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L’évolution psychiatrique 77 (2012) 642–651
Article original
L’hospitalisation sous l’angle psychodramatique ou « l’incasable Monsieur B. »夽 Hospitalization seen as a psychodrama or “the unplaceable Mr. B.” Evelyne Grange-Ségéral a,∗ , Amandine Griot b a Psychologue, vice-présidente de la Société fran¸ caise de thérapie familiale psychanalytique (SFTFP), maître de conférence en psychopathologie clinique, laboratoire de recherche CRPPC, institut de psychologie, université Lumière Lyon-2, 5, avenue Pierre-Mendès-France, 69676 Bron cedex, France b Psychologue, master 2 R. de psychopathologie clinique, laboratoire de recherche CRPPC, institut de psychologie, université Lumière Lyon-2, 5, avenue Pierre-Mendès-France, 69676 Bron cedex, France
Rec¸u le 5 avril 2010
Résumé À l’aide du récit des évènements entourant l’hospitalisation d’un patient nommé Monsieur B., les auteurs tentent de reconstruire ce qui, du passé non symbolisé de ce patient, va se rejouer lors de cette période régressive. L’observation et le décodage des mises en scènes institutionnelles suscitées par le patient dans l’environnement hospitalier le révèlent bien comme un « utilisateur » du lieu dont il fait usage, souvent à son insu, en produisant une reconfiguration singulière de ce qui est institué et constitué comme modèle d’accueil et de soins. Ainsi, les auteurs passent-ils en revue cette reconfiguration de l’institution soignante en observant les différents moments dans lesquels une dynamique interactive spécifique est impulsée entre le patient et d’autres patients mais aussi avec le corps soignant et sa hiérarchie. Ils proposent l’idée du déploiement d’un scénario fantasmatique primaire propre au patient et perceptible dans les mouvements et les ressentis des professionnels, dans les agirs de ce patient et dans ses dires lors d’entretiens duels. Les éléments traumatiques connus de la vie du patient sont mis en rapport avec les scènes produites dans l’espace institutionnel. Ces mises en correspondance éclairent comment l’hôpital peut être le théâtre d’une simple répétition des traumatismes ou bien se constituer en espace propice à leur élaboration partielle. © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Hospitalisation ; Psychodrame ; Jeu de rôle ; Traumatisme ; Relation soignant-soigné ; Symbolisation ; Alcoolisme ; Équipe soignante ; Cas clinique ; Répétition
夽 Toute référence à cet article doit porter mention : Grange-Ségéral E, Griot A. L’hospitalisation sous l’angle psychodramatique ou « l’incasable Monsieur B. » Evol psychiatr 2012; 77 (4). ∗ Auteur correspondant. Adresse e-mail :
[email protected] (E. Grange-Ségéral).
0014-3855/$ – see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2012.05.009
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Abstract Drawing on the story of events surrounding the hospitalization of a patient named Mr. B., the authors try to reconstruct what, from the non-symbolized past of this patient, is going to be replayed during this regressive period. Observation and decoding of the institutional mise-en-scene that the patient evokes in the hospital environment do reveal him as a “user” of the place he uses, often without him knowing, by producing a singular reconfiguration of what is established and constituted as a template for welcome and care. Consequently, the authors review this reconfiguration of the medical institution through observation of various times when a specific interactive dynamics is put into effect between the patient and the other patients but also with the nursing body and its hierarchy. They suggest the idea of deploying a primary fantasy scenario peculiar to the patient and perceptible in the movements and feelings of the professionals, in the actions of this patient and in his statements during dual conversations. The known traumatic elements of the patient’s life are put into correspondence with the scenes produced in the institutional space. These mappings show how the hospital can be the theater of a simple repetition of the traumatisms or become a convenient space for their partial elaboration. © 2012 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Hospitalization; Psychodrama; Role playing; Traumatism; Caregiver-patient relation; Symbolization; Alcoholism; Caregivers team; Clinical case; Repetition
