lkvol Psychiatr 2001 ; 66 : 287-97 0 2001 kditions scientifiques et mtdicales Elsevier Tous droits rkservds
SAS.
Lacan aurait cent ans
Les pr&entations cliniques de Jacques Lacan F. Gorog *
R&urn6 - La prksentation de malades de Lacan fait partie integrante de son enseignement aussi bien que sa pratique de la psychanalyse. Elle a eu lieu a Henri Rousselle et le texte qu’il prononca pour le cinquantenaire de cet hopital, (( L’etourdit D, temoigne de l’importance qu’il y accordait. Ce texte est le til rouge de cet article. Sont abordes l’interet de l’otI?e faite a une parole qui prenne le temps de se deployer et ses consequences pour le sujet et la theorie, la critique des prejug& de la comprehension, effet du (( poussea-comprendre ))de la parano’ia, aussi bien que le style de l’homme a la t&he du recueil des dits. S’en degage une coherence, celle de la subversion, subversion du savoir de la medetine et de la psychiatric, y compris de l’exercite traditionnel qui etait le leur, afm de faire du cas dans sa particular&e autre chose qu’un exclu mais un &re parlant, un sujet, modele de rigueur, subversion aussi de la conception de la psychose et retroaction de celle-ci sur les autres structures cliniques. Un developpement issu des presentations cliniques y trouve sa condition qui ne concerne pas seulement des avancees sur la psychose, mais aussi le discours analytique comme tel. 0 2001 Editions scientitiques et medicales Elsevier SAS Lacan I langage I prbentation clinique I psy-
chanalyse / psychose
Summary - The clinical presentations of Jacques Lacan. The presentation of Lacan’s patients is linked to his teaching as much as to his practice of psychoanalysis. They took place at the Henri Rousselle Hospital, and the speech he gave for its fiftieth anniversary, “L’Etourdit,” shows the importance he gave to this subject. This article will concerns itself with his text. First to be discussed will be the importance of the offer made to words that take time to be used and the consequences for the subject and the theory, the critique of prejudices of understanding, the effect of the ‘pushing to understand’in paranoia, as well as the style ofthe man whose job it is to gather the statements. A coherence stands out, that of subversion of knowledge of medicine and psychiatry, including their traditional practice, in order to relieve nature in a speaking being, a subject, a model of rigor, as well as a subversion of the concept of psychoanalysis, retroactive for the other clinical structures. One development from these clinical presentations finds its conditions there, which doesn’t concern only the advances made in psychosis but also analytical discourse. 0 200 1 Editions scientifiques et medicales Elsevier SAS clinical presentaition / Lacan / language / psychoanalysis / psychosis
* Madame le docteur Franqoise Gorog, chef de service, secteur 16, Centre hospitalier Sainte-Anne, 1, me Cabauis, 75014 Paris, France ; e-mail :
[email protected] Rep le 19 fbrier 2001 ; accept& le 6 mars 2001.
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e 14 juillet 1972, Lacan Ccrivait sa contribution au cinquantibme anniversaire de l’hopital Hemi Rousselle, dont est issu le texte qu’il intitula L (( L’etourdit D. 11l’bcrivit avec un la difference du titre de la piece de Moliere t, A
du mCme nom, (( L’etourdi D. Un des aphorismes lacaniens peut s’y iire en exergue : Qu’on dise reste oubliC derriere ce qui se dit dans ce qui s’entend [ 11.
Nous devons a l’exactitude de preciser que Lacan l’avait deja Ccrit au tableau dans son seminaire de la mCme an&e 1972, mais il est fiappant de voir que cet aphorisme est passe a l’ecrit d’un texte, publie precisement par la grace d’une intervention dans ce lieu historique, marque d’avoir ettc le premier service libre, (( vacuole )) dans le Sainte-Anne d’alors et d’avoir accueilli la presentation clinique de Jacques Lacan.
