Position du moment fécond dans la théorie de Jacques Lacan

Position du moment fécond dans la théorie de Jacques Lacan

L’évolution psychiatrique 69 (2004) 343–351 www.elsevier.com/locate/evopsy Position du moment fécond dans la théorie de Jacques Lacan> The position a...

130KB Sizes 23 Downloads 150 Views

L’évolution psychiatrique 69 (2004) 343–351 www.elsevier.com/locate/evopsy

Position du moment fécond dans la théorie de Jacques Lacan> The position and relevance of the productive moment in the work of Jacques Lacan Médéric Kerhoas * Psychologue clinicien, foyer d’accueil médicalisé Kan-Ar-Mor, Roz-Ar-Breffet, 29770 Audierne, France Reçu le 17 novembre 2003 ; accepté le 19 février 2004 Disponible sur internet 18 mai 2004

Résumé Quelle est l’actualité de la notion de « moment fécond », dans la psychiatrie et dans la psychanalyse ? Cette étude tente de reconstruire le statut théorique du moment fécond dans l’œuvre de Jacques Lacan (qui en a introduit le terme), et d’en envisager la valeur heuristique. Pour ce faire, nous avons parcouru différentes étapes des élaborations lacaniennes, entre 1932 et 1959 – période qui témoigne d’un bouclage de la signification de cette notion. Le moment fécond, qui peut sembler n’avoir qu’une portée descriptive dans la sémiologie des délires, s’avère être un point pivot dans le développement d’une théorie structurale de la psychose, en tant que Lacan focalise sur lui le problème de la causalité des maladies mentales. Cette fonction première vient se cristalliser finalement dans un aperçu des déterminations structurales du symptôme (névrotique, psychotique ou pervers), qui oriente l’ensemble de la psychopathologie élaborée par Lacan. © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract In this study, the author examines the current relevance of the concept of the ‘productive moment’ or the factor(s) that trigger an outbreak or recurrence of psychosis. He has attempted to reconstruct the

>

Toute référence à cet article doit porter mention : Kerhoas M. Position du moment fécond dans la théorie de Jacques Lacan. Evol psychiatr 2004 ; 69. * Auteur correspodant : M. Médéric Kerhoas. Adresse e-mail : [email protected] (M. Kerhoas). © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.evopsy.2004.02.004

344

M. Kerhoas / L’évolution psychiatrique 69 (2004) 343–351

theoretical status of the ‘productive moment’ in the work of Jacques Lacan (who introduced the term), and determine its heuristic value. To examine these issues more fully, the author has provided an overview of the various phases in the development of Lacanian theory between 1932 and 1959—a period during which this concept acquired its full meaning in the field of psychiatry. The productive moment, which may seem to be of only descriptive value in the semiology of psychosis, has in fact been confirmed as a key factor in the development of a structural theory of psychosis; Lacan viewed it as being directly connected with the problem of the causality of mental disorders. This primary function is underlined in an examination of the structural aspects of the symptom (neurotic, psychotic, or perverse), on which the psychopathological theories developed by Lacan are based. © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Jacques Lacan ; Moment fécond ; Phénomène élémentaire ; Psychopathologie Keywords: Jacques Lacan; Productive moment; Primary phenomenon; Psychopathology

1. D’un usage... La notion de « moment fécond » fut introduite par Jacques Lacan dans le discours psychiatrique au cours des années 1930 ou 1940. Même si elle apparaît pour la première fois dans un écrit de Lacan en 1946, aucun texte n’en situe précisément la naissance, et Lacan lui-même n’est pas certain que cette expression soit de son cru. Quoi qu’il en soit, le moment fécond, expression véhiculée surtout par le groupe de L’Évolution psychiatrique et quelques lecteurs de Lacan, a pris dans la psychiatrie française une valeur de métaphore usuelle pour désigner ce qu’on appelle aussi bien une « poussée de délire » dans la sémiologie de la psychose.

2. ... à un autre ? Mais, au fait, et si le moment fécond avait un intérêt conceptuel... ? Telle est la question qui nous vint lorsque, parcourant la leçon du séminaire de Lacan datée du 10 juin 1959 1, nous tombâmes sur une analyse du « moment fécond de la névrose ». N’ayant pas rencontré jusque là d’étude portant sur cette question, il nous fallut engager le travail, en commençant par un simple repérage historique des coordonnées où s’inscrit le moment fécond dans les théorisations successives de Lacan. C’est un travail qui met très rapidement en évidence ceci : le moment fécond fonctionne dans la recherche lacanienne comme un moteur efficace de l’élaboration d’une causalité de la psychose. Ce qui en soi n’est pas très étonnant, si l’on songe que le « moment fécond » ne désigne rien de moins que la survenue ou la relance des troubles psychotiques – pas le phénomène lui-même (dit « élémentaire »), mais le fait qu’il apparaisse en un temps précis (accident, conjoncture, occasion...) ; ce léger décalage entre le phénomène et son temps incarnant assez bien la béance causale de la psychose, qui a suscité tant d’élucubrations en psycho1

Lacan J. Séminaire Le désir et son interprétation (1958–1959). Inédit.

