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ScienceDirect L’évolution psychiatrique xxx (2016) xxx–xxx
Article original
Qu’est-ce qu’une fiction ? Anatomie des fictions de Freud à Lacan夽 What is a fiction? An anatomy of fictions from Freud to Lacan Gilles Bourlot (Docteur en psychologie clinique et psychopathologie, Psychologue clinicien) ∗ 4, rue Blasco-Ibanez, Le Ramosta entrée A, 06100 Nice, France Rec¸u le 3 novembre 2015
Résumé Objectifs. – Lorsqu’il est question d’envisager les rapports entre psychanalyse et fiction, celle-ci est bien souvent considérée à partir de l’art et de la littérature. Cette perspective est essentielle, pourtant il convient de ne pas sous-estimer un autre aspect peu exploré : l’épistémologie de la fiction, qui renvoie à la fois à la fiction comme forme de savoir et à la théorie des fictions. En ce sens, l’intention de notre article est d’identifier différentes fictions et de repérer en quoi elles se sont constituées dans des héritages philosophiques distincts. Ces héritages traversent les conceptions psychanalytiques de la fiction de Freud à Lacan. Dans ce contexte, l’objet de cette réflexion est de relier les sens possibles du mot « fiction » dans la pensée psychanalytique et les théories classiques de la fiction. Cette approche comporte ainsi une dimension critique, qui interroge différents types de fictions – « fictions esthétiques », « fictions heuristiques », « constructions », « spéculations » et « fictions symboliques ». Méthode. – Ce texte correspond à une recherche critique sur les fictions et les théories des fictions, à travers l’analyse épistémologique et historique des positions freudiennes et lacaniennes. La théorie des fictions est envisagée dans son rapport à ses modèles et à l’histoire de la philosophie occidentale. Résultats. – Cet article souligne dans quelle mesure les fictions ont différents sens et modes d’existence : les fictions esthétiques, les fictions théoriques, les spéculations métapsychologiques et les fictions linguistiques font l’objet d’un questionnement spécifique. Lacan a ouvert de nouvelles voies pour penser la dimension
夽 Toute référence à cet article doit porter mention : Bourlot G. Qu’est-ce qu’une fiction ? Anatomie des fictions de Freud à Lacan. Evol Psychiatr 2017; vol (no ): pages (pour la version papier) ou URL [date de consultation] (pour la version électronique). ∗ Auteur correspondant. Adresse e-mail :
[email protected]
http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2016.06.003 0014-3855/© 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´eserv´es. EVOPSY-996; No. of Pages 15
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symbolique des fictions, offrant ainsi une reformulation de la position freudienne et une subversion de l’ordre symbolique. Discussion. – La définition freudienne de la fiction au sens « esthétique » est un point de départ décisif. Toutefois, la fiction ne peut se réduire au champ de l’art et de la littérature. Il y a différents types de fictions : un concept de physique comme l’atome, ou encore un « concept fondamental » comme la pulsion, peuvent être considérés, sous certaines conditions, comme des fictions. La notion de fiction est alors discutée d’un point de vue « théorique ». La spécificité des fictions heuristiques est reliée aux principaux précurseurs du fictionalisme freudien : Kant et Vaihinger. La complexité de la notion de fiction tient aussi à l’existence de différents « modèles », qui ont évolué de Freud à Lacan. Ainsi, alors que le modèle freudien de la fiction théorique est fondamentalement « heuristique », l’approche de Lacan s’inscrit dans une autre dimension, essentiellement « linguistique ». Ce déplacement épistémologique est interrogé et discuté. Conclusion. – Le statut épistémologique des fictions n’est pas une donnée atemporelle, ni une structure arrêtée, il renvoie à des champs conceptuels hétérogènes et à l’équivocité de cette notion. D’un point de vue épistémologique, la fiction n’est pas un concept homogène. Le détour par la tradition philosophique est essentiel pour mettre en relief différents « modèles » possibles et définir la logique propre à chaque type de fiction. © 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´eserv´es.
Mots clés : Vie psychique ; Inconscient ; Épistémologie ; Psychanalyse ; Freud S. ; Lacan J. ; Fiction ; Langage ; Médiation ; Pensée
Abstract Aims. – When the issue is the relationship between psychoanalysis and fiction, fiction is often envisaged from the point of view of art and literature. This perspective is essential, yet it is important not to underestimate another little explored aspect: the epistemology of fiction, which relates at once to fiction as a form of knowledge and to the theory of fiction. Thus, the aim of this article is to identify different types of fiction and to determine how they took shape in different philosophical traditions, from Freud to Lacan. In this context, this text sets out to link the possible meanings of the word “fiction” in psychoanalytic thought and classic theories of fiction. This approach thus has a critical dimension, exploring various types of fiction – “aesthetic fictions”, “heuristic fictions”, “constructions”, “speculations” and “symbolic fictions”. Method. – This text is the result of critical research on fictions and theories of fiction, entailing the epistemological and historical analysis of Freudian and Lacanian positions. The theory of fiction is considered in its relationship with its models and the history of Western philosophy. Results. – This article shows how fictions have different meanings and modes of existence: aesthetic fictions, theoretical fictions, meta-psychological speculations and linguistic fictions are successively explored. Lacan opened up new ways of thinking about the symbolic dimension of fictions, offering a reappraisal of the Freudian position and a subversion of the symbolic order. Discussion. – Freud’s definition of fiction in the “aesthetic” sense is a clear starting point. However, fiction cannot be reduced to the field of art and literature. There are different types of fiction: a concept in physics such as the atom, or a “fundamental concept” such as drive, can in certain conditions be considered as fictions. The concept of fiction is then discussed from a “theoretical” viewpoint. The specificity of “heuristic” fiction is linked back to the main precursors of Freudian fiction: Kant and Vaihinger. The complexity of the concept of fiction also results from the existence of different “models”, which evolved from Freud to Lacan. So while the Freudian model is “heuristic”, Lacan’s approach explores another dimension, essentially linguistic. This epistemological shift is examined and discussed. Conclusion. – The epistemological status of fiction is not a timeless “given” nor an arrested structure, it is linked to heterogeneous conceptual fields and to the ambiguity of the concept itself. From an epistemological
