L'objet du fantasme

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L’évolution psychiatrique 70 (2005) 19–29 http://france.elsevier.com/direct/EVOPSY/

Psychanalyse, Psychiatrie : objets perdus, objets présents

L’objet du fantasme The object of fantasy Daniel Widlöcher * Professeur Honoraire, Service de psychiatrie adultes, groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière, 47, boulevard de l’Hôpital, 75651 Paris cedex 13, France Reçu le 16 janvier 2004 ; accepté le 18 mars 2004 Disponible sur internet le 27 janvier 2005

Résumé Un débat entre un point de vue lacanien et un autre point de vue freudien, au-delà des questions de pratique, concerne la nature de l’écoute clinique dans la cure. La nature du fantasme inconscient est au cœur de cette question. À partir d’une critique de l’hypothèse biologique de la pulsion, on peut tenir l’objet du fantasme, non comme représentation d’autrui mais comme utilisation des représentations d’autrui dans le montage de scénarios qui s’inscrivent dans la réalité psychique, c’est-à-dire comme représentations hallucinatoires d’actions. © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract A debate between a lacanian point of view and a freudian point of view, beyond the controversies about technique, deals with the nature of the “clinical” in the therapeutic process. The nature of unconscious fantasy is at the core of this question. From a criticism of the biological hypothesis, in the drive, the object of fantasy may be considered, not as a representation of the other but as the use of the representation of any other as characters in scenarios which are present in Psychic Reality, i.e. as hallucinatory representations of actions. © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

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Toute référence à cet article doit porter mention : Widlöcher D. L’objet du fantasme. Evol. Psychiatr. 2005 ; 70. * Auteur correspondant : M. le Pr Daniel Widlöcher. Adresse e-mail : [email protected] (D. Widlöcher).

0014-3855/$ - see front matter © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.evopsy.2004.03.012

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Mots clés : Fantasme inconscient ; Ça ; Représentation d’action ; Réalité psychique Keywords: Unconscious fantasy; Id; Representation of action; Psychic reality

À l’heureuse initiative de Charles Melman, nous sommes aujourd’hui engagés dans un débat qui trouve sa place au sein d’une plus vaste question, celle de la situation présente de la psychanalyse en France. Depuis une cinquantaine d’années, deux courants opposent ceux dont la pratique et la théorie se réclament de Freud à ceux dont l’appartenance au freudisme passe par la lecture qui en a été faite par Lacan. Les scissions et ce qu’il est convenu d’appeler les querelles d’écoles ont rendu vain tout vrai débat entre ces deux courants de pensée. Cette situation a pesé lourdement sur les rapports entre la psychanalyse et la psychiatrie. Effets négatifs certes, laissant souvent les cliniciens non-psychanalystes dans l’embarras, conduits à ironiser sur lesdites querelles et le tour passionné des conflits, pour masquer leur difficulté à saisir les enjeux théoriques, l’écart des pratiques et les conséquences sur la formation à la pratique psychanalytique. On peut cependant faire l’hypothèse que ce climat a eu aussi quelques effets favorables en maintenant un esprit de recherche et de compétition au sein d’un mouvement psychanalytique certes divisé, mais vivant. Effets favorables dont on peut aujourd’hui mesurer l’importance aussi bien dans la place que conserve la psychanalyse dans la psychiatrie française que dans les institutions psychanalytiques. Peut-on aujourd’hui faire mieux et plus ? Il serait dommage que le seul point de rencontre entre psychanalystes se passe auprès des cabinets ministériels quand il s’agit de statuer sur la pratique psychanalytique, ou dans les centres de soins pour protester contre le « tout médicament » ou le « tout génétique ». Partons d’un point d’accord, la psychanalyse est une pratique de soins. Comme toute pratique s’adressant au sujet humain, elle ne progresse que dans le repérage des incertitudes et des résistances. Face à l’extrême complexité de la relation intersubjective dans laquelle se joue la méthode d’écoute et d’entendement qu’elle propose, et celle de cette méthode même, toute avance ne procède que dans la diversité et la mise en débats. N’oublions pas que la pratique psychanalytique vit et se développe dans la communication au tiers, aussi bien dans le cadre de la supervision que dans celui des échanges scientifiques.