M. Kerhoas / L’évolution psychiatrique 69 (2004) 343–351

345

pathologie. Dans son récent ouvrage Tu ne seras pas schizophrène, H. Grivois insiste sur cette dimension de la béance causale et sur les précautions qu’elle impose au chercheur qui voudrait éclaircir le problème de l’étiologie des psychoses [1]. C’est qu’en effet la question de la cause, par ses affinités avec celle de l’origine, a toujours été propice à l’élaboration de mythes aux prétentions scientifiques. Nous voudrions montrer maintenant comment Lacan, avec le concept de moment fécond, s’est avancé dans cette même clinique de la psychose naissante qui occupe Grivois, jusqu’à y fonder sa conception structurale de la causalité de la psychose. Rappelons donc quelques jalons de cette élaboration.

3. Le phénomène élémentaire du moment fécond C’est très précisément d’avoir reconnu la connaissance paranoïaque en tant qu’elle s’illustre dans le transitivisme de la captation spéculaire, de l’avoir reconnue comme « une structure fondamentale de ces phénomènes » élémentaires qui fécondent le délire par leur survenue ([2], p. 180), que Lacan parvient en 1946 à inscrire la paranoïa toute entière dans le déterminisme de la causalité psychique. Une complémentarité indifférenciée (en-deçà de la cristallisation formelle du moi) se révèle en effet sous-jacente à la dimension de certitude inhérente à la croyance délirante (outre sa dimension de méconnaissance) : « Car un caractère beaucoup plus décisif, pour la réalité que le sujet confère à ces phénomènes, que la sensorialité qu’il y éprouve ou la croyance qu’il y attache, c’est que tous, quels qu’ils soient, hallucinations, interprétations, intuitions, et avec quelque extranéité et étrangeté qu’ils soient par lui vécus, ces phénomènes le visent personnellement : ils le dédoublent, lui répondent, lui font écho, lisent en lui, comme il les identifie, les interroge, les provoque et les déchiffre. Et quand tout moyen de les exprimer vient à lui manquer, sa perplexité nous manifeste encore en lui une béance interrogative : c’est-à-dire que la folie est vécue toute dans le registre du sens » ([2], p. 165-166). Se reconnaît ici ce qui avait attiré l’attention de Lacan dès sa thèse de psychiatrie, soit, comme l’expose F. Sauvagnat, « ce que la psychiatrie allemande appelle depuis August Neisser “krankhafte Eigenbeziehung”, expression traduite “signification personnelle” par Sérieux et Capgras, et qui, sous diverses appellations, a été considéré comme phénomène élémentaire tout à fait caractéristique du délire psychotique par un grand nombre d’auteurs germaniques » [3]. L’apport original de Lacan se repère alors dans sa référence au registre du sens, qui lui permet d’esquisser une articulation du formalisme spéculaire de la folie psychotique, avec ce qui prévaudra ultérieurement dans son analyse de la structure psychotique, c’est-à-dire avec « les modes originaux qu’y montre le langage » : « sa portée métaphysique se révèle en ceci que le phénomène de la folie n’est pas séparable du problème de la signification pour l’être en général, c’est-à-dire du langage pour l’homme » ([2], p. 166-167).