1. Introduction : du terme de patient à celui d’usager L’institution soignante confronte à des réalités complexes, multiples et enchevêtrées. C’est avec ces différents ordres de réalité, économique, politique et psychique que tout sujet, muni de son histoire singulière, entre en contact lors de son hospitalisation. Dès lors qu’une personne demande à être hospitalisé ou se trouve en obligation de l’être, un dispositif d’accueil s’institue et l’hospitalisé demeurera pour un temps, dans un ailleurs, hors de chez lui. Un contrat de soin relativement codifié socialement mais aussi psychiquement va déterminer la relation soignant–soigné dans ses dimensions conscientes et inconscientes. Les notions de refuge, de retrait et en regard celles d’accueil, sont coextensives à celle de monde hospitalier. En effet, la racine du mot hôpital est commune avec celle d’hospice et d’hôtel et avant que la spécialisation médicale n’apparaisse, l’idée centrale est celle d’un hébergement gratuit quand bien même l’établissement dispenserait des soins. Ainsi, « hospitalier » est l’adjectif qui qualifie le bon accueil des hôtes. Hospitaliser va d’abord prendre le sens de soigner et accueillir des indigents. Puis, en relation avec l’évolution de l’institution, le verbe va signifier « admettre un malade ou un blessé dans un hôpital » . Le passage de l’hospitalisation des « indigents » à celle des « patients » nécessite de se pencher sur ce que contient cette dernière appellation. En philosophie, le sens de patient est celui de « qui subit » par opposition à l’agent qui, lui, agit. En langue classique, être patient signifiait « subir un châtiment ». On peut donc dire que l’évolution de la notion de patient contient l’idée d’une réception passive et soumise de l’acte soignant même si aujourd’hui, on lui préfèrerait le terme « d’usager » pour en contrebalancer la connotation pas trop réceptive. Cette dernière appellation se révèle au-delà de son utilisation sociale euphémisante, être véritablement celle qui convient, si l’on prend le temps d’observer, comme l’a fait A. Griot, les « scenarii du quotidien d’une hospitalisation ». L’observation et le décodage des mises en scènes institutionnelles suscitées par et autour du patient le révèle bien comme un « utilisateur » du lieu dont il fait usage, souvent à
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son insu, en produisant une reconfiguration singulière de ce qui est institué et constitué comme modèle d’accueil et de soins de tel ou tel établissement. L’hôpital est un lieu de maternage, quels que soient l’âge et le niveau de maturité des patients accueillis, c’est pourquoi la reconfiguration opérée par l’usager va s’adresser aux figures hospitalières qui dispensent le soin en suivant les lignes directrices du vécu de la relation précoce à l’image maternelle et à ses substituts. C’est ce que souligne P. Fustier [1] à propos du lien d’accompagnement en institution. « Ce qui se passe autour du soin, de la protection réveille, en quelque sorte, une problématique touchant à l’imago maternelle, d’où la production d’affects qui ne sont liés à la situation actuelle que dans la mesure où, celle-ci évoque à nouveau un passé enfoui » ([1], p. 14). Le travail de recherche d’A. Griot est issu de l’étonnement suscité par une hospitalisation mouvementée dont elle a suivi le déroulement au sein d’un hôpital général. Il prend sa source dans le constat d’une évidence : il n’y a pas de modèle de patient, mais des manières uniques et originales de vivre le séjour hospitalier, de l’utiliser, de le rythmer en fonction des histoires personnelles qui s’énoncent, se montrent et se croisent sur la scène du soin. Basé sur ces observations, notre propos sera de contribuer à l’illustration et l’analyse d’un cas particulier d’utilisation du dispositif hospitalier dans sa dimension transférentielle par un patient singulier. Notre exposé suivra chronologiquement les conditions d’entrée à l’hôpital de ce patient, les effets de son mode de présence sur le déroulement du soin jusqu’à son dénouement. Cette étude se produit évidemment à un moment donné dans une réalité institutionnelle mouvante. Le cas clinique est volontairement isolé de l’ensemble en raison de l’impossibilité à considérer simultanément les effets du transfert des autres patients excepté celui du plus proche : son voisin de chambre. Les espaces d’analyse de ces données proviennent, d’une part, des synthèses cliniques institutionnelles où les effets produits par les comportements du patient étaient décrits et mis en forme et, d’autre part, de la reprise de ces éléments dans un séminaire universitaire de recherche permettant une mise à distance élaborative et reconstructive des données. Les analyses que nous proposons s’appuient sur les théorisations prenant en compte le fonctionnement groupal et institutionnel et les avatars transféro-contre-transférentiels de toutes relations de soin, dans un cadre strictement psychanalytique ou non. Une telle conception suppose bien sûr de se décentrer d’une subjectivité prise isolément, et d’accepter l’hypothèse d’un niveau de lecture groupale des évènements et de l’inconscient. Les travaux de R. Kaës [2] et de D. Anzieu [3], sur le groupe