1. Quel débat ? Nous sommes donc ici pour débattre de nos pratiques : ni polémique ni recherche d’un consensus, mais mesure des écarts. Exclure toute polémique n’est pas seulement une marque de courtoisie mais une exigence logique. « Marquer des points » sert à séduire l’auditoire mais ferme celui-ci à toute recherche sur le fond, c’est-à-dire le pourquoi des différences. Il nous faut certes partir d’un fond commun consensuel mais, de même que dans la cure c’est la résistance qui instruit, dans le débat c’est la différence. Ce fond commun, je fais l’hypothèse qu’il se situe dans une écoute associative que définit la règle fondamentale et dans un certain entendement minimum qui repose sur les

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points de vue topique, dynamique et économique dont Freud faisait le fondement de ce qu’il avait baptisé métapsychologie. Reste à savoir comment nous définissons ces points de vue. Qu’attendons-nous en définitive du repérage des différences si nous écartons leur exploitation polémique et leur gommage consensuel ? Certes, elles nous permettent de mettre à l’épreuve nos convictions et d’induire certains doutes qui pourront nous faire travailler et nous ouvrir à de nouveaux questionnements. Elles nous aident également à mieux fonder nos pratiques. Mais au-delà de ce qu’on pourrait appeler les avantages personnels, le débat devrait donner matière à un nouvel objet d’investigation, le « pourquoi » des différences, démarche que l’on pourrait appeler une histoire conceptuelle de la psychanalyse.

2. La réalité psychique – un concept évanoui ? Pour aller au vif du débat, j’aimerais ainsi poser la question de l’objet de la psychanalyse. Entendre ce qui est issu d’une autre scène psychique, identifier ainsi le lieu de l’inconscient, c’est entendre l’effet d’une réalité autre que celle du monde commun. Où donc, et quand, l’entendement « lacanien » de l’inconscient laisse-t-il place à cette autre réalité ? Précisons d’abord l’emploi qui est fait ici du terme « réalité psychique ». Celui-ci apparaît très tôt dans le vocabulaire de Freud. Dès « l’Esquisse d’une psychologie scientifique » 1 et « l’Interprétation du rêve » [2], il se réfère à l’expérience subjective de la pensée. Mais un sens plus précis lui sera donné à partir de « Totem et Tabou » en 1912 [3] quand certaines propriétés spécifiques seront reconnues à un mode de pensée propre à l’inconscient. Ces propriétés tiennent à la croyance que la pensée accorde aux représentations inconscientes. Comme Freud l’exprimera clairement dans les « Conférences introductives » en 1916 [4], la réalité psychique n’est pas représentation de la réalité extérieure mais une autre réalité qui se pense et s’observe indirectement sur le mode de l’accompli. On en voit l’expression dans le rêve et dans les formations dérivées de l’inconscient. Le caractère « hallucinatoire » de la pensée inconsciente sera une constante dans les textes freudiens pour marquer la spécificité de cette pensée et la différence radicale avec la pensée préconsciente qui s’adresse à la réalité matérielle. À tel point que dans les corrections de 1912 apportées à « l’Interprétation du rêve » ([2], p. 675) il y fait explicitement référence alors que dans l’édition première, caractère hallucinatoire de la figuration du rêve et réalité psychique ne sont pas explicitement mis en rapport. Les psychanalystes n’accordent pas toujours le même intérêt à cette propriété de l’inconscient et, dans de nombreux travaux, le terme est confondu avec la pensée en général. Je voudrais ici montrer pourquoi et comment cette spécificité de l’inconscient mérite qu’on lui porte une grande attention, et le risque pris quand on se contente d’une théorie de l’inconscient réduite à une simple théorie de la représentation au sens perceptif du terme, ou à celle qui réduit l’inconscient à un texte. Nous sommes ici toujours en présence de la définition de la « représentation de chose » en tant que distincte de la « représentation de mot ». Si ce dernier concept trouve immédiatement des cadres de référence possibles dans les théories du langage existantes (non sans 1

Freud S. Esquisse d’une psychologie scientifique, In : [1].

