L’exigence de sens du patient

L’exigence de sens du patient

Ethics, Medicine and Public Health (2015) 1, 230—238 Available online at ScienceDirect www.sciencedirect.com DOSSIER « LONGÉVITÉ » /Méditations phi...

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Ethics, Medicine and Public Health (2015) 1, 230—238

Available online at

ScienceDirect www.sciencedirect.com

DOSSIER « LONGÉVITÉ » /Méditations philosophiques

L’exigence de sens du patient The patient’s thirst for meaning P. Le Coz (Professeur de philosophie) UMR 7268 ADES/EFS/CNRS, faculté de médecine de Marseille, 264, rue Saint-Pierre, 13385 Marseille cedex 05, France evrier 2015 ; accepté le 9 mars 2015 Rec ¸u le 13 f´ Disponible sur Internet le 19 mai 2015

MOTS CLÉS Existence ; Temporalité ; Déréliction ; Angoisse ; Éthique narrative ; Sollicitude

Résumé Lorsqu’il se sait atteint d’une maladie grave, le patient se pose des questions sur le sens de sa vie et sur sa destinée. Sa temporalité est privée de la structure « extatique » qui l’ouvre sur l’avenir. Il se sent privé de la possibilité d’introduire du sens dans son existence, de mettre en œuvre les valeurs auxquelles il est attaché. Le spectre de la mort suscite un état de déréliction. Face aux angoisses existentielles d’un patient qui lui demande pourquoi cette maladie s’est abattue sur lui, un médecin peut adopter schématiquement trois types de conduite. La première (synchronique) consiste à anticiper les étapes de l’aggravation de la maladie jusqu’à la mort afin de mieux s’y adapter au fil du temps. S’il sait à l’avance que le patient va passer par le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l’apaisement, le médecin peut mieux répondre à ses attentes. Cette démarche « synchronique » aboutit à dialectiser le mal. La maladie grave devient une mise à l’épreuve de soi qui débouche sur l’acceptation de la mort. Le risque que comporte l’interprétation synchronique est de ravaler certaines expériences existentielles (telles que la révolte face au non-sens) à des mécanismes de défense purement psychologiques (la « colère »). Elle donne une intelligibilité a priori à toute maladie mais néglige ce qu’il y a d’irrationnel et de désespérant dans le vécu chaotique d’un patient qui se sait condamné. Une seconde attitude possible consiste à appréhender la temporalité du patient sur un mode « diachronique » afin de se rendre attentif à tout ce qu’il y a d’absurde et d’erratique dans la maladie grave. Ici, le médecin accepte de se laisser déconcerter par une temporalité discontinue sans chercher à maîtriser son déroulement à l’aide d’outils interprétatifs. La troisième option est celle de l’éthique narrative qui constitue une synthèse des deux options précédentes. Elle fait droit

Adresse e-mail : [email protected] http://dx.doi.org/10.1016/j.jemep.2015.03.007 2352-5525/© 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

L’exigence de sens du patient

231 aux exigences de sens du patient tout en refusant toute grille d’interprétation a priori. Elle n’applique pas une logique standardisée et homogène mais laisse le patient prendre l’initiative de construire un sens à travers la « mise en intrigue » de soi dans le récit. © 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

KEYWORDS Existence; Temporality; Abandonment; Anxiety; Narrative ethics; Care

Summary When a patient is diagnosed with a serious illness, it raises questions about the meaning of his life and his destiny. His temporality is deprived of the ‘‘ecstatic’’ structure that opens the future. He feels deprived of the possibility of introducing meaning in his existence, to implement the values it is attached. The specter of death creates a state of dereliction. Faced with the existential angst of a patient who asks why this disease has befallen him, a physician may adopt schematically three types of conduct. The first step (synchronous) is to anticipate the phases of the worsening of the disease until death in order to better adapt over time. If he knows in advance that the patient will go through denial, anger, bargaining, depression and healing, the physician can better meet their expectations. This approach leads to synchronic dialectic evil. The disease becomes a serious testing of self that leads to the acceptance of death. The risk of the synchronic interpretation is to swallow some existential experiences (such as the revolt against the nonsense) to purely psychological defense mechanisms (‘‘anger’’). It gives intelligibility prior to any disease but may blurt out that there are irrational and desperate in the chaotic experience of a patient who knows he is doomed. A second possible approach is to understand the temporality of the patient on a diachronic way to get attention to all that was absurd and erratic in severe disease. Here, the physician agrees to be fazed by a discontinuous temporality without trying to master the course with interpretative tools. The third option is that of narrative ethics, which is a synthesis of the two previous options. It makes sense right with the requirements of the patient while rejecting any interpretation grid a priori. It does not apply in a standardized and consistent logic but leaves the patient take the initiative to construct meaning through the ‘‘emplotment’’ self in the story. © 2015 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Introduction L’être humain que soigne le médecin n’est pas l’échantillon d’une espèce biologique. C’est un être conscient de sa finitude et de sa fragilité, un être doué de réflexivité qui existe « pour soi » [1]. Être conscient de soi, c’est se savoir en devenir, soumis à l’implacable irréversibilité du temps, exposé au deuil de ses proches, au vieillissement, à la maladie et à la mort [2]. Dans l’épreuve de la maladie grave, l’homme se sait « mortel » non plus sur un mode abstrait mais sous la forme d’une expérience vécue. Lorsqu’il a le sentiment que le spectre de la mort s’est levé trop tôt dans sa vie, il l’appréhende comme une absurdité angoissante et révoltante. Il se sent abandonné, étranger à un monde où il tente vainement de déchiffrer un sens. Sa révolte vient de ce qu’il trouve non justifié que cette maladie létale soit venue fondre sur lui. Apprenant la gravité de la pathologie qui l’affecte, il se demande pourquoi cette calamité lui arrive à lui ; pourquoi d’autres plus âgés ou moins valeureux que lui ne sont pas frappés par cette maladie à sa place (rien n’est absurde en soi : l’absurde naît toujours d’une comparaison). Le patient se sent dessaisi par son corps de la possibilité de prouver sa valeur au monde, de montrer aux autres ce dont il est capable. Il estime que cette infortune n’est pas méritée.