et la groupalité psychique ont suscité des recherches fécondes sur les phénomènes de diffraction psychique, de déplacement, de projection d’une problématique sur un ensemble et les fonctions phoriques (porte parole, porte symptôme, bouc émissaire) repérables dans les groupes et les institutions. B. Penot [4,5], au cours d’une longue pratique de médecin chef hospitalier, a, quant à lui, bien mis en évidence à travers son concept de « transfert subjectal » comment, l’institution soignante, en la personne des professionnels qui la composent, était amenée à subjectiver dans ses éprouvés et sa souffrance propre, les éléments non symbolisés de l’histoire des patients qu’elle accueille. Ces recherches actuelles ont été précédées par les travaux en milieu psychiatrique de P.C. Racamier [6] concernant les projections scissionnelles des patients sur les professionnels et les « circuits médiatisés » empruntés par ces projections ([6], p. 404). Selon cet auteur, du fait de l’intense activité projective qui caractérise certaines pathologies psychotiques, ne serait-ce que pour constituer le dedans en le séparant du dehors, un grand nombre de communications dans l’institution comporte des intermédiaires et emprunte des voies collatérales ou différées. P.C. Racamier réfère ses travaux à ceux plus anciens de H. Stanton et M.S. Schwartz [7] qui, les premiers, ont parlé de résonance entre dissociation schizophrénique et dissociation du milieu, tout en montrant par une vaste étude
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comment le travail psychique sur les clivages des équipes avait des effets apaisants immédiats sur les comportements des patients. L’idée d’utiliser les perturbations et les réponses de l’environnement institutionnel au profit du soin des patients n’est donc pas nouvelle, même si les travaux les plus récents ont grandement affiné la représentation des conditions de travail psychique nécessaire à la mise en œuvre de telles dispositions. Revenons à présent sur une étude plus précise de la fonction de l’hospitalisation pour le patient. 2. L’hospitalisation : un lieu d’accueil pour le dépôt d’un scénario de crise Les hypothèses organisant l’exposé de la situation du patient que nous avons appelé Monsieur B. seront les suivantes : demander à être hospitalisé, ou mettre l’entourage dans l’obligation de le faire, c’est tenter d’endiguer un vécu de débordement et de détresse engendré par une situation de crise intraitable dans l’espace quotidien. Cette démarche est sous-tendue par un appel à « localiser » au moyen d’un déplacement dans un ailleurs, un scénario de rupture d’étayages aussi bien internes qu’externes et à s’en mettre, pour un temps, à l’abri. L’institution soignante, « loge » et abrite ses patients en son sein. Le cadre de soin est avant tout cadre de vie lors d’une hospitalisation, ce qui d’ailleurs la définit, car la présence institutionnelle va être permanente. Le cadre hospitalier, dans la réalité de sa mise en place, tient lieu fantasmatiquement, comme la mère archaïque, de bouclier protecteur contre des stimuli venus du dehors en prenant « au-dedans » ses patients. En considérant la posture maternante des institutions, P. Fustier [8] soutient qu’en cas d’hébergement des clients, l’institution devient, pour le psychisme interne de chaque patient et dans l’intersubjectivité des acteurs en présence, un espace inconscient organisé par l’imago maternelle archaïque, imago constituant un des organisateurs central de la vie institutionnelle. Du fait des mouvements régressifs induits par le dispositif de soin et sa posture maternante, l’institution va occuper par transfert, une place non négligeable pour le patient auquel elle va offrir la possibilité d’externaliser dans des scenarii, les personnages, les vécus, mais aussi les éprouvés multiples non organisés appartenant à son histoire et à son théâtre interne. Enfin, du fait de la période de crise en ce qu’elle réactive de vécus de désétayages multiples antérieurs, les soignants, mais aussi les autres patients, vont hériter des expériences de carences de soins ou de carences affectives que le patient s’est senti éprouver préalablement. Ces « autres » contemporains de l’hospitalisation vont ainsi se retrouver en position d’occuper des places à leur insu, dans le scénario traumatique du patient. Dans cette vaste groupalité institutionnelle activée, les réponses données par l’ensemble du corps soignant aux messages et aux effets suscités par le patient vont, soit s’inscrire dans la répétition pure et simple des carences de l’environnement et de ses réponses historiques, soit introduire un écart dans l’expérience constituant une source de créativité autant pour le patient que pour les soignants. Remarquons toutefois que le destin des scenarii hébergés au cours de l’hospitalisation est sous la dépendance de la capacité de l’institution à se laisser suffisamment utiliser, sans se sentir malmenée, déconsidérée ou extraite de sa tâche. Il dépend aussi des idéologies du soin traversant l’espace hospitalier et de leurs compatibilités avec une écoute des processus psychiques en jeu à travers les agissements, les plaintes ou les requêtes des patients à propos des soins. Prenons l’exemple des vicissitudes de l’hospitalisation de Monsieur B. 3. « L’incasable » Monsieur B. Monsieur B. est accueilli dans le service psychiatrique à sa sortie des urgences de l’hôpital général. Il a contacté l’hôpital général la veille, à la suite d’une forte consommation d’alcool et de