Des cas Voila une rencontre qui n’est peutdtre pas de hasard (ou contingente). 11importait que l’accent sur le dire soit grave la ou Lacan Ccouta jusqu’a son demier souffle le patient qui avait chu la. Celui-ci Ctait psychotique souvent, mais aussi, parfois a un autre titre, exclu, reste de l’exigence sociale de l’insertion, de la reussite, pour ne pas dire dechet, une des acceptions de l’objet a lacanien qui est aussi ugulma en mCme temps que dechet. Cet homme chu, ce patient Cventuellement dechu de ses droits par mesure de protection, exclu, dirions-nous de nos jours, devenait cas et son destin pouvait Ctre celui de l’objet, l’objet de science. Le signifiant cur, d’autres l’avaient note’ est issu de CUSUS, participe passe de cudere, tomber, qui signifie la chute, I’infortune, la mine, la mort2. Lacan n’employait pas le mot, pas plus que celui de <(Chose )) ou de (
La reference aux langues qui s’apprenaient quand existaient encore (( les humanites B n’etait pas de hasard chez celui qui mit d’abord l’accent sur l’inconscient structure comme un langage pour en venir au role de la (( lalangue B, autre fruit de son genie de nomothete. Un cas, done, Cchoit au psychiatre a l’hbpital. C’est la le fruit de la mauvaise rencontre, de (( la part maudite )) de la fortune, rvm (tuche). La presentation de ’ M. Heidegger. ’ La notion de chute tient ici son importance de ce qu’elle est le destin de I’objet a lacanien.
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Lacan faisait partie de ce qui permettait B Hemi Rousselle de lui restituer, &cet homme, objet de d&+liction, sa position de sujet. C’est 16que parfois la rencontre qu’il sentait d6cisive attendait le patient, m&w quand il ignprait tout de la psychanalyse ou, en tout cas, de la personne de Jacques Lacan. A l’occasion, c’&ait une bonne rencontre, opportune, de l’opportunit6 du uaqp (kairos) pour celui que le hasard avait conduit dans ce lieu hospitalier, parfois pour <
Pour le patient, 1’arrivCede Lawn lui avait fait comprendre que tout cela signifiait quelque chose, dont, s’il n’en avait pas le concept, il saisissait la chose, soit le transfert. Pas le sien bien sQr,celui de ceux qui le soignaient. 11avait conclu sur ce point en observant les marques de respect tCmoign6es g l’arrivant. Pourtant, il ignorait que celui-ci n’Ctait pas attendu, dans l’admiration ass&e d’avance seulement, mais aussi attendu au coin du bois par ceux qui exp&imentaient, de ce transfert, la face nCgative. Tout avait cows, du versant de la haine comme de celui de l’amour, termes sans euphCmisme qu’il avait rassembl6s dans le nCologisme de 1’Cnamoration &rite (( l’hainamoration )) [5]. Lacan arrivait done, et c’est l’atopos, au sens qui qualifiait Socrate, qui apparaissait. Aucune concession dans son style vestimentaire aux usages du lieu ni mCme d’aucun <
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qu’il les laissait, ses conceptions, Ctre questiomrees sans relache par le reel de la clinique, a l’image de Freud ecrivant (( Un cas en contradiction avec la theorie analytique )) [8]. C’est d’ailleurs en quoi il demontrait, comme Freud, que la psychanalyse &it le dernier fleuron de la medecine, qui savait depuis Corvisart que (( toute theorie se tait ou s’evanouit toujours au lit du malade.. . )) [9]. Pour autant, la psychanalyse, bien stir, est autre que la medecine. 11avait, apres Freud, defendu avec tant de force la psychanalyse ldique pour cette raison meme. Pourtant, il n’hesitait pas a se referer a telle trouvaille taxinomique de la clinique classique deja presque oubliee a l’epoque. Dans le mCme temps, il fustigeait les (( Permaitres )) ([ 11, p. 19), ne serait-ce que de ce neologisme - leur fabrication Ctait un usage dont il Ctait coutumier - et pouvait se (( permettre )) d’avancer du nouveau, sans desanoi [lo], car il avait mesure son attache, son arroi aux apports des psychiatres classiques et a l’invention de Freud. Dans la presentation s’illustrait la docte ignorance [ 111,(( l’ignorance formee B [ 121qu’il avait sit&e comme convenant au psychanalyste. Rien a voir avec la passion de l’ignorance qu’il placa en serie avec l’amour et la haine [ 131.11s’agissait de savoir oublier, dans la rencontre hasardeuse du patient present& le savoir acquis, comme le recommandait Freud a l’entree de la cure. 11s’agissait de quitter ce qu’il appelait le discours du maitre des (
Objection 11 afiontait aussi les reproches de certains de ses Cl&es, et pas les moins capables, pour reproduire un exercice issu de la tradition medicale, pratique par certains des professeurs de sa jeunesse qu’il n’avait pas reconnus comme ses maitres, n’admettant a cette place que le seul de Clerambault pour son automatisme mental. L’objection ne peut Ctre balayee d’un revers de main, meme si c’est une experience determinante pour la formation d’un analyste3. Foucault, dans Nuissunce de la clinique, a demontre comment &it nee l’idee de faire des malades d’hopitaux des objets de science experimentale. La douleur peut-elle i&e spectacle ? Elle peut l’&tre et meme elle le doit par la force d’un droit subtil, et qui rkside en ceci que nul n’est seul et le pauvre moins que les autres, qui ne peut recevoir assistance que par la mbdiation du riche [ 141.