Le médecin peut se demander quelle est la conduite la plus ajustée au besoin de sens du patient. Trois positionnements sont possibles. Il peut s’efforcer d’anticiper les réactions du patient en les abordant dans une approche synchronique qui identifie des jalons dans le déroulement de la maladie à la mort. Il peut, à l’inverse, répondre à l’appel d’autrui en se rendant réceptif aux moments de défaillance et aux épisodes existentiels de désespérance qui rendent la maladie infernale (la déréliction, l’angoisse, l’insomnie). Une attitude médiane consiste à ouvrir au patient un espace d’expression lui permettant de se raconter à travers une « mise en intrigue » qui réactive le sentiment d’estime de soi et réveille les forces de son esprit.

La dimension existentielle de la maladie La déréliction Parce qu’il s’interroge sur le sens de la vie et de la mort, l’homme n’est pas un « existant » semblable aux autres. L’animal vit dans l’instant, il ne vit pas dans le temps. Il ne peut pas diriger sur lui-même la pointe de son regard, se retirer dans l’espace intime d’une conscience réflexive. Il colle à l’instant présent, dans la pure proximité à soi ; pour le dire comme Hegel, l’animal a le « sentiment de soi »

232 et non pas la « conscience de soi » [3]. Il pressent la mort quand celle-ci se rapproche de lui de fac ¸on imminente mais ne se tient pas hors du présent. Exister au sens premier du terme (ex-sistere), c’est « se tenir hors de ». L’homme peut penser sa mort longtemps avant que survienne cette ultime échéance. Comme être « jeté dans le temps », il est dit « existant » [4]. Exister, c’est avoir le redoutable privilège d’être arraché à la paisible insouciance du temps présent par le souvenir du passé et le souci de l’avenir. Exister, c’est ne jamais pouvoir être totalement absorbé dans l’instant présent. À un second niveau de signification, exister signifie répliquer au fait d’être jeté dans le monde, par un projet qui donnera sens à notre présence sur terre [5]. Pourquoi ai-je été jeté dans le monde ? La réponse se trouve dans un projet qui, en concrétisant mes possibilités intérieures, assigne un sens à ma vie qui a priori n’en avait pas [6]. Or précisément, dans l’expérience de la maladie grave, ce que l’existant va perdre c’est la possibilité de répliquer au jet dans l’être par le projet d’être. Dans la maladie grave, l’avenir cesse d’être ce qui devait dévoiler ou confirmer le sens de ma présence au monde. La temporalité de la maladie est hantée par le spectre du non-sens ; elle n’est plus le lieu de déploiement de mon être à travers le projet d’accéder à la plénitude ontologique. L’à-venir n’est plus la finalité mais la fin de l’existence. La maladie grave réactive la fragilité fondamentale de l’être humain qui était plus ou moins camouflée par la routine de la vie quotidienne. Elle dévoile une solitude ontologique que la pensée existentialiste a nommée, à la suite de Heidegger, la « déréliction » (le concept — du latin derelictio ; « abandon » — date du XVIe siècle) [7]. Ce terme est lui-même issu de la théologie chrétienne où il qualifie le sentiment d’abandon radical que le Christ a éprouvé lors de sa crucifixion. Abandonné de tous, et même de son propre Père : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » [8]. Dans le discours existentialiste, la déréliction n’est pas pensée comme état provisoire, comme dis-grâce religieuse, mais comme état définitif et irrémédiable. L’existant se sent déraciné des liens qui le rattachaient à la nature et aux autres hommes. Il constate que « son désir de sens s’articule sur le vide d’un réel qui ne lui répond pas [. . .] C’est ce fait brutal — eu égard au désir humain de sens — de se trouver jeté sans raison, et perdu sans espoir dans le monde des faits contingents qui peut s’appeler déréliction » [7] (p. 599). La déréliction est l’épreuve de la solitude comme donnée constitutive de la condition de l’existant qui se découvre en tant qu’« être-pour-la-mort » : « La déréliction signifie que l’être-là est indissolublement abandonné dans le monde et abandonné à lui-même » [7] (p. 600). En dépit de mon malheur, le monde suit son cours, il n’est en rien affecté par ce qui m’arrive ; les hommes en bas dans la rue continuent à aller et venir comme si de rien n’était : « Je ne manque nulle part, je ne laisse pas de vide. Les métros sont bondés, les restaurants comblés, les têtes bourrées à craquer de petits soucis. J’ai glissé hors du monde et il est resté plein. Comme un œuf. Il faut croire que je n’étais pas indispensable » [9]. Les autres vont continuer l’aventure de l’existence sans moi, n’étant pas frappés par la maladie, il leur reste encore le pouvoir de répliquer au jet dans l’être par le projet ouvert sur le futur. La maladie qui éloigne des autres et du monde menace la possibilité de demeurer « humain » s’il est vrai que l’existant

P. Le Coz se définit comme être tourné vers un avenir, et « conscient de se projeter dans un avenir » [10] (p. 23). La déréliction est délaissement inconsolable car nul, pas même le plus proche d’entre les proches, ne peut prendre ma place : « L’homme est délaissé, parce qu’il ne trouve ni en lui ni hors de lui une possibilité de s’accrocher » [10]. C’est à « moi » et non à « lui » ou à « toi » que l’on vient d’annoncer l’accablante nouvelle de la rechute : c’est ma temporalité qui se trouve amputée de la dimension d’avenir qui lui est propre.