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médicaments. Il est coutumier des hospitalisations pour sevrage alcoolique car sa consommation excessive a débuté lors de son adolescence. Il est âgé d’une trentaine d’années, père de deux enfants issus de deux mariages différents, le second s’étant terminé par un divorce, à peine huit mois avant sa demande d’hospitalisation. Séjournant à l’époque dans un foyer, il en a été expulsé et se trouve donc sans domicile fixe. Contrôlé en état d’ivresse, il est en attente d’un procès pour récidive, d’un éventuel emprisonnement et quoi qu’il en soit, d’une suspension de permis de conduire qui l’empêchera de mener à bien son activité professionnelle. La situation de grande précarité de Monsieur B. exposée, il nous faut à présent retracer le déroulement de son hospitalisation. Les éléments retenus sont issus des vécus relationnels des différents protagonistes exposés en réunion d’équipe ou dans les espaces informels ainsi que lors d’entretiens en relation duelle avec le patient. 3.1. Les éléments de la rencontre avec Monsieur B. Monsieur B. va rester hospitalisé environ un mois et demi à l’issue duquel le responsable médical décidera de sa sortie. La suite des évènements ne se produira pas comme prévue car il reviendra deux semaines encore après une tentative de sortie rendue impossible du fait de son absence de moyens financiers. En relation duelle, sa narration est plutôt pauvre et peu chargée de nuances affectives ou émotionnelles. Ses postures et ses mimiques déconnectées du contenu de son discours produisent un effet déconcertant pour l’interlocuteur qui doit tenter de décoder la souffrance sous les gestes, les onomatopées peu congruentes parfois avec les énoncés verbaux. Il aborde de manière récurrente le thème de « sa place » et de son maintien dans l’hôpital car il imagine une priorité potentielle d’autres patients comme si sa propre présence ne lui paraissait ni justifiée, ni tout à fait légitime : « on va me faire sortir pour laisser la place à d’autres ». En conséquence, il ne manque jamais de montrer une attitude respectueuse et redevable à l’égard du bon accueil du service. Il met un point d’honneur à montrer « à son docteur », comme il appelle le référent médical avec beaucoup de déférence, sa bonne volonté en ce qui concerne son sevrage. En contrepoint, son attitude dans les espaces moins formalisés comme les couloirs ou les salles de repos, laisse présager l’ambivalence de son investissement. Ainsi, il déclare un jour très fort qu’il pense « qu’on les considère ici comme des givrés puisqu’on ne les laisse pas jouer seuls à la pétanque ». Un autre jour, il se montre ostensiblement avec les vêtements fournis par l’hôpital alors qu’il a l’habitude de porter ses vêtements personnels. Monsieur B. semble alors caricaturer le statut de patient car le lieu de soin faisant pour lui office de lieu de vie, une confusion s’est créée autour de ce temps d’hospitalisation. Non assuré de pouvoir regagner « une place » dans le foyer de vie dont il a été expulsé, être hospitalisé revient pour lui à occuper une place dans un groupe en contrepoids de la pauvreté de ses liens affectifs. Acquérir une identité de patient modère alors son vécu de marginalisation et le sécurise momentanément sur son devenir social. Observons à présent le tissage de liens singuliers tels qu’ils ont pu être reconstruits au cours de cette hospitalisation. 3.2. Être dans le regard du « médecin » Monsieur B. investit particulièrement le regard du « docteur » responsable dans lequel il veut être reconnu et gratifié pour sa bonne conduite, tentant de nouer un contrat narcissique qui lui garantisse un investissement positif et éloigne les craintes de perte de lien avec cette figure du psychiatre transférentiellement redoutée et idéalisée. L’image du patient idéal qu’il souhaiterait