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perspective, fiction is not a homogeneous concept. The detour via the philosophical tradition is essential to distinguish different “models” and define the logic of each type of fiction. © 2016 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
Keywords: Psychic life; Unconscious; Epistemology; Psychoanalysis; S. Freud; J. Lacan; Fiction; Language; Mediation; Thought
1. Introduction Lorsqu’il est question d’envisager les rapports entre psychanalyse et fiction, celle-ci est bien souvent assimilée à l’art et à la littérature [1] ; cette perspective, centrée sur la dimension esthétique, est essentielle, mais il convient de ne pas sous-estimer une autre dimension, peu explorée : l’épistémologie de la fiction, qui renvoie à la fois à la fiction comme forme de savoir et à la théorie des fictions. En ce sens, l’intention de notre réflexion est d’identifier différentes dimensions de la fiction et de repérer en quoi elles se sont constituées dans des héritages philosophiques distincts, qui traversent les conceptions psychanalytiques de la fiction de Freud à Lacan. La récurrence de contenus fictionnels (développés dans le registre des concepts-limites ou des récits mythiques. . .) est d’autant plus significative dans les œuvres de Freud et de Lacan, qu’elle touche aux concepts psychanalytiques et aux enjeux psychopathologiques les plus décisifs : la pulsion, la libido, la répétition. . . Pourtant, une question préalable demeure aussi importante que peu investie : qu’est-ce qu’une fiction ? Dès 1907–1908, dans Le créateur littéraire et l’activité imaginative, Freud relie le jeu de l’enfant et l’œuvre du poète, en mettant en relief les processus psychiques qui peuvent fac¸onner et modeler des fictions [2] ; il repère alors dans les récits littéraires quatre aspects connexes : • la fiction relève de l’imaginaire, elle présuppose une ressource psychique : l’activité imaginative (« das Phantasieren »), dont le modèle est le jeu spontané de l’enfant. Cette activité est proche, par ses contenus et ses thèmes, des fantasmes inconscients, ce qui relie substantiellement fictions et fantasmes. Une fiction romanesque, par exemple, correspondrait alors à une re-présentation (« Darstellung »), plus ou moins déformée et voilée, des fantasmes et impressions infantiles de son créateur, que celui-ci offre en partage à son public. Dans le même sens, Freud développe les liens qui se déploient entre l’œuvre picturale de Léonard de Vinci, le motif récurrent du sourire notamment, et les premières impressions du petit enfant face au visage maternel ([3], p. 141). La création artistique, très proche en cela de la scène du rêve, permettrait ainsi de réfracter à la surface d’une œuvre des souvenirs, des fantasmes et des désirs infantiles ; • la fiction s’oppose à la réalité. L’irréalité (« Unwirklichkeit ») est le propre de la fiction, qu’il s’agisse d’un jeu d’enfant, d’un récit littéraire ou d’un tableau de Léonard de Vinci ; elle crée un espace spécifique. Les formes et les supports de la fiction peuvent changer selon les époques et les cultures, demeure toujours son côté « irréel ». En ce sens, la fiction, dans ses dimensions ludiques et artistiques, joue aussi un rôle de « soupape de sûreté » face aux épreuves de la « réalité » ; • la fiction crée un « monde » à part. L’enfant qui joue, comme le poète qui écrit, s’apparente à un créateur qui invente « son propre monde » (« seiner Welt ») ([2], p. 234). Une fiction se
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constitue fondamentalement en tant que « monde », au sens d’un territoire délimité ayant sa logique propre (comme tel jeu qui a ses règles spécifiques. . .) ; • la fiction ouvre un champ d’expériences. En effet, dans le « monde » d’une fiction des expériences psychiques tout à fait singulières deviennent possibles, comme : jouer, s’identifier à tel personnage, éprouver avec intensité du plaisir, des émotions, des sentiments profonds (comme les sentiments de sécurité et d’invulnérabilité), ou encore « jouir désormais de nos propres fantasmes, sans reproche et sans honte » ([2], p. 263). Cependant, la notion de fiction renvoie aussi à une dimension épistémologique, qui marque un seuil spécifique dans le travail théorique : Freud emploie ainsi le mot « fiction », notamment dans L’interprétation du rêve, lorsqu’il est question de « fiction « théorique » (« theoretische Fiktion ») [4] ; il ne s’agit plus alors d’explorer des fictions dans leur dimension esthétique. En ce sens, notre réflexion entend développer l’enjeu de la fiction dans ce registre épistémologique, sur deux plans : • concernant les « fictions théoriques » : de quelles fictions s’agit-il ? Depuis Freud, la psychanalyse a créé des « concepts fondamentaux » au sein desquels les fictions, les références mythologiques notamment, occupent une place nodale. Dans quelle mesure donc une fiction peut-elle être utilisée pour conceptualiser ce qui touche à l’Inconscient ? Cet axe de réflexion nous conduira à mieux déterminer dans quel sens l’inventeur de la psychanalyse nous propose des fictions heuristiques ; • en se situant au niveau de la « théorie des fictions » : qu’en est-il de la théorie des fictions chez Freud ? Plus radicalement, y a-t-il une modélisation ou différentes conceptions de la fiction à l’œuvre dans la pensée freudienne ? Dans quel contexte Freud a-t-il fait un usage « théorique » de la fiction ? En explorant cette question des « modèles » de la fiction en psychanalyse, il sera aussi pertinent de se demander si la notion de fiction reste la même de Freud à Lacan. Nous verrons à cette occasion que les sens possibles du mot « fiction » changent entre son acception freudienne et son registre lacanien, des références philosophiques différentes se trouvant en amont de ces sens. Notre intention n’est donc pas d’unifier la notion de fiction sous un sens univoque, mais d’en remarquer l’étonnante hétérogénéité : cette notion sera, ainsi, délimitée avec plus de rigueur. 2. La valeur subjective des fictions La fiction ne concerne pas seulement l’œuvre d’art et le récit littéraire, elle concerne aussi bien l’activité de penser elle-même. La radicalité de l’épistémologie freudienne consiste, pour une part essentielle, à intégrer la fiction dans l’élaboration théorique. Pourtant, la fiction semble bien souvent s’apparenter à une représentation imaginaire, qui s’écarte de ce qui existe, et qui, du même coup, fait un pas de côté par rapport au souci d’objectivité. Il est donc utile d’articuler au mieux la dialectique de la subjectivité et de l’objectivité, qui est aussi, à certains égards, celle de la fiction et du savoir. 2.1. Ce qui échappe à l’objectivité, ce qui relève de la subjectivité Un roman, un mythe grec, un concept de physique comme l’atome, ou encore un « concept fondamental » comme la pulsion, peuvent être considérés, sous certaines conditions, comme des fictions. Qu’est-ce que cela signifie ? Notre réflexion va s’efforcer de mettre en relief les liens