La fatigue d’être et d’avoir à être Minée par le regret de la vie d’avant, privée de perspectives par effet d’obstruction du futur, la temporalité du sujet malade n’est plus rythmée par les impératifs de l’action collective. Le repos imposé par la maladie ouvre sur une forme spécifique de fatigue qui n’est pas la fatigue liée à telle ou telle corvée fastidieuse. À la fatigue des traitements s’ajoute une fatigue liée à la lourdeur de l’existence. Les soignants répètent souvent aux malades de « bien se reposer » mais le repos forcé de la maladie ne libère des fatigues du quotidien que pour déboucher sur cette fatigue liée au poids de l’existence. Dans la maladie, l’existence fait poids, elle se ressent comme charge, comme accablement d’être et d’avoir à être. Cette « fatigue d’être » dont parle Lévinas, n’est pas la fatigue liée à des activités harassantes à laquelle le malade se trouve justement entièrement soustrait du fait de son état. C’est la fatigue d’avoir à renouer quotidiennement le contrat qui lie le sujet à lui-même, d’avoir à se porter et à se supporter comme un fardeau. Elle s’exprime dans la sensation d’être à soi-même son propre encombrement. Cette fatigue ontologique fige le patient dans une « position d’existant [qui] réside dans le fait même qu’il ne peut pas se détacher de soi » [11] (p. 36). Seul, dans un têteà-tête forcé avec lui-même, les yeux rivés sur le plafond de sa chambre d’hôpital, le patient souffre de se voir plongé dans l’empêtrement organique d’une existence réduite à sa dimension matérielle. Il est renvoyé à chaque instant à son identité de sujet incarné. L’introspection à laquelle il est contraint « n’est pas une inoffensive relation avec soi, mais un enchaînement à soi » [11] (p. 37). La vie se résume à l’effort de vivre ; elle s’éprouve dans la récurrence d’une « nécessité de s’occuper de soi » [11]. Le temps donné à vivre dans la maladie grave n’est pas le lieu d’un défi lancé à soi. Le cancer, par exemple, n’est pas une mise à l’épreuve de soi. La souffrance, dans la mise à l’épreuve de soi, a été initiée par le sujet ; elle est traversée par un sens, dirigée vers une issue. Elle vise à se renverser dans le contraire d’ellemême. Se mettre à l’épreuve, dans une activité physique ou intellectuelle par exemple, c’est se jeter soi-même dans une temporalité exténuante en vue de s’atteindre soi-même, sous l’éperon de l’espoir de devenir pleinement adéquat à soi-même. La fatigue psychique de la maladie n’est pas de cet ordre. Le propre de la maladie grave c’est d’immobiliser tout projet et cette immobilisation du projet conduit à la démobilisation du sujet. « Un homme, dit Sartre, s’engage dans la vie, dessine sa figure, et en dehors de cette figure il n’y a rien » [10] (p. 57). C’est ce sentiment de ne plus pouvoir « dessiner sa figure » dans un corps-à-corps avec le monde qui communique à l’homme malade le sentiment de n’être plus rien.

L’exigence de sens du patient

La réponse éthique à l’angoisse La maladie grave fait surgir la menace d’un « devenir-autreque-soi » qui ne se ferait pas en vue de soi, un devenir qui serait, au contraire, une perte de soi par la dégradation physique et psychique. L’angoisse liée à la perspective de devenir un étranger pour soi-même se ressent comme impossibilité de respirer et de trouver refuge. Quiconque se sent étreint d’angoisse voudrait s’enfuir au plus loin, s’évader hors de lui-même, s’arracher des griffes du mal à n’importe quel prix. Parfois même en s’infligeant une autre souffrance, comme pour avoir moins mal, en se cognant la tête contre un mur ou en s’arrachant les cheveux. Comme le remarque Gadamer, l’angoisse « entretient un lien extrêmement étroit avec l’exiguïté » [12]. Le verbe latin angere qui signifie « serrer » évoque l’idée d’un passage étroit. L’étymologie grecque du terme êthos (le « gîte », le « refuge », la « demeure », le « séjour habituel ») suggère l’idée d’un lien entre l’expérience de l’angoisse et l’aspiration éthique. Cette signification souche de l’« éthique » rejaillit dans le latin habitus, pour donner en franc ¸ais le mot « habitat ». Sous cet aspect, l’éthique se définit comme la recherche d’un espace habitable. Cette articulation de l’éthique à l’angoisse transparaît encore en allemand à travers des mots comme ungeheuer (monstrueux) et unheimlich (étrange) : « Geheuer signifie le ‘‘chez soi’’ ; sa négation ungeheuer signifie ‘‘étrange et inquiétant’’ (unheimlich) » [12]. Les Allemands, pour qualifier leur expérience de l’angoisse, disent « on ressent quelque chose d’étrange » ou « il lui semble qu’il y a quelque chose d’étrange » [12]. Le monstrueux apparaît à travers ces désignations non pas comme la description d’une réalité objective mais « l’expression d’un affect » qui fait écho à des déterminations telles que « l’étendue incommensurable, le vide, le lointain, l’étrange, tout ce qui nous coupe le souffle, alors qu’il s’agit de persévérer dans la vie et de s’établir dans le monde d’ici-bas » [12]. L’éthique consiste à permettre au patient assailli par l’angoisse de continuer à habiter le monde des hommes, de « s’établir à demeure ». Elle est fondée sur une base anthropologique : « la constitution fondamentale de l’homme [qui] réside dans sa volonté à être chez lui, à l’abri de toute menace, en confiance, dans un monde à sa portée et intelligible » [12]. Par conséquent, on peut qualifier d’« éthique » toute conduite accomplie en vue de rendre le monde « habitable » pour ceux que la maladie empêche d’habiter leur propre corps en même temps que la chaleur de leur foyer. Les proches, le médecin, l’équipe soignante conjuguent leurs efforts pour aider un patient hospitalisé à se soustraire à l’angoisse, à se sentir encore « chez lui » dans un monde qui semble n’avoir rien d’autre à lui promettre que la souffrance et la mort. Cette sollicitude peut prendre différentes formes. La première (synchronique) consiste à dialectiser le mal, à faire de la vie sous l’horizon de la mort une expérience spirituelle qui débouche sur l’acceptation sereine de sa propre disparition (Kubler-Ross). La seconde (diachronique) consiste, tout à l’inverse, à se mettre à l’écoute de ce qu’il y a d’absurde, d’erratique et de désespérant dans la maladie grave (Lévinas). La troisième (narrative) consiste à confier au patient la possibilité de construire un sens à ce qu’il a vécu et à ce qui lui reste à vivre à travers la « mise en intrigue » de soi dans le récit (Ricœur).