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que la facilité de cette intégration soit souvent source de confusion), le concept de représentation de chose, en référence au monde de la perception, au visuel, demeure plus problématique, du moins si on ne le réduit pas au signifiant (ce que nous discuterons ultérieurement). Le peu d’attention accordée à la dimension « hallucinatoire » de la pensée inconsciente tient au fait que l’on s’en tient au paradigme du perceptif, du visuel, pour donner sens au concept de représentation de chose. Se représenter le monde externe, même en tenant compte des biais que crée la subjectivité, s’inscrit dans cette problématique du perceptif, qu’il s’agisse de la perception du monde extérieur ou des figures que nous en inspirent les pulsions. Cette perspective figurative de la représentation de chose, spécifique de la représentation inconsciente, se retrouve aussi bien chez les théoriciens classiques de la pulsion que chez ceux de la relation d’objet. L’École dite de l’« Ego Psychology », autour de Hartmann, a su construire une théorie articulant au mieux le biologisme de la pulsion avec le psychologisme de l’appareil psychique. Le terme même de « Psychologie du Moi » est significatif. Cette école a en effet poussé de manière aussi radicale que possible le dualisme entre la dimension biologique, entendons somatique, du pulsionnel et l’idée d’un appareil mental autonome chargé de gérer au mieux ces exigences du corps ; la représentation mentale inconsciente est ce que l’esprit produit pour donner sens à la pression somatique. Mais comment conserver le principe d’un pulsionnel d’origine somatique sans lui adjoindre un pulsionnel psychique, ce qui permettrait de résoudre la question de l’agressivité (dont les racines dans une excitation somatique sont toujours demeurées bien incertaines) et celle du narcissisme et de la sublimation, dégagées de fait de toute origine somatique ? Rien d’étonnant à ce que Lacan, sensible à la contradiction freudienne, ait particulièrement dirigé ses attaques contre cette école (quelles que soient les raisons plus personnelles qu’il avait de se dégager de son analyse avec Loewenstein). En cela d’ailleurs il donnait prise à un antiaméricanisme toujours doux au cœur de l’intelligentsia française. Une des conséquences de cette cohérence théorique de l’« Ego Psychology » est de donner un poids excessif, dans la communication psychanalytique, à la visée narrative et informatrice du discours. C’est contre cette démarche jugée « objectivante », « habillage psychologique », que Lacan s’insurgera : « Que ce soit au-delà du discours que s’accommode notre écoute, je le sais mieux que quiconque, si seulement j’y prends le chemin d’entendre et non pas d’ausculter. Oui certes, non pas d’ausculter la résistance, la tension, l’opisthotonos, la pâleur, la décharge adrénalinique (sic) où se reformerait un Moi plus fort (re-sic), ce que j’écoute est d’entendement ».2 Il faut reconnaître que cette conception dualiste s’inscrit bien dans une théorie de la communication psychanalytique qui trouve son origine chez Freud. Puisque la thématique représentationnelle exprime le jeu pulsionnel, le psychanalyste doit décoder cette thémati-

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Lacan J. Le discours de la cure et les principes de son pouvoir. In : ( [5], p. 616).

