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PEUT-ON CHANGER LES COMPORTEMENTS ALIMENTAIRES ?* Saadi LAHLOU
Peut-on changer les comportements alimentaires ? Il semble évident que l’on peut les changer sur courte période. Par exemple lors d’un repas, chacun peut s’astreindre à ne pas manger certains aliments. Sur longue période, au niveau historique on peut constater des changements très importants, tant dans les horaires des repas que de leur contenu, comme cela a été amplement documenté par les historiens [1]. Mais la réponse est non, semble-t-il, quand il s’agit de changer les habitudes alimentaires d’un individu de manière durable, pour un régime [2, 3], ou d’une population entière, pour des raisons de santé publique par exemple [4]. Et cela, même quand l’individu en question est motivé, ou que la population est convaincue du bien fondé des changements. Pour comprendre ce paradoxe, nous allons examiner les déterminants des comportements alimentaires, et voir en quoi ils sont différents du modèle naïf qui guide souvent les sujets eux-mêmes, voire les praticiens, et les enferme dans une spirale d’échec. Dans un second temps nous explorerons quelques voies possibles pour les changements à partir de ces déterminants.
Le modèle naïf confronté à ce que nous apprend l’analyse détaillée des comportements Le modèle naïf est un modèle simplement psychologique dans lequel le sujet est guidé par ses désirs et décide de son comportement. Dans ce modèle, si le sujet a un « mauvais comportement », c’est soit parce que sa volonté est mal orientée (il ne « sait » pas), soit que ses désirs vont dans une direction différente et qu’il ne sait pas les maîtriser par manque de volonté. Le mauvais comportement résulte donc d’une faille dans la chaîne du vouloir. La prescription est alors simple : d’abord, il faut s’assurer que le sujet a bien compris le comportement qu’il doit adopter, donc l’éduquer. Ensuite, il faut renforcer sa motivation, par exemple en gratifiant ses réussites et stigmatisant ses EHESS/ Laboratoire de Psychologie sociale, 105, boulevard Raspail, 75006 Paris. Correspondance : S. Lahlou, à l’adresse ci-dessus. * Conférence donnée dans le cadre du Symposium « Éducation et comportement alimentaire » des JFN de Lyon le 15 décembre 2004. Cah. Nutr. Diét., 40, 2, 2005
échecs, ou par une pression morale constante. Si le sujet échoue, il n’est d’autre solution que de redoubler d’efforts ; car le sujet est coupable soit d’ignorance soit de manque de volonté. On imagine aisément les dérives qui peuvent se développer dans un environnement social répressif. Dans une variante moins culpabilisante, c’est la chair qui est faible. Le sujet est un esprit dont le corps est la monture. Il s’agit de dresser cette dernière à obéir à la volonté supérieure de la raison, au lieu de se laisser entraîner dans les errements luxurieux et coupables du mal-manger, en restreignant, par exemple, tout contact avec ces dangereux appâts que sont les sucres ou les graisses. Éloignons donc ce corps immature de la tentation, pour le délivrer du mal manger. Il est difficile de se débarrasser de ce modèle de la psychologie naïve où le comportement résulte du libre-arbitre individuel, pour trois raisons. D’abord, nous sommes habitués à penser que nous maîtrisons dans une large mesure notre destin, d’ailleurs à un certain niveau, ce n’est pas faux. Ensuite, comme on l’a dit, la simple force de la volonté nous permet à l’évidence de nous abstenir, et par exemple de refuser, ici et maintenant, de reprendre du 91
comportement alimentaire dessert. Enfin, il existe un biais cognitif naturel, largement documenté dans la littérature psychologique, que l’on appelle le biais d’attribution, qui fait que nous avons tendance à attribuer systématiquement la cause d’un comportement particulier, dans une situation donnée, au caractère d’un individu plutôt qu’aux circonstances [5, 6] Or, l’analyse détaillée des comportements, notamment alimentaires [7], montre que la réalité est moins simple. La volonté individuelle et consciente n’est qu’un facteur de la détermination des comportements parmi d’autres. La volonté seule a donc peu de chances de produire des modifications durables. Ce que chacun peut constater en pratique. Toute ingestion est le résultat d’un processus en quatre phases qui comprend, en amont, l’approvisionnement, la préparation, et le repas [8, 