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Les trois modèles de compréhension de la sollicitude La temporalité synchronique Quelle interprétation le médecin peut-il s’autoriser à évoquer avec le patient ? Est-il en son pouvoir de réintégrer dans la vie du malade, par le dialogue et l’écoute, une signification téléonomique tapie sous la maladie ? Le temps de la maladie mortelle peut-il être pensé comme chemin vers la connaissance de soi ? Certains auteurs invitent à déceler une logique sous-jacente au déroulement de la temporalité de la maladie grave. C’est ainsi que Kübler-Ross a entrepris, au cours de son expérience d’accompagnement des mourants, de repérer les différentes étapes qui agencent le devenir du malade. L’hypothèse de sa démarche est celle d’un sens latent à l’œuvre dans la maladie incurable. Dans les cas où l’information a été transmise avec tact et prévenance au patient, il est possible, selon Kübler-Ross, d’aider le malade à vivre sa fin de vie selon un schéma psychique de type dialectique. Le séjour dans le temps du négatif doit être appréhendé comme une phase transitoire dans un processus qui conduirait le malade à un rapport apaisé à la mort. Le négatif (l’angoisse) se renverse en positif (la sérénité). Les titres des livres de Kübler-Ross sont éloquents à cet égard : « La mort, dernière étape de la croissance », « La mort est un nouveau soleil », « La mort, dernière étape de la vie ». Le schéma psychologique élaboré par Kübler-Ross dessine une configuration désormais célèbre, celle des cinq phases du mourir : déni, colère, marchandage, dépression et acceptation. On peut résumer ces jalons comme suit : la première étape est faite de sidération et d’incrédulité (« c’est impossible », « cela ne peut pas m’arriver »). À cette dénégation qui consiste à refuser le diagnostic péjoratif au moment de son annonce, succède la colère, étape de révolte au cours de laquelle l’angoisse trouve une forme d’extériorisation teintée d’agressivité, parfois dirigée contre le médecin ou le personnel soignant. La transition vers la 3e étape s’annonce à travers les conduites de marchandage : le patient promet d’être sage et attentif aux recommandations des soignants, de suivre méticuleusement son traitement, de bien se nourrir, etc. Il peut aussi négocier avec les puissances de l’Au-delà par des prières ou des promesses de changement de style de vie. La maladie est ici vécue comme un message envoyé par le Créateur auquel la créature doit répondre par le retour à une vie spirituelle qui lui assurera la guérison. L’entrée dans la 4e et avant-dernière phase se reconnaît au tableau clinique de la dépression. C’est l’étape de la prise de conscience de l’irréversible. Le patient se replie dans une attitude de résignation et de dépit. Il demande à rester seul. Ce parcours temporel s’achève par la 5e étape qui réside dans une attitude d’acceptation, qui se dessine progressivement à mesure que l’on entre en phase agonique. La mort peut être précédée par un bref épisode de mieux-être, de réconciliation avec sa destinée, de pacification relationnelle et d’acceptation de la mort. La trame ainsi dégagée par Kübler-Ross définit un processus dialectique de contradictions surmontées. Cette structure temporelle échelonnée en diverses étapes de maturation réconcilie le chronologique et le logique. La maladie est intelligible et sensée. L’avantage du médecin est de pouvoir anticiper les réactions du patient, dans la mesure

234 où, par cette grille, il les connaît à l’avance. Kübler-Ross estime en effet que son schéma explicatif du déroulement de la temporalité en fin de vie peut se déployer chez tout patient en fin de vie, pourvu seulement que l’accès à la compréhension de la nature de sa maladie ne soit pas opacifié par des informations tronquées. Ce qui implique que la mort cesse d’être un sujet tabou (ce qui est trop souvent le cas selon Kubler-Ross). Si on lui masque la vérité, le patient ne peut pas extérioriser sa colère puisque l’information sur laquelle sa révolte doit venir se cristalliser est falsifiée. Cette colère réapparaîtra plus tard, et sous une forme beaucoup plus déchirante, lorsque le « château de cartes » du mensonge s’écroulera et que le patient comprendra que tout était faux : les sourires, les paroles réconfortantes des soignants ou des proches. La souffrance qu’on croyait lui avoir épargnée en masquant le pronostic sombre de sa pathologie n’en sera que plus éprouvante. Autrement dit, l’avènement du « positif » après le long séjour dans le « négatif » — soit l’apaisement dans la réconciliation pacifiée avec soi-même et son destin — ne peut advenir que si la relation médecinmalade est ancrée dans l’authenticité d’une parole franche et loyale. Éclairée par une logique synchronique sous-jacente, la temporalité pathologique devient littéralement une « pathologique » qui fait échapper la maladie au non-sens. Le risque est alors de méconnaître la spécificité des contextes cliniques et la singularité des personnes au profit d’un schéma homogène. La temporalité synchronique de KublerRoss correspond-elle à la durée vécue de l’intérieur par le malade lui-même ? Croire que le patient peut se rapporter au temps de sa maladie sur le mode d’une dialectique où le négatif accouchera du positif comporte le risque de falsifier le tragique de la maladie grave, d’appliquer une grille prête-à-l’emploi à une temporalité qui est parfois décousue et chaotique. Dans la perspective spirituelle de Kübler-Ross, la proximité de la mort est pensée comme une crise existentielle analogue à une crise de croissance. Le seul moyen d’appliquer son dispositif synchronique face à l’imminence de la mort c’est de la nier comme fin ultime. L’épreuve de la fin de vie est une phase ascensionnelle si la mort elle-même est une étape vers la plénitude supraterrestre1 [13].

La temporalité diachronique Se soucier de la temporalité dans laquelle vit le patient ne suppose-t-il pas de renoncer à la maîtrise théorique de la chronologie de sa maladie pour se confronter au tragique d’une réalité abyssale ? Dès lors que sa guérison est hypothéquée, la maladie ouvre sur l’horizon d’une perte irrémédiable, sans compensation et sans contrepartie. La phénoménologie est une démarche qui met entre parenthèse les interprétations psychologiques ou spirituelles pour se laisser pénétrer par tout ce qu’il peut y avoir d’erratique et de décousu dans l’expérience du temps d’autrui. Comment penser une relation à la temporalité de l’autre qui ne compromettrait pas son irréductible altérité ? 1

Seule une vie après la mort qui rassemblerait en elle toutes les étapes du cheminement progressif de la construction de soi peut sauver le sens du parcours. L’auteur n’a jamais caché son adhésion à cette thèse métaphysique.