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que. Il a accès à elle par les paroles du patient. Chacun connaît la métaphore du compartiment, utilisée par Freud dans son article de 1913 « Le début du traitement » : « Comportez-vous à la manière d’un voyageur qui, assis près de la fenêtre de son compartiment, décrirait le paysage tel qu’il se déroule à une personne placée derrière lui. » ([6], p. 80–104). Les théoriciens dits de la relation d’objet seront par la suite divisés. Les uns, après Melanie Klein, redonneront tout son poids à la dimension hallucinatoire du fantasme inconscient ; d’autres, comme O. Kernberg, en cherchant à établir un compromis avec la théorie des pulsions, demeureront plus en retrait. Il est dit que Lacan a renoncé explicitement à la notion de Réalité psychique et que sa théorie du Réel a pris la suite. Certes, on lui doit précisément d’avoir traduit « Wunscherfüllung » par « accomplissement du désir ». Mais il n’a pas retenu la portée hallucinatoire du fantasme inconscient. L’accompli est devenu une figure de style. La dimension de l’accompli ne fait pas défaut chez Lacan mais, en la réduisant à sa fonction langagière, il méconnaît la portée de la croyance qui s’y attache, il méconnaît ce que cette croyance imprime à l’acte psychique en tant que représentation d’action, formule mieux venue que celle de représentation de chose. Le rêve du « Dîner empêché » dont Lacan reprend l’étude à partir de celle faite par Freud dans « l’Interprétation du rêve » permettra d’illustrer le débat 3. Sur le rêve tel qu’il est rapporté par Freud, nul besoin de revenir. Pas davantage sur les deux interprétations successives qu’il en donne. Présenté par une spirituelle patiente comme contredisant le principe que tout désir dans les rêves est désir accompli, il se révèle à l’analyse comme exprimant deux vœux, l’un de refuser à l’amie dont son mari pense le plus grand bien le plaisir de venir dîner chez elle, l’autre, conforme au modèle de l’identification hystérique, de réaliser en se donnant un désir inaccompli celui de se mettre à la place de son amie parce qu’elle voudrait prendre, dans l’estime de son mari, la place que celle-ci occupe. On conçoit combien cette dernière position, d’avoir un désir insatisfait, peut prendre une valeur paradigmatique dans la théorie proposée par Lacan. La position dite hystérique devient un principe général qui assure l’articulation entre la représentation inconsciente et le désir. L’interprétation que propose Lacan va dans le sens de la deuxième interprétation de Freud. Mais le vœu ainsi exprimé sur le mode de l’accompli n’est plus conçu comme l’expression directe d’un désir. Le désir est devenu une question : « Comment une autre peut-elle être aimée ... par un homme qui ne saurait s’en satisfaire ? Voilà la question mise au point, qui est très généralement celle de l’identification hystérique. » Et Lacan de préciser : « C’est cette question qui devient le sujet ici même. En quoi la femme s’identifie à l’homme et la tranche de saumon fumé qui vient à la place du désir de l’Autre ». 4 Du sens de l’action on passe à la fonction signifiante de l’objet, du désir du mari au phallus censé le signifier. Ce qui est pris en compte ce ne sont plus les désirs eux-mêmes, ni 3 4

ibidem In : ([5], p. 616). ibidem In : ( [5], p. 626).

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les scènes qui les accomplissent, mais leurs objets, interchangeables, au demeurant le caviar et le saumon. Ainsi, c’est le caviar qui devient le signifiant du désir de la patiente et non plus le désir de caviar. L’ambiguïté profonde qui marque la doctrine du signifiant chez Lacan est de poser que ce qui fonctionne comme effet sémantique dans la parole prend sa source dans une grammaire, une combinatoire de signifiants linguistiques. L’erreur, nous rappelle Descombes [7], n’est d’ailleurs pas propre à Lacan mais infiltre la pensée structuraliste. Contrairement à la thèse de Barthes, le béret n’est pas un signifiant, c’est le port du béret qui véhicule une signification. Pour que la parole, en psychanalyse, ait la valeur illocutoire que l’on prend ici en considération, il est nécessaire de la considérer comme un acte, acte de parole au sens d’Austin, acte psychique au sens de Freud. Un acte ne prend pas son sens des objets qui le composent, c’est lui au contraire qui leur confère un sens. Les œufs de l’esturgeon pêché dans la mer Caspienne ne deviennent porteurs de sens que par le geste de les tartiner ou de les regarder, avec gourmandise, sur les canapés d’un salon de thé viennois. Or, c’est précisément cette dimension de l’action qui permet une autre lecture de l’aporie freudienne, que nous avions isolée à partir de la lecture par Lacan. Le langage de l’action ne nous ramène pas nécessairement à une démarche descriptive et phénoménologique. J’ai tenté de montrer [8,9] qu’il pouvait redonner sens à la métapsychologie en construisant une modélisation de l’activité psychique inconsciente indépendante de tout traitement linguistique. Si au lieu de parler de représentation de chose on se référait à une représentationaction, et si l’on voulait bien considérer que la dimension de l’accompli est précisément celle d’une représentation en action [10], on retrouverait une lecture qui accorde au fantasme inconscient un statut « originel » et non plus celui d’une activité figurative, que celle-ci soit le représentant de la pulsion biologique ou la combinaison des signifiants. On verrait dans le fantasme une scène, au sens même de scène primitive, sans pour autant l’assimiler nécessairement à cette dernière qui viendrait prendre possession de la vie psychique. Présentation, ou mieux « autoprésentation », et non représentation d’une autre réalité, réalité psychique en soi. Car décrire les scènes qui tendent à occuper l’esprit de l’analysant, comme du rêveur, ce n’est pas se référer à un monde extérieur mais c’est transformer en mots (et l’on retrouve ici le nécessaire traitement linguistique) ce qui occupe le sujet, le pousse à agir comme à rêver. Le temps pour agir sera celui du transfert, le temps pour rêver celui de la copensée et du contre-transfert. 3. De la lettre à l’objet de la pulsion Comment comprendre cette différence entre le recours à la lettre et celui à l’action comme corps du fantasme ? Une des difficultés rencontrées par les théoriciens issus de l’Ego Psychology tenait au risque de confusion entre l’objet de la pulsion et celui du fantasme, ce dernier (conscient ou inconscient) n’étant que la reproduction du premier. On pense ici à la théorie improprement appelée de la relation d’objet chez Bouvet. Le terme de relation d’objet était utilisé là pour signifier tout simplement la relation à autrui, objet de la réalité externe figuré dans la représentation psychique préconsciente ou inconsciente. La psychanalyse contemporaine s’est dégagée de cette perspective en mettant l’accent sur le statut propre de l’objet interne, objet partiel, qui est partie intégrante du fantasme. Il

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est sans doute dommage que Lacan n’ait pas davantage prêté attention à ce que la théorie dite de la relation d’objet venait proposer en différence avec la théorie classique de la pulsion. Il aurait vu que, contrairement à l’enseignement de Bouvet, la tension qui alimente ce mouvement de réflexion depuis Fairbairn tient au fait que l’objet de la pulsion ne saurait être à la fois l’objet réel et celui inscrit dans l’imaginaire de l’inconscient, mais qu’il y a bien deux objets distincts. L’histoire du mouvement de pensée, avec ses implications techniques, qui s’est inscrit dans ce nouveau paradigme en partant de Fairbairn, en passant par Melanie Klein, Winnicott et bien d’autres, pourrait montrer à ceux restés fidèles à l’enseignement de Lacan qu’il fallait considérer de manière toute séparée l’objet de la réalité externe et celui du fantasme inconscient, c’est-à-dire de la réalité psychique. Pour rendre plus aiguë cette distinction entre l’objet de la réalité externe et celui de la réalité psychique, distinction extraordinairement gommée dans les perspectives postlacaniennes, il est nécessaire de préciser ce que l’on entend par l’objet de la réalité psychique (ce que nous venons de faire) et celui de la réalité externe, question à laquelle il nous faut maintenant tenter de répondre. L’objet de la réalité externe est-il à même de satisfaire le vœu pulsionnel ? Il est naïf de penser que, hormis le courant de pensée lacanien, les psychanalystes aient pu le croire. La question plus controversée est de savoir pourquoi la satisfaction par l’objet réel est impossible.

4. Objet de la pulsion, objet du désir, objet du fantasme ? Je pense que nous partageons de vives réserves à l’égard de toute théorie de la pulsion qui placerait sur le même plan l’instinct, expression comportementale tournée vers l’objet réel, et le fantasme inconscient. Si la satisfaction de la pulsion-motivation intellectuelle tient à la réalisation de l’action spécifique en présence de l’objet, la réalisation du fantasme inconscient n’est pas son accomplissement mais sa matérialisation hédonique. 4.1. Critique d’une théorie « biologique » de la sexualité infantile Ceci nous a conduits à nous dégager de toute approche qui ferait de la sexualité infantile une expression de l’instinct sexuel, mais aussi à nous dégager de toute assimilation de la sexualité infantile à l’amour primaire de l’objet revu dans la perspective de la théorie de l’attachement. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé qu’à une théorie de l’étayage qui met en rapport la pulsion sexuelle avec les théories d’autoconservation, on substitue l’idée d’un étayage par lequel une recherche hédonique de plaisir vient se greffer sur un schéma inné d’attachement. Au départ, une recherche d’objet s’actualise ; elle est liée peut-être à des besoins d’autoconservation, mais toujours à un mode de relation à la mère et aux excitations issues des gestes de la mère. L’enfant tente ultérieurement de reproduire l’expérience de satisfaction due à cet échange avec la mère. Il s’en donne une représentation « imaginaire ». Il crée ainsi après coup les conditions d’une nouvelle expérience de satisfaction qui se réalise sur le mode de l’accomplissement que l’on retrouve dans la réalisation hallucinatoire du désir dans le rêve. C’est cette reprise dans l’imaginaire qui définit la nature érotique de l’expé-

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rience et qui trouve son issue dans une pratique autoérotique. L’enfant va réaliser le fantasme autoérotique et trouver sa satisfaction en présence de l’« autre », dans la complicité de la mise en acte. Il y a quelque paradoxe à parler ici d’autoérotisme. Cependant, l’autre n’est pas cherché ici comme objet de la pulsion mais bien comme acteur du jeu qui matérialise le fantasme. C’est bien là que réside toute la différence avec l’amour primaire qui vise à rejoindre l’objet d’amour. Il me semble que l’on retrouve bien la différence proposée par Fairbairn entre recherche du plaisir et recherche de l’objet. Que la libido trouve ainsi son origine dans deux sources distinctes a sans doute pour avantage de dépasser la querelle entre amour primaire et sexualité infantile. Le plaisir autoérotique ne se limite pas à la seule décharge physique. On doit également prendre en compte le plaisir psychique. L’enfant ne se contente pas de se souvenir de l’expérience de satisfaction passée, qui s’est inscrite dans une relation réelle avec la mère. Il la recrée et la met en scène, épurée de tout contexte, dans le fantasme. Les fantaisies conscientes, les rêveries diurnes, le support psychique des activités masturbatoires, bien que s’inscrivant dans un mode de pensée secondarisé, trouvent leur origine dans un fantasme inconscient, ainsi créé dans l’après-coup de la relation avec la mère et qui se matérialise avec ou sans participation du tiers. La réalité psychique se distingue donc de la réalité externe en ceci qu’elle introduit un autre monde où le désir s’accomplit et se libère des contraintes de la réalité externe. L’objet manquant dans la théorie du fantasme n’est donc pas celui perdu dans le réel mais l’objet absent. Ceci nous amène au troisième et dernier point, celui de l’interprétation. Ce qui nous rassemblerait sans doute ici est de ne pas mettre en avant l’objet réel dans l’ontogenèse du fantasme. Mais à l’idée de l’objet manquant ou à la réduction du manque à la béance de la lettre, je propose l’absence de l’objet comme condition du fantasme.

5. Le montage pulsionnel La théorie de l’objet a, me semble-t-il, à cet égard une construction complexe et inutile. Une boucle matérialiserait le parcours de la pulsion, ou plutôt de ce qui va la constituer. Ce qui serait fondamental serait un mouvement d’aller et retour par lequel la pulsion ne se constitue vraiment qu’après avoir fait le tour de l’objet. Le couple pulsion-objet serait en cela distinct de celui qui marque le rapport besoin-objet. Dans ce dernier cas, le besoin s’écrase sur l’objet qui, en répondant à sa finalité même, l’efface. Au contraire, dans le cas de la pulsion, celle-ci tourne autour de l’objet et fait retour comme désir de l’autre. Ce montage, pour reprendre l’expression de Lacan, a pour effet d’articuler la pulsion originelle, simple expérience d’un manque, avec la valeur signifiante du désir. Mais comment fonctionne le modèle dans le processus de la cure ? Le modèle lacanien oblitère la question en ne distinguant pas assez nettement le sujet dans le fantasme et le sujet en tant qu’agent du fantasme. Le sujet dans le fantasme s’inscrit dans l’accomplissement de la scène. Il a une fonction figurative et une structure grammaticale qui reflètent sa position ubiquitaire. C’est en ce sens qu’il me paraît arbitraire, quand on considère la relation d’objet inscrit dans le fantasme, de distinguer sujet et objet. Interchangeables, ils caractérisent les deux pôles de l’action. L’objet interne, c’est le fantasme inconscient lui-même.