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qui se déploient entre fiction heuristique et pensée théorique. Nous avons déjà démontré par ailleurs que, dans les écrits métapsychologiques en particulier, l’appellation « fiction théorique » intervient dans le cheminement d’une pensée qui se développe aux limites du représentable : l’épistémologie freudienne de la fiction repose donc sur une aporie au cœur de la possibilité même de la représentation théorique [5]. Cette aporie peut se définir comme une contradiction presque insoluble : comment se représenter les processus « inconscients » s’ils impliquent fondamentalement « quelque chose d’inconnu » ? Freud utilise des notions essentielles comme des « fictions théoriques », en visant notamment sous ce registre certains aspects du pulsionnel, comme les « processus primaires » [4]. Dans ce contexte s’ouvre alors un champ spécifique de fictions (qui n’est pas celui du domaine esthétique) : celui d’une pensée théorique en quête de représentations. En quoi consiste ce type de fictions ? La démarche de Freud s’inscrit dans un contexte historique, philosophique, et épistémologique qui a largement favorisé l’usage théorique de fictions ; il faut ainsi souligner qu’en faisant un emploi « heuristique » des fictions, Freud prolonge un héritage philosophique qui remonte à Kant. En effet, les paradigmes modernes de la fiction théorique se sont déployés à partir de Kant essentiellement, ils sont indissociables d’une approche critique de la pensée, de ses limites et de ses ressources. La fiction du « noumène », par exemple, émerge en un point spécifique du travail de la pensée, ce qui renvoie à la fac¸on dont une théorie s’élabore lorsqu’elle rencontre « quelque chose d’inconnu », expression kantienne par excellence ([6], p. 985). Une des dimensions stratégiques du noumène consiste à repérer, dans la faculté de penser, une ressource inédite, celle de fac¸onner des fictions heuristiques, précisément au moment où cet inconnaissable se révèle comme une limite au désir de savoir. Nous pouvons ainsi souligner quatre aspects fondamentaux de la fiction dans cette dimension proprement heuristique : • au plan épistémologique, une fiction est une « construction » qui peut jouer un rôle décisif dans le déploiement d’une pensée. Plus précisément, il y a fiction heuristique lorsqu’une construction intellectuelle est reconnue et assumée comme telle dans une démarche théorique : cette représentation vise à penser quelque chose, tout en acceptant un écart entre ce qui est « supposé » et le Réel en jeu. « Fiction » prend ici le sens moderne de « représentation auxiliaire », de « supposition provisoire », sens fréquemment présents chez Freud, en particulier dans L’interprétation du rêve [4]. La mise en place d’une telle « construction » implique d’accepter un principe d’incertitude au cœur de la représentation. De la même manière, Freud parlera d’ailleurs de « construction » lorsqu’une incertitude touche la possibilité de se représenter, en tant que psychanalyste, ce qui a eu lieu, ou pas, dans le passé du sujet. L’analyste peut suppléer à l’impossibilité de savoir « objectivement » ce qui a eu lieu jadis, par la fiction de ses propres « constructions » [7], il ne s’agit pas alors de retrouver, par exemple, le souvenir d’un fait réel, mais de forger une supposition. De ce point de vue, la fonction heuristique de la fiction se révèle aussi essentielle dans le cheminement théorique que dans la pratique psychanalytique ; • certaines de nos représentations se présentent comme des fictions au sens où elles nous sont subjectivement nécessaires. Elles ne sont introduites que dans une prudence mesurée, sous la forme de suppositions, et c’est bien souvent sur le mode du « comme si » qu’elles rendent possible une pensée ; il ne s’agit donc pas de chercher une valeur objective à de telles fictions, elles tiennent leur valeur d’un point de vue subjectif. C’est bien dans ce sens que Kant introduit certains concepts, comme la notion de « noumène » ou celle de « finalité » dans la nature : la « finalité » n’est qu’une « idée » de notre raison, dont le fondement n’est pas objectif mais subjectif ([8], p. 1194–1195). C’est notre condition subjective (notamment notre désir
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de spéculation au-delà du champ phénoménal et du donné objectivable) qui nous pousse vers certaines représentations fictionnelles ; • soulignons qu’une telle fiction ne tient pas sa valeur d’une vérification ultérieure (en cela elle se distingue de l’hypothèse) mais du fait qu’elle permet de rendre pensable, sous la forme d’un modèle inédit par exemple, « quelque chose » de l’ordre des processus inconscients [4]. Le sens du mot « penser » se modifie de fac¸on substantielle à ce moment-là, notamment lorsque certaines notions sont présentées comme des « concepts-limites » ([6], p. 984–985). La fiction peut être intégrée dans les processus subjectifs de la pensée comme un détour, où rationalité et imagination se conjuguent de fac¸on féconde ; • il y a de l’Inconnu, et il y aura toujours, dans ce modèle épistémologique, « quelque chose » qui échappera à l’objectivité. Nous approchons alors un paradoxe plus précis : dans quelle mesure ce qui est « inconnaissable » peut-il être fictionné, voire « conceptualisé » ? 