7]. Il existe naturellement des exceptions, comme le grignotage d’une barre chocolatée. Mais la phase d’approvisionnement est incontournable. C’est trivial : on ne peut manger que ce que l’on peut se procurer. Souvent, on mange ce qu’il y a, éventuellement en opérant un choix entre quelques alternatives. La volonté ne peut intervenir que dans ce moment de choix. Il est éventuellement possible de changer en amont la situation qui engendre des choix, mais cela demande des efforts importants ; parfois c’est impossible. Le sujet qui mange dans une cantine, par exemple, a peu de possibilités d’échapper au menu, sauf à apporter sa gamelle – et dans ce cas il risque de se retrouver à manger seul, manquant ainsi une des principales occasions de sociabilité au travail. Il lui faut alors choisir entre suivre son régime et rester un bon camarade. Et il est difficile de rester bon camarade sans être bon « compagnon » (étymologiquement : celui qui avec qui on partage le pain). De même, le sujet au régime est objectivement une source de tracas et de travail supplémentaire pour sa famille qui doit tenir compte de ses contraintes particulières. Bref, mettre un sujet au régime, c’est lui créer des problèmes non nutritionnels. Après cette introduction qui avait pour objectif de montrer qu’il vaut la peine de sortir du modèle naïf, nous allons décrire une série de systèmes de détermination des comportements, qui interviennent tous à un certain degré, sans pour autant s’exclure, et dont il faut tenir compte.
Les systèmes de détermination des comportements alimentaires Nous aborderons successivement trois systèmes de détermination : technico-économiques, psychologiques, sociaux. Les déterminants technico-économiques Les contraintes technico-économiques sont les plus simples, et les plus redoutables. Comme on l’a dit, le processus de consommation alimentaire comporte quatre phases. Approvisionnement : Je me procure sur le marché les produits que je compte manger. Stockage : Je conserve les produits que je me suis procurés en vue d’une préparation future. Préparation : Je transforme à domicile en repas les produits pris dans mon stock. 92
Utilisation : Je transforme mon repas en utilité (satisfaction physique, psychologique, sociale). Dans chacune de ces phases, les individus, ou les ménages, car l’alimentation est d’abord une pratique du foyer, se construisent des stratégies et des routines. L’ensemble de ces routines constitue ce qu’on appelle un processus de consommation. Il y a une demi-douzaine de grands types de processus de consommation alimentaire dans la population française. Les comportements ne sont pas aléatoirement répartis sur la population. Par exemple, les familles, les couples, les personnes seules, ont des processus très différents, et les personnes seules jeunes mangent très différemment des personnes seules âgées. Nous ne pouvons ici détailler, et renvoyons le lecteur aux grandes enquêtes nationales sur la consommation alimentaire ou à [7]. Les processus alimentaires peuvent être considérés comme une adaptation écologique du ménage à son environnement compte tenu de ses besoins particuliers. On comprend bien, par exemple, qu’il n’est pas raisonnable financièrement pour une famille nombreuse de se fournir principalement dans le petit commerce de proximité urbain. Les familles nombreuses sont d’ailleurs en général mieux organisées dans leur comportement alimentaire, pour la simple raison que, ayant à gérer une logistique lourde et un flux important de produits alimentaires, elles ont été, par la force des choses, amenées à rationaliser leur processus alimentaire sur le plan économique. Les routines ne sont pas seulement ancrées dans le sujet lui-même, mais dans ses lieux d’approvisionnement, l’équipement de la cuisine, ses capacités culinaires, l’organisation de son temps, etc. Il est lié à tout un système de vie. D’ailleurs, un des principaux critères de choix d’un produit alimentaire reste la familiarité que le sujet en a. C’est déjà vrai pour le jeune enfant en ce qui concerne les préférences alimentaires comme l’a montré Birch, [9-11]. C’est encore vrai pour les adultes [12]. Changer son comportement, c’est s’écarter d’un processus validé par l’expérience et qui nous permet d’agir en mode routine, de manière efficace sans avoir à y réfléchir. Pour le changement des comportements alimentaires, cela crée deux