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En revanche, la question du sujet du fantasme demeure problématique. N’est-ce pas le fantasme lui-même qui se constitue comme son propre sujet ? Sujet du « ça pense » ou plutôt du « ça fait ceci ... ». La passivation dont il est alors question ici n’a rien à voir avec celle interne au fantasme. Le sujet-fantasme est dans une relation d’altérité radicale par rapport au moi-sujet. Je reprendrai volontiers ici la métaphore des hiéroglyphes que nous propose Lacan à la fin de la quinzième leçon des « Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » [11]. Pour illustrer l’axiome selon lequel un signifiant est ce qui représente un sujet, non pas pour un autre sujet mais pour un autre signifiant, Lacan nous propose l’histoire suivante : « Supposez que vous découvrez dans le désert une pierre couverte de hiéroglyphes. Vous ne doutez pas un instant qu’il y a eu un sujet derrière pour les inscrire. Mais croire que chaque signifiant s’adresse à vous, c’est une erreur, la preuve en est que vous pouvez n’y rien entendre. En revanche, vous les définissez comme signifiants, de ce que vous êtes sûr que chacun de ces signifiants se rapporte à chacun des autres. Et c’est de cela qu’il s’agit dans le rapport du sujet au champ de l’Autre » ([11], p. 180). C’est bien là l’enjeu crucial des débats. Le signifiant est donc bien un messager, une parole adressée à un autre. Mais qui parle à qui ? Ainsi, dans la scène des bergers d’Arcadie, le message reste une énigme. Mais cela n’implique pas qu’il ait à s’inscrire dans une chaîne sans fin d’énigmes ainsi transmises, d’une concaténation de signifiants. Et je ne suis pas sûr que dans cette voie le débat puisse se poursuivre. Il me semble difficile d’articuler l’histoire personnelle d’un appareil psychique toujours en quête d’un objet absent et l’expression impersonnelle d’un manque ontologique. C’est l’articulation entre la sexualité infantile et le langage qui est en question. La sexualité infantile est-elle la métaphore du manque ou est-ce la parole qui matérialise l’accomplissement du désir ? La question n’est pas « philosophique ». Elle a ses implications dans la clinique, et en particulier dans l’usage de l’interprétation. Faire « parler » la réalité psychique de l’inconscient me paraît difficilement réductible au déchiffrage du signifiant.

6. Les écarts de la pratique Je n’ai pas évoqué jusqu’ici les écarts des pratiques, ce qui est pourtant connu de tous. Prenons l’exemple des séances à durée variable. Il est clair qu’en me situant sous l’angle qui privilégie la réalité psychique, du moins telle que je l’entends, je ne vois pas comment se sentir à l’aise avec ces pratiques. L’écoute associative telle que je la pratique nécessite du temps pour entendre, condition indispensable pour disposer du temps pour interpréter. Et la valeur interprétative de la scansion n’a pas de sens si l’on tient pour un temps de l’interprétation elle-même le processus associatif et coassociatif qui lui fait immédiatement suite. Mais est-ce ma pratique qui guide ma manière d’entendre ou est-ce le fondement théorique de cette dernière qui justifie la pratique ? Question non fondée sans doute dans la mesure où modèle théorique et mode d’entendement sont les deux faces de la pratique. Il ne faudrait d’ailleurs pas réduire les différences à la seule question du temps de la séance. Nous venons de voir que la manière d’interpréter lui est indissolublement liée.

