J Fr. Ophtalmol., 2007; 30, 4, 417-422 © 2007. Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés
TABLE RONDE DE LA SFO « TRAITEMENT ANTI-INFECTIEUX DE SURFACE »
Prescrire les antibiotiques par voie locale en ophtalmologie
F M C
P.-Y. Robert Service d’Ophtalmologie, CHU Dupuytren, Limoges. Correspondance : P.-Y. Robert, Service d’Ophtalmologie, CHU Dupuytren, 2, avenue Martin Luther King, 87042 Limoges CEDEX. E-mail :
[email protected] Reçu le 9 novembre 2006. Accepté le 22 janvier 2007. How to prescribe topical antibiotics in ophthalmology P.-Y. Robert J. Fr. Ophtalmol., 2007; 30, 4: 417-422 Given the increase in bacterial resistance, antibiotics use has been carefully studied during the last decade. In France, topical antibiotics have therefore been restricted to medical prescription, and specific guidelines were published by the French Agency for the Safety of Healthcare Products (AFSSAPS) in 2004. This article reviews the literature on emerging bacterial resistance in ophthalmology, and summarizes the AFSSAPS guidelines.
Key-words: Antibiotics, conjunctivitis, keratitis, blepharitis, resistance. Prescrire les antibiotiques par voie locale en ophtalmologie La prescription des antibiotiques fait l’objet d’une vigilance particulière depuis 10 ans en raison de l’augmentation des souches bactériennes insensibles. En ophtalmologie, les antibiotiques locaux ont ainsi tous été mis sur liste I, et l’AFSSAPS a édité en 2004 des recommandations pour les utiliser « moins souvent et mieux ». Cet article fait le point sur l’émergence des résistances aux antibiotiques en ophtalmologie, et présente les grandes lignes des recommandations de l’AFSSPS.
Mots-clés : Antibiotiques, conjonctivite, kératite, blépharite, résistance.
INTRODUCTION La prescription des antibiotiques du commerce tombe sous le coup de deux mesures majeures depuis 2004 : d’une part, la mise sous liste 1 de tous les antibiotiques topiques ; et d’autre part, la publication des recommandations de bonne pratique clinique de l’AFSSAPS [1]. Répondant à la volonté des autorités sanitaires de limiter l’usage abusif des antibiotiques en particulier pour limiter l’apparition de germes résistants, l’AFSSAPS a voulu publier des règles officielles de bonne pratique pour toutes les formes d’antibiothérapie locale. Ces travaux concernaient l’ophtalmologie, l’ORL et la dermatologie. Les résultats ont été drastiques : la plupart des spécialités contenant des antibiotiques destinés à la voie locale en ORL ont été retirées du marché, de même que de nombreux topiques en dermatologie, avec un recentrage des indications, en particulier vers l’impétigo et les pyodermites aux dépends d’indications classiques telles que l’acné. En ophtalmologie, toutes les spécialités ont été conservées car la pénétration des antibiotiques au niveau de la surface oculaire est équivalente, voire meilleure, que par voie générale. Les recommandations de l’AFSSAPS concernent donc la question « quelle molécule utiliser, et pour quelle indication ». Nous résumons ici la teneur de ces recommandations, après un rappel
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des différentes molécules disponibles et de leurs qualités respectives.
L’ANTIBIOTIQUE IDÉAL ?