P. Le Coz Tenter de se rendre attentif à ce qui est chaotique, contradictoire et insensé dans ce que vit autrui, n’est-ce pas le meilleur chemin pour se rendre présent à lui ? La phénoménologie du temps comme « dia-chronie » que nous propose Lévinas nous oriente dans une direction qui se situe aux antipodes de la temporalité synchronique de Kübler-Ross. Dans l’approche phénoménologique élaborée par Lévinas, « le temps [. . .] signifierait, dans sa dia-chronie, une relation qui ne compromet pas l’altérité de l’autre [. . .] » [11] (p. 9), en lui imposant un modèle de compréhension homogène. Ce que vit autrui dans la maladie n’est ni logique ni universel. Il n’y a pas de passage obligé et toutes les étapes (colère, etc.) peuvent se mêler, voire ne pas se produire. Selon Lévinas, l’hospitalité inconditionnelle consiste à aller à la rencontre de l’autre démuni, privé des outils de maîtrise théorique, sans clés interprétatives de son vécu. Si l’on entend par « transcendance » ce qui revêt le visage de l’absolu, ce qui ne se laisse pas dialectiser en tant que moment dans un processus synthétique, on peut dire qu’il y a « une analogie entre la transcendance que signifie la diachronie et la distance de l’altérité d’autrui [. . .] » [11] (p. 11). Appréhender le temps de la fin de vie sur un mode diachronique implique de renoncer à y chercher une logique ascensionnelle en plusieurs étapes pour mieux être réceptif aux facteurs de discontinuité et d’égarement. La temporalité telle que conc ¸ue par Lévinas suit une structure diachronique en ce sens que ce qui est vécu par le patient à un moment donné ne présage en rien de ses états affectifs ultérieurs. Par exemple, rien ne garantit que le patient va « marchander » avec le médecin ou les puissances de l’Au-delà, qu’une fois franchie cette étape il sombrera dans l’abattement. Il peut défaillir à tout moment, car rien de ce qu’il vit ne peut se réduire à une étape logique. Bien loin d’être la temporalité téléonomique de l’accouchement, la temporalité « diachronique » de la maladie est celle du désœuvrement. L’image spatiale de la temporalité de la maladie pourrait être celle de la représentation d’un fil à linge le long duquel se succèdent des habits divers et bariolés. Le fil du temps de la maladie évoque, par métaphore, une corde à laquelle sont suspendus des objets s’ajoutant l’un à l’autre. Il n’est pas un fil conducteur : « fil plus ténu qu’une ligne idéale et que la diachronie ne coupe pas ; elle [la temporalité diachronique] le préserve dans le paradoxe d’une relation, différente de toutes les relations de notre logique et de notre psychologie » [11] (p. 10). La temporalité de la maladie mortelle est succession d’instants qui se suivent sans s’enchaîner. Elle se donne à vivre selon un devenir chaotique et haché d’instants qu’aucun projet d’accomplissement de soi ne vient tramer de l’intérieur. La temporalité qui se déploie sous l’horizon de la mort ne peut rentrer dans le moule d’une forme cohérente. L’instant n’est pas l’indice d’un projet existentiel inconscient ; il est un élément ponctuel insignifiant : « comme modalité de l’être fini, le temps devrait signifier, en effet, la dispersion de l’être de l’étant en moments qui s’excluent » [11] (p. 9). Pour évoquer cette discontinuité du temps qui n’accouche pas d’une œuvre, il arrive à Lévinas de recourir à l’image du clignotement [14] (p. 127) —image déjà présente chez Vladimir Jankélévitch [15] (p. 172, 254, 260, 264). Cette figure métaphorique évacue le modèle ascensionnel où—comme dans le schéma de Kübler-Ross—chaque

L’exigence de sens du patient moment est subordonné au suivant dans une croissance en profondeur spirituelle. Le clignotement n’est pas un accroissement de lumière au fil du temps : il désigne une forme d’éclairage fragmenté et sans cesse interrompue par des coupures qui sont des éclipses. Cette image est suggestive pour la saisie de l’essence temporelle de la maladie grave. En effet, l’éclipse évoque l’alternance des états d’absence et de présence au monde du patient, dans le cours de sa maladie. La tonalité propre à la maladie grave est celle de la désespérance. Lévinas nous aide à l’entr’apercevoir en recourant à l’expression étrange du « il y a ». La rencontre brutale de l’existant avec l’« il y a » est l’attention de la conscience à ce qui advient dans la présence mais sans renvoyer à rien. Nous saisissons l’« il y a » par un exercice de l’imagination : « imaginons le retrait de toutes choses, êtres et personnes. Allons-nous rencontrer le pur néant ? Il reste après cette destruction imaginaire de toutes choses, non pas quelque chose, mais le fait qu’« il y a » [14] (p. 26). La présence à l’être, à ce qu’il y a indépendamment des objets qui peuplent l’espace, c’est la présence de la conscience à un vide dépersonnalisant. Lévinas insiste sur l’aspect anonyme de cet être brut qui s’impose : « C’est impersonnel comme ‘‘il pleut’’ ou ‘‘il fait chaud’’ » [14]. L’« il y a » renvoie à la lourdeur de la présence impersonnelle de cet « exister » qui « s’impose parce qu’on ne peut pas le nier » [14]. L’expérience de l’« il y a » est l’épreuve d’« une densité d’atmosphère, comme une plénitude du vide ou comme le murmure du silence » [14]. Dans le « bruissement anonyme de l’« il y a » [16], le temps se consume, sans mener à rien, sans rime ni raison. Cette séquence temporelle où la conscience s’ouvre sur le vide, les patients hospitalisés la connaissent bien, même s’ils ne la conceptualisent pas comme expérience temporelle du « il y a ». Ils la rencontrent notamment dans l’insomnie. L’expérience de l’insomnie est celle d’un temps diachronique à l’état pur auquel le patient atteint d’une maladie grave est tout particulièrement exposé. Elle se caractérise par un état de vigilance sans objet. Dans l’insomnie, je pense à quelque chose, ou plutôt quelque chose pense en moi, puis s’éclipse comme la lumière du clignotement et puis revient, sans que cette succession ne soit portée par une trame logique. Une pensée dans l’insomnie est quelque chose qui s’éclipse avant d’aboutir ; ce n’est pas une pensée qui médite, une pensée qui pourrait ramasser le passé pour le mettre au service d’un avenir : « le présent soudé au passé, est tout entier héritage de ce passé : il ne renouvelle rien. C’est toujours le même présent ou le même passé qui dure » [11] (p. 26). C’est en ce sens qu’on peut parler de l’« il y a » comme d’un « incessant bourdonnement qui remplit chaque silence » [11] (p. 254). Le propre de cette durée où se succèdent des représentations imaginaires disloquées, est de se vivre comme interminable : « l’insomnie est faite de la conscience que cela ne finira jamais, c’est-à-dire qu’il n’y a plus aucun moyen de se retirer de la vigilance à laquelle on est tenu. Vigilance sans aucun but » [11]. Assujettie par l’insomnie à un état de veille qui ne veille sur rien, la conscience ne peut pas s’attacher à un objet, se fixer sur une réalité déterminée2 [11] (p. 26,