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incarner contrebalance une tendance, doublée de la peur associée à cette tendance, de lasser le personnel soignant avec ses plaintes. 3.3. Le « collègue » de chambre Monsieur B. co-habite à l’hôpital avec Monsieur A. Également en cure de sevrage et de dix ans son aîné, ce dernier représente le modèle de conduite exactement inverse de celui de Monsieur B. En effet, il sort régulièrement de l’hôpital pour consommer de l’alcool et, à son retour, exhale des odeurs correspondant aux boissons préférées de Monsieur B. Il est volontiers irrespectueux à l’égard du personnel soignant, désordre et indiscipliné, et va jusqu’à proposer à Monsieur B. de l’accompagner dans ses sorties. Bien que n’ayant pas demandé à voisiner avec Monsieur A. et émettant parfois le désir de changer de chambre, Monsieur B. s’applique à prendre particulièrement soin de lui : il le « couvre » lors de ses « sorties en douce », prêt à le contacter à tous moments, il lui retire le mégot de la bouche lorsqu’il s’endort dangereusement en fumant, lave son linge sale et prend en charge son désordre. Sensible à la dépression de son voisin de chambre, inquiet pour lui, Monsieur B. associe dans les entretiens duels l’image de ce patient avec celle de son propre père. Ce dernier, violent et alcoolique, était particulièrement humiliant et sec avec son fils, le traitant selon ses dires de « bon à rien toujours collé aux jupes de sa mère ». Monsieur B. décrit sa famille comme constituée de deux groupes : sa sœur et son père tous deux capables de « dire merde quand ils veulent », au caractère affirmé et de l’autre côté, sa mère effacée et lui, petit de taille et inquiet des scènes où il entendait son père battre sa mère qu’il aurait voulu protéger. L’alcool est un produit inscrit dans une tradition familiale puisque, après l’adolescence, il sera incité par son père et son oncle à consommer avec eux. Concernant son lien avec Monsieur A., Monsieur B. le décrit comme ce qu’on pourrait nommer un lien d’emprise, c’est-à-dire qu’il constate qu’il ne peut s’empêcher de satisfaire les diverses demandes de ce collègue de chambre et de le protéger. Cependant, il est bien conscient de l’indifférence de Monsieur A. à son égard excepté en dehors des moments où celui-ci cherche à l’influencer et à le tenter par l’alcool. Cette indifférence relative suscite chez Monsieur B. deux mouvements contradictoires : soit il existe pour Monsieur A. et accepte la réduction de sa place à une activité de maternage, soit il s’exclut du lien justement en raison du peu de cas qui est fait de lui en dehors de ces moments où il se sent utilisé. L’oscillation et l’instabilité présentes dans ce lien spécifique se retrouvent également dans de nombreuses manifestations réactionnelles suscitées par Monsieur B. autour de lui. 3.4. L’oscillation dans les interactions avec les soignants L’oscillation se présente de prime abord chez les soignants à propos de l’élaboration diagnostique du cas de Monsieur B. qu’il est difficile de situer entre le registre hystérique et le registre psychotique. En raison de sa théâtralité, certains soignants le perc¸oivent comme « jouant à être un homme, un vrai » et mettent en doute l’authenticité de sa plainte et de sa demande. D’autres le perc¸oivent comme pervers, adhésif, comme un patient « qui vous lynche », indiquant que la rencontre avec ce patient, fut-elle brève, entraîne un éprouvé négatif et sensoriel peu représentable et fait de sensation de collage, de gêne, de perte de limites, tant et si bien que certains acteurs du soin préfèrent s’en éloigner et le désinvestir. Le malaise tient aussi à l’idée que tous se sentent « instrumentalisés » car Monsieur B. peut être perc¸u comme séjournant dans le service à des fins utilitaires : plutôt qu’être objet de soin, le patient sans domicile fixe serait venu chercher l’hospitalité dans son sens historique originaire c’est-à-dire en tant qu’indigent. Ce faisant, il
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opère une négation de la fonction professionnelle de l’équipe, en réduisant les compétences des soignants à une simple fonction hôtelière tout en les persuadant qu’ils ne peuvent rien pour lui, qu’ils sont inutiles comme il se sent lui-même « inutile » et insuffisant trop souvent. Cette privation d’identité retournée sur les soignants engendre chez eux une souffrance traitée par la mise à l’écart et le ressentiment. D’autres professionnels, au contraire, se tiennent loin des ressentis négatifs du reste de l’équipe soignante en surinvestissant un rôle réparateur et maternant à l’égard de ce patient. On le voit, la présence de Monsieur B. établit des lignes de clivage dans l’espace de soin sous la forme d’une « colonisation » de l’espace psychique des soignants par ses propres données conflictuelles internes non élaborées si l’on se rapporte au sentiment d’être utilisé ou abandonné que ce patient décrit dans sa relation avec son collègue de chambre et dans sa famille. Les « camps » dessinés ainsi peuvent ou non rentrer en conflits, ce qui leur permet ou ne leur permet pas d’éclairer la dynamique impulsée. 