obstacles. Le premier est cognitif : d’une manière générale les sujets préfèrent appliquer des méthodes connues pour résoudre les problèmes, et ils n’essayent autre chose que si les solutions connues ne marchent pas, c’est-à-dire ne produisent pas une solution suffisamment satisfaisante (satisficing) [13]. Le second est objectif : les solutions adoptées par le sujet dans sa vie quotidienne sont bien le résultat d’une adaptation à des contraintes matérielles. Elles ne sont peut-être pas optimales sur le plan nutritionnel, mais elles ont le mérite d’être gérables sur le plan technique, économique, et social au quotidien. Si le changement alimentaire proposé n’est pas aussi efficace sur ce plan, le sujet va y perdre. Par exemple, consommer du poisson ou des légumes frais, sans même parler du prix, peut poser des problèmes de préparation, stockage et approvisionnement. Passer aux surgelés suppose qu’on dispose d’un congélateur, ou d’espace libre dans celui-ci. Et ce n’est pas si simple une fois qu’on y a casé les obligatoires bacs de crèmes glacées des enfants et autres spécialités familiales. Si le magasin où il faut approvisionner le produit prescrit est loin du domicile, y aller nécessite un changement d’organisation ; le sujet risque de se trouver en rupture de stock, et donc d’échec du régime. Il s’agit apparemment de détails, mais Cah. Nutr. Diét., 40, 2, 2005
comportement alimentaire le diable est dans le détail. Même un marcheur motivé ne va pas loin avec un caillou dans sa chaussure. L’effet du contexte sur le comportement est visible dans le fait qu’un même sujet va changer complètement de façon de s’alimenter selon sa position dans le cycle de vie. Jeune homme, il va manger n’importe quoi sur un coin de table avant d’aller au ciné, voire fourchetter une boîte de sardines sur le bord de l’évier. Dix ans plus tard, père de famille, voilà le même, devenu apôtre du respect du protocole, sermonnant ses enfants qui veulent se lever de table entre le fromage et le dessert, examinant en connaisseur la qualité des vins ou des poissons, et vantant l’équilibre alimentaire. Mais cette bonne conduite repose en grande partie sur un étayage par le contexte. D’ailleurs et sauf en de rares occasions, c’est sa femme qui cuisine. Que Madame parte en vacances avec les enfants en le laissant seul à la maison, et revoilà Monsieur dînant au fast-food ou avalant des sardines à même la boîte, sur l’évier. On peut tirer de ce premier niveau de détermination technico-économique des règles simples. La composition nutritionnelle, qui nous occupe tous ici, n’est qu’un aspect de l’alimentation. Ce qui est mangé passe à d’abord travers un processus de production domestique. La faisabilité d’un régime, et sa qualité, se mesurent aussi au prix, au temps, aux contraintes matérielles qu’il impose. La réingénierie du comportement doit être faite avec le sujet, en impliquant éventuellement les responsables de l’approvisionnement, du stockage, de la préparation et du repas dans le ménage ; pour vérifier la faisabilité et la « sustainabilité » du nouveau régime. Il faut faire des expériences de pensée et des expériences concrètes, sur le plan logistique, pour voir comment les aliments vont être approvisionnés, stockés, préparés. Cette phase va inévitablement amener des négociations et des compromis pour la création de nouvelles routines. Et l’on ne peut lutter efficacement contre une routine que par une autre routine. Pour résister, il faut construire. C’est plus long, et nécessite un traitement individualisé. Mais cela offre l’avantage de rendre le sujet acteur de son changement, et de lui apporter à la fois une approche concrète, et quelques victoires faciles qui l’encourageront à continuer. Les déterminants psychologiques L’aliment est une source de plaisir. Le plaisir provient en particulier de la palatabilité, et celle-ci est fortement liée aux sucres et aux graisses [14, 15]. Cette préférence est d’origine génétique. C’est un héritage des temps où la famine était fréquente, où la sélection faisait survivre ceux s’orientaient de préférence vers les aliments à haute densité énergétique. D’ailleurs, notre propension à l’obésité est aussi une forme d’adaptation, par le stockage sous forme de graisse, à une ressource alimentaire aléatoire. La restriction – avant la satiété – en présence d’une grande masse d’aliments disponibles n’est pas un comportement spontané. Il est normal, et sain, que l’homme aime manger, voire plus que ses besoins immédiats, et grossisse. Aux temps préhistoriques, les graisses stockées étaient brûlées par l’organisme dans des périodes moins fastes. Mais il se trouve que dans notre contexte d’abondance le surplus n’est jamais dépensé. Il semble manquer un mécanisme empêchant le sur-stockage ; à moins que les porteurs du gène en question aient été éliminés lors de surfamines. (Sans doute en reste-t-il d’ailleurs quelques-uns, de ces mangeurs qui ne grossissent pas, et que les autres Cah. Nutr. Diét., 40, 2, 2005