2.2. Fictionnalité de certains concepts La fiction intervient dans la « fabrique » des concepts les plus fondamentaux, ceux qui demeurent essentiellement « problématiques ». La fiction d’un « concept problématique » (le « noumène » chez Kant ou la « pulsion » chez Freud. . .) présuppose une méthode pour continuer à penser l’« Inconnu », celui-ci étant irréductible. Cet aspect de l’épistémologie kantienne constituera, pour Freud, l’essentiel permettant de caractériser sa propre approche de l’Inconscient : élaborer une théorie du psychisme inconscient, c’est faire l’épreuve des limites de la pensée et faire sien cet héritage de l’« inconnaissable » ([9], p. 212–213). Dans ce contexte, les cheminements théoriques de Freud et de Lacan vers leurs conceptions de l’Inconscient, conc¸u sur le modèle kantien de la « chose en soi », sont profondément liés à l’assomption de fictions heuristiques dans l’activité de penser la vie psychique. Le contexte du début du XXe siècle a favorisé la légitimité des fictions conceptuelles, comme l’emploi explicite du mot « fiction » d’un point de vue théorique. En ce sens, il revient à un contemporain de Freud, Hans Vaihinger (1852–1933), d’avoir condensé ce contexte, et d’avoir produit une théorie des fictions particulièrement consistante dans son ouvrage La philosophie du comme si, paru initialement en 1911 [10]. Cette approche originale de la fiction entend à la fois nommer la « fiction » partout où elle se déploie, et montrer en quoi les fictions concernent potentiellement tous les champs de la représentation : mythologies, œuvres d’art, mais aussi philosophies du droit, philosophies politiques, concepts scientifiques. . . Vaihinger fait aussi un pas de plus par rapport au fictionalisme de Kant, allant parfois jusqu’à donner l’impression que la plupart des grands systèmes philosophiques de Platon à Nietzsche, et que le savoir, y compris dans sa dimension scientifique, sont fondamentalement fictionnels. Avec Vaihinger, la conceptualisation la plus rigoureuse, en mathématiques par exemple, implique la présence de fictions, si bien que « pensée scientifique », « concepts fondamentaux » et « fictions » ne sont pas contradictoires [10]. S’il est difficile de mesurer l’impact et les traces profondes du fictionalisme néo-kantien de Vaihinger dans la pensée moderne, notamment en raison de la relative rareté des études en la matière, sa philosophie et son vocabulaire se retrouvent dans de nombreux écrits contemporains, aussi bien chez le juriste Hans Kelsen, que chez Freud, lorsqu’ils s’inscrivent, dans leurs champs respectifs, dans la modalité du « comme si » [11]. Ce n’est donc pas un hasard si Freud mentionne explicitement Vaihinger comme le philosophe de la fiction ([12], p. 17). Freud a manifestement lu cet auteur, et a su intégrer son fictionalisme dans sa propre manière de penser le psychisme inconscient : il s’agit en quelque sorte d’une méthode, qui se retrouvera également chez Lacan,
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notamment dans le libre jeu des métaphores poétiques, des références littéraires et mythologiques, qui caractérise une part décisive de son élaboration. Mais la notion de fiction est loin d’être univoque. Après avoir différencié la fiction au sens « esthétique » et la fiction au sens « heuristique », nous allons maintenant faire un pas de plus, en confrontant des « modèles » philosophiques hétérogènes, et en repérant leurs résurgences chez Freud et Lacan. 3. Les sens possibles de la fiction La fiction n’est pas un concept homogène. Si peu de philosophes ont tenté d’élever la fiction à la dignité d’un concept, deux penseurs se démarquent dans ce domaine : Jeremy Bentham (1748–1832) et Vaihinger. Ces deux figures majeures de l’épistémologie des fictions sont investies d’une fac¸on particulière, chez Lacan comme chez Freud. Après avoir mis au jour les liens entre Freud et Vaihinger, il s’agit maintenant d’interroger ce que Lacan entend par « fiction » : lorsqu’il parle de « fiction », il évoque constamment Bentham. Qu’est-ce que cela implique ? 3.1. Bentham/Lacan : la fiction des mots C.K. Ogden a souligné un point décisif dans son introduction à Bentham’s Theory of Fictions : la différence entre Bentham et Vaihinger constitue une ligne de démarcation radicale ; Bentham s’est principalement attaché aux aspects linguistiques qui conditionnent l’existence des fictions [13]. Pour Bentham, la fiction implique fondamentalement les mots. Chaque mot peut en effet se révéler comme le vecteur de différentes fictions, selon les définitions, les phénomènes rhétoriques ou les contextes de langues dans lesquels il se déploie. Ainsi, parler n’est pas nécessairement parler de ce qui existe dans la réalité : c’est au déploiement de la parole et du langage qu’une fiction doit, selon Bentham, son existence [13]. Cet auteur n’a cessé d’insister sur ce qui détermine la possibilité même des fictions (qu’elles soient poétiques ou bien juridiques. . .), c’est-à-dire l’existence des mots. En prenant appui sur des exemples juridiques et politiques, cette exploration des fictions pouvait alors se transformer en une encyclopédie des impostures verbales et des sophismes en tous genres. 3.1.1. Une logique du soup¸con Certains énoncés n’ont d’autre « réalité » que linguistique. Ainsi, la notion de « Contrat » utilisée en philosophie politique aux XVIIe et XVIIIe siècles, en particulier chez Thomas Hobbes et Jean-Jacques Rousseau, peut être considérée comme une pure fiction. À ce titre, le « contrat originaire » des philosophes constitue le paradigme de la fiction pour Bentham [13]. Cet auteur a voulu démontrer que les philosophies du pouvoir, par le choix de certains mots, sont en quelque sorte des artifices aussi puissants qu’inaperc¸us : des fictions donc, qui organisent, bien souvent à notre insu, une représentation du monde, des autres et des événements, ou encore les jugements sur ce qui a de la valeur. De sorte qu’une fiction n’est pas sans effet : une fiction (comme le « contrat » selon Hobbes par exemple) est un élément du discours, qui certes n’a pas d’existence en réalité, mais qui produit des effets sur les hommes (croire que l’« État » est ou doit être institué pour telles ou telles finalités. . .). En droit constitutionnel, la fiction de l’« État » ou du « suffrage universel » commence dès sa définition. De tels exemples tirés de l’histoire du Droit pourraient montrer à quel point le pouvoir des fictions tient effectivement au pouvoir des mots, le Droit pouvant être considéré comme un système complexe de codes, de lois, d’articles, c’est-à-dire un ensemble de discours, d’écritures, de réécritures, et de définitions plus ou moins fictives. Ainsi, pour Bentham, de la même manière