4. L’hospitalisation, lieu du déploiement d’un scénario fantasmatique primaire Le procès de Monsieur B. concernant sa conduite en état d’ivresse a lieu pendant le séjour hospitalier. Il en revient abattu par l’annonce d’une peine d’emprisonnement ferme prévue dans deux mois. Il avoue, accablé de culpabilité, avoir fait la tournée des bars avant de rentrer et redoute au plus haut point d’avoir perdu la confiance de « son docteur ». Un peu plus tard et la veille du départ de Monsieur A., Monsieur B. fait partie d’un groupe de patients qui s’alcoolisent malgré l’intervention des soignants. La scène se produit dans la chambre des deux hommes. Dès le lendemain, le chef de service annonce à l’équipe sa décision de faire partir Monsieur B. du service psychiatrique. En effet, ce dernier est venu se dénoncer le matin même en revendiquant la responsabilité d’avoir introduit l’alcool dans l’hôpital. La décision du chef de service crée chez certains membres de l’équipe particulièrement investis dans le suivi de Monsieur B., un sentiment d’injustice et de colère, qui, cependant, ne sera pas ouvertement exprimé. Et pourtant, dès qu’il sera parti, en absence de contact direct avec le patient et ce de manière notable, les affects du référent médical vont se transformer et s’adoucir, comme si la situation créait une préoccupation d’ordre maternel pour ce patient qui redeviendra attachant une fois au-dehors. La sollicitude et l’inquiétude exprimées à ce moment du soin, sollicitude empêchée et endommagée par les agissements virulents et paradoxaux du patient, permettront une réflexion et la validation des hypothèses engagées dans la recherche sur ce cas clinique. Au cours de l’entretien clinique duel suivant l’épisode de l’alcoolisation à l’hôpital, et juste avant la décision de son départ, Monsieur B. dit « qu’il s’est sacrifié pour couvrir Monsieur A. ». Il explique qu’il a bu sous l’effet de l’influence des autres patients, et constate le résultat, désemparé : « on me met à nouveau dehors ». L’écoute du récit des événements actuels au cours des réunions d’équipe et des interventions des professionnels conduit à les associer à deux épisodes de son histoire racontés précédemment et qui les éclaire. La première scène a lieu à l’adolescence : au cours d’une chasse à la truffe. Monsieur B. en découvre une d’une taille très rare, ce qui lui confère une forte valeur. Or, par fierté, son père se l’approprie aux yeux des autres laissant ainsi son fils dépossédé de son exploit. Monsieur B. reste spectateur sidéré, et ne dit rien. La seconde scène se déroule lors d’une brève communication entre la mère et son fils. La veille, sous l’effet de l’alcool, Monsieur B. s’est mis en colère contre son père au téléphone. Il rec¸oit le lendemain un appel de sa mère lui lanc¸ant l’injonction suivante : « évite de téléphoner quand t’es bourré ». Plusieurs niveaux d’analyses sont envisageables pour saisir les enjeux psychiques de sa dénonciation qu’on ne peut ni banaliser ni frapper d’insignifiance. Nous proposons de l’appréhender
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comme un passage par l’acte chargé de sens. Ce passage par l’acte a un aspect organisé et dramatisé, car il est sous-tendu d’un scénario fantasmatique primaire que nous nous proposons de mettre en forme de la manière suivante. 4.1. Avoir une « place » au centre de la scène Les liens tissés de manière associative entre les scènes de son histoire racontées par Monsieur B. et la scène finale de l’hospitalisation mettent en avant l’appropriation d’un acte. En se rendant responsable d’avoir introduit l’alcool comme objet principal de la scène, Monsieur B. se positionne à l’origine de l’événement et prend une place qu’il sent constamment menacée si l’on se réfère aux multiples références à la question de sa « place » dans son discours. Or, le père, tel que Monsieur B. l’a internalisé psychiquement est une figure qui prive son fils de la reconnaissance du groupe, en s’appropriant la trouvaille si valorisante de l’objet « truffe ». La prise de position de Monsieur B. au terme de son séjour, d’abord incompréhensible, apparaît dans un second temps comme une tentative teintée de masochisme, de s’inscrire au centre de l’attention, alors concentrée sur le départ de son collègue de chambre Monsieur A. Monsieur B. prend ainsi la place d’un héros en négatif : c’est lui qui a introduit l’alcool. 