11y a la de quoi regarder avec soin la nature d’une presentation de malades. Faute de quoi, le risque n’est autre que de promulguer avec Chambon de Montaux, dans son livre de 1785 cite par Foucault : Moyen de rendre les h6pitaux plus utiles 2 la nation, que le malade qui refuserait de s’offi-ir comme objet 3 Dorey R. Pour la prksentation clinique. Nouvelle revue de psychanalyse 1990 ; 42 : 137-50.
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d’instruction (( deviendrait ingrat, parce qu’il aurait joui des avantages qui resultent de la sociabilite sans payer le tribut de la reconnaissance )). 11va de soi que pour l’ethique de la psychanalyse le consentement de ce malade devait &i-e authentique, comme la certitude que la presentation serait pour lui Cvenement reel ainsi que pour ceux qui y apprendraient a mieux entendre. Aucune imitation de l’exercice n’est done admissible hors ces conditions. La reserve est de mise quand elles n’y sont pas, ces conditions. L’interrogation que nous ressentions, nous aussi, jeune interne dans l’annee precisement de (( L’etourdit )) et du seminaire E~zcore,annee ou Lacan nomma le chiasme de ses deux axes de recherche, psychose et feminite, soit l’effet de HPousse-a-la-femme )) ([l], p. 22), nous parait toujours de bon augure chez un clinicien debutant. Car il est vrai que cet exercice public peut n’Ctre pas charitable, et risque sur le plan Cthique comme sur le plan clinique. Lacan avait rappel& certes aprbs les avertissements de Freud sur la pitie, que la pratique charitable risque (( l’archi rate )) et que le geste du samaritain, s’il n’est pas le premier a condamner, ne suffit pas [ 151. Le psychanalyste, selon lui, serait plutot celui qui (( decharite )), soit se fait semblant d’objet, certes ugalma mais aussi dechet, d’oh sa comparaison avec le saint : Un saint, pour me faire comprendre, ne fait pas la charit& Plutbt se met-i1 A faire le dkchet : 11dkcharite [ 161.
Un psychanalyste et <(sa prbentation
>)
Lors d’un expose chez Daumezon, en 1970, sur (( L’apport de la psychanalyse a la semeiologie psychiatrique )), Lawn disait mettre en question cette semeiologie psychiatrique : a C’est 11 que l’apport de la psychanalyse subvertit tout. )) Sa lutte contre la segregation etait ailleurs que celle des anti-psychiatres de l’epoque. 11 n’ignorait bien sQ rien du mur, du barrage, signe pathognomonique de la schizophrbnie, ni de son terme allemand Sperrung, ayant connu, dans sa jeunesse, la clinique du Burgholzli. N’a t-i1 pas choisi a dessein la promotion du sujet dit bar&, gespert, pour designer cette division, cette Spdtung qu’il traduisit aussi par (( schize )) du sujet n&rose, non sans reduire au generique la supposee schize du cerveau du (( dit schizophrene )) ? 11disait souvent que les malades l’enseignaient mais cette reconnaissance de l’enseignement que prodigue le malade au medecin est presente chez les grands cliniciens du passe. Ce n’est pas lb decouverte de Lacan. Un pas de plus est franchi - 11reside la subversion - quand, a la man&e de Freud, remarquant qu’il faut Ctre melancolique pour atteindre une certaine lucidite ou (( Ctre accessible a une telle kite )) [ 171, il attire l’attention de son auditoire sur le juste sentiment du psychotique d’Ctre park, sentiment que le n&rose ignore, la structure de l’interlocution qui prevaut chez lui ne le lui permettant pas. La presentation clinique etait loin de l’exercice du Magister, de Kraepelin ou des makes de la psychiatric francaise, Pinel, Esquirol, de Clerambault aussi, ou
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mQme Charcot de qui Freud apprit tant. Ces makes avaient pu monter la mise en scene d’un tribunal qui declarait le mClancolique innocent, en escomptant une guCrison et manaeuvrer l’erotomane en lui faisant accroire que 1’Objet l’attendait dans la piece adjacente. Mais c’est en se privant de la suggestion, de la main sur le front, que Freud avait invent6 le dispositif analytique et c’est aussi en se privant de tout autre dispositif que l’ecoute attentive du patient que Lacan reinventait la presentation. Pas de monstration de l’ordre de la clinique du regard et de sa production du symptome medical dont le symptome analytique differe pour ce Lacan qui evoquait Foucault et le texte deja cite que nous reprenons : L’experience clinique a vite et6 prise pour un affrontement simple, sans concept, d’un regard et d’un visage, d’un coup d’ceil et d’un corps muet, sorte de contact prealable a tout discours et libre des embarras du langage, par quoi deux individus vivants sont (( encages H dans une situation commune mais non reciproque ([ 141, p. XI).
