J Gynecol Obstet Biol Reprod 2005 ; 34 (Hors série n° 1) : 3S270-3S274.
Question 6 Quelles sont les mesures de santé publique à proposer ou à valider pour réduire le tabagisme féminin ?
L’image du tabagisme féminin en France E.G. Sledziewski Institut d’Études Politiques de Strasbourg, 47, avenue de la Forêt-Noire, 67082 Strasbourg Cedex. RÉSUMÉ Objectif. Comprendre pourquoi l’image sociale de la fumeuse demeure aujourd’hui une image positive, nullement réductible à celle du fumeur. Montrer en quoi le tabagisme féminin possède un statut et une fonction spécifiques dans l’imaginaire français contemporain. Matériels et méthodes. Repérage et interprétation d’un choix d’images mettant en scène le tabagisme féminin et formant corpus idéologique. Résultats. Par sa signification culturelle tout autant que par ses effets pathologiques, le tabagisme féminin se différencie nettement du tabagisme masculin et ne saurait être appréhendé comme son symétrique. Résistant en profondeur au nouveau discours d’alerte anti-tabac, qu’elle n’investit que superficiellement, la culture féministe dominante continue à encourager le tabagisme féminin et à exalter son potentiel émancipateur : le tabac libère la femme d’une féminité devenue impraticable. Conclusion. Le tabagisme féminin doit faire l’objet d’une approche politique et être envisagé comme une forme moderne de mutilation, compensant l’extension des droits de la femme. Pour le combattre efficacement, il faut le placer dans une perspective critique levant le tabou sur les malentendus et impasses du féminisme. La fumeuse doit se voir proposer, plus qu’un sevrage, une augmentation de son être, une réappropriation de son identité sexuée. Mots-clés : Tabagisme • Femme • Féminisme • Genre • Identité. SUMMARY: The image of smoking women in France. Objectives. The purpose of this work was to try to understand why the social image of the smoking woman remains positive and cannot be assimilated to that of the smoking man. We wanted to describe the typical status and function of smoking women in today’s social imaginary in France. Materials and methods. We identified and interpreted selected images in which female smoking is presented as an ideological corpus. Results. The cultural meaning of female and male smoking, as well as their pathological effects, are different and should not be apprehended symmetrically. The leading feministic culture deeply resists alarming discourses about the dangers of tobacco, considering them to have little importance. Female smoking is still encouraged and exalted for its emancipating power: tobacco liberates woman from an impracticable womanhood. Conclusion. There is a need for a political approach to female smoking, viewing it as a modern form of mutilation meant to compensate for the extension of women’s rights. In order to fight against this imagery efficiently, it must be put into a critical perspective, eliminating taboos about certain feministic misunderstandings and dead-ends. A woman must be offered something more than smoking cessation: an improvement in her own being, a way to reappropriate her gendered identity. Key words: Female smoking • Woman • Feminism • Gender • Identity.
UN THÉÂTRE DES RAPPORTS DE GENRE
Fumeur, fumeuse. Ce substantif français se met au féminin, contrairement à tant d’autres désignant eux aussi des activités longtemps réservées aux hommes, mais résistant à la féminisation. On persiste à dire « une femme policier » ou « un juge femme », mais on ne dit pas « une femme fumeur ». Et pourtant, cette
spécification de genre que les mots ont admise semble bien, dans les têtes, faire l’objet d’un déni. Difficile en effet, l’expérience le prouve, de traiter aujourd’hui de la signification du tabagisme féminin, y compris devant des spécialistes, sans s’entendre très vite adresser l’objection de principe : pourquoi le tabagisme aurait-il un genre ? En quoi les comportements
Tirés à part : E.G. Sledziewski, 8, avenue des Ternes, 75017 Paris.
© MASSON, Paris, 2005.
Question 6 • L’image du tabagisme féminin en France
tabagiques seraient-ils passibles d’une interprétation sexuée ? L’objection ne tarde pas à se muer en soupçon idéologique : en vertu de quel distinguo, voire de quelle discrimination inavouable devrait-on faire des fumeuses un objet tabacologique séparé ? En quoi leur addiction revêtirait-elle un statut herméneutique et thérapeutique particulier ? Les vieux démons sexistes, ou au contraire les sirènes du victimisme féministe ne seraient-ils pas secrètement à l’œuvre dans cette approche en forme d’apartheid ? À de telles questions, le médecin a une réponse toute prête, dictée par la physiologie et la pathologie : le tabagisme n’affectant pas de façon identique la fumeuse et le fumeur, l’étude de ses ravages et des moyens de les prévenir ou de les soigner doit être sexuellement différenciée elle aussi. Pour l’anthropologue, en revanche, l’option du différentialisme méthodologique sera toujours à justifier. Il lui faudra détourner les soupçons de parti pris sexiste et démontrer que dans la motivation même de sa démarche tabagique, prise indépendamment des effets pathogènes spécifiques de l’addiction, la fumeuse n’est pas un fumeur comme les autres. Son tabagisme est une conduite de sens, psychologiquement et culturellement irréductible à cette autre conduite de sens que constitue le tabagisme masculin. Différenciation anthropologique qui est aussi complémentarité. Car les deux modes sexués du tabagisme font sens à travers une histoire commune, récente pour l’un, déjà ancienne pour l’autre, et donc en référence l’un à l’autre. Le tabagisme est un théâtre des rapports de genre. Par le tabagisme féminin, la femme occidentale contemporaine en peine de repères identitaires met en scène la différence des sexes. Donc aussi leur ressemblance. Entre ressemblance proclamée et différence consentie, pointant l’index ardent et fumeux de sa cigarette, elle tâche d’assigner une place à sa propre féminité. IMAGES PIEUSES
L’image de la fumeuse a été construite dans nos têtes et dans nos corps par des décennies de culture tabagique dont la culture féministe ambiante a été le relais. L’image, ce sont d’abord des images, au sens littéral du mot. Des images édifiantes, comme elles le sont toutes, pour instruire nos façons d’être au monde, de nous y présenter et de nous y éprouver. Des images de femmes qui fument, comme il y en a de femmes nues ou de femmes comblées par leurs appareils élec-
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troménagers. Des images pleines de symboles pour dire le genre, les mystères de la division et du rapport des sexes, et parmi eux, en bonne place depuis des décennies, le tabac. Des séries d’icônes tabagiques ont peu à peu tapissé les palais de l’identité, comme saint Augustin parle des palais de la mémoire, où les générations contemporaines ont appris les repères du genre et du temps collectif. Comment habiter la modernité en qualité de femme, comment habiter la féminité en qualité de sujet moderne, voilà précisément ce qu’a enseigné l’image de la fumeuse, depuis… Depuis George Sand. Elle fut la première à proclamer que la modernité allait transformer la différence des sexes, et à en faire la preuve par le tabac. Non contente de jeter le trouble en prenant l’habit d’homme, comme l’avait fait jadis Jeanne la Pucelle, Sand s’est ingéniée à estomper les contours de la différence en les enfumant. La séductrice s’est doublée d’une virago, et réciproquement, comme pour dire qu’elle n’était pas femme à se laisser enfermer dans les catégories invivables et obsolètes où son temps rangeait encore les individus de chaque sexe. Le voile de fumée dans lequel George s’est enveloppée pour la postérité fut peut-être moins attribut masculin que signal d’incertitude, refus métaphorique des contours du genre : paradoxalement donc, moyen de « savoir tout ce qu’il y avait de féminin dans ce grand homme », comme l’écrirait plus tard son ami Flaubert. Dans le halo tabagique, tout comme dans « George » sans s, l’étrange prénom de plume au masculin inachevé, flottait l’idée d’une indécidable appartenance, et au bout du compte, l’esquisse d’une autre vérité du clivage sexué. Chopin n’était-il pas parvenu d’emblée au cœur de cette subtile dénégation, lui qui, venant d’être présenté à George Sand, confiait à un ami qu’il n’était pas sûr que celle-ci fût réellement une femme… au moment même où il tombait sous le charme de sa conquérante féminité ? Puis est venue Carmen. Après l’icône révolutionnaire de la créatrice, celle, tout aussi sulfureuse, de la Gitane fauteuse de désordre public et privé. Là encore, le mystère tabagique accompagnait la révélation d’un au-delà du genre. C’est à la cigarière, rouleuse et fumeuse de tabac, que revenait le rôle violent de bousculer les codes. Bombe sexuelle, mais plus encore politique, la Carmencita osait dire à tous qu’elle était autre chose qu’une petite femme facile comme ses compagnes, Frasquita et Mercedes. Qu’elle était un sujet, un individu doué de volonté et de raison, capable de choisir son destin. Carmen, une femme qui décidait de n’avoir de comptes à rendre à
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personne, d’ordres à ne recevoir de personne. Qui déclarait au brigadier de service : « Je ne te parle pas, je chante pour moi-même… Et je pense… Il n’est pas interdit de penser ». Avec le tabac pour sceau d’un tel chambardement symbolique. Comme les hachures, vagues ou nuages qui, dans la bande dessinée, indiquent le bougé des corps ou des esprits. Tout est dit dans ces icônes fondatrices. Le XXe siècle n’en finit pas de les expliciter à mesure que le féminisme s’impose comme une idéologie officielle de l’humanisme moderne. Libérer la femme devient un label de progrès, un projet moralement et historiquement qualifiant pour la civilisation démocratique, tant dans sa version libérale occidentale que dans le système d’asservissement collectif qui, sous le nom de communisme, en revendique le dépassement et la perfection. Il faut donc multiplier les indices patents de cette émancipation, les signes ostensibles de féminisme. La garçonne des années folles s’est « fait couper les cheveux », comme dit la chanson, elle s’est débarrassée de son corset, de ses jupons et de ses pantalons de batiste. Elle s’est aussi affublée d’un fumecigare, sceptre de sa nouvelle royauté. Le tabac sera désormais l’un des accessoires attitrés de la femme moderne en majesté. Les jeunes filles à la page de l’entre-deux-guerres posent devant le photographe une cigarette à la main, dans la même attitude poétique que leurs grand-mères qui jouaient de l’éventail devant le peintre. À contre-courant de cette dynamique irrésistible, le nazisme, par sa politique aussi résolument antitabagique qu’antiféministe, révèle sa nature de parenthèse régressive. Le tabagisme féminin est en effet une préoccupation récurrente de l’hygiénisme national-socialiste. À l’instar du tabagisme masculin, il est accusé de compromettre la politique raciale du Reich et de gaspiller son énergie vitale. Ainsi le magazine Reine Luft (Air pur) établit-il, pour l’édification des deux sexes, un parallèle explicite entre tabac et judaïté (par exemple le n° 23, 1941, où un dessin portant la légende « Le tabac tient sa victime par le cou » est mis en regard d’une photo tirée du film Le juif Süss et légendée « Le juif tient sa victime par le cou »). Mais la femme est désignée comme biologiquement et socialement plus vulnérable. Le slogan « la femme allemande ne fume pas » est présent sur tous les supports. Cet engagement des idéologues hitlériens, et du Führer lui-même, contre un tabac déclaré « ennemi du peuple » et associé au déclin de l’Occident, pèsera lourd a contrario dans l’imaginaire démocratique de l’après-guerre. Dans la paix retrouvée qui lève les restrictions sur les cigarettes, fumer devient un point
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d’honneur patriotique et progressiste. Un acte politiquement correct, comme on ne dit pas encore, en particulier pour la citoyenne enfin dotée de droits civiques. Comme s’il lui fallait donner cette garantie de son esprit critique et montrer qu’elle n’est pas femme à se laisser piéger par la doctrine des trois K, « Kirche, Küche, Kinder », ou à croire tout ce que disait la propagande fasciste sur les méfaits du tabagisme féminin. Mission accomplie avec enthousiasme, travaux pratiques à l’appui dès les premières distributions de Pall Mall par les Gi’s. Tout juste si l’héroïque fumeuse n’est pas proclamée compagnon de la Libération ! Dans les caves de Saint-Germaindes-Prés, les filles qui veulent passer pour autre chose que des gourdes doivent impérativement se réclamer de l’existentialisme, porter des ballerines plates et surtout, savoir fumer. Celles de mai 68 affichent des ambitions encore plus audacieuses. Non seulement savoir fumer, mais le faire, et ne pas pouvoir s’en passer. Comme pour le sexe, au fond. Libération tabagique et libération sexuelle, même combat. Il y aurait beaucoup à dire sur ces deux prothèses chimiques et phalliques que sont la cigarette et la pilule de la femme libérée du e XX siècle finissant. Les seventies déclinent inlassablement l’image de cette belle échevelée, arrachée aux servitudes immémoriales du deuxième sexe et explorant en conquérante le continent noir de la féminitude où ses aînées ont tant souffert. Même lorsqu’elle choisit (car elle ne peut que l’avoir choisi) de procréer, il lui faut compenser en fumant ce qui pourrait apparaître, et d’abord à ses propres yeux, comme une concession au destin maternel. Les années 80 sont pleines de mamans ou futures mamans fumeuses, dans la vraie vie et au cinéma… ou même dans la chanson, immortalisées en 1987 par JeanJacques Goldmann : « Elle a fait un bébé toute seule C’était dans ces années un peu folles Où les papas n’étaient plus à la mode Elle a fait un bébé toute seule (…) Et elle court toute la journée Elle court de décembre en été De la nourrice à la baby-sitter Des paquets de couches au biberon de quatre heures Et elle fume, fume, fume même au petit déjeuner ». Ces stéréotypes ont résisté au lent mais profond mouvement de prise de conscience qui a marqué le tournant de l’an 2000. Si un effort a été fait par de nombreux médias pour ne plus présenter d’image
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valorisante de la fumeuse, ni même d’image tout court, la figure de la femme à la cigarette n’en est pas pour autant sortie du lexique symbolique de l’épanouissement féminin. Aujourd’hui encore, elle demeure chez nous la plus puissante pour parler aux femmes de liberté, d’égalité, de créativité, d’identité. « Je fume, donc je suis un sujet en pleine possession de moi-même » : ce message traverse les écrans de nos films, les pages de nos romans, les photos de nos journaux, vestige de la tabacomanie du siècle dernier, savamment réactivé par des enfumeurs militants. Un message qui ne se limite pas, bien sûr, aux femmes. Il parle aussi des hommes, il parle aussi aux hommes. Pourtant, si son registre d’énonciation est unisexe, son effet rhétorique n’en est pas moins différencié selon le genre des énonciateurs. Autrement dit, le même message, selon qu’il est énoncé par un fumeur et par une fumeuse, produit un son, un sens, un impact différents. Traitement unisexe dans l’incontournable portrait d’écrivain-e à la cigarette des suppléments littéraires, dans la rituelle mention des penchants tabagiques des héro-ïne-s de reportages people. Ou dans l’exaltation des qualités cinégéniques du tabac par toute une génération d’enfants spirituels de Jean-Luc Godard et de Jean Eustache : notamment, on pense, pour ne citer qu’une œuvre, à l’étonnant C’est la vie de Jean-Pierre Améris (2001), leçon de solidarité, d’amour… et de tabagisme face au cancer auquel commencent à être confrontés les baby-boomers. Mais dans tous ces cas, la mixité des signes n’induit aucune mixité du sens. L’homme au tabac et la femme au tabac ne sont pas interchangeables. Cela va parfois entre eux jusqu’à la contradiction. Le fumeur n’est plus un personnage positif. C’est un conformiste qui donne l’impression de fumer par habitude, par défaut de contrôle de soi. La fumeuse, elle, assume son tabagisme, il y a toujours en elle une résistante qui fait face à la vie, c’est-à-dire à la mort. Comme dans C’est la vie, justement, véritable hymne aux vertus morales de la cigarette, où Suzanne (Sandrine Bonnaire), chargée d’accompagner Dimitri (Jacques Dutronc) dans la phase terminale d’un cancer broncho-pulmonaire, met toute sa radieuse présence à lui réapprendre à vivre… et à fumer. La fiction n’est du reste pas la seule à véhiculer ces symboles. Ils peuplent aussi le discours rationnel des sciences sociales ou de l’analyse journalistique, y révélant plus crûment leur dimension d’énoncés idéologiques. La photo d’une fumeuse sera invariablement préférée à d’autres pour dire, par métonymie, la capacité de renouveau de toute une culture, de toute une société. Alors que le fumeur, de
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plus en plus consigné du côté de la prise de risque inutile et des comportements incivils, a perdu toute légitimité à signifier le progrès des mœurs, la fumeuse est au contraire investie de ce rôle. Porteuse d’une promesse de salut individuel et collectif, c’est encore et toujours à elle qu’il incombe d’annoncer la bonne nouvelle démocratique : chaque femme, chaque fille, et plus généralement chaque être humain a le droit de décider de son sort. MUTILATION OU IDENTITÉ
Les icônes tabagiques ont un sexe. Les icônes tabagiques masculines sont aujourd’hui largement hors service, à l’exception de quelques figures de la littérature rive-gauche ou du show-biz. Ce sont donc bien les icônes tabagiques féminines qui concentrent le principal potentiel de sens. Un sens globalement émancipateur, porté par la culture féministe dominante et relayé par la culture démocratique dans sa plus large extension. On serait néanmoins fondé à se demander pourquoi la prise de conscience générée par la montée des périls sanitaires ne frappe pas ces icônes d’inefficience symbolique. Et pourquoi l’aliénation tabagique des femmes est celle qui, contre toute logique, résiste le mieux à cette prise de conscience. C’est tout simplement que la société en a besoin. Elle trouve dans le tabagisme féminin un bénéfice symbolique auquel elle tient. Depuis George Sand, le symbole tabac possède la curieuse propriété de libérer doublement la femme. Une première fois de la domination masculine et de l’ordre patriarcal qui en est le fondement. Une deuxième fois, plus subtilement et plus secrètement, de sa propre féminité. Si la première émancipation exhale un authentique parfum révolutionnaire, la deuxième, elle, n’est qu’une dérision, une caricature d’émancipation. Or il semble bien que la société démocratique libérale contemporaine trouve son compte dans cette liquidation symbolique (et pas que symbolique, les médecins le savent) de la féminité. La libération de la femme occidentale ne se sera finalement faite qu’au prix d’une annulation, ouverte ou déguisée, de la différence des sexes. Nous vivons l’achèvement de ce processus séculaire, qui enjoint à la femme de répudier la part féminine de son être social et biologique, quitte à lui en laisser la jouissance résiduelle : le retour de la lingerie glamour et l’omniprésence des nudités féminines pourraient être cette ultime concession. Selon la même approche politique, le tabagisme féminin pourrait être envisagé,
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à l’opposé, comme une forme moderne, massive mais non autoritaire, de mutilation, compensant l’extension des droits de la femme ou déplaçant son effet. Pour le combattre efficacement, il faudrait donc le placer dans une perspective critique qui oserait lever le tabou sur les malentendus et les impasses du féminisme. En commençant par reconnaître dans ce dernier le ressort idéologique du tabagisme féminin. En reconnaissant également que si le féminisme a œuvré avec succès à la consolidation du sujet féminin occidental, il s’est aussi développé comme une machine, non moins puissante, de déni de la féminité et de la dualité sexuée de l’humain. Le tabagisme revêtant une fonction symbolique (et réelle) décisive dans cette machine du déni, la critique d’une telle fonction est indispensable pour en gripper les rouages si bien huilés. Sortir de la logique du déni n’a certes pas pour seul enjeu la lutte contre le tabagisme, puisque c’est finalement de la valeur anthropologique du féminisme, de sa viabilité comme humanisme qu’il est ici question. Question toutefois essentielle pour les tabacologues, que celle de savoir si notre société est capa-
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ble de faire une place à la dualité des genres, ou si elle n’a d’autre désir que de la faire disparaître en l’enfumant. Car c’est à une augmentation de son être, à une réappropriation de son identité sexuée que doit pouvoir être conviée la fumeuse en quête, croit-elle, d’un sevrage. Ce renversement de perspective implique, pour la patiente comme pour ceux et celles qui l’accompagnent, une véritable démystification. Du tabac, du tabagisme, de tous les discours prétendant libérer la femme en annulant sa féminité. RÉFÉRENCES 1. Proctor RN. La guerre des nazis contre le cancer, trad. française, Les Belles Lettres, 2001. Les éléments évoqués ici sont tirés du chapitre 6, « La campagne contre le tabac ». 2. Sledziewski EG. Tabagisme, féminité, société, 4° Rencontres Nationales de l’APPRI (Nîmes, 23-24 mai 2002) et Fumer au féminin, l’indifférence des sexes, 5e Rencontres Nationales de l’APPRI (Nancy, 16-17 mai 2003). Comptes rendus APPRI, BP 139, 59270 Bailleul, 2003, ou www.appri.asso.fr.
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