« Cet être [. . .] n’est jamais accroché à un objet qui est, et c’est pour cela que nous l’appelons anonyme. » 2

235 27). L’« il y a » persiste et refuse l’inconscience du sommeil. Pas moyen de s’échapper, de trouver refuge, de se dérober à la vigilance. Il arrive à Lévinas de décrire cette expérience comme « enfer ». L’enfer est enfermement de la conscience dans l’être, présence forcée à l’« il y a » qui n’a ni forme, ni contour. L’enfer ne serait pas l’enfer s’il n’était pas le lieu d’une damnation « éternelle ». État de vigilance angoissant et interminable, l’insomnie est une expérience du mal : « l’être est le mal non pas parce que fini, mais parce que sans limites » [11] (p. 29). La phénoménologie de Lévinas met entre parenthèses les interprétations pour laisser se révéler l’essence diachronique de la temporalité. Elle nous permet de comprendre le désir de mort qui peut affleurer à la conscience de celui qui s’enlise dans ce « bourdonnement incessant que rien ne peut plus arrêter et qui absorbe toute signification » [16] (p. 255). La demande d’euthanasie ou de suicide assisté peut se comprendre au regard d’une souffrance liée à l’enfoncement de la conscience dans le non-sens de ce temps diachronique. Elle exprime un désir d’en finir qui n’a pas la force de s’accomplir par soi-même et qui se vit en même temps comme ultime moyen de maîtrise : « on n’est plus maître de rien, c’est-à-dire on est dans l’absurde. Le suicide apparaissant comme le dernier recours contre l’absurde » [11].

Le temps du récit La sollicitude consiste à aider le patient à sortir de son état de vigilance forcée, à lui éviter, autant que possible, le tourment des épisodes de déréliction, d’angoisse ou d’insomnie. Les traitements sédatifs ou hypnotiques peuvent épargner le face-à-face avec l’« il y a » horrifiant derrière toute finalité propre du moi » [16] (p. 254). Mais comment la sollicitude pourrait-elle trouver la plénitude de son sens dans l’abolition de la conscience ? Plonger le patient dans l’inconscience ne peut être qu’une solution d’attente. Le but des soins qui lui sont prodigués est de lui permettre de renouer avec « l’ambiguïté du sens et du non-sens » [16]. La sollicitude consiste à se rendre présent à lui pour qu’il sorte de son engluement dans l’être anonyme et retrouve le pouvoir de se sentir exister hors du bourdonnement sempiternel de l’« il y a ». Cette démarche de relance psychique suppose que le patient puisse demeurer conscient, en dépit des traitements antalgiques : « la conscience est une rupture de la vigilance anonyme de l’« il y a » [11] (p. 31). Il s’agit de maintenir la conscience du patient à l’état de veille et en même temps de la soustraire au déferlement infernal des représentations chaotiques. Le patient a besoin d’une présence et d’une écoute pour réactiver son identité, pour se sentir exister dans sa capacité à commencer et à finir quelque chose dans le temps : « pour qu’il puisse y avoir un existant dans cet exister anonyme, il faut qu’il y devienne possible un départ de soi et un retour à soi, c’est-à-dire l’œuvre même d’une identité » [11]. Paul Ricœur nous a enseigné que ce qui constitue dans le temps un point de départ et un point d’arrivée entre lesquels peut se réaffirmer une identité c’est la « mise en intrigue de soi » à travers le récit [17]. Sans être le temps du projet existentiel ou de l’action collective, le temps du récit ne se réduit pas au temps diachronique subi dans la maladie. Le patient se réapproprie une « identité narrative » [17] en rassemblant les moments

236 vécus dans une histoire où il se présente à titre de personnage. Le temps du récit que le médecin décide de consacrer au patient en fin de vie est un temps actif parce qu’il opère un travail psychique d’unification à différents niveaux de la conscience. Par l’interprétation de soi dans le récit, le patient n’est plus abandonné à la déréliction et au non-sens total. Il se sent écouté en tant que personnage de l’histoire qu’il raconte à autrui. Le temps de la maladie racontée n’est pas un temps au cours duquel le soignant aide le soigné à découvrir un prétendu sens caché de la maladie. C’est un temps qui offre des îlots d’intelligibilité en réintroduisant des points de départ et des points d’arrivée dans la séquence chronologique de la maladie. Par sa présence, sa patience et son écoute, le médecin offre au patient la possibilité de remettre en mouvement la dynamique de son esprit. Lui permettre de faire entendre sa voix par l’énonciation de quelques mots, est déjà une première manière de le soustraire à la discontinuité erratique du temps de sa maladie. Parler le fait revivre en tant qu’« existant ». Pour comprendre les vertus du récit qui constitue la pierre angulaire de l’éthique narrative, il faut se souvenir de ce que raconter veut dire. Se mettre en intrigue dans un récit suppose une réactualisation des possibilités intérieures du patient : percevoir, nommer, sentir, se souvenir, anticiper. . . Parler réunifie là où la maladie menace de disloquer. D’abord, un récit est composé de mots qui sont déjà en eux-mêmes unificateurs de sensations. Berkeley a montré que nous ne percevons pas sans les mots, et qu’il n’y a pas d’objet là où manque sa qualification linguistique [18]. Le mot rassemble dans une unité sonore l’hétérogénéité des sensations. Prenons un objet simple tel qu’une pomme. Elle a une couleur, une saveur, une odeur, une consistance. Or toutes ces sensations font corps et en même temps elles sont incommensurables : le rouge n’a aucun rapport avec le sucré, pas plus que la sensation tactile de dureté que j’éprouve quand je saisis la pomme dans ma main n’a de rapport avec son poids ou son odeur. Qu’est-ce donc qui réalise l’unité de toutes ces sensations incommensurables ? Le mot « pomme ». Ce que je touche, ce que je vois, ce que je palpe sous mes doigts, toutes ces sensations hétéroclites qui n’ont aucun rapport logique entre elles, c’est le mot qui les articule les unes aux autres. Le mot n’est pas seulement l’entité qui conditionne la possibilité de désigner les objets aperc ¸us dans l’espace mais également ce qui permet d’articuler les impressions. Le mot participe déjà du mode de perception des objets. Cette pomme qui change de couleur, qui se tale ou se dessèche, demeure une pomme. C’est toujours le même objet parce que le mot que j’utilise est toujours le même. Je continue à dire que « c’est une pomme » alors même que son aspect l’a rendu très différent. Quand je frappe ce fruit sur la table, il rend un son mais cette donnée sonore n’existe que pour l’oreille qui l’entend. Le mot permet de lutter contre l’évanescence diachronique du temps en créant une permanence là où la réalité a changé. La parole réalise un deuxième niveau de signification en agenc ¸ant les mots selon un enchaînement logique de phrases. Husserl a introduit le concept de « rétention »pour nommer l’acte psychique par lequel je tiens encore en main le passé immédiat, et le concept symétrique de « protention » pour signifier que ma conscience empiète déjà sur le moment à venir. Cette dynamique temporelle est

P. Le Coz actualisée dans la parole de sorte que l’être qui parle cesse d’être assujetti à l’hébétude de l’instant3 [19]. À mesure que je parle, je retiens les premiers mots de ma phrase. La protention correspondra pour moi aux derniers mots de la phrase que je suis en train de prononcer. La rétention et la protention réalisent la synthèse entre ce que j’étais en train de dire il y a un instant et ce que je vais dire dans une poignée de secondes. Le « je » qui réalise cette synthèse est à la fois l’agent et le résultat des opérations de rétention et de protention. Sans cette dynamique des alternances de rétentions et de protentions, je ne pourrais tout simplement pas « continuer » de parler. C’est ce qui arrive, du reste, quand j’ai oublié ce que j’ai dit au début de ma phrase, quand j’affirme que « je ne sais plus ce que je disais » ou que « je ne sais plus ce que je voulais dire ». La parole, sans les processus de rétention et de protention, se désarticule. Le patient qui trouve à qui parler réactive le sentiment de son identité à travers cette dynamique psychique qui rattache sans cesse le passé proche, présent et futur proche. La troisième synthèse que réalise le langage s’accomplit par le récit. Tout récit se développe selon un ordre de succession cohérent et suppose une triple articulation : un début, un milieu et une fin. Ces éléments ne sont pas discontinus. Quand je raconte un récit, je structure le temps qui devient temps de parole ; je sors d’une temporalité brute où les instants se succèdent sans fil directeur comme cela se produit dans l’insomnie. Ce qui donne sa cohésion à la multiplicité des épisodes de l’histoire que je restitue à quelqu’un d’autre, c’est l’unité d’une « intrigue ». Aucun récit ne se ramène au simple constat que quelque chose est arrivé, puis une autre chose, et puis une autre. . . Il n’y a pas de hachure dans le temps que je passe à raconter une histoire. L’intrigue est le noyau organisateur du récit ; elle rattache les différents événements qui le jalonnent en fonction d’une trame. C’est l’intrigue qui confère à la succession des épisodes racontés l’ordre logique d’une histoire. Dans l’épreuve de la maladie grave, le personnage de l’histoire n’est autre que le malade lui-même, et le récit n’est autre que le récit de l’histoire de sa vie. Le récit introduit un élément de continuité qui permet au locuteur d’échapper au moins pour un temps à la diachronie du temps. Le désir de mourir, dans la mesure où il est alimenté par le non-sens de la temporalité diachronique du patient abandonné à la vigilance impersonnelle du « il y a », s’estompe dès lors que, par les mots, par la parole, par le récit, la conscience du patient redevient intentionnalité, activité psychique d’opérations de synthèse. Le malade peut de nouveau se sentir être en tant qu’« existant » en présence de soignants ayant suffisamment de temps à lui consacrer pour qu’il puisse trouver à raconter. La complexité des processus d’unifications cognitives qu’il réalise (entre les impressions, entre les mots, entre les phrases. . .), montre que dans la narration d’une intrigue, le langage ne fonctionne pas comme un simple instrument

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Pour Husserl, la rétention se distingue du « souvenir ». Dans le souvenir, le passé est détaché du présent et caractérisé comme ce qui n’a plus d’être ; en revanche le passé qui est visé dans une « rétention » est un passé vivant qui nourrit le présent en l’élargissant au-delà de la ponctualité de l’instant. Elle est la présence dynamique du passé dans le présent.