Lacan et le patient Ctaient, au contraire, empetres dans les rets du langage et celui qui d&Await parfois son embarras a la fin de l’entrevue avait pris soin de specifier l’embarras comme une forme discrete de l’angoisse. 11fallait a Lacan se deprendre enfin, comme il le conseillait a ses Cl&es, de tout ideal du psychanalyste. 11montrait ce qu’il voulait dire quand il les admonestait d’un : (( Ne vous haussez pas du col. Ne vous faites pas plus semblant que nature B. [ 151. C’est depris de cet ideal qu’il affirmait intervenir a Hem-i Rousselle en tan{ qu’analyste : Ce qui s’est degage de ces presentations, qui sont des presentations caracterisees par le fait que c’est au titre de psychanalyste que je suis lA, invite par Daumezon, dans son service et que c’est de ma position actuelie de psychanalyste que j’opkre dam cet examen [3].
Pourtant, position qui pourrait sembler paradoxale, il n’hbitait pas a mentionner des (( &we D, au sens oti il l’entendait, non sans humour - (( mes Cl&es, je les Cleve moi-mCme >)- et d’ajouter que certains, analyses par lui, pouvaient remarquer une (< dimension skmeiologique originale B. Leur assistance Ctait requise comme celle de quelqu’un qui est <
comme le psychanalyste, pas comme celle des (( astudes )) [ 181, &udiants ainsi rebaptids a sa facon. (
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Lacan savait que d’une partie du symptome, comme analyste, il avait la charge. 11posddait a l’envi les qualit6s vantees par la mkdecine, le tact, le coup d’aeil, le flair que Foucault critique comme (( bizarre compose sensoriel H ([14], p. XI) supposC au clinicien de qualite. Mais de cela, il ne faisait pas usage, s’en privant ou en tout cas, n’en faisant pas le cceur de la transmission de la presentation. 11 n’avait pas de mots assez durs pour qualifier l’illusion de comprehension de l’autre malade, comme celle de transparence qui l’accompagne. Le skminaire sur les psychoses fourmille de ces indications si souvent citees. Mais le seminaire sur l’angoisse reprend la critique de l’imagination de comprendre le vecu authentique, reel des malades. Malgre l’abime qui separait leurs deux conceptions, Lacan rejoint la Foucault. Cet accb Al’individu, nos. contemporains y voient l’instauration d’un cokoque singulier et la formulation la plus se&e d’un vieil humanisme mbdical, aussi vieux que la pitiC des hommes. Les ph6nom&ologies ackphales de la compr6hension m&lent B cette id& ma1 jointe le sable de leur d&ert conceptuel ; le vocabulaire faibIement CrotisC de la (( rencontre D et du (
Lacan ne s’absentait pas pour autant de tout humanisme, bien siu: Son abord &it chaleureux, sans ceremonie, assurant l’autre de son inter& le rassurant. (( Une certaine douceur que j’avais mise a son approche >),ainsi le dit-il lui-meme a propos d’une patiente de la presentation. Marie DepussC s’est fort bien souvenue de son (( sourire de born.6 H [2 11. I1 pouvait pourtant montrer une insistance, peut-&re analogue a l’insistance de la chaine signifiante qu’il avait d&rite, qui suffirait a eloigner le temoignage de tout angelisme hagiographique. Aucune concession n’ktait laisde aux faux fuyants que tentait le sujet quand il s’agissait de la p&ion. Ni euphemisme, ni p&ntisme pour fuir la chose m&me n’avait cows devant l’exigence de rigueur de celui qui montrait ce que per-s&&e veut dire. Regard percant, grosse voix (avec sainte coke), &aient les objets qu’il n’hksitait pas a mobiliser, les ayant ajoutes 1 la liste fieudienne des objets. Les dernieres an&es de sa vie ont parfois fait oublier l’homme infatigabie, vif, rieur, gai, dksirant.par excellence. Le style de l’homme d&nontrait bien ce que le theoricien avancait : Lksidero, c’est le cogito freudien [22].
