Douleurs Évaluation - Diagnostic - Traitement (2012) 13, 155—156
Disponible en ligne sur
www.sciencedirect.com
BD ET DOULEUR
Les souffrances du jeune Cabu et les moyens d’y remédier The sufferings of the young person Cabu and how to remedy it Patrick Sichère Hôpital Delafontaine, 2, rue Pierre-Delafontaine, 93200 Saint-Denis, France Disponible sur Internet le 15 mars 2012
Pour la revue Douleurs, le célèbre caricaturiste, pamphlétaire du crayon, dessinateur hors pair, Jean Cabut, dit Cabu, a bien voulu nous confesser ses souffrances et comment il les a sublimées pour notre plus grand plaisir.
Patrick Sichère : Le Grand Duduche et la fille du proviseur ne sont-ils pas les premiers témoins de vos souffrances ? Cabu : Goscinny, alors rédacteur en chef de l’hebdomadaire Pilote, m’avait demandé d’illustrer ses histoires de potache. Puis, ayant remarqué qu’un grand dadais apparaissait régulièrement dans mes dessins, il m’a demandé de lui donner le premier rôle. Ainsi ai-je reporté sur le Grand Duduche mes affres de lycéens. Pendant les récréations par exemple, je cachais ma solitude en haut d’un escalier qui menait à l’infirmerie. Et là, je dessinais sur mes genoux pour le quotidien de la Marne, l’Union, lequel m’avait embauché pour cela dès mes 15 ans. Deux ans de pensionnat à traverser la ville de Chalons, en marchant en rang deux par deux, sous les quolibets des filles, à rêver un amour impossible pour la fille du proviseur dont la silhouette gracile et furtive se devinait au loin, étaient mon quotidien. Adresse e-mail :
[email protected] 1624-5687/$ — see front matter doi:10.1016/j.douler.2012.02.002
P.S. : Pouvez-nous nous présenter l’adjudant Kronenbourg que vous avez tant croqué ? Cabu : Imaginez un jeune homme de 20 ans qui ne connaît rien à la vie et se trouve, après avoir voyagé en bateau à fond de cale, débarqué à Oran, pour 27 mois de service militaire dont 20 jours de permission en pleine guerre d’Algérie. L’adjudant Kronenbourg, que j’ai plus tard dessiné, à peine caricaturé, a vraiment existé. Il était saoul dès le matin, me traitait d’intellectuel car je ne pouvais tirer au fusil qu’en chaussant mes lunettes, et nous humiliait en permanence. Quand on lui demandait pourquoi on était là, il répondait pour défendre la France ! Alors qu’on se battait au sein de trois départements franc ¸ais sans même savoir contre qui. La fac ¸on dont on envoyait les appelés au casse-pipe, dont se comportaient les sous-officiers, l’imbécilité ambiante, ne pouvait qu’attiser l’antimilitarisme dont j’ai nourri plus tard mes pages.
P.S. : Cette bêtise humaine qui vous atterre ne trouve-t-elle pas écho chez les beaufs que vous savez si bien dépeindre ? Cabu : Je dois reconnaître que la bêtise est notre matière première et donc notre gagne-pain. Le problème est que le beauf n’est pas conscient de sa nature de beauf et ne se reconnaît pas comme tel. J’ai donc d’abord décrit un beauf qui m’a été inspiré par un type qui tenait un bar à
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Figure 1.
P. Sichère
Illustration de Cabu pour les abonnés de Douleurs.
Châlons-sur-Marne. Un beauf qui pourrait être aussi, par sa mentalité, contremaître dans une usine d’armement. Le deuxième beauf qui hante le Canard Enchaîné est plus dangereux. Il essaime ses prétentions grâce aux médias et travaillerait dans une boîte de communication ou comme agent d’un chanteur de variétés.
P.S. : Chanteur de variétés, encore une souffrance ? Cabu : Cela fait 50 ans que Johnny Hallyday fait souffrir nos tympans et que je le caricature. Mais il est intouchable, ce qui explique que mon livre sur lui ne se soit pas bien vendu. Mais il y a pire : le rap. Une véritable torture.
P.S. : Avez-vous souffert en politique ? Cabu : La période qui m’a valu le plus de procès est la présidence de Pompidou, 6 et tous perdus. Mais il faut accepter le risque d’un procès quand vous attaquez quelqu’un. J’ai eu notamment des procès avec les militaires et quand le ministère de la Défense fait appel au ministère de la Justice, cela peut aller jusqu’à trois mois de prison avec sursis pour vous être moqué des légionnaires. À présent je n’ai pas de souci de ce genre et ne crains pas la censure.
P.S. : Et en matière de religion ? Cabu : J’ai été baptisé, suis allé au catéchisme mais je fréquentais un lycée public donc je n’ai pas eu à en souffrir, contrairement à ma sœur qui a été pensionnaire chez les sœurs et qui m’a donc inspiré le personnage du Journal de Catherine. Pour le caricaturiste, quand la religion catholique était la seule prédominante en France, nous n’avions pas vraiment de problèmes. À présent, la question se pose quand la religion devient d’état. En fait, le seul moyen de
dessiner ce que l’on veut est de se présenter comme athée et d’attaquer les trois religions monothéistes en même temps.
P.S. : Pour soulager toutes ces douleurs quelles sont vos principes thérapeutiques ? Cabu : En fait, ces souffrances ont été utiles puisqu’elles m’ont inspiré nombre de thèmes parmi les 30 000 dessins publiés. Je suis un dessinateur qui utilise la vie pour en rire (Fig. 1). Et c’est le rire qui nous fait réfléchir et nous protège.
P.S. : Et au quotidien, comment vous traitez-vous ? Cabu : Chaque matin, je commence par me passer un disque de jazz qui déménage ou du Purcell, véritable musique jubilatoire ou encore une à deux chansons de Charles Trenet. Le lundi, je travaille pour Charlie Hebdo, le mardi pour le Canard Enchaîné. Le mercredi est consacré à la réunion de préparation du futur numéro de Charlie Hebdo, puis à mes illustrations de pochettes de disque de jazz ou de carnets de voyages par exemple. Le jeudi, place pour l’émission de jazz dont je suis un des chroniqueurs, sur TSF puis, le vendredi j’épluche la presse afin d’y puiser des idées de dessin, l’après-midi étant dédiée à la demi-page à paraître dans Charlie Hebdo. Quant au samedi et au dimanche, ils me permettent de dessiner dix à 12 dessins pour le Canard Enchaîné dont seule la moitié sera retenue. Et là, c’est ma femme qui souffre. . .
Pour en savoir plus Le Grand Duduche, l’intégrale aux éditions Vents d’Ouest. Johnny c’est la France, Charlie Hebdo éditions les échappés. Tout Cabu, éditions les Arènes.