L’exigence de sens du patient de communication. Il n’est pas un moyen de verbaliser nos maux au sens où l’on se bornerait à dire que « ¸ ca va mieux en le disant ». La parole est plus qu’un outil ; elle est le refuge de notre identité : « le temps est facteur de dissemblance. C’est pourquoi la menace qu’il représente pour l’identité n’est conjurée que si l’on peut poser un principe de permanence dans le temps » [17] (p. 142). Le récit participe de la construction de l’identité à soi en ce sens que nous prenons conscience de nous-même au cours du récit que nous faisons de nous-même aux autres (« vous ne savez pas ce qu’il m’est arrivé ? »). Je vais parler de moi comme d’un personnage dans une histoire, je vais me voir du dehors, en train de me débattre et de m’agiter4 [17] (p. 170). Quand je raconte à autrui ce qui m’est arrivé, je parle de moi comme je parlerais de quelqu’un d’autre, je me comprends en m’interprétant. L’identité de la personne menacée par la vigilance anonyme à l’« il y a » se reconstruit au travers d’un récit dont elle est à la fois le sujet et l’objet. Un malade qui, du fait de l’extrême de sa solitude, ne peut plus se raconter à personne, ne plus dire ce qui lui arrive parce que plus rien n’arrive dans sa vie, est menacé dans son identité même. Si le médecin ne peut pas donner du sens à sa maladie, il peut lui donner la possibilité de raconter l’aventure de son existence, de se rapporter à lui-même comme à un personnage qui a été capable de mener des actions reconnues et estimées par d’autres. La narration par laquelle il se met luimême en intrigue réactive le sentiment de la permanence de son identité dans le temps. Tout au long de l’histoire qu’il raconte, il dit « je » et maintient ce « je » pendant toute la durée de l’ordre de succession de son récit (par exemple : « j’étais sur l’échelle, puis j’ai glissé, je suis tombé et je me suis brisé le poignet. Je me suis relevé et j’ai pu téléphoné, etc. ») Ce « je » est celui de l’ipséité qui désigne « le maintien de soi de l’individu à travers les aléas événementiels qui construisent son histoire »5 [17] (p. 137). Tel est la clé de l’éthique narrative : en racontant ce qu’il a réalisé au cours de sa vie, le patient retrouve l’estime de lui-même en redevant acteur le temps d’un récit. Il se raconte comme quelqu’un qui a fait quelque chose de sa vie, qui a beaucoup lutté et souffert, qui a inventé des solutions et assumé des responsabilités. En racontant à un autre, dans une histoire, ce qu’il a réussi à accomplir jusque-là, en évoquant le bouleversement que la maladie a introduit dans son existence, il se révèle à lui-même dans le temps même où il se révèle à autrui. La sollicitude dans l’éthique narrative a pour corrélat la sollicitation de la parole de l’autre qui réactive l’estime qu’il a de lui-même. Il n’est pas nécessaire d’agir « hic et nunc » pour s’estimer bon ; la parole qui restitue ce qui a été vécu et évalue peut suffire à créer des îlots de signification dans le non-sens de la maladie : « si l’on demande à quel titre le soi est déclaré digne d’estime, il faut répondre que ce n’est pas principalement au titre de ses accomplissements, mais fondamentalement à celui

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« Est personnage celui qui fait l’action dans le récit. » « Ne tenons-nous pas les vies humaines pour plus lisibles lorsqu’elles sont interprétées en fonctions des histoires que les gens racontent à leur sujet ? Et ces histoires ne sont-elles pas rendues à leur tour plus intelligibles lorsque leur sont appliqués des modèles narratifs — des intrigues — [. . .] empruntées à l’histoire ou à la fiction [. . .] ? » 5

237 de ses capacités. Pour bien entendre ce terme de capacité, il faut revenir au « je peux » de Merleau-Ponty et l’étendre du plan physique au plan éthique. Je suis cet être qui peut évaluer ses actions et, en estimant bons les buts de certaines d’entre elles, est capable de s’évaluer lui-même, de s’estimer bon » [17] (p. 212).

Conclusion La temporalité de la maladie grave est la diachronie infernale d’une addition d’instants disparates qui se succèdent sans pouvoir être rassemblés dans une synthèse dialectique. On ne peut pas concevoir la temporalité de la maladie en termes d’étapes logiquement structurées. La révolte du patient n’est pas « l’étape » de la colère mais une exigence de sens qui n’est pas soluble dans une grille de lecture interprétative. La colère n’est pas une crise psychologique mais une réponse affective chargée de signification. Certes, la maladie n’est pas une injustice, si par injustice on entend un mal commis par une personne à l’égard d’autrui. En rigueur, et pour le dire comme Aristote, « on ne peut pas être victime d’une injustice, s’il n’y a personne pour vous la faire subir » [20] (p. 159). Cependant, savoir que la maladie n’est pas injuste en soi n’exclut pas la révolte face à ce qui arrive : « la révolte bute inlassablement contre le mal, à partir duquel il ne lui reste plus qu’à reprendre un nouvel élan » [21] (p. 374). Butant contre le mal, impuissant à « reprendre un nouvel élan », le patient peut ressentir le désir d’en finir. À quoi bon se maintenir dans l’être s’il n’y a rien d’autre à faire qu’à attendre la fin ? L’homme ne se borne pas à se maintenir en vie, il lui faut trouver des raisons de le faire. Pour trouver quelques pépites de sens dans la maladie, il faut bénéficier d’un espace d’expression qui permet de s’interpréter soi-même à travers des récits. L’éthique narrative consiste à offrir au patient la possibilité de se mettre « en intrigue » à travers des histoires racontées sur sa propre vie. La temporalité de la maladie est donc tributaire du temps d’écoute de l’équipe soignante. En écoutant le récit que le patient tient sur lui-même, le soignant le fait exister à titre de personnage de son histoire. Il lui permet de sentir, dans l’écoute qui lui est portée, qu’il compte encore parmi le monde des humains.

Déclaration d’intérêts L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

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Pour en savoir plus Kübler-Ross E, La mort, dernière étape de la croissance. Éditions Pocket; 1995. Kübler-Ross E, La mort est un nouveau soleil. Éditions Pocket; 2002. Kübler-Ross E, La mort, dernière étape de la vie. Éditions du Rocher; 1990.