Pourtant le d&r de l’analyste n’exclut pas les desks de l’homme mais prime sur eux dans sa pratique, et Jacques Lacan devenait grave et attentif, laissant apparaitre l’expression de son d&r de savoir. Le Petit &scours cruxpsychiatms de 1967 revient sur la critique de la corn@hension. II stigmatise Ie role defer&f de la psychanalyse elk-m&e utilistk par le jeune psychiatre pour repousser la rencontre avec le psychotique, Ie tenter dans l’attente des lendemains qui chantent cela ne risquait, aux yeux de Lacan, que d’Ctre (
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l’une des trois questions kantiennes qui ne manquait pas de lui Ctre posee apropos d’un patient. Cette formule n’allait pas sans l’encouragement a entreprendre sans esperer pour ne pas dechanter et alors renoncer. Car l’ethique de la psychanalyse exigeait de rester la ou le transfert avait sit& l’analyste. 11disait a ses Cl&es, a l’ouverture de la section clinique, le 5 janvier 1977 : La parandia, je veux dire la psychose, est pour Freud absolument fondamentale. psychose, c’est ce devant quoi un analyste ne doit reculer en aucun cas [24].
La
C’est grace a (( cette certaine faqon d’apprehender )>,loin de la comprehension et de l’imputation a l’autre de nos propres mecanismes qu’il Clabora sa theorie de la psychose. Deux exemples ont Cte souvent et fort bien comment&, mieux que nous le ferons ici. 11s’agit de ce (( galopiner )), signe que la patiente (( Ctait dans un autre monde )) dont ce mot, pourtant present dans le dictionnaire, constituait un rep&e par sa saveur particulibre, et avait valeur de renvoi a (( la signification comme telle 1)([25], p. 43). Bien d’autres deformations du symbolique, dans la syntaxe, la forme de l’interlocution apparaissaient comme troubles du langage autres que le neologisme classique. L’hallucination (( Truie 1)([25], p. 58-64) est un autre de ces signitiants qui est le cas lui-meme, non des precisions personnelles risquant de causer des indiscretions. Dans (( le cas Truie )), la patiente dit d’abord avoir ettc insultee par son voisin de palier, d’un mot qu’elle ne voulait redire puis elle avoue avoir prononce elle-meme une formule allusive : a Je viens de chez le charcutier N.Le pousse-aucomprendre suscite par la parandia cherchait a amener l’interlocuteur a penser qu’elle voulait signifier a cet homme marie, amant de sa voisine, qu’il Ctait un cochon, imputation que le prejuge est enclin h appliquer aux hommes. Lacan demontre la limite de la reponse a cette suggestion et la raison du refus de comprendre, soit de ne pas acceder a la demande du pousse-au-comprendre et de suspendre la certitude parano’iaque. La voix l’avait injuriee du mot de <(Truie >)et c’etait la son propre message qui lui Ctait revenu dans le reel. Elle avait nomrne l’objet innommable qu’elle pensait Qtrepour la famille de son mari qu’elle avait mi, convaincue (( que ces paysans ne se proposaient rien de moins, pour en finir avec cette propre a rien de citadine, que de la depecer congrument )) ([7], p 535). 11s’agissait done de la couper en morceaux, comme l’animal destine a la charcuterie. Au cochon de La Tent&on de Saint Antoine, (( doublure de l’ermite de Croisset )) [26], Flaubert fait dire : a Je m’embete a outrance ; j’aimerais mieux me voir reduit en jambon et pendu par les jarrets aux crocs des charcutiers )N.Etre cet animal nourri de d&ritus, vautre dans la porcherie avec ses dejections, etre truie Ctait construction terrible du delire, evocation d’une position d’objet chu s’il en est. Moins terrible cependant ce nom la que de rester l’innommable. (( Attribution subjective >!([7], p. 533) au moins, selon Lacan dans la (( Question preliminaire . . . H de ses EC&S, celle (( qui Ctait a lire comme la reponse donnee par le perqu dans la psychose.. . D 11le precisera dans le discours &once a Henri Rousselle en 1972 ([l], p.14).