346

M. Kerhoas / L’évolution psychiatrique 69 (2004) 343–351

Se prépare ainsi l’isolement de la dimension du symbolique, dans un texte dont Lacan dira que l’entrejeu des deux registres imaginaire et symbolique y était déjà tressé 2. Mais outre cet accent mis sur le sens, je voudrais insister sur un trait qui n’est habituellement pas relevé dans la citation précédente, affirmant la signification personnelle comme structure inhérente à tout phénomène élémentaire. Concernant justement cette structure de la signification personnelle, Lacan décline la série des positions réciproques du sujet et des phénomènes qui « le visent personnellement » ; en clarifiant un peu sa syntaxe, cette série ressort ainsi : ils le dédoublent comme il les identifie, ils lui répondent comme il les interroge, ils lui font écho comme il les provoque, ils lisent en lui comme il les déchiffre. C’est donc bien la complémentarité réciproque de la captation spéculaire qui structure le rapport du sujet au phénomène élémentaire, et nous pouvons y reconnaître la connaissance paranoïaque, tendue entre l’inhibition attentive de la perplexité et l’illumination jubilatoire 3. Cette qualification de la structure des phénomènes élémentaires permet un autre repérage, par le biais de leur inscription dans l’espace et le temps, en tant qu’elle s’oppose à celle qui s’instaure de l’Œdipe. L’analyse « structurale d’un espace et d’un temps imaginaires et de leurs connexions » comprend en effet la connaissance paranoïaque comme « la structure en réseau, les relations de participation, les perspectives en enfilade, le palais des mirages, qui règnent dans les limbes de ce monde que l’Œdipe fait sombrer dans l’oubli ». L’Œdipe, par l’instauration d’un sentiment de distance et de respect, « désensibilise » le rapport à la réalité, faisant du sentiment de la réalité quelque chose d’analogue au sentiment que l’on peut avoir de son propre corps, régi par l’habitude et l’oubli qu’amène la répétition ([2], p. 182-184). En 1946, le « moment fécond » du délire s’inscrit d’autant mieux dans la structure du narcissisme, qui rend compte de la causalité de la folie ainsi que du développement normal, que c’est par l’étude des phénomènes (dits « élémentaires ») caractéristiques du moment fécond, que Lacan dit avoir pu isoler le fondement structural du moi, soit la « connaissance paranoïaque » ; c’est en cela même que le moment fécond lui permet d’évacuer du déterminisme de la psychose toute référence résiduelle à l’organicisme, dans laquelle le maintenait jusque là la considération, dans ce même moment fécond du délire, de la présence d’états oniroïdes [5,6].

4. Le moment fécond et l’opposition névrose–psychose Continuons notre parcours, et rendons-nous directement au séminaire de 1955–1956 sur Les psychoses. Pour faire bref, disons que l’ensemble du séminaire vise à expliquer en quoi c’est un même contenu, la « question de la procréation », qui provoque le déclenchement de la psychose mais aussi le déclenchement de la névrose, par sa réactivation respectivement comme imaginaire ou comme symbolique. C’est cette même question en effet que l’on retrouve au fondement de la symptomatologie de Schreber, qui polarise le développement de son délire, et qui domine son déclenchement sous la forme du fantasme « Qu’il serait 2 3

Lacan J. Séminaire L’angoisse (1962–1963). Inédit. Leçon du 28/11/1962. Sur la notion d’illumination, voir les utiles remarques de Jean Allouch [4].

M. Kerhoas / L’évolution psychiatrique 69 (2004) 343–351

347

beau d’être une femme subissant l’accouplement » ; et chez les hystériques hommes ou femmes, par leur question commune « Qu’est-ce qu’être une femme ? » Pour le psychotique, la question de la procréation fait retour dans le réel sous la forme imaginaire d’une « signification énorme qui n’a l’air de rien », à laquelle s’attache la certitude d’être concerné [7]. Pour le névrosé elle se déploie dans l’ordre du signifiant en un cycle particulier, posant la question de son existence en interrogeant le point précis où le symbolique manque de matériel : le sexe féminin qui y creuse un trou [7]. La différence de niveau entre la psychose et la névrose tient au ressort structurel qui fait leur efficace respective, soit à la métaphore paternelle, que Lacan va élaborer un an plus tard, en 1957.

5. La métaphore paternelle et son échec Le complexe d’Œdipe se formalise en une identification métaphorique au père symbolique (le père comme signifiant, le Nom-du-Père), identification qui procède en trois temps logiques, à partir du temps premier où le sujet a à se constituer dans sa rencontre avec la parole de l’Autre primordial. Comme le symptôme, « le père est une métaphore ». « Là est le ressort, le ressort essentiel, l’unique ressort de l’intervention du père dans le complexe d’Œdipe. [...]. La fonction du père dans le complexe d’Œdipe est d’être un signifiant substitué au premier signifiant introduit dans la symbolisation, le signifiant maternel. » [8], « C’est la métaphore du Nom-du-Père, soit la métaphore qui substitue ce Nom à la place premièrement symbolisée par l’opération de l’absence de la mère ». Ce qui est évoqué dans l’imaginaire du sujet par la métaphore paternelle, c’est la « signification du phallus », soit l’image phallique où le sujet s’identifie avec « son être de vivant » : Nom-du-Père