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Tout médecin a rêvé et rêve encore d’un traitement idéal qui conviendrait à tout patient et pour toutes les maladies. Ce fantasme hante nos pratiques quotidiennes car il est commode, surtout lorsqu’il s’agit de traiter des maladies que l’on voit rarement. En matière d’antibiothérapie, l’apparition des résistances a toujours terni ce bel espoir. La mise sur le marché de la pénicilline, puis de la streptomycine, des tétracyclines, et enfin des quinolones, molécules entièrement fabriquées de la main de l’homme, a toujours été suivie d’une adaptation des bactéries aux nouvelles molécules au point que limiter l’apparition de nouvelles bactéries résistantes est actuellement devenue un véritable enjeu de santé publique. Il n’y a pas de « bonne à tout faire » en matière d’antibiothérapie. Là est sans doute le principal paradoxe de la politique de santé en matière d’antibiotiques : il faut promouvoir le succès commercial de toutes les molécules pour en garantir la diversité, mais il faut également en limiter l’usage pour se prémunir de la sélection de mutants résistants…
LE POINT SUR L’ÉMERGENCE DES RÉSISTANCES La prescription d’un antibiotique peut avoir des effets indésirables sur la flore bactérienne résidente par plusieurs mécanismes : altération de la flore « barrière » résidente, qui s’oppose physiologiquement à la colonisation par des germes pathogènes, remplacement de la flore résidente par une flore résistante aux antibiotiques, sélection dans une flore pluri-microbienne des bactéries résistantes.
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Après antibiothérapie topique courte, le risque de sélectionner des mutants résistant aux antibiotiques est faible. Néanmoins, il peut augmenter en cas d’administration prolongée et inadaptée, en particulier à des doses subinhibitrices. En particulier, toute administration en collyre délivre par les voies lacrymales des doses subinhibitrices d’antibiotiques dans les voies aériennes supérieures. Dans la littérature, les études sur les résistances aux antibiotiques concernent avant tout les fluoroquinolones. Après avoir augmenté dans des proportions importantes depuis les années 90, la prévalence des résistances est en train de stagner. Knauf et al. [2] ont rapporté en 1996 7 cas de bactéries à Gram positif (Staphylococcus aureus, Staphylococcus hominis, et 4 isolats du groupe des streptocoques « viridans ») prélevées sur des cornées ou des conjonctives résistantes à la ciprofloxacine. Par ailleurs, plusieurs études ont montré une augmentation de la fréquence des bactéries résistantes dans les prélèvements oculaires : sur 35 308 prélèvements, Knauf et al. [2] montrent une diminution de la sensibilité de 6 groupes de germes de référence à la ciprofloxacine entre 1988 et 1993 : Pseudomonas aeruginosa (95-90 %), Staphylococcus aureus (96-87 %), staphylocoques à coagulase négative (97-81 %), Enterococcus spp. (92-79 %), Acinetobacter anitratus (97-77 %), et Enterobacter cloacae (100-96 %). Dans une autre étude rétrospective, la résistance du Staphylococcus aureus à la ciprofloxacine a augmenté significativement de 5,8 % en 1993 à 35,0 % en 1997, et à l’ofloxacine de 4,7 % à 35,0 % sur la même période [3]. Dans une étude similaire entre 1992 et 1997, parmi 1 558 prélèvements cornéens pour kératite bactérienne, 478 isolats bactériens (30,7 %) étaient résistants à la ciprofloxacine [4]. Pour Alexandrakis et al. [5], les résistances aux fluoroquinolones des bactéries isolées des
prélèvements oculaires sont passées de 11 % en 1990 à 28 % en 1998 alors que la résistance aux aminosides n’avait pas changé. Enfin, Tuft et Matheson [6] en 2000 n’ont pas noté d’augmentation des résistances au céfuroxime et à la gentamycine de 1984 à 1999, et pas d’augmentation de la résistance à l’ofloxacine depuis 1995. Ces résultats sont concordants avec l’étude de Bourcier et al. [7] qui montre depuis 1999 un arrêt de la tendance à l’augmentation de la résistance des staphylocoques aux fluoroquinolones sur les prélèvements oculaires à l’hôpital des XV-XX. Il est cependant difficile de comparer ces différentes publications car elles concernent des populations différentes dans des pays différents. Les résistances ne surviennent pas avec le même mécanisme et la même vitesse selon les molécules : le développement des résistances est très rapide avec la fosfocine, la rifamycine et l’acide fusidique, et moins rapide avec les fluoroquinolones. Les résistances aux aminosides sont moins fréquentes, mais elles sont généralement à large spectre (résistance plasmidique) et lorsqu’elles surviennent, elles sont souvent croisées avec d’autres antibiotiques.