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C’est a propos d’une assignation a une autre place d’objet d’opprobre que, dans une presentation plus tardive, nous entendimes Lacan demander tout a trac a une femme charmante qui se plaignait d’entendre s’adresser a elle l’injure P., nom commun de l’hetdire dans la triade classique dans laquelle la respectueuse a toujours place de choix : a Est-ce que vous vous considerez comme une prostituee ? )). 11tentait de lui restituer la l’opportunite d’etre sujet de ce dire, malgre le rejet qu’il avait nomme forclusion et qui fut cause de sa protestation. Subversion Paradoxe et ironie deconcertaient souvent. Le paradoxe dont on sait qu’il l’affectionnait avait Cte jusqu’a critiquer la conception de Genil-Perrin au titre d’etre une tentative de genbse psychologique qui s’ignorait. L’utilisation de l’automatisme organiciste de Clerambault pour son materialisme a lui, Lacan, celui des mots, qu’il appelait (( moterialisme N [27], contre l’hermeneutique de la relation de comprehension de Jaspers, ne manquait pas de surprendre non plus. L’ironie dont il fit preuve a l’encontre de la description de la parano’ia de Kraepelin, comme paradigme de la normalite percait quand il parlait de sujet normal devant un cas de paranojia present6 ([25], p. 28-9). 11brouillait parfois les pistes pour les plus jeunes, non sans susciter des malentendus regrettables, mais ainsi il enseignait, par son propos Cnigmatique, l’equivoque, qu’il declara seule arme devant le syrnptome. 11confirmait du mQme coup l’absence de garantie dans 1’Autre a laquelle meme lui ne pouvait suppleer. Pas de parole dernibre a attendre de lui. 11 nous dit un jour (XJ’en reste quinaud B. Durant les annees 70, on le vit donner la preference aux mots choisis par le patient pour designer ses troubles - c’est le Ntelepathe Cmetteur )) parlant lui-mCme de (( pensees imposees )) ([28], p. 41) ou le Japonais Cvoquant son u echo de la pensee H ([29], p. 23). Lacan critiquait le terme de malade, qu’il avait d’abord Ctendu a ceux qu’il appela analysants, faisant ensuite allusion a son Ctymologie de mauvaise habitude, mule habitus, en mCme temps qu’il recommandait, a l’evidence sans Ctre toujours CcoutCpar ses Cl&es, de ne pas s’arreter a la description de l’automatisme mental de Clerambault. Pas sans l’avoir CtudiCbien stir. 11le disait ainsi, entre langue vernaculaire et docte reference implicite a la langue latine encore, a lire entre les lignes, comme souvent chez lui : Qu’on ne s’arr&e pas & ceci que Cltrambault a invent6 un jour un true qui s’appelle l’automatisme mental. C’est normal, l’automatisme mental. 11y a quelque chose qui peut s’appeler de mauvaises habitudes [29].
Pas seulement,
un enseignement
sur la psychose
11 avait aborde la psychanalyse a partir du cas de psychose de sa these. 11 la publia avec la mention (( non sans reticence )). C’est a partir de la psychose qu’il
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interrogeait la n&rose, dans ses presentations cliniques comme dans son enseignement &it : Comment ne sentons now pas tow que des paroles dont nous dependons now sont en quelque sorte impo&es ? C’est bien en quoi ce qu’on appelle un malade va quelquefois plus loin que ce qu’on appelle un homme normal. La parole est un parasite (.._]. dont l’etre humain est afflige. Pourquoi est-ce qu’un homme dit normal ne s’en apergoit pas?... (WI, P. 15).
La mCme an&e, il travailla sur le destin des paroles impostks dont (
La fonction de la culpabilitk etait apparue dans le commentaire d’un entretien. Une assertion, pour nous jusque 11 inou’ie dans son incidence pratique, fut celle qui assura que cet homme n&rose, clamant son sentiment de culpabilite de ses actes ¢s, temoignait ainsi selon Lacan d’un d&r tel que celui-ci affirma, contre le prejuge de l’auditoire croyant trouver dans l’expression pathetique du sentiment de la faute un levier pour qu’il amende sa conduite, ce verdict de&t&if : a 11continuera B. La perplexite changeait de bord et ce n’etait pas la moindre subversion des presentations cliniques. La surprise de l’auditoire et la sienne toujours renouvek venait du bien-dire qu’il savait susciter chez ceux qui en partageaient le gout avec lui, psychotiques souvent, parce qu’il les laissait (
F&Fl%ENCES
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Les prhentations
cliniques
de Jacques
Lacan
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