Désir de la mère

Désir de la mère Signifié au sujet



→ Nom-du-père

A Phallus



Dans la psychose, cette métaphore échoue à cause de la forclusion du Nom-du-Père : « Au point où [...] est appelé le Nom-du-Père, peut donc répondre dans l’Autre un pur et simple trou, lequel par la carence de l’effet métaphorique provoquera un trou correspondant à la place de la signification phallique. » ([2], p. 552-558). Dans tous les cas, l’enjeu central de la métaphore paternelle est de permettre au sujet d’accepter la privation (castration) de la mère, c’est-à-dire de séparer le sujet de son identification imaginaire première au phallus maternel, identification induite par sa confrontation pure et simple au caprice de la mère dont il est d’emblée « l’assujet ». À l’opposé de ce caprice en effet – soit le fait que la parole de la mère contienne en elle-même sa propre loi –, le père est posé comme Nom-du-Père quand sa parole est tenue par la mère pour médiatrice d’une loi au-delà d’elle-même. La métaphore paternelle écarte en somme le sujet d’une position incarnant le dilemme être ou ne pas être le phallus de la mère (son objet métonymique), et l’introduit au fait que le père, ayant le phallus, puisse le donner ou pas à la mère qui le désire. Le phallus par là-même est reconnu comme signifiant, et il peut donc s’évoquer dans l’imaginaire par la marque de son absence – ce en quoi consiste la signification phallique, qui équivaut à la Loi de la castration comme universelle : la métaphore paternelle « humanise le désir ».

348

M. Kerhoas / L’évolution psychiatrique 69 (2004) 343–351

Ces quelques éléments permettent de comprendre le moment fécond déclenchant de la psychose de Schreber : « L’identification, quelle qu’elle soit, par quoi le sujet a assumé le désir de la mère, déclenche, d’être ébranlée, la dissolution du trépied imaginaire (remarquablement c’est dans l’appartement de sa mère où il s’est réfugié, que le sujet a son premier accès de confusion anxieuse avec raptus suicide). » Sans doute la divination de l’inconscient a-t-elle très tôt averti le sujet que, faute de pouvoir être le phallus qui manque à la mère, il lui reste la solution d’être la femme qui manque aux hommes. C’est même là le sens de ce fantasme [...] de la période d’incubation de sa seconde maladie, à savoir l’idée « qu’il serait beau d’être une femme en train de subir l’accouplement ». [...] Cette solution pourtant était alors prématurée. Car pour la Menschenspielerei ([...] du rififi chez les hommes) qui normalement devait s’ensuivre, on peut dire que l’appel aux braves devait tomber à plat, pour la raison que ceux-ci devinrent aussi improbables que le sujet lui-même, soit aussi démunis que lui de tout phallus. C’est qu’était omis dans l’imaginaire du sujet, non moins pour eux que pour lui, ce trait parallèle au tracé de leur figure qu’on peut voir dans un dessin du petit Hans [...]. C’est que les autres n’étaient plus dès lors que des « images d’hommes torchées à la six-quatre-deux ». La mort du sujet, qui intervient alors et ouvre la voie à Schreber vers l’expiation où il s’engage, consistant à devenir la femme de Dieu, – cette mort du sujet (symbolisée U0) serait produite « en un second degré par l’élision du phallus, que le sujet ramènerait pour la résoudre à la béance mortifère du stade du miroir », par une régression topique au stade du miroir « pour autant que la relation à l’autre spéculaire s’y réduit à son tranchant mortel » ([2], p. 565-571). Remarquons qu’il ne s’agit pas ici d’une régression comprise en termes de stades du développement, comme un recul par rapport au progrès de la maturation instinctuelle : la régression « topique » serait en quelque sorte une régression dans la synchronie, dans les lieux ou topos de la structure du sujet, jusqu’à la relation imaginaire constitutive du narcissisme. C’est donc selon cette modalité que se fomenterait la « position subjective » dans la psychose. Remarquons en outre que dans ce même texte il est fait mention du « moment fécond », mais pour la première fois sans qu’il s’agisse du moment fécond du délire : « Nul besoin d’un signifiant bien sûr pour être père, pas plus que pour être mort, mais sans signifiant, personne, de l’un ni de l’autre de ces états d’être, ne saura jamais rien. [...] Comment Freud ne la reconnaîtrait-il pas en effet [l’affinité de ces deux relations signifiantes], alors que la nécessité de sa réflexion l’a mené à lier l’apparition du signifiant du Père, en tant qu’auteur de la Loi, à la mort, voire au meurtre du Père, – montrant ainsi que si ce meurtre est le moment fécond de la dette par où le sujet se lie à vie à la Loi, le Père symbolique en tant qu’il signifie cette Loi est bien le Père mort » ([2], p. 556). