des moyens autrefois usuels. La drogue, par exemple, n’est plus réellement une option de différenciation, puisque certains parents en consomment. La fac ¸on de se vêtir n’arrive plus à distinguer les adolescents des adultes. Cependant, il semble que l’Internet permette de rétablir une certaine barrière entre les générations (Thoraval et al., 2005). Les jeunes sont davantage intéressés par l’aspect ludique de l’Internet, alors que l’utilisation des parents est davantage centrée sur l’aspect pratique. La fac ¸on qu’ont les jeunes d’utiliser l’Internet est à ce point différente de celle de leurs parents que ceux-ci se sentent pour la plupart dépassés par les capacités de leurs adolescents. Les jeunes sont conscients de cette réalité, selon le Réseau Éducation-Médias (2001) : 50 % des jeunes croient en effet que leurs parents en connaissent moins qu’eux sur l’Internet. Cela nous amène à suggérer que le rapport avec l’Internet peut devenir un moyen non seulement de se différencier mais de mettre une barrière, à l’intérieur même du système familial. Les jeunes demeurent au sein de la famille, sans nécessairement être en lien avec celle-ci. De plus, l’Internet ne constitue pas pour les jeunes uniquement une interface pour établir des relations virtuelles, mais aussi pour prolonger des relations réelles. Ainsi, l’Internet constitue pour une majorité de jeunes n’ayant pas de véritables problèmes relationnels un facteur de développement et d’intégration sociale. Le développement d’un nouveau langage est un aspect assez intéressant de l’Internet. On n’a qu’à regarder comment les jeunes échangent et écrivent sur l’Internet : le Web possède son propre langage. La fac ¸on d’écrire diffère, avec l’utilisation de signes et de mots raccourcis. Ce développement d’un nouveau langage servira à créer une barrière avec les adultes, bien sûr, mais permettra également l’utilisation de certains symboles inusités. Les émoticônes, par exemple, sont beaucoup plus restreints dans l’expression des émotions que le langage parlé. Les utilisateurs de l’Internet pourraient en venir à disposer

214 d’un registre émotionnel rétréci si leur mode relationnel de référence demeure associé aux échanges sur le Web. Par conséquent, cela risque d’accentuer le décalage entre les contacts sur l’Internet et les relations hors ligne. La présence d’un décalage non conscientisé peut donner la fausse impression d’avoir de bonnes capacités relationnelles en prenant pour preuve la multitude de contacts entretenus sur l’Internet. Toutefois, l’aspect expérientiel des relations sexuelles ou amoureuses et des rapprochements fait défaut. Le terme « ami », par exemple, n’a plus le même sens chez les jeunes, qui ne font plus de distinction entre contacts et amis proches. Un autre aspect de la dynamique des liens réfère à la notion de vie publique et privée, qui est également remise en cause en raison du caractère plus immatériel du Web. Cela donne en effet aux notions de public et de privé une tout autre signification qu’il y a 15 ou 20 ans. Pour certains jeunes, exprimer, voire montrer, certains aspects de leur sexualité ou de leur intimité sur l’Internet devient chose courante — cela au risque méconnu ou négligé de venir perturber les rapports aux autres dans leur vie quotidienne. Certains jeunes, qui se retrouvent avec leurs photos fichées sur les ordinateurs de toute une école, l’apprennent malheureusement à leurs dépens après s’être exhibés devant une caméra Web à la demande d’un(e) copain(ine). Dans ce type de contexte, le caractère en apparence privé de la relation peut tromper des adolescents qui ont peine à anticiper les revirements relationnels en raison de leur difficulté à jauger les aspects de confiance, d’authenticité, de motivation et de mutualité que comporte une relation.

Internet, simulation et fantasme Un autre aspect à l’avant-plan de ce type de communication est le rapprochement de l’individu de son idéal de personnification par la communication virtuelle. Sa perception de lui-même, sa fac ¸on de se présenter et sa perception de l’autre à travers ce rapport virtuel seront celles qu’il aura bien voulu créer. Ce n’est pas innocemment que l’on parle de communication virtuelle : celle-ci contient peu d’éléments de la réalité quotidienne de l’autre, ce qui empêche de juger l’intégrité de cette personne — l’Internet n’offrant qu’un rapport limité et contrôlé où chacun peut tenter de présenter à l’autre l’idéal de lui-même. Cette réalité évoque le puissant attrait de l’Internet dans l’établissement de relations plus près de la relation fantasmée que réelle. La notion de relation vraie doit donc être redéfinie. Quels sont les indices permettant de croire que l’individu est dans une relation vraie sur l’Internet ? Les critères que nous connaissons et qui nous servent dans la réalité s’appliquent difficilement dans un monde virtuel. Il ne faut toutefois pas concevoir les relations sur l’Internet comme étant nécessairement mauvaises par nature ; elles ne sont pas si différentes de ce qu’on voyait à une certaine époque où l’on entretenait des relations par lettres. Sur l’Internet, la personne a toujours la liberté de ne pas s’exprimer, alors que dans une vraie relation, l’implication est obligatoire : il faut expliquer à certains moments notre comportement, les choses que nous faisons ou que nous ne faisons pas. Il y a donc un engagement,

M. Tardif, J.-A. Spearson-Goulet une responsabilisation que l’Internet permet facilement d’éliminer.

Internet et sexualité La dimension de la sexualité est donc également en train de se modifier par l’intermédiaire de l’Internet. De fac ¸on générale, les participants de vastes études voient l’Internet comme un moyen de trouver des partenaires sexuels ou encore d’avoir des informations à propos de la sexualité. En ce qui concerne la perception des informations provenant de l’Internet — sans en préciser le type — 40 % des jeunes canadiens participant à une enquête ont révélé croire à la fiabilité de presque toute l’information (Réseau ÉducationMédias, 2001). Par ailleurs, les jeunes adultes (18—24 ans) considèrent que l’Internet permet d’explorer leur sexualité et d’obtenir des gratifications sexuelles (Boies et al., 2004). Ce qui est alors recherché, c’est l’excitation, les sensations, l’aventure, alors que les éléments affectifs deviennent hors jeu. Ces modifications relatives à la sphère de la sexualité n’ont évidemment pas été sans conséquence. Elles ont notamment créé chez certains individus un engouement pour les rencontres érotisées sur l’Internet. Mal à l’aise sur le plan social, ces personnes ont vu sur l’Internet de multiples occasions de répondre à leurs besoins sexuels. Les contacts y sont très faciles et réduits : il est donc possible d’avoir un échange axé sur la sexualité sans passer par de longues approches. Selon Carnes (2001), certaines personnes effectueraient ainsi un remplacement des relations de la vie réelle par des relations virtuelles. Ce phénomène a incité Cooper (1998) à expliquer par son modèle du triple A (accessible, abordable et anonyme) les caractéristiques prévalentes au développement de dérives et de dépendances sexuelles. Une exposition prolongée à du matériel sexuel explicite sur l’Internet peut avoir pour effet de rendre moins attrayantes les relations interpersonnelles de la vie réelle, tout en accentuant le désir d’une sexualité dénuée d’aspects affectifs (Boies et al., 2004). Certaines personnes vont dès les premières lignes aborder la sexualité ; elles vont être axées sur la recherche de sensations en orientant rapidement les échanges sur du matériel sexuel explicite. Pour d’autres, ce sera la recherche d’informations sur la sexualité. Cooper, dont on a vu le modèle précédemment, a réalisé une étude entre les mois de mars et avril 1998. Il a recruté 9265 participants : parmi eux, 17 % se considéraient à risque de développer une dépendance à l’Internet, 8 % se considéraient à risque de développer une dépendance de consommation pornographique et 8 % avouaient une utilisation compulsive de la pornographie. Cela suggère qu’un mécanisme de clivage peut s’installer entre l’amour et la sexualité, et on est forcé de constater la présence d’une inclinaison à développer des préférences sexuelles déviantes. La pornographie, en plus de risquer de mener à la dépendance, peut amener des difficultés d’interprétation. Par exemple, cela peut notamment amener des agresseurs sexuels à justifier leurs délits (Griffin-Shelley, 2003) car ils affirmeront que ces pratiques sont normalisées dans notre monde contemporain. La pornographie leur per-

Les rencontres secrètes d’Éros et Thanatos chez Bill Gates met de se déresponsabiliser, en plus d’entretenir leurs déviances.

Internet et criminalité Sans pour autant s’attaquer à la lourde et périlleuse tâche d’établir un lien clair entre pornographie et agression, il est malgré tout possible d’en déceler quelques indicateurs en étudiant l’Internet par le biais de la protection des mineurs et de la criminologie. Selon Stoller (1978), un crime est un acte qui cause un dommage significatif et qui n’est pas un jeu. Il importe de noter que la puissance de représentation de l’Internet est reconnue par le Conseil de l’Union européenne (2003), qui définit la pédopornographie comme la représentation visuelle « d’un enfant réel », « une personne réelle qui paraît un enfant » ou « des images réalistes d’un enfant qui n’existe pas » « participant à un comportement sexuellement explicite ou s’y livrant, y compris l’exhibition lascive des parties génitales ou de la région pubienne » (cité dans Le Forum des droits sur l’Internet, 2005, p.7). En ce qui concerne la notion de criminalité sur l’Internet, Le Forum des droits sur l’Internet (2005) distingue deux phénomènes : la diffusion et le recel de pornographie infantile, ainsi que l’utilisation du réseau Internet afin de préparer ou de commettre des atteintes sexuelles envers des mineurs. Ce dernier point (qui comprend la corruption et la tentative de corruption, l’atteinte ou l’agression et la tentative d’agression sexuelle, le viol, le proxénétisme, etc.) nous amène inévitablement à nous questionner sur les dangers pour les personnes vulnérables et les moyens pour les éviter. Les agresseurs sexuels éventuels ou les adultes qui en veulent aux jeunes changent leurs caractéristiques, mais c’est aussi le cas des jeunes. Ainsi, 50 % des jeunes participant à une enquête pancanadienne se présentent avec un âge différent, une personnalité différente et des capacités idéalisées (Réseau Éducation-Médias, 2001). Il en ressort donc que des adultes peuvent avoir des échanges sexualisés sur l’Internet avec des jeunes alors qu’ils croient s’adresser à des adultes. Certains jeunes utilisent l’Internet sans avoir de fac ¸on de procéder, ou en ne respectant pas les fac ¸ons de procéder qui leur permettraient de se protéger euxmêmes. Dans plusieurs pays, la solution adoptée a été de criminaliser la possession et le téléchargement de matériel illustrant des pratiques hors normes comme la bestialité, les scènes sexuelles explicites, la violence sérieuse, etc. (NOMS, 2006). Cependant, la question se pose à savoir jusqu’à quel point une telle attitude amène à « pathologiser » des individus qui, finalement, ne présentent pas de pathologie. Rappelons que la prévalence des perversions dans la population dite normale n’est pas très documentée. Il n’existe donc pas d’indicateurs révélant jusqu’à quel point un individu bien adapté peut avoir des manifestations sexuelles déviantes. Doit-on se permettre alors de criminaliser des gens qui, en fin de compte, sont bien adaptés et ne requièrent pas d’interventions particulières ? Sans compter que le risque de surcriminaliser une population en particulier, laquelle peut très bien appartenir à la moyenne, est bien présent.

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Jeunes à risque Une autre stratégie consiste à cerner d’abord le type de population le plus à risque et à tenter par la suite de définir une solution mieux adaptée. Les premières victimes, en partie à cause de leur intérêt pour l’univers virtuel, sont les jeunes. Du moins, ce sont celles qui attirent la plus grande attention. Selon l’étude « Jeunes canadiens dans un monde branché » réalisée par le gouvernement du Canada (Réseau Éducation-Médias, 2001) auprès de 5682 élèves de la quatrième à 11e années, les 50 premiers sites que les jeunes disent fréquenter comportent des contenus violents (28 %) ou à caractère sexuel (32 %) ; 25 % des jeunes rapportaient aussi avoir été sollicités à une rencontre par des connaissances sur l’Internet (un jeune sur quatre). En revanche, 91 % des jeunes ont affirmé ne pas avoir cherché à visiter des sites pour adultes — ce qui signifie que ces sites sont apparus sur leur écran. Plus de 50 % ont déclaré qu’ils y ont donc été exposés sans même le désirer. Autres statistiques intéressantes : 18 % ont fréquenté des sites violents ou sanglants durant l’année scolaire, 24 % ont dit avoir rec ¸u du matériel pornographique provenant de connaissances virtuelles, plus de 55 % affirment avoir rec ¸u du matériel pornographique sur le Net, plus de 50 % reconnaissent avoir communiqué avec des inconnus, 26 % ont fréquenté volontairement des sites pornographiques (les garc ¸ons sont ici trois fois plus susceptibles que les filles de le faire). Les jeunes canadiens du secondaire disposent également d’un nombre moyen de dix correspondants inconnus dans leur messagerie instantanée (Réseau Éducation-Médias, 2001). Par ailleurs, 15 % des jeunes de l’étude ont accepté de rencontrer un inconnu ; 50 % étaient alors accompagnés par un ami ou un membre de la famille (Réseau Éducation-Médias, 2001). Parmi ces jeunes, un sur dix a été confronté à une expérience difficile (situation menac ¸ante, tentatives de contacts sexuels, personnes violentes). On ne parle donc plus de cas marginalisés ; il s’agit dorénavant de ce qui est usuel. Pour le jeune qui est en mesure de se défendre, de se protéger et de savoir où il en est, la situation est moins inquiétante. Toutefois, les jeunes qui sont laissés à eux-mêmes ou qui ont des idées un peu désorganisées seront beaucoup plus susceptibles de recourir à du matériel correspondant à leurs idées déjà perturbées ou qui risque de les amener à intégrer ces idées. L’Internet devient alors un moyen, une espèce de révélateur de la solitude et du mal-être des jeunes. Les jeunes qui sont vulnérables et qui sont collés à l’Internet ne sont pas bien ajustés, ils ne sont pas bien adaptés et ne se préparent pas à bien vivre leurs relations interpersonnelles.

Éros et Thanatos et actes criminels Une association italienne a répertorié 17 016 sites pédophiliques et pédopornographiques dans 33 pays. Évidemment, divers pays ont adopté une législation pour contrer le phénomène, mais il apparaît que nous sommes devant un phénomène incroyable, vraiment hors proportion (Le Forum des droits sur l’Internet, 2005). Des enquêtes provenant de divers pays font état que 19 à 39 % des jeunes âgés de neuf à 17 ans ont rec ¸u des sollicita-

216 tions sexuelles non désirées. Dans l’enquête de Finkelhor et al. (2000), les comportements répertoriés sont les suivants : solliciter à parler de sexualité, poser des questions intimes, se livrer à des activités sexuelles, ouvertures sexuelles par un adulte connu sur le Net, invitations à fuguer et sollicitation directe hors ligne. Il faut toutefois faire une mise en garde voulant que les adultes qui entrent en contact avec ces jeunes ne savent pas toujours qu’ils sont en lien avec un mineur. De plus, presque la moitié (48 %) des initiateurs de sollicitations sexuelles de l’étude de Finkelhor et al. (2000) seraient des adolescents qui s’adonnent à des échanges très sexualisés correspondant davantage à ceux des adultes envers des mineurs. Selon une étude d’Ybarra et al. (2007) effectuée auprès de 1588 jeunes âgées entre dix et 15 ans, 35 % d’entre eux ont affirmé avoir été victimes de harcèlement ou de sollicitation sexuelle en ligne et 21 % ont affirmé avoir perpétré au moins un ou l’autre. Que se passet-il lorsqu’Éros et Thanatos se rencontrent sur l’Internet et deviennent des criminels ? Une enquête américaine réalisée par Wolak et al. (2005) auprès de 1713 individus ayant été arrêtés pour des crimes associés à l’Internet envers des mineurs permet diverses constatations : 83 % de ces individus étaient en possession de matériel de pornographie infantile représentant des enfants prépubères ; 80 % de ce matériel illustrait des actes de pénétration, 21 % montrait des enfants subissant des viols ou des tortures ; 40 % des individus arrêtés ont également agressé sexuellement des enfants et 15 % ont sollicité des mineurs. Le cumul fait état que 55 % de ces hommes arrêtés pour des crimes associés à l’Internet envers des mineurs ont été en contact avec des enfants. Il ressort donc que l’Internet a ouvert la voie à d’autres modus operandi pour approcher et agresser sexuellement des mineurs. Des pédophiles échangent, produisent et diffusent maintenant des images exploitant des enfants. Ce qui leur apparaît comme une solution, soit leur choix de se réfugier dans l’Internet pour répondre à leurs besoins relationnels et sexuels, renforcera plutôt leur incapacité à établir des rapports humains réguliers, fermant la porte à l’apprentissage des capacités relationnelles de base et des usages communs. De plus, l’Internet amène, tel que mentionné précédemment, une facilité à rompre et à établir des contacts. Ils s’imaginent donc qu’ils ne sont plus seuls, qu’ils sont capables d’être en relation avec des gens. Pour les agresseurs sexuels, l’aspect fort attrayant de l’Internet est qu’ils peuvent maîtriser et contrôler leur rapport à l’autre. Il suffit d’un clic pour que l’autre disparaisse quand il ne fait plus l’affaire, sans aucun compte à rendre, sans explications à donner. Il n’est donc plus nécessaire de prendre la responsabilité de ce qu’on a fait : la morale s’estompe.

Conclusion Les débuts de l’Internet ont pu laisser croire à une véritable révolution du rapport aux autres dans une volonté d’établir les bases d’une communication ouverte sur le monde. Sur le plan relationnel, notre rapport au temps et à l’espace est changé. Toutefois, les difficultés relationnelles que traversent les personnes dans le monde contemporain nous font constater la multiplication tant des ruptures que des nouveaux liens. Bien que la perspective de la communication globale ait été mise à l’avant-plan, un système de