LES GERMES EN CAUSE Les culs-de-sac conjonctivaux sont porteurs de façon physiologique d’une flore dite commensale qui présente un effet « barrière » aux germes pathogènes. Cette flore commensale est composée en grande partie de bactéries Gram positif, et en particulier de staphylocoques à coagulase négative. Chez les patients porteurs de lentilles, la contamination manuportée liée aux manipulations des lentilles entraîne une colonisation par des bactéries à Gram négatif.
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Les bactéries responsables des conjonctivites et des blépharites bactériennes sont majoritairement des bactéries à Gram positif, en particulier les staphylocoques. Ce principe présente quelques exceptions : – Les patients porteurs de lentilles de contact présentent plus fréquemment des infections à bactéries à Gram négatif, y compris Pseudomonas aeruginosa. – Chez l’enfant, les infections de la surface oculaire accompagnent fréquemment des infections du tractus respiratoire et ORL, et sur ce terrain sont fréquemment retrouvées des bactéries « respiratoires » (Haemophilus, Pneumocoque).
LES DIFFÉRENTES MOLÉCULES Huit classes thérapeutiques sont disponibles en France actuellement en topique oculaire, en monothérapie ou en association. Leur mode d’action et leur pénétration intracornéenne sont rappelés dans le tableau I et leur spectre d’activité dans le tableau II.
Tableau I Action et pénétration intracornéenne des antibiotiques topiques. Action
Pénétration intracornéenne
Quinolones
Bactéricide
+++
Aminosides
Bactéricide
–
Rifamycine
Bactéricide
++
Polymyxine B
Bactéricide
–
Bacitracine
Bactériostatique
++
Chloramphénicol
Bactériostatique
+++
Tetracyclines
Bactériostatique
++
Acide fusidique
Bactériostatique
++
Les recommandations de l’AFSSAPS précisent également les antibiotiques autorisés en cas de grossesse ou d’allaitement. Ces recommandations sont basées sur les risques des molécules données par voie générale tableau III.
sur ordonnance). Les pharmaciens d’officine peuvent encore délivrer des antiseptiques et des solutions de lavage. L’AFSSAPS a dégagé des recommandations au nom du bon usage des antibiotiques pour trois pathologies : les conjonctivites purulentes, les kératites bactériennes et les blépharites infectieuses.
LES RECOMMANDATIONS DE L’AFSSAPS
Conjonctivites purulentes
Depuis 2004, les antibiotiques sont tous en liste 1 (uniquement
Les conjonctivites purulentes (fig. 1) guérissent spontanément
Tableau II Spectre d’activité des antibiotiques topiques. Fluoroquinolones Aminosides Rifamycine
Bacitracine
Chloramphénicol
Tétracyclines
Acide fusidique
Gram+ Staphylocoque Méti-S
+
+
+
+
+
+
+
Staphylocoque Méti-R
R
+
+
+
R
+
+
Streptocoques
R
R
+
+
+
+
+
+
+
+
R
+
+
R
Pseudomas aeruginosa
+
+
R
R
R
R
R
Entérobactéries groupe III
+
+
R
R
R
R
R
+
R
+
R
+
+
R
Gram– Haemophilus influenzae
Chlamydiae R : résistants.
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Tableau III Prescription d’antibiotiques topiques pendant la grossesse et l’allaitement. Substances
Grossesse
Allaitement
Acide fusidique
À éviter par prudence
À éviter par prudence
Aminosides (sauf kanamycine)
À éviter par prudence
Possible
Kanamycine
Déconseillé
Possible
Chloramphénicol (*)
Déconseillé
Contre-indiqué
Fluoroquinolones
Possible
À éviter par prudence
Rifamycine
Possible
Possible
Tétracyclines (1er trimestre)
Possible
Tétracyclines (2e trimestre)
À éviter par prudence
Possible si durée du traitement inférieur à 10 jours, sinon à éviter
(*) Toxicité présumée du chloramphénicol : le chloramphénicol, donné par voie générale, a été reconnu responsable d’aplasies médullaires. Dans les années 80, une vaste polémique s’est développée pour en réduire l’usage en collyre. Cependant, il n’existe pas d’élément tangible dans la littérature permettant de suspecter une toxicité. Le chloramphénicol jouit donc d’une réputation injuste et continue d’être prescrit largement dans les pays du nord de l’Europe, sans soulever de polémique.