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qu’une loi renvoie aux présupposés d’une écriture et aux spécificités d’une langue, une entité fictive est fondamentalement une entité verbale [14]. De ce point de vue, une constante de la position de Lacan consiste à s’inscrire explicitement dans le sillage de Bentham, en reliant « fiction » et « langage », comme si le fait d’être parlant, de se représenter le monde avec des mots ainsi que l’action de produire des récits impliquaient nécessairement des fictions. L’activité narrative d’un sujet dans la cure pourrait alors s’apparenter aussi bien à un travail de symbolisation qu’à une production de fictions. Lacan insiste sur la matière fictionnelle des « histoires » dont la cure est l’espace de déploiement : les chemins par lesquels un sujet peut trouver les mots pour dire son « passé » sont des « réécritures » et des « reconstructions », si bien que la fiction peut être considérée comme le centre de gravité des récits en analyse [15]. Dans ce sens, il semble essentiel de souligner que « la fabrique de l’histoire » dans la cure repose à la fois sur la fiction des récits et sur l’impossible adéquation des discours au Réel (« scène primitive », rencontre traumatique. . .) : ce que les « histoires » racontées dans la cure peuvent nous apprendre, c’est qu’elles sont des lieux de perpétuelles « réécritures », de variations infinitésimales, où se conjuguent des fantasmes sous-jacents et des transformations narratives. Les récits d’un événement traumatique ou d’une « scène primitive » sont essentiellement des « (re)constructions ». Nous retrouvons ici la notion, essentielle d’un point de vue clinique, de « construction ». Si de telles approches du discours s’inscrivent dans le sillage de Bentham, c’est qu’elles situent la source des fictions, disons leur condition de possibilité, dans le registre symbolique des mots. Cette approche des fictions peut être considérée comme une « herméneutique du soupc¸on » qui met au jour le pouvoir de fictions, pouvoir qui se perpétue à travers les mots [16]. Dans cette logique, la première fonction du langage peut être redéfinie : « Loin que la désignation des objets extérieurs soit sa fonction première, il [le langage] est d’abord, en effet, une machine à créer des fictions. Celles sur lesquelles repose notamment, selon Bentham, l’ordre juridique. Mais c’est là une thèse que nous pouvons généraliser, en allant jusqu’à dire que, au-delà du seul ordre juridique, c’est tout l’ordre humain de nos relations morales, affectives, etc., qui repose sur de telles fictions » ([17], p. 244). La psychanalyse échappe-t-elle pour autant à un souci de vérité ? 3.1.2. La question de la vérité Langage et fiction sont structurellement imbriqués : la fiction n’est pas un élément contingent du discours humain, elle est constitutive de l’ordre symbolique [18]. Dès lors, dans la mesure où la vérité d’un sujet est celle d’un être parlant, cette vérité s’apparente à une fiction. Bien au-delà du champ « esthétique » donc, tout ce qu’un sujet énonce en parlant ou en écrivant n’est-il pas alors de la fiction ? La radicalité de la notion de fiction chez Lacan se joue en ce point crucial : la fiction est à l’œuvre dans l’ordre du langage, cela touche donc au statut des échanges symboliques et de la vérité du sujet, en tant qu’il s’agit d’un sujet parlant. Cette approche de la fiction renouvelle la conception du Symbolique, et retrouve aussi la problématique de l’invention narrative, dans un sens proche du « roman » : ainsi, la cure serait, d’une part, un champ ouvrant la possibilité de « réécrire » son histoire, c’est-à-dire de produire des fictions, notamment celles liées au « roman familial », et, d’autre part, l’occasion de reconnaître les liens à partir desquels certaines fictions symboliques et logiques signifiantes (les mots entendus ou dits jadis par exemple) ont pu organiser nos représentations internes, nos fantasmes infantiles comme nos souffrances intimes. L’enjeu d’une psychanalyse serait moins alors la remémoration du « passé » ou d’une « scène primitive », fondamentalement perdus et inconnaissables, que la possibilité de « fabuler », de « reconstruire » symboliquement, par des récits, ce qui échappe au sujet [15].
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3.1.3. Le site des fictions Si Lacan se tourne vers la problématique des fictions, et nous renvoie constamment à Bentham, c’est précisément dans la mesure où celui-ci a développé une approche « linguistique à proprement parler », ce qui peut subvertir à la fois notre écoute des mots déployés en séance et notre conception de la vérité elle-même ([18], p. 21). L’articulation Bentham/Lacan peut ainsi se condenser en trois points décisifs : • l’ordre symbolique est un champ de fictions. La fiction au sens lacanien demeure essentiellement benthamienne, y compris d’ailleurs lorsqu’il s’agit de reconnaître dans les « concepts fondamentaux » le travail de la fiction ([19], p. 149). Un concept est avant tout une convention, et celle-ci ne prend forme que dans les discours qui la soutiennent. Lacan, héritier de Bentham et lecteur de Ogden, situe fondamentalement les fictions dans l’espace du langage, y compris la fiction théorique, qui donc devient une fiction du discours ; • cette intrication Symbolique/fictions n’exclut pas que Lacan reconnaisse aussi la valeur heuristique des mythes, il va ainsi, par exemple, repenser le concept de libido à partir du discours d’Aristophane dans le Banquet de Platon : il prolonge alors un récit mythique par une conceptualisation où la théorie peut prendre une forme poétique [19]. Le paradigme benthamien n’exclut pas la dimension heuristique des fictions ; • il n’y a pas d’opposition entre fiction et vérité. Dans la mesure où les fictions sont constitutives du champ symbolique, la vérité ne peut se déployer qu’en tant que fiction. Dans ce contexte, le mot « fiction » ne vise pas le faux, l’illusoire ou la tromperie, mais le Symbolique comme tel [18]. De Freud à Lacan, la notion de fiction s’est ainsi transformée, en mettant en relief la dimension « linguistique ». Ce déplacement révèle un changement de perspective complexe, qui tient à des choix épistémologiques et des contextes historiques différents. S’il n’est pas possible de dissocier langage et pensée, une théorie du langage touchant nécessairement la problématique de la pensée, il revient à Vaihinger et, dans son sillage, à Freud, d’avoir choisi un autre point de vue que celui du langage pour penser la fiction. Cette question de la fiction va nous permettre de montrer en quoi Freud n’a cessé d’explorer l’énigme de la pensée.