envient. Faisons confiance aux compagnies d’assurance pour les détecter). La conjonction du manque de dépense physique avec une alimentation abondante est une cause majeure d’obésité – d’ailleurs une simple augmentation de l’exercice physique peut faire merveille contre le surpoids. Nous n’insisterons pas sur ces aspects bien connus. Rappelons seulement que de nombreux arômes ne sont solubles que dans les graisses, et qu’une alimentation pauvre en graisses et en sucres et par nature moins gratifiante, sauf à faire des efforts culinaires importants. La motivation à manger dépend aussi du goût. Si les régimes amaigrissants étaient meilleurs que l’alimentation spontanée, ça se saurait. Il est évidemment difficile de modifier le comportement vers un régime moins savoureux. Heureusement, sur le plan psychologique, l’aliment est aussi une source d’effets magiques. Le principe d’incorporation, bien décrit par Fischler [16] et signalé par de nombreux anthropologues, veut que « l’homme devient ce qu’il mange », qu’il hérite des propriétés de la nourriture ingérée. Après tout, il est vrai que ce que l’on ingère rentre en soi, mais ce qui est curieux, c’est qu’au lieu de penser que la nourriture devient « soi » et se transforme, les humains, et cela dans toutes les cultures, croient que c’est « soi » qui absorbe des propriétés de la nourriture. Chacun connaît les exemples extrêmes du cannibalisme ou des interdits religieux. Mais cette croyance existe aussi chez nos contemporains des pays développés. Plusieurs expériences de Paul Rozin et collaborateurs illustrent ce principe. Dans la plus connue, Rozin propose à un groupe d’étudiants de boire du jus d’orange frais sorti d’une bouteille et à un autre groupe de boire le même jus d’orange dans lequel a trempé un cafard [17]. Le cafard n’est plus dans le jus d’orange mais les sujets refusent pourtant de boire ce jus d’orange parce qu’il est sale, parce qu’il contient des microbes… Rozin stérilise le cafard dans une étuve sous les yeux des étudiants et refait l’opération avec du jus d’orange frais. Les étudiants refusent toujours de boire ce jus d’orange même s’ils reconnaissent qu’aucune raison rationnelle ne justifie ce refus. Les explications sont floues mais ils ne veulent pas boire le jus d’orange « cafardisé ». Il y a eu un effet magique de contagion. De même, qui peut manger sans difficulté un chocolat en forme de crotte de chien ? Dans une autre expérience, les sujets (310) étaient recrutés pour une étude visant à « mesurer la précision des jugements de personnalité basés sur une information minimale ». Ils lisaient une description d’une page d’une culture (les « Chandorans », habitant les îles Chandor) et on leur demandait de décrire les caractéristiques d’un homme (mâle) typique de cette culture, d’abord en écrivant un paragraphe en texte libre, puis sur une série d’échelles bipolaires en 8 positions (grand/petit, bon nageur/bon coureur). La description culturelle contenait des données sur les habitudes alimentaires et de chasse, mêlées à d’autres informations sur l’organisation familiale, les rôles sexuels etc. Dans les deux versions, le sanglier et la tortue marine étaient chassés, mais dans une culture la tortue était chassée pour sa carapace et le sanglier pour sa chair, et dans l’autre la tortue était mangée tandis que le sanglier était chassé pour ses défenses seulement. Bref, la moitié des sujets devait juger une population de mangeurs de sanglier, et l’autre une population de mangeurs de tortues. Les résultats montrent clairement que les étudiants attribuent les caractéristiques typiques des animaux mangés 93
comportement alimentaire aux hommes des populations qui les mangent. Dans les descriptions des étudiants, les Chandorans mangeurs de sanglier sont plus irritables, rapides, bons coureurs, barbus, trapus, agressifs, avec des yeux bruns, tandis que les mangeurs de tortue sont plus flegmatiques, vivent longtemps, bons nageurs, pacifiques etc. [17, 18]. Cette expérience confirme que tous les individus croient à l’héritage magique des propriétés de ce qu’ils mangent. Cette croyance au principe d’incorporation est fondée sur un apprentissage précoce. L’enfant, chaque fois qu’il tète, expérimente la séquence « je prends et je me sens rempli, ce qui passe par ma bouche remplit mon dedans ». Je prends et c’est en moi, je prends et c’est en moi, je prends et c’est en moi… Ces expériences faites au niveau préverbal se répètent quotidiennement, dans un état de faim particulièrement propice à l’apprentissage [19, 7]. Une fois cette conviction acquise, quand je rentre quelque chose par ma bouche, je crois que cela devient partie de moi-même, que mon corps va être en partie constitué de ce que je mange. Et parce que l’expérience a été répétée des milliers de fois et a toujours produit la même impression, cette croyance acquise à un niveau pré-conceptuel est inaccessible au raisonnement logique et ne peut pas être attaquée avec des mots. Et cela même avec de grandes campagnes de publicité. Nous avons pu montrer, sur de grands échantillons d’adultes sains, que la représentation mentale de ce qu’est manger est basée sur les noyaux psychiques suivants : désir, prendre, aliment, remplir, repas et vivre [7]. C’est à partir de ces noyaux que les individus pensent l’acte de manger ; ce sont ces noyaux qui sont mobilisés, combinés, pour produire des comportements alimentaires. Dans ces noyaux, on retrouve ceux qui font fonctionner le principe d’incorporation : désir, prendre, aliment et remplir. N’espérons donc pas supprimer cette croyance magique. Quel rapport avec les changements de comportements ? Le sujet au régime, et son entourage, croient donc, inconsciemment ou non, qu’il va hériter de certaines propriétés de ce que vous lui prescrivez. Réfléchissez-y quand vous lui dites de diminuer la viande rouge (symbole de force) et de prendre plus de brocolis. Réfléchissez également au fait que c’est dans les nourritures de son enfance ou de son groupe culturel qu’il puise régulièrement son identité, ou de la réassurance. En les mangeant, il revit, comme Proust avec sa madeleine, des expériences anciennes, multi-sensorielles, et qui l’ont construit. Les aliments ont une charge symbolique réelle. Elle ne se raisonne pas, pas plus qu’on ne raisonne le dégoût. En privant le sujet de sa nourriture habituelle, on le coupe d’une partie de ses racines. Que faire de cette dimension identitaire ? Il faut explorer, avec le sujet, « ce que lui disent » les aliments qu’on lui préconise. Dans le champ de ce qu’on cherche à lui faire manger, certains aliments peuvent avoir des connotations plus positives que d’autres, notamment si elles correspondent à ce que le sujet voudrait devenir. Jouer sur ces aspects permettra au sujet de mieux vivre le changement, en s’enrichissant au lieu de s’appauvrir. Soyons conscients aussi que certains fabricants jouent sans scrupule avec le principe d’incorporation, et produisent ainsi autant de tentations qui peuvent conduire à des gestes d’automédication maladroits, ou des « régime pilule » dangereux. 94
Les déterminants sociaux L’alimentation est un facteur majeur de sociabilité. Pas d’occasion festive ou sociale sans prise d’aliments ou de boisson. Changer l’alimentation d’un sujet, c’est par définition l’éloigner du réseau social dont il partage les habitudes alimentaires. Mettre le sujet au régime, c’est prendre le risque de l’ostraciser. Inversement, le groupe est un facteur extraordinaire de maintien des changements, par l’engagement qu’il permet. C’est à Lewin, dans les années 1940, que l’on doit les plus belles expériences sur le changement alimentaire. Elles restent trop mal connues. En 1941, les États-Unis sont en guerre, il faut assurer à la population un bon statut nutritionnel, tout en utilisant au mieux les ressources disponibles, par exemple les abats, boudés par les ménagères. Le gouvernement américain charge Kurt Lewin de résoudre le problème. L’expérience la plus célèbre, menée par Lewin [20] porte sur 6 groupes de ménagères volontaires, que l’on essaye d’inciter à servir certains abats (“glandular meats” : cœur, cervelle, rognons de bœuf) à leur famille. Le protocole sépare en deux conditions alternatives d’une égale durée (30 min à 45 min) 6 groupes de chacun de 13 à 17 ménagères volontaires : – Soit l’écoute d’exposés intéressants, avec explications graphiques détaillées, faisant le lien entre la nutrition et l’effort de guerre, mettant l’accent sur la valeur en vitamines et minéraux des trois viandes, et fournissant des recettes « propres à atténuer les caractéristiques qui étaient à l’origine des aversions » (odeur, texture, aspect etc.) ». Ces conférences sont suivies de distribution de recettes recommandées personnellement, de manière convaincante, par la conférencière. – Soit des réunions de groupe (45 min) visant à prendre une décision de préparation des abats, animées par Alex Bavelas (expert en animation de groupes) et une nutritionniste (la même que pour les conférences). Après une introduction contenant des arguments analogues à ceux des conférences, une discussion commençait avec les participantes sur les obstacles à l’utilisation des abats par « des ménagères comme elles ». Les mêmes recettes étaient ensuite proposées. Un contrôle au domicile après 7 jours montra que seulement 10 % (4 sur 41) des ménagères ayant suivi le premier protocole (conférence) avaient servi des abats à leur famille, contre 52 % (23 sur 44) de celles qui avaient participé aux décisions de groupe. Ces recherches, qui font suite à une expérience analogue sur le passage du pain blanc au pain complet [20] sont pleinement confirmées par d’autres expériences portant sur le lait, l’huile de foie de morue et le jus d’orange [21] qui donnent des résultats similaires avec des raffinements de protocole destinés à tester les biais possibles (groupe vs entretien individuel, ménagères ne se connaissant pas, contrôle non annoncé après 2 et 4 semaines…). Le verdict est clair : l’éducation seule ne donne pas de résultats, c’est la prise du sujet dans un collectif, et son engagement dans un processus socialisé qui va être décisive. On notera en passant combien les méthodes de persuasion purement éducatives du premier groupe ressemblent à certaines approches contemporaines. Il reste que c’est le second groupe qui a changé. Quelle leçon en tirer ? Que l’engagement du sujet dans un processus de changement est plus facile en groupe que tout seul. On notera aussi que le changement s’est fait en Cah. Nutr. Diét., 40, 2, 2005
comportement alimentaire discutant collectivement des obstacles au changement. Le succès de groupe d’alcooliques anonymes, et dans une certaine mesure de « Weight Watchers », exploite en partie ce mécanisme. Nous ne pouvons malheureusement pas nous étendre ici plus avant sur les mécanismes psychosociaux à l’œuvre, dont certains restent mal connus. Disons seulement que certaines situations de résolution collectives de problème favorisent l’adoption de solutions nouvelles. Par exemple, pour faire adopter et diffuser de nouvelles pratiques impliquant de nouvelles technologies, nous avons progressivement mis au point un système basé sur l’exposition en groupe. Il consiste à mettre en situation les personnes que nous voulons convertir dans un groupe naturel contenant déjà un ou plusieurs individus déjà convertis (possédant autant que possible un statut élevé dans le groupe, ou du moins une « autorité cognitive »), et à confronter le groupe à un problème réel dont l’adoption de la nouvelle pratique est une solution efficace. On cherche à faire en sorte que la nouvelle pratique, proposée par l’un des convertis, soit appliquée, séance tenante, par le groupe, et démontre ainsi, à chaud, sa faisabilité et son efficacité. L’expérience montre que, pourvu que les membres du groupe puissent reproduire la pratique à l’occasion d’un problème analogue, dans un délai inférieur à quelques semaines (par exemple avec l’aide d’un des membres du groupe initial), on peut obtenir des conversions durables, et un effet de diffusion de proche en proche. Cette technique s’appuie sur des mécanismes psychosociaux d’ancrage [22] cognitif, et tire parti du fait que les sujets, en situation de résolution de problème, sont plus ouverts à l’influence des tiers, voire la recherchent activement [23]. D’une manière générale, les changements doivent se faire autant que possible avec les sujets. Comme le disait un prêtre péruvien anonyme que cite souvent mon collègue Volker Hartkopf, « Il faut faire les choses avec les