M. Tardif, J.-A. Spearson-Goulet communication fermé apparaît également dans le sillage de l’Internet. Ce moyen technologique peut favoriser chez certains l’expression d’une déshumanisation des rapports aux autres et à soi. L’évocation de rencontres entre Éros et Thanatos sur l’Internet transpose des dérives que peut prendre le rapport relationnel lorsqu’il est fondé sur des enjeux de pouvoir, d’agressivité et de sexualité. La communication devient alors pervertie et se transforme en jeu. Dans ce contexte, les échanges réfèrent la plupart du temps à la sexualité, aux agirs et aux sensations plutôt qu’à l’altérité. Au regard de la science, dès que l’on parle de la pornographie et de ses dangers, on se retrouve avec la difficulté de devoir définir ce qu’elle est et quels en sont les aspects défavorables ou négatifs. Même en étudiant les agresseurs sexuels, il est difficile d’obtenir des résultats concluants quant aux effets de la pornographie sur ces derniers. Seto et al. (2001) concluaient leur article sur le rôle de la pornographie dans l’étiologie de l’agression sexuelle en affirmant que, dans l’ensemble, il y a peu d’éléments supportant un lien causal entre la consommation de pornographie et l’agression sexuelle. Cependant, nous savons que les personnes plus vulnérables sont davantage à risque d’en ressentir les effets négatifs (Marshall, 1988 ; Marshall et Barbaree, 1990 ; Seto et al., 2001), mais ce facteur demeure pourtant sous-estimé. En effet, dans les procédures d’évaluation actuelles, de même que dans les projets de recherche, il est rare que l’on recueille des informations à ce sujet. Il semble que l’on soit réellement en retard par rapport à l’évolution fulgurante des dérives de la sexualité sur l’Internet. Les mésalliances d’Éros et de Thanatos refont surface dans les préoccupations des parents, des chercheurs et des cliniciens : comment intégrer l’Internet et les médias ? Comment en venir à séparer ce qui fait partie de l’univers virtuel de celui du réel ? Comme les jeunes sont en apprentissage de divers modes relationnels, ils n’ont pas tous une expérience de vie suffisante pour poser un regard critique et savoir éviter les dérives de l’Internet et du monde virtuel qui leur sont préjudiciables. Ceux-là risquent de confondre la réalité virtuelle et la réalité de faits, c’est-à-dire celle qui constitue la réalité relationnelle concrète et hors Internet. Tout cela nous amène donc à devoir résoudre le paradoxe de nos sociétés contemporaines, dans lesquelles la représentation de la sexualité est omniprésente et peut souvent symboliser des contenus violents ou y être associée. L’Internet a le potentiel de dégrader la sexualité et l’humanisation des échanges au point, nous semble-t-il, d’entretenir des représentations primitives et déshumanisées de la sexualité. Devant cette nouvelle réalité, les parents et les chercheurs seront amenés à devoir déconstruire auprès des jeunes, en particulier auprès des populations vulnérables, les images du sexe et de la violence. Il sera primordial de comprendre l’imagerie des médias, particulièrement en rapport avec les contenus violents et sexualisés. Il faudra évidemment beaucoup de doigté pour ne pas avoir l’air trop restrictif et ne pas trop l’être. Il ne faut pas négliger le fait que les jeunes ont besoin d’une certaine permissivité, d’une liberté que leur octroie l’Internet. Ils doivent avoir la possibilité d’être indépendants, de s’opposer, de faire les choses par eux-mêmes. Mais il leur faut aussi des balises qui les

Les rencontres secrètes d’Éros et Thanatos chez Bill Gates préviennent contre les dérives. Il faut les prémunir, les éduquer et les informer par des programmes d’éducation et de prévention. Comme les jeunes utilisent beaucoup l’Internet pour vivre leurs premiers contacts avec la sexualité, le rôle des parents comme accompagnateurs des apprentissages devra être redéfini relativement à leurs approches, à leurs attitudes et à leurs comportements envers la séduction et les représentations de la sexualité dans les médias. Sur le plan des interventions auprès des infracteurs, la nécessité de documenter le phénomène, soit le rôle de l’Internet dans la préparation des infractions et délits, doit être reconnue, colligée avec des protocoles standardisés d’évaluation. Il semble également que l’on soit appelé à développer et à réviser les typologies d’agresseurs sexuels. On se retrouve de nos jours avec un pourcentage important de délinquants sexuels qui sont principalement des consommateurs, des distributeurs ou des producteurs de pornographie. Cette nouvelle catégorie d’agresseurs sexuels devra figurer dans les typologies. La réflexion à savoir jusqu’à quel point ils constituent une catégorie exclusive ou non exclusive devra également être approfondie. Par ailleurs, il ne faut pas négliger d’explorer les pratiques sur l’Internet des agresseurs sexuels en traitement à différentes périodes de leur processus thérapeutique afin de bien circonscrire la persistance de leurs manifestations sexuelles problématiques. Certains d’entre eux omettent d’en parler car cela leur permet de continuer à se stimuler sexuellement en se réassurant faussement avec l’idée que cela a un impact nul sur leur risque de récidive et le maintien de leur problématique sexuelle.

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