3.2. Vaihinger/Freud : une pensée à l’œuvre Nous avons souligné plus haut que le type de fiction que Vaihinger entend définir n’est pas la fiction comme entité linguistique, mais la fiction comme modalité heuristique, propre à l’acte de penser : une pensée se traduit dans un ensemble d’opérations et d’événements psychiques (douter, calculer, imaginer une hypothèse. . .), c’est un processus qui s’élabore pour atteindre ses propres fins ; produire de nouvelles représentations [10]. Le choix d’un concept ou d’un modèle est avant tout une question « pratique », ainsi le choix d’un modèle euclidien en géométrie, par exemple, dépend des questions spécifiques auxquelles il s’agit de répondre. En ce sens, il est possible de parler d’un pragmatisme chez Vaihinger, qui reconnaît une part fondamentale au choix des modèles et à l’imagination dans la condition de théoricien. Dans ces processus, la dimension linguistique n’est pas le problème central, et même lorsque Vaihinger évoque Bentham, il ne semble pas prendre la mesure de la spécificité de l’approche de la fiction par les mots ([10], p. 176). Il s’agit bien de deux « modélisations » distinctes de la fiction. D’ailleurs, comme le
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suggère C.K. Ogden, il est fort probable que Vaihinger n’ait pas lu directement Bentham, et qu’il ait atteint ses propres conclusions indépendamment de cet auteur [13]. 3.2.1. La créativité d’une pensée À certains moments de la recherche théorique, « penser » et « imaginer » sont très proches, et la condition de théoricien, en mathématiques par exemple, implique le recours à des fictions, c’està-dire à ce que nous pouvons seulement imaginer. « Fiction » indique ici la dimension imaginaire d’une invention conceptuelle, la nécessaire création d’un modèle. Avec Vaihinger, « fiction » devient le nom générique de l’inventivité théorique, au sens où elle correspond à une méthode qui permet à une pensée d’aller le plus loin possible ; la force de cet auteur a été de mettre en relief la créativité à l’œuvre dans l’acte de penser, acte qui peut produire des modèles et des concepts. Là encore, soulignons que le contexte scientifique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle a joué un rôle crucial dans sa réflexion, tant cette période a été marquée par différents changements radicaux dans la modélisation et la fictionalisation des concepts scientifiques, notamment les concepts de temps et d’espace [10]. 3.2.2. Fictions théoriques et vie psychique Fictionner, c’est s’autoriser à fac¸onner des modèles, s’autoriser à associer, à imaginer, c’est supposer quelque chose d’inédit pour pouvoir penser et se représenter l’irreprésentable : c’est, par exemple, accepter de suivre des fictions littéraires ou intégrer des récits mythologiques pour en faire des outils théoriques. C’est ce que fait Freud avec le mythe platonicien de l’androgyne, qu’il a notamment utilisé dans Au-delà du principe de plaisir, pour penser l’intrication pulsionnelle Eros/Thanatos et le désir de retour à l’inanimé [20]. Le destin des pulsions demeure impensable sans de telles fictions. Un récit mythologique peut alors servir de fiction théorique, il y a ainsi un transfert du registre mythologique vers le champ métapsychologique, qui permet de former des pensées, et qui tient sa légitimité des opérations qu’il rend possibles ; se représenter par exemple le Destin, c’est-à-dire le temps psychique de la répétition. « Spéculer » (au sens de pouvoir « fictionner », « imaginer » quelque chose d’aussi étonnant que le mythe platonicien de l’androgyne) implique des franchissements de seuils psychiques dans les processus de pensée. Rappelons que Freud, au moment même où il est sur le point de s’engager dans ce qu’il appelle une « spéculation », nous prévient d’une difficulté : « ce qui suit est spéculation, une spéculation remontant souvent bien loin et que tout un chacun prendra en compte ou négligera selon sa position particulière. . . » ([20], p. 295). Qu’est-ce que cette remarque implique ? 3.2.3. Qu’est-ce qu’une « spéculation » ? Le mot « spéculation » (« Spekulation ») traduit à la fois, pour Freud, un seuil dans l’abstraction théorique, et un degré de fiction spécifique : disons qu’il s’agit d’une fiction particulièrement complexe à imaginer et difficile à accepter. Freud sait qu’il va surprendre ses lecteurs en passant dans le registre mythologique, et qu’il s’agit d’un récit aux limites de l’imaginable, tant il paraît étrange, voire « fantastique » ([20], p. 331). En outre, la possibilité de « prendre en compte » une « spéculation » n’est pas une ressource universellement partagée, mais un positionnement fondamentalement subjectif, donc singulier et aléatoire. L’auteur de Au-delà du principe de plaisir formule, à plusieurs reprises dans son cheminement, une sorte de mise en garde : d’un côté donc, il y a bien ce qu’il faut nommer une « spéculation », mais d’un autre côté, c’est à chacun, selon ses aptitudes propres, de pouvoir la suivre, ou pas. . . Lorsque Jacques Derrida interroge cette position critique de Freud, il en vient à souligner ceci, qui est essentiel pour comprendre les destins
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possibles des spéculations : « Il [Freud] ne cherche pas à vous convaincre d’une vérité. Il ne veut rien soustraire au pouvoir, aux investissements propres, voire aux associations et projections de chacun. . . » ([21], p. 366). Freud entend bien ici se dégager d’une posture rhétorique qui viserait à convaincre ses lecteurs. Le statut freudien de la « spéculation » peut donc être précisé à partir de trois remarques essentielles pour notre sujet : • la « spéculation » s’apparente au degré le plus élevé de la fiction théorique. Elle implique à la fois des cheminements associatifs, des investissements subjectifs et des vecteurs pulsionnels, comme la « curiosité de voir où cela mènera », la question du « voir » étant indiquée par Freud lui-même comme un élément sous-jacent à la position épistémique du sujet [20] ; • au cœur de la « spéculation », les mythes se présentent à la fois comme des récits de fiction, des structures d’intelligibilité et des formes de savoir : ils sont en quelque sorte ce qui donne le plus à penser. Sur ce point décisif, Freud et Lacan se rejoignent : les mythes entretiennent des rapports particulièrement profonds avec la vérité et la condition tragique de l’humain. À propos des mythes justement, Lacan formule sa position en ces termes : « La vérité a une structure, si l’on peut dire, de fiction » ([22], p. 253), le mythe incarne en effet le rapport structurel qui existe entre fiction, langage et vérité ; • à ce niveau de « spéculation », il semble bien difficile de distinguer une « imagination de fantaisie », qui concernerait les mythes, et une « imagination heuristique », qui procèderait à des fins théoriques. Ainsi, Lacan comme Freud nous rappellent-ils qu’un mythe peut avoir une valeur de « théorie » [20]. Une fiction au sens « mythologique » peut très bien être transférée dans le champ « théorique », de par le potentiel heuristique qu’elle recèle. C’est donc notre conception de la pensée qui se trouve en question : ce jeu des fictions (« récits mythologiques »/« concepts théoriques ») tend à nous faire reconnaître la nécessaire « fantasmatisation » qui se déploie dans une pensée créatrice de concepts. 4. Conclusions Le statut épistémologique des fictions n’est pas une donnée atemporelle, ni une structure arrêtée, il renvoie à des champs conceptuels hétérogènes et à l’équivocité du mot : qu’il n’y ait pas une définition univoque de « la » fiction nous rappelle que l’émergence et le déploiement d’« une » fiction peuvent impliquer des champs épistémologiques différents, ainsi qu’une activité de penser qui demeure singulière. Cette équivocité tient aussi à l’histoire de la langue. Ainsi, le Dictionnaire de la langue fran¸caise de Littré précise qu’il y a deux champs principaux de significations : le mot « fiction » peut désigner, en premier lieu, tout ce qui concerne l’« invention de choses fictives », ce qui renvoie notamment à la poésie, aux romans, aux fables, aux mythologies. . . Parmi ces « choses fictives », Littré mentionne les fictions du droit, les fictions de la loi, et ce qui vaut « par convention ». « Fiction » peut désigner, en second lieu, ce qui relève du mensonge et de la dissimulation, c’est-à-dire la dimension de la feinte et de la tromperie ([23], p. 1664). Notre réflexion a privilégié le premier champ de significations, si bien que l’usage trompeur ou frauduleux de la fiction a été en quelque sorte mis entre parenthèses. La fiction utilisée, consciemment ou inconsciemment, pour (se) tromper aurait probablement, pour nous, des noms plus précis comme : le mensonge, l’affabulation, la mythomanie. . ., qui comprennent des nuances complexes, et des degrés plus ou moins pathologiques. Nous n’avons pas ouvert ces chapitres dans la mesure où nous avons voulu considérer la fiction dans sa complexité épistémologique et dans sa valeur heuristique.
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La notion de convention est en ce sens essentielle pour mieux départager la fiction heuristique de la feinte trompeuse. En effet, le rapport subjectif aux fictions théoriques implique une attitude critique, notamment envers les « concepts-limites » de la psychanalyse : il ne s’agit pas d’y « croire » [5]. Proposer des « concepts-limites », comme les concepts de pulsion et de répétition, repose sur une convention qui maintient une position critique dans la pensée. Cette convention peut s’exprimer de multiples manières, cela peut être une formule telle que : « Je vais parler de quelque chose que j’imagine. . . », ou encore : « Je vais vous proposer un récit qui pourrait paraître invraisemblable. . . ». Chez Freud et Lacan, la référence explicite au champ mythologique participe d’une telle convention. Ce mot est bien souvent formulé comme le seuil des concepts fondamentaux et des fictions conceptuelles [19], ce qui éloigne de telles fictions à la fois de la croyance illusoire et de l’intention trompeuse. Dans les processus d’une pensée, le seuil de la fiction tient parfois à une formulation, aussi essentielle que dense, comme l’expression « faire comme si » : Vaihinger souligna cet élément, en montrant que Kant utilisait cette expression pour indiquer une nouvelle fac¸on de penser des Idées en tant que simples fictions ([11], p. 22). Dans le champ de la culture, dans l’espace littéraire par exemple, cette dimension de convention peut prendre de multiples formes et variantes, d’un simple mot (« roman », « contes ». . .) écrit sur la couverture d’un livre à une préface ou une phrase explicite qui avertit le lecteur potentiel de la fictionnalité du texte, ainsi comme le remarque Gérard Genette : « la forme la plus fréquente aujourd’hui, peut-être empruntée à une pratique familière au cinéma, est celle d’un avis séparé du type : « Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ne saurait être que fortuite. Une telle formule, on le sait, a une fonction juridique, puisqu’elle vise à éviter des procès en diffamation, qu’elle n’évite pas toujours. Il s’agit alors d’un véritable contrat de fiction. . . » ([24], p. 220). De ce point de vue, une convention a une fonction de seuil entre réalité et fiction, elle marque une frontière, et semble donc séparer nettement le champ des fictions artistiques et heuristiques de la feinte trompeuse. Ajoutons enfin qu’une convention peut présenter un caractère structurel, par exemple lorsqu’il est question du langage comme tel, comme Ferdinand de Saussure l’a souligné à propos du signe linguistique : l’association du signifiant et du signifié est fondamentalement conventionnelle [25]. L’histoire de la langue nous rappelle aussi que le mot « fiction » est lié à « fictilis », ce qui est modelé par l’argile, et qu’il vient du latin « fingere », qui veut notamment dire « modeler », « fac¸onner » [26]. Les différentes significations de ce mot dépendent, en outre, des contextes historiques, comme le suggère le Dictionnaire Historique de la langue fran¸caise : « Fiction reprend d’abord le sens de « tromperie », bien vivant au XVIIe siècle, aujourd’hui sorti d’usage. Il désigne parallèlement (XIIIe siècle) un fait imaginé, opposé à réalité – par extension le domaine de l’imaginaire (XVIIIe siècle) – et s’emploie en droit pour nommer un fait qui résulte d’une convention (1690 ; fiction de droit). . . » ([27], p. 848). « Fictio », « fingere » renvoient fondamentalement à l’activité de « fabriquer », d’« inventer » [27], ce qui concerne potentiellement différents niveaux de la vie psychique. Nous avons ainsi tenté de montrer en quoi la dimension heuristique des fictions correspond à la créativité d’une pensée en quête de concepts, comme elle participe de la fonction créatrice de la parole et du récit. Sur un plan épistémologique, nous avons voulu souligner en quoi l’histoire des notions et des approches philosophiques est indispensable pour saisir la pluralité des significations et des modélisations possibles du concept de fiction en psychanalyse. Des travaux récents ont parfois tenté d’explorer les tenants et les aboutissants de « la » fiction en écartant aussi bien Bentham que Vaihinger ([28], p. 16). Or, un détour par ces héritages philosophiques nous paraît essentiel pour mettre en évidence l’existence de différents « modèles » possibles et définir la logique propre à
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chaque type de fiction. Bentham et Vaihinger n’ont pas seulement tenté d’élever la fiction à la dignité d’un « concept philosophique », ils ont ouvert la voie à une réflexion sur la place des fictions dans la vie psychique, c’est bien ce qui se rejoue dans les approches de Freud et de Lacan. Dans ce sens, nous ferons quatre remarques pour conclure. Tout au long de notre réflexion, nous avons rencontré plusieurs sens possibles, et notamment ces quatre sens ; la fiction comme production imaginaire, la fiction comme procédé heuristique, la fiction comme identique à l’ordre symbolique, et la fiction comme spéculation aux limites de l’imaginable. Nous n’avons pas opté pour un sens exclusif, qui viendrait recouvrir les autres : le principal risque, dans la recherche d’« un » sens, étant l’oubli de la richesse et de la multiplicité des fictions. Ainsi, lorsque Dorrit Cohn, essayant d’échapper à la pluralité des significations du terme, fait le choix de définir « la » fiction en tant que « récit littéraire non référentiel » ([7], p. 2), le paradigme du roman vient en quelque sorte exclure du champ des fictions, à la fois les abstractions conceptuelles, les spéculations théoriques, les jeux d’enfants, et des pans entiers de l’art. Ainsi, la réduction de « la » fiction à un aspect (la dimension littéraire et narrative par exemple) perd la richesse sémantique du terme, au moment même où elle se focalise sur un sens. À l’inverse, nous avons tenté de montrer que les différentes dimensions de la fiction ne s’excluent pas mutuellement ; ainsi un mythe peut être à la fois considéré dans ses dimensions imaginaires (c’est un récit « non référentiel » au sens où il se donne lui-même comme « fantastique », « irréel », ou plus explicitement comme « quelque chose d’imaginé »), symboliques (c’est une structure langagière qui se répète et se transmet dans ses narrations successives) et heuristiques (il peut y avoir une intrication entre récit mythique et concept théorique). La radicalité de Lacan consiste à déplacer sur une autre scène – linguistique – les fictions, qui constituent l’ordre symbolique comme tel. En d’autres termes, le langage n’est pas le miroir du monde et des choses, il en est la trame symbolique [18]. Dès qu’il est question de situer un auteur par rapport à un autre (Lacan par rapport à Freud), la tentation est bien souvent de former, de fac¸on plus ou moins implicite, des « sentences hiérarchisantes » ([21], p. 380). Pour déjouer cette tentation, il faudrait souligner qu’il s’agit moins, dans notre réflexion, de présenter une alternative entre deux « modèles » de la fiction que de mettre en jeu un renouvellement déplac¸ant le site où elle se joue. L’instauration et l’usage des fictions, chez Freud comme chez Lacan, se déploient à partir de choix épistémologiques, de sources philosophiques et de contextes différents. Chacun a abordé cette question de la fiction à sa manière, avec ses propres références et ses investissements spécifiques. Le « mouvement » de déplacement d’une dimension heuristique vers un champ linguistique est aussi la preuve par le devenir qu’une pensée psychanalytique est vivante lorsqu’elle se renouvelle. Ce ne sont parfois que les résurgences de la pulsion de mort dans la pensée qui rivent celle-ci à la fascination pour des définitions figées, ce qui ne peut que nous éloigner de l’activité de recherche [29]. Une fiction n’est jamais donnée « une fois pour toutes ». Le statut d’une fiction se joue en effet entre un sujet épistémique et ses objets, selon des modalités relationnelles complexes (degrés de doute, acceptation de l’inconnu, désir de spéculer. . .) : ce n’est donc pas le contenu qui fait le propre d’une fiction, c’est une manière de penser, avec ses incertitudes et ses doutes. Freud lui-même a connu plusieurs positionnements à l’égard de sa théorie, et lorsqu’il s’est situé au sein du mouvement psychanalytique en tant que « chef d’école », il n’a pas échappé à « un certain dogmatisme » ([17], p. 82). Il n’est donc pas exclu qu’une recherche, faite au départ de questions critiques et de fictions complexes, puisse s’échouer dans des dogmes, dès lors que l’« esprit d’orthodoxie » envahit tel ou tel champ du savoir et que des rapports de pouvoir traversent ce champ [30]. De ce point de vue, une fiction demeure une entité subjective, qui ne peut être réifiée avec des critères objectivants sans perdre son essence même.
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Enfin, pour mieux articuler sujet du récit et fictions narratives, il serait nécessaire d’interroger, de fac¸on plus approfondie, la question de la narration. De ce point de vue, la notion de « construction » demeure décisive. La prise en compte du positionnement des historiens dans la « (re)construction » du passé est ici essentielle, comme l’indiquait Michel de Certeau, pour mieux penser les fictions [31]. Pour faire un pas de plus, il nous faudra donc prolonger notre réflexion, en reprenant les enjeux de la narration comme processus d’historisation et de subjectivation, processus par lesquels un sujet peut, non seulement parvenir à « raconter » son histoire, mais aussi laisser sa propre parole élaborer, penser et représenter ce qui se joue aux limites de la narration et de l’événement. Un point essentiel tient au fait que la narration n’est pas une entité figée, elle peut être un processus d’exploration, susceptible de multiplier les interprétations et les variations. Une question cruciale avait été formulée dans ce sens par Paul Ricoeur : dans quelle mesure un récit peut-il constituer la médiation par laquelle un sujet parvient à « refigurer » son expérience [32] ? Nous retrouvons en quelque sorte l’origine du mot « fiction » : il s’agit bien, dans un récit de fiction, de « modeler », de « donner une forme » à une part de notre expérience. Ricoeur proposait de penser l’« identité narrative » du sujet comme un processus incluant une multiplicité de récits, une succession d’interprétations, un jeu potentiellement ouvert de variations, c’est-à-dire un devenir du sujet lui-même [32]. Ce chapitre spécifique, aux implications décisives d’un point de vue clinique, impliquera donc des prolongements dans notre réflexion sur la valeur des fictions en psychanalyse. Or, le sujet qui parle en analyse, le sujet qui produit les récits de ses expériences, de ses symptômes, de ses rêves. . ., ce sujet s’adresse fondamentalement à un Autre, qui prend forme opératoire dans le transfert. Et, comme le formule Lacan ; « dans le transfert, le sujet fabrique, construit quelque chose. Et dès lors, il n’est pas possible, me semble-t-il, de ne pas intégrer tout de suite à la fonction du transfert le terme de fiction. . . » ([33], p. 207). La fin ouvrante de notre texte nous conduit donc au seuil de cette question : de quelles fictions le transfert est-il le nom ? Déclaration de liens d’intérêts L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts. Références [1] Gunn D. Psychoanalysis and fiction, an exploration of literary and psychoanalytic borders (1988). Cambridge: Cambridge University Press; 2009. [2] Freud S. Le créateur littéraire et l’activité imaginative (1908). In: L’inquiétante étrangeté et autres textes. Paris: Gallimard, coll. « Folio bilingue »; 2001. p. 231–66. [3] Freud S. Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910). In: Œuvres complètes psychanalyse, Vol. X 1909–1910. Paris: PUF; 1993. p. 79–164. [4] Freud S. L’interprétation du rêve (1900). In: Œuvres complètes psychanalyse, Vol. IV 1899–1900. Paris: PUF; 2004. [5] Bourlot G. Métapsychologie et fictions. Evol Psychiatr 2015;80(3):544–53. [6] Kant E. Critique de la raison pure (1781–1787). In: Œuvres philosophiques, Vol. 1. Paris: Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »; 1980. p. 719–1470. [7] Cohn D. Le propre de la fiction (1999). Paris: Seuil; 2001. [8] Kant E. Critique de la faculté de juger (1790). In: Œuvres philosophiques, Vol. 2. Paris: Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »; 1985. p. 913–1299. [9] Freud S. L’Inconscient (1915). In: Métapsychologie, œuvres complètes psychanalyse, Vol. XIII 1914–1915. Paris: PUF; 1994. p. 207–44. [10] Vaihinger H. La philosophie du comme si (1923). Paris: Éditions Kimé; 2008. [11] Bouriau C. Le « comme si ». Kant, Vaihinger et le fictionalisme. Paris: Cerf; 2013.
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