gens, pas pour les gens. Ce que vous faites « pour » les gens, vous le faites aux gens ». La participation des sujets est d’abord une condition pour obtenir qu’ils investissent leur énergie dans le changement ; c’est aussi une extraordinaire ressource cognitive, puisque, en ce qui concerne le terrain de son activité, personne n’est aussi expert que le sujet lui-même. Négliger cette expertise parce qu’elle ne s’exprime pas dans les formes académiques, c’est se couper d’une ressource précieuse. Si cette expertise peut être mobilisée de manière créative, l’expérience montre que des solutions remarquablement pertinentes et ingénieuses peuvent émerger ; qui seront d’autant mieux adoptées par les sujets qu’elles viennent d’eux-mêmes. La légère angoisse de perte de contrôle des initiateurs du changement et des experts à cet égard est largement compensée par les fruits de tels développements participatifs [24]. Ces considérations générales sont en particulier valables pour la question des régimes hygiéniques. Avant de conclure, rendons hommage à une expérience en cours, particulièrement intéressante de ce point de vue, le projet ICAPS sur 1 000 collégiens, mené par Chantal Simon et ses collaborateurs de l’Université Louis Pasteur à Strasbourg [25]. Ils ont augmenté l’activité physique de ces collégiens « à la Lewin », pourrait-on dire, en agissant avec l’environnement social, en travaillant sur les obstacles à l’activité, et en fournissant des solutions concrètes au sujet, et non pas en se contentant de faire de la propaCah. Nutr. Diét., 40, 2, 2005
gande. Les résultats à mi-parcours sont spectaculaires : diminution des comportements sédentaires comme la télé, augmentation du taux d’activité physique quotidienne, diminution de 21 % du risque de taux de surpoids, diminution de la masse grasse. L’approche qui fonctionnait en 1943 reste donc efficace 60 ans plus tard. Il faut dire que la nature humaine change peu.
Conclusion Ne tombons pas dans le modèle naïf où le comportement ne dépend que de la volonté. D’abord, l’alimentation ne se résume pas à l’ingestion. Changer de régime, c’est construire de nouvelles routines concrètes, qui appréhendent l’alimentation dans toute sa dimension matérielle : approvisionnement, stockage, préparation, utilisation. Sans cette dimension concrète, point de changement soutenable dans la durée. Ensuite, les aspects symboliques de l’aliment doivent être pris en compte. Si le régime est moins savoureux au palais, qu’il plaise au moins à l’esprit, et ne coupe pas le sujet de ses racines. Enfin, sur la méthode à adopter pour impliquer le sujet dans le changement, on a vu que la persuasion seule est inefficace, mais que la mise en place de constructions collectives, impliquant concrètement les sujets dans la décision, était une voie opérante.
Résumé Le modèle naïf de détermination des comportements alimentaires, dans lequel celui-ci résulte de la volonté consciente du sujet, largement répandu mais inexact, est responsable de l’échec de nombreux régimes alimentaires et de campagnes de santé publique. Les comportements alimentaires sont déterminés à trois niveaux : par des contraintes technico-économiques, psychologiques et sociales. La marge de manœuvre de l’individu, face à un système d’offres et d’habitudes, est limitée. Ce qui ne veut pas dire que le changement est impossible, mais qu’il est illusoire de compter sur la seule volonté du sujet. On liste ici quelques voies réalistes pour autoriser et soutenir les processus de changements. Mots-clés : Comportement alimentaire – Psychologie Sociale – Principe d’incorporation – Habitudes – Contraintes – Représentations – Processus.
Abstract The naïve model of feeding behaviour determination, stating it stems from individual conscious will alone, is widespread but fallacious and roots many a failure in diets and public health campaigns. Feeding behaviour is determined at three levels: technico-economics, psychology, and sociology. Individual capacity of change, facing a whole system of affordances and habits, is limited. Changes are possible, but not when relying upon individual will alone. We list some realistic paths to foster and support change. 95
comportement alimentaire Key-words: Feeding behaviour – Social Psychology – Incorporation principle – Habits – Constraints – Representations – Processus.
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