4.2. « Se prendre le coup à la place », l’imago maternelle projetée sur Monsieur A. Selon un premier point de vue, le fait de se dénoncer auprès du chef de service revient à couvrir Monsieur A. et permettre le maintien de son départ en post-cure. Une fois encore, Monsieur B. se met en scène sur le mode d’un fils-serviteur qui protègerait son maître par un acte sacrificiel. Il ne tire apparemment aucun bénéfice narcissique immédiat : « Monsieur A. part en post-cure, moi pas. . . ». Cependant, en fonction des données de son histoire, il est possible de repérer dans la scène, l’enjeu inconscient qui consisterait à « se prendre le coup » à la place du personnage maternel, comme le petit garc¸on existant dans l’adulte, fantasme encore qu’il aurait pu, ou dû le faire, lorsqu’il entendait sa mère être maltraitée par le père. En cela, Monsieur A. figurerait la mère dont Monsieur B. prend soin, en la « couvrant ». Ainsi, on peut dire que par les effets du transfert, Monsieur A. condense non seulement une figure masculine imposante et séductrice comme le père mais aussi, une figure chargée d’une position féminine fragile et passive face à la destructivité. Dans la réalité psychique de Monsieur B., pendant l’hospitalisation, Monsieur A. rassemble à lui seul les affects ambivalents à l’égard du père : rivalité mais aussi sensibilité à la partie souffrante et déprimée de ce père. Il est porteur aussi des identifications de Monsieur B. à la figure maternelle maltraitée. L’auto-dénonciation de Monsieur B., énigmatique au premier regard, peut trouver sens en la pensant comme une tentative inconsciente d’introduire du changement là où il se trouve répétitivement confronté à l’impossibilité de se manifester. Cette tentative n’est pas seulement à entendre dans son seul aspect autopunitif car elle témoigne aussi des ressources créatives de son Moi. Un enjeu narcissique existentiel sous-tend la prise de position consistant à se dénoncer, et cela dans un scénario groupal où interviennent des enjeux de place, enjeux que l’on retrouve dans la problématique du groupe familial de Monsieur B. 4.3. Celui qui a bu doit être mis dehors En appui sur la fréquence des dires du patient en entretiens et dans les espaces informels, nous pouvons identifier sous ces agissements, la présence du fantasme de « se faire mettre au dehors »,
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d’être activement éjecté de la scène dans laquelle il a tenté de prendre une place centrale. En s’identifiant à la figure paternelle alcoolique, en prenant sa place, Monsieur B. nous montre ce fantasme infantile, élaboré dans sa réalité psychique d’enfant et formulable ainsi : « Le père qui rentre soûl doit sortir ». Et dans ce scénario, le chef de service occupe psychiquement pour Monsieur B. une place symbolisant l’autorité. Faisant rappel de la loi structurante de l’interdit et du cadre institué, le chef de service incarne alors un personnage qui « fait sortir ». Cependant, dans la version interprétative qu’il donnera de l’événement, Monsieur B. exprimera son vécu de cette manière : « On me met encore dehors ». Il montre ainsi comment un tiraillement identitaire existe et provoque des oscillations dues à un conflit inconscient. Le conflit prend place entre, d’une part, le désir de faire sortir l’homme qui boit pour protéger la mère et, d’autre part, l’identification à la souffrance de ce dernier alors victime et déprimé. Nous proposons pour mettre en mots ce fantasme agi, l’énoncé suivant : « Si je joue à être mon père qui, tard le soir, passe à l’acte sous l’emprise de l’alcool, alors dans la scène, doit intervenir un chef idéal plus puissant encore, et qui me mettra dehors ». Dans le théâtre interne de Monsieur B., le chef de service devient le réceptacle du désir d’être le plus fort, projeté en lui. L’événement rappelle l’injonction maternelle : « évite de téléphoner quand t’es bourré », à rattacher au fantasme de mise sous clef de l’homme qui boit, ainsi réduit au silence et à la disparition physique. 4.4. Un scénario à entrées multiples Ce qui précède ouvre sur la complexité de décodage des évènements suscités autour d’une hospitalisation. On peut supposer que cela est toujours le cas et dans des configurations diverses et multiples compte tenu du contexte régressif que tout processus d’hospitalisation est en mesure d’induire. Dire à propos du patient que ce moment sera propice au déploiement de son scénario primaire ne rend pas moins complexe la tâche de mise en forme de ce scénario. Car, et si l’on accepte le parti pris théorique engagé, force est d’entrer en accord avec J. Laplanche et J.B. Pontalis [9], lorsqu’ils soulignent que la marque du processus primaire n’est pas tant l’absence d’organisation que cette particularité structurale de comporter « . . .un scénario à entrée multiples, dans lequel rien ne dit que le sujet trouvera d’emblée sa place » ([9], p. 62). Dans le scénario projeté de Monsieur B., celui-ci participe à la scène, sans qu’une place univoque ne lui soit assignée. On peut dire que des parties de lui sont à toutes les places et qu’in fine, les phénomènes de rejet de son existence physique se reproduisent : Monsieur B. incarne concrètement « le refoulé » que ce soit au cours de postures de refus ou bien de mise à l’écart de la part de l’environnement. La survenue traumatique de ces rejets dans l’existence de Monsieur B. nous renseigne indirectement sur les effets subjectifs des défaillances environnementales primaires. 5. Conclusion Comme le souligne G. Gaillard [10], sur la scène institutionnelle, « le sujet revient là où il a été brisé et répète cet instant » ([10], p. 151). La situation exposée, est celle d’une expérience de destitution subjective traumatique qui, sous l’effet de la contrainte de répétition, fait retour dans le registre de l’agir sur une scène groupale institutionnelle. La réactualisation d’un vécu traumatique impensable va se manifester en actes car les traces des expériences passées n’ont pas fait l’objet d’une représentation suffisante par le patient : elles ne peuvent qu’être données à vivre et à sentir aux professionnels exerc¸ant dans un espace de soin propice à la régression et de ce fait attracteur des vécus infantiles peu symbolisés. En tant que groupe, réceptacle princeps de ce qui
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est indifférencié, l’équipe soignante constitue une structure d’appel à une forme particulière de répétition, hors langage et hors temps. Dans le cas de Monsieur B., la problématique identitaire narcissique infiltre les mouvements des soignants, et active des réactions de rejet et d’exclusion, sources de souffrance pour le corps soignant qui se trouve amené à fonctionner à l’opposé de sa vocation d’accueil première. La plupart du temps inconscients, ces mouvements en provenance des soignants sont à entendre selon J.-P. Pinel [11] comme des « équivalents institutionnels du contre-transfert » dans le champ de la psychanalyse. Ce qui se joue dans un espace psychique interne mal délimité, va se déployer sur la scène intersubjective : le sujet exporte, externalise ses dysfonctionnements et ses modes de relation archaïques, par identification projective, affectant ainsi les liens intersubjectifs. Comme le montre le cas de « l’incasable Monsieur B. », cette forme particulière de transmission contient un potentiel « actogène », susceptible d’atteindre les différents niveaux du fonctionnement groupal institutionnel si aucun espace de traitement symboligène de ces « agirs », ne favorise leur potentielle transformation en représentations. Malgré la complexité des modèles de compréhension proposés, l’analyse approfondie de cet exemple clinique, volontairement limitée à l’environnement proche du patient au cours de son hospitalisation, permet d’investir les enseignements que l’attention portée au quotidien nous fournit. L’objectif est de donner à la réalité un surplus de valeur symbolique, en impliquant les professionnels du soin dans la production et l’explicitation de sens des situations dans lesquelles ils se trouvent convoqués, souvent au prix de leur propre souffrance. La dynamisation procurée par les espaces d’analyse clinique offre une occasion de croissance pour celui qui s’implique et se confronte à ce qu’il a mis en jeu dans l’exercice de sa profession, et constitue ainsi un contrepoids à la dureté des conditions de travail que connaissent tous les acteurs du soin. Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article. Références [1] Fustier P. Le lien d’accompagnement. Rhizome 2005;20:12–4 [Available from URL: http://www.orspere.fr/ publications/rhizome/]. [2] Kaës R. Le groupe et le sujet du groupe. Paris: Dunod; 1993. [3] Anzieu D. Le groupe et l’inconscient. Paris: Dunod; 1975. [4] Penot B. Figures du déni. En dec¸à du négatif. Paris: Dunod; 1989. [5] Penot B. La passion du sujet freudien. Paris: Érès; 2001. [6] Racamier PC. Le psychanalyste sans divan. In: Racamier PC, Diatkine R, Lebovici S, Paumelle P, editors. La psychanalyse et les institutions de soin psychiatrique. Paris: Payot; 1973. p. 374–420. [7] Stanton H, Schwartz MS. The Mental Hospital. A study of institutional participation in psychiatric illness and treatment. New York: Basic Books; 1954. [8] Fustier P. Institution soignante et double prise en charge. Rev Psychother Psychanalytique Groupe 1989;13:59–71. [9] Laplanche J, Pontalis JB. Fantasmes originaires, fantasmes des origines, origine du fantasme. Paris: Hachette; 1993 [p. 62]. [10] Gaillard G. De la répétition traumatique à la mise en pensée, le travail psychique des professionnels dans les institutions de soin et de travail social. Rev Psychother Psychanalytique Groupe 2004;42:151–64. [11] Pinel JP. Intervention clinique en institution et « nouvelles » problématiques pathologiques. Rev Psychother Psychanalytique Groupe 1999;32:143–59.