des, la norfloxacine, l’ofloxacine, la bacitracine, la rifamycine conviennent pour traiter les ulcères et kératites simples ; les tétracyclines et le chloramphénicol conviennent pour traiter les kératites simples.
Blépharites bactériennes L’AFSSAPS rappelle que les blépharites se traitent d’abord et avant tout par soins de paupières. Un traitement antibiotique est justifié seulement dans les cas d’orgelet (fig. 5) et dans certaines formes de meibomite staphylococcique ; il sera dirigé contre le staphylocoque (acide fusidique, tétracyclines, aminosides, rifamycine). L’effet anticollagénase des tétracyclines peut être utile dans certaines blépharites associées à la rosacée. Le chalazion en revanche, purement inflammatoire, ne requiert pas d’antibiotique.
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sans antibiotique, avec un simple traitement par lavage. Ceci a été vérifié scientifiquement lors d’études contre placebo randomisées [8-10], reprises dans une métaanalyse en 2001 [11]. En revanche, les mêmes études montrent qu’un traitement antibiotique réduit significativement la durée des symptômes. L’AFSSAPS recommande donc de ne pas traiter systématiquement, mais seulement en fonction du terrain (état général du patient, germe suspecté, exigence du patient, pays). Toute molécule adaptée au germe suspecté peut être prescrite. L’AFSSAPS rappelle simplement de restreindre l’utilisation du chloramphénicol en raison de sa prétendue toxicité hématologique et de limiter les quinolones aux seules infections sévères. Le traitement des conjonctivites à Chlamydiae doit passer par des antibiotiques qui passent en intracellulaire, donc de petit poids moléculaire : tétracyclines, rifamycine,
quinolones. Dans le cas du trachome comme des conjonctivites à inclusions, un traitement par voie générale est nécessaire, avec un intérêt de l’azithromycine en prise unique dans les pays en voie de développement.
Kératites bactériennes L’AFSSAPS classe les kératites en trois types : la kératite simple (infection de l’épithélium cornéen avec kératite ponctuée) (fig. 2), l’ulcère (perte de substance épithéliale) (fig. 3) et l’abcès (infiltration stromale) (fig. 4). L’AFSSAPS reconnaît l’usage de n’importe quelle molécule adaptée au germe en cause. Cependant, seule la ciprofloxacine a fait la preuve de son efficacité (dossier d’AMM) dans les abcès de cornée. Les recommandations classent donc les antibiotiques disponibles en trois niveaux : la ciprofloxacine convient pour traiter les abcès, les ulcères et les kératites simples ; les aminosi-
CONCLUSION Lors des travaux de l’AFSSAPS sur les antibiotiques locaux, seule l’ophtalmologie a réussi à conserver l’AMM pour l’intégralité de ses antibiotiques. En ORL, pratiquement toutes les préparations locales (sprays nasaux, pastilles à sucer, gouttes auriculaires…) ont été retirées. La voie locale en ophtalmologie a encore de beaux jours devant elle en ophtalmologie pour deux raisons : premièrement les antibiotiques en collyre ou pommade entraînent à la surface de l’œil des concentrations très importantes, et deuxièmement les infections de surface ne relèvent qu’exceptionnellement d’une antibiothérapie par voie générale. Il faut toutefois se méfier de l’attitude consistant à prescrire toujours la même molécule : plus que jamais en antibiothérapie, la richesse de la pharmacopée réside dans sa diversité.
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Figure 1 : Figure 2 : Figure 3 : Figure 4 : Figure 5 :
Conjonctivite purulente. Kératite « simple ». Ulcère de cornée. Abcès de cornée. Orgelet.
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