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Médecine interne et troisième Reich : un passé qui ne passe pas
Histoire de la médecine
Presse Med. 2012; 41: 749–751 ß 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Bernard Gilquin1,2
1. Médecine interne rhumatologie, membre titulaire de la Société nationale française de médecine interne, 59000 Lille, France 2. Direction des anciens combattants et victimes de guerre du ministère de la Défense, 75007 Paris, France
Correspondance : Disponible sur internet le : 24 février 2012
Bernard Gilquin, 60, boulevard Carnot, 59000 Lille, France.
[email protected]
Internal medicine and third Reich: A past that does not pass
tome 41 > n87–8 > juillet–août 2012 doi: 10.1016/j.lpm.2011.10.030
L’Affaire Sewering On pouvait lire l’hebdomadaire « Le Point » daté du 24 mai 2008 : « Une association de me´decins allemands a de´cerne´ une me´daille a` un praticien aujourd’hui aˆge´ de 92 ans, bien que celui-ci ait e´te´ membre des SS et accuse´ d’avoir pratique´ l’euthanasie sous Hitler, re´ve`le l’hebdomadaire Der Spiegel a` paraıˆtre lundi. Le Docteur Hans Joachim Sewering a e´te´ honore´ pour avoir, « pendant des de´cennies, rendu service mieux que quiconque a` la liberte´ d’exercice et a` l’inde´pendance de la me´decine, ainsi qu’au syste`me national de sante´ », selon le communique´ de presse e´mis le 16 avril par la Fe´de´ration Allemande des Me´decins Internistes (BDI) communique´ qui e´tait alors passe´ inaperçu. Contacte´ par le Spiegel, le BDI – qui compte quelque 25 000 membres et regroupe des spe´cialistes en « me´decine interne », c’est-a`-dire des angiologues, endocrinologues, gastro-ente´rologues, he´matologues, pneumologues et autres cardiologues – s’est refuse´ a` tout commentaire sur le passe´ nazi du Dr Sewering. Hans Joachim Sewering, ancien pre´sident de l’ordre des me´decins allemands (1973–1978), avait e´te´ de´signe´ en 1992 pour pre´sider l’Association Me´dicale Mondiale (AMM), mais avait duˆ y renoncer en janvier 1993, sous la pression internationale, en raison des
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e procès des médecins de Nuremberg (1947) semblait avoir refermé les blessures profondes faites à l’éthique et à l’honneur d’une des plus brillantes écoles de médecine du début du XXe siècle. Le temps passant, l’intérêt commun des grandes puissances en confrontation dans la guerre froide était de s’arroger les services des plus éminents représentants de la communauté scientifique allemande dans les domaines emblématiques des armes, de la conquête spatiale, et plus particulièrement de la médecine et de la pharmacie. La complicité active et passive de courants de pensée, voire de milieux religieux, permit à d’authentiques criminels de s’exonérer des poursuites judiciaires par la fuite aidée et l’exil. Pour de très nombreux autres, que l’on pourrait qualifier de « responsables et coupables », une sorte d’« amnistie morale » rampante s’est installée en Allemagne de l’Ouest, nombre de théoriciens et de protagonistes d’exactions en camps de concentration recouvrant ainsi après la guerre des postes stratégiques dans les hôpitaux universitaires allemands et l’industrie. Dans un premier temps les chasseurs de nazis ont utilement et efficacement traqué les médecins criminels « directs » en fuite ; certains seraient même encore en vie. Plus tard plusieurs historiens se sont penchés sur les biographies tronquées, dont celles d’auteurs d’éponymes [1,2], à l’appui des archives rendues disponibles par le temps (déclassement aux États-Unis), et de façon décisive par la chute du bloc de l’Est [3] et
la mise à disposition des documents des administrations policières qui n’ont d’ailleurs pas fini de fournir des révélations.
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accusations pesant sur lui. De`s 1978, Der Spiegel avait publie´ des documents prouvant qu’a` l’e´poque nazie Sewering, alors me´decin a` l’hoˆpital pour tuberculeux de Schoenbrunn, pre`s de Munich, avait envoye´ une fillette de 14 ans dans un centre d’euthanasie bavarois. Selon la « Ligue anti-diffamation », une organisation juive ame´ricaine, il aurait envoye´ au total 900 enfants dans un « centre de soins » ou` ils avaient trouve´ la mort. L’inte´resse´ a toujours reconnu avoir adhe´re´ aux SS de`s 1933, a` l’aˆge de 18 ans, mais en revanche toujours nie´ avoir commis des crimes d’euthanasie. ». Ainsi le passé a-t-il ressurgi, de façon apparemment anodine, par voie de presse en 2008 et concernait un « interniste » allemand « éminent ». Mais il s’agissait d’une histoire ancienne puisque le quotidien « Die Zeit » rapportait déjà les faits en 1996 [4]. Pourquoi, quand des millions de personnes moururent sous le joug nazi, le seul cas de Babette Fröwis, une adolescente de 14 ans, hospitalisée en 1943 et ce depuis dix ans dans un sanatorium de Schoenbrunn (Bavière), une des dizaines de milliers d’enfants handicapés physiques ou mentaux exterminés par le régime nazi, devenait-il si emblématique ? À cause de leur vie « sans valeur », la mise à l’écart de ces malheureux dans des « centres de soins » tel celui d’EglfingHaar était « ne´cessaire » à l’ application des théories d’hygiène raciale, aboutissant à leur mort programmée par injection fatale, par dénuement organisé ou tout simplement par la faim. Le cas de Babette Fröwis illustrait la complicité active d’une grande partie de la communauté médicale allemande de l’époque dans cette instrumentation de l’élimination des plus faibles et des improductifs. Hans Joachim Sewering, né en 1916, (numéro SS 143000 en date du 01/11/33, numéro NSDAP 185805 en date du 01/08/ 34), pneumologue, médecin chef de Schoenbrunn Bavière, signe le 26 octobre 1943 l’ordre de transfert de l’adolescente pour « e´pilepsie et de´bilite´ », l’enfant étant qualifiée de « nicht mehr geeignet » (« inde´sirable ») à Schoenbrunn car « sehr unruhig » (« tre`s instable »). Quinze jours plus tard elle meurt suite à des « trachéobronchitiche Symptoms » ; en fait une dose mortelle de phénobarbital lui a été administrée par Pfannmüller le médecin chef SS d’Eglfing Haar. Quatre religieuses de Schoenbrunn se sont relevées de leur secret confessionnel, en ont témoigné et affirmé aussi que le transfert vers Eglfing Haar signifiait un « ticket pour la mort » ; Selon la « Ligue antidiffamation », une organisation juive américaine, un total de 900 enfants « catholiques » aurait été transféré par Sewering vers un camp antichambre de la mort. Pour ses « services rendus au Système National de Santé », le Berufsband der Deutschen Internisten (BDI : équivalent de la Société nationale française de médecine interne) a accordé en avril 2008 à Hans Joachim Sewering, médecin retiré à Dachau, sa plus haute distinction honorifique, la médaille Gunther Budelmann. Le président du BDI Wolfgang Weisack, interrogé sur ce sujet, a sobrement déclaré que Sewering a été honoré « parce
qu’il l’avait bien mérité ». Pourtant depuis 1994 le Département de la Justice américaine l’avait interdit de séjour sur le territoire américain, et Sewering restait une « cible première » de l’opération de la « Dernière Chance » menée par le Centre Simon Wiesenthal. Depuis le Docteur Sewering, par ailleurs ancien président de l’Ordre des Médecins Allemands (1973–1978), est paisiblement décédé le 18 juin 2010, dans sa ville de Dachau.
Hypothèses L’article du Point illustrait en 2008 l’influence apparemment encore persistante des idées relatives au « syste`me national de sante´ ». Un concept auquel Hans Reiter (auteur d’éponyme), « hygiéniste » et surtout le Président de l’Office de Santé du Troisième Reich (Reichsgesundheitsamt : RGA), a largement contribué dans l’avant guerre. Le rôle de Reiter dans les exactions concentrationnaires est à présent parfaitement cerné [5]. Sa contribution, moins connue, aux théories productivistes, eugénistes et raciales, constituant le socle de l’enseignement dans les Facultés de Médecine allemandes pendant la République de Weimar (époque durant laquelle Sewering comme d’autres, tels Wegener), ont fait ou achevé leurs études de médecine a été déterminante. Dès l’origine, Hans Reiter est « le » théoricien de pointe de la médecine biologique, centrée sur une vision totalement biologique du monde : la « Weltanschauung ». Dans la Weltanschauung nazie, l’histoire du monde est mise en mouvement par le déterminisme biologique ; celui-ci s’exprime par le conflit des races, avec comme objectif final la dictature de la « race e´lue », dont doit naître l’humanité future [6]. « Le destin du peuple allemand repose entre les mains du me´decin allemand » affirme Reiter dans son ouvrage consacré à l’Office de Santé du Reich [7]. Les tâches du médecin dans l’État national-socialiste découlent, selon lui, de cette vision biologico-économique de la médecine : accroître la natalité, en tenant compte du fait que l’élévation du chiffre des naissances et l’éducation sont une charge pour la communauté ; établir une synthèse logique de la biologie et de l’économie : Reiter dit : « Il est certain que la pense´e biologique a de´ja` commence´ a` pe´ne´trer l’e´conomie et que de´ja` l’on arrive par une coope´ration e´troite entre celle-ci et le me´decin a` utiliser la main d’oeuvre de façon plus rationnelle » ; ne pas « conside ´ rer d’emble´e la prolongation de la dure´e de la vie comme un accroissement du rendement. On ne devra le faire que si, en de´pit de l’aˆge avance´, le rendement continue » ; l’âge de la retraite pourrait ainsi être reculé. La retraite pourrait même être inutile si le biologiste et l’économiste étaient en mesure de fournir aux vieillards de nouvelles possibilités de rendement en changeant de travail ; chiffrer le coût de la maladie. Un individu malade depuis la naissance coûte huit fois plus qu’un individu « bien doué » et ne produit pas. Et Reiter d’affirmer alors de façon pour le moins inquiétante : « Cette constatation suffit a` nous montrer tome 41 > n87–8 > juillet–août 2012
la voie a` suivre dans l’utilisation ade´quate du capital. . . C’est du meˆme point de vue qu’on doit e´tudier toutes les questions se rapportant a` la surveillance des infirmes de corps et d’esprit et du de´ficient, qu’on les range dans la cate´gorie des eˆtres sociaux ou celle des asociaux ou des antisociaux ». La « me´decine biologique » se trouve résumée dans cette phrase : « le me´decin se conside`re comme le gardien de la substance biologique de la nation ». Au total l’Office de Santé du Reich regroupe près d’un millier de savants dont 200 membres des académies scientifiques. Sa Section des Sciences Générales et Appliquées de l’Hérédité de la Race doit contrôler, par l’utilisation de moyens mécanographiques [8] les plus modernes (machines Hollerith à cartes perforées fabriquées par la firme Dehomag - Deutsche Hollerith Maschinen Gesellschaft – filiale d’IBM) les fichiers héréditaires et les arbres généalogiques de tous les malades des instituts et de ceux que l’on appelait en général les « asociaux ». À partir de 1933 tous les enseignants des facultés de médecine de confession juive sont progressivement éliminés sur la base des fichiers d’identification raciale. L’enseignement de la médecine dans les facultés est orienté vers l‘application des préceptes de l’hygiène raciale au service du peuple. Des tests psychiques, intellectuels et physiques, permettent la sélection dès l’entrée à la Faculté afin d’écarter de la profession médicale les étudiants porteurs de troubles mentaux et de maladies héréditaires. Reiter inaugure avec Rudolph Hess le 1er juin 1935 l’École des Médecins d’Alt-Rehse, la « Fu¨hrersschule » du corps médical allemand, dans son district du Mecklembourg ; 3000 médecins auraient ainsi suivi les cours dispensés dans cette école de 1935 à 1939. . . Pour obtenir facilement une thèse, postuler à un poste d’agrégé (Dozent), il est préférable de traiter d’un sujet racial plutôt que d’un sujet scientifique traditionnel, et obligatoirement de passer par le service de la Section d’Assaut (SA), où la « Weltanschauung » est rappelée, et de s’inscrire au Parti ; la consultation contemporaine des biographies des médecins allemands de cette époque devient alors édifiante. . .
Réflexions En ces années de célébration du 150a anniversaire de la mort de Darwin, force est de constater que les préceptes de l’hygiène raciale du Troisième Reich constituaient des dérives en forme
de « ne´o-darwinisme » dont l’enseignement universitaire allemand a été sans nul doute, malheureusement et durablement, imprégné. Lire les écrits et les conférences de Reiter en particulier, la prose des théoriciens de l’hygiène raciale en général, ne peut que nous interpeller, pour mémoire, sur des sujets brûlants d’actualité. En acceptant la coopération avec la politique de santé nationalsocialiste, le corps médical allemand s’est condamné aux pires déviances. Les conséquences de cette dégradation des concepts humanitaires ont débouché sur le spectacle sinistre de jeunes médecins SA et SS appliquant à la lettre les principes de rendement et de production que leurs maîtres à penser leur avaient inculqués dès la Faculté. Ainsi, par exemple, tel fut le cas de Wegener à Litzmannsstadt (nom germanisé de Lodz), ville « laboratoire » de la Pologne occupée en 1939 [9]. . . En cela, et de concert avec les prévenus du Procès de Nuremberg, tous ces médecins peuvent, sans état d’âme, affirmer, et être convaincus, qu’ils sont « nicht schuldig » (non coupables) et Sewering ne dérogeait donc pas du tout à la règle, lui qui fit ses études de médecine à Munich puis à Vienne de 1934 à 1941, alors qu’il avait endossé l’uniforme noir à 17 ans en 1933. . . Le matraquage idéologique, le conditionnement sont ils des circonstances atténuantes ? L’évoquer, de la part de ces médecins, aurait été une forme de repentir. Aucun ne l’a fait après guerre, nombre d’entre eux poursuivant des activités professionnelles dans divers domaines, dont particulièrement celui de l’industrie pharmaceutique. La Santé Publique en Allemagne, comme ailleurs, tend à occuper une place prépondérante. L’instauration de réseaux, la constitution de fichiers informatisés de populations peuvent aussi et ainsi devenir des outils redoutables à longue échéance. L’essentiel est de savoir dès lors si l’État laisse à la science un domaine réservé où il s’abstient d’intervenir, ou s’il la contraint à se plier à ses fins. La politique ne doit pas inspirer la science mais s’inspirer d’elle. Le cursus de la médecine allemande sous le National-Socialisme démontre qu’une médecine qui ne tiendrait pas compte des problèmes humains et moraux dont elle tire sa signification, et qui lui confère son but, peut devenir non seulement inutile, mais dangereuse et criminelle.
Histoire de la médecine
Médecine interne et troisième Reich : un passé qui ne passe pas
Déclaration d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.
Références [2] [3]
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Halioua B. Pas d’éponymes pour les médecins nazis. Presse Med 2007;36:1525-6. Guillevin L. Vers la fin des éponymes en médecine. Presse Med 2011;40:891-2. Woywodt A, Matteson EL. Wegener’s granulomatosis-probing the untold past of the man behind the eponym. Rheumatology 2006;45:1303-6. Von Till B. Ein dusteres Kapitel. Die Zeit 1996;43/96.
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Reiter H. Das Reichsgesundheitsamt 1933– 1939 Sechs Jahre N.S. Führung. Berlin: Julius Springer Verlag; 1939. Black E. IBM et l’Holocauste. Paris: Ed Robert Laffont; 2001. Gilquin B. La controverse relative à Friedrich Wegener. Presse Med 2008;37:799-800.
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