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Mais il s’agit d’interpréter quoi ? La prise en compte du conflit intrapsychique lié aux antagonismes pulsionnels et intersystémiques me semble très éloignée d’une écoute centrée sur le rapport à l’autre et la quête de l’objet perdu. Il en est de même pour la dimension du transfert. Celui-ci ne peut être réduit à un processus de répétition dans une vue qui exclut la réalité psychique. Il doit prendre largement en compte l’extériorisation des fantasmes inconscients comme mode de pensée projective, expression de cette réalité « hallucinatoire ». Interpréter les transferts, c’est laisser voir l’existence et l’emprise de ces formations de l’inconscient. Certes, les pratiques psychanalytiques diffèrent au sein de notre communauté de cliniciens mais l’écart, ici, me semble tel que l’on peut se demander s’il s’agit encore de la même méthode. Pour mener plus à fond cette réflexion, il serait nécessaire de confronter des expériences cliniques. La difficulté pour mener à bien de tels échanges me semble être une question de motivation. Sont-ils réellement souhaités ? Pour entendre l’écoute de celui qui rend compte de sa pratique, n’est-il pas nécessaire d’« entrer » dans cette écoute ? Cette nécessité me paraît précisément le critère qui nous permet de mesurer l’écart entre des pratiques. La diversité des points de vue qui s’expriment dans notre communauté psychanalytique doit respecter cette capacité empathique de l’écoute de l’autre. C’est sans doute ce qui risque de faire défaut entre une écoute freudienne et certaines écoutes lacaniennes.

7. Expliquer les différences ? À défaut de parler la même langue clinique, peut-on du moins progresser dans notre compréhension des raisons qui ont créé de tels écarts ? Des recherches en commun ne seraient pas impossibles. Elles devraient prendre en compte plusieurs cadres d’explication, les filiations transférentielles certes, les enchaînements de l’histoire, l’horizon des cultures et des épistémologies. En manière de conclusion, j’aimerais poser une question. Freud a toujours parlé de la psychologie psychanalytique. Ce terme de psychologie n’était, certes, pas du goût de Lacan. Psychologie ou anthropologie ? Où se situe l’inconscient ? Dans un rapport de la psyché à elle-même ou dans un rapport de l’homme à l’autre ? Ici se trouve sans doute un point de rupture épistémologique. Le paradoxe est que cette rupture peut être à l’origine de débats féconds alors que l’écart clinique semble rendre plus difficile, sinon impossible, le dialogue clinique. Il serait absurde d’opposer l’un à l’autre les deux points de vue. Précisément, l’exemple de la réalité psychique et de la manière dont elle est introduite dans « Totem et Tabou » montre la complémentarité des deux approches. Ce que je tiens pour très regrettable est l’abandon systématique de l’un au profit de l’autre, et le glissement de la réalité psychique au réel en est la parfaite illustration. L’inconscient s’inscrit dans un appareil psychique et ceci nous permet de mieux comprendre comment le sujet humain s’inscrit dans son univers.

Références [1]

Freud S. La naissance de la psychanalyse : lettres à Wilhelm Fliess, notes et plans (1887–1902). Paris: PUF; 1956.

D. Widlöcher / L’évolution psychiatrique 70 (2005) 19–29 [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10] [11]

Freud S. l’interprétation des rêves. Œuvres complètes, vol IV. Paris: PUF; 2003. Freud S. Totem et tabou. Paris: Payot; 1973. Freud S. Conférences d’introduction à la psychanalyse. Paris: Gallimard; 1998. Lacan J. Ecrits. Paris: Seuil; 1966. Freud S. La technique psychanalytique. Paris: PUF; 1970. Descombes V. Grammaire d’objets en tout genre. Paris: Minuit; 1983. Widlöcher D. Métapsychologie du sens. Paris: PUF; 1986. Widlöcher D. La positivité de l’inconscient. L’Écrit du Temps 1988;18:9–20. Widlöcher D. L’Inconscient entre dire et faire. Études Freud 1992;33:293–310. Lacan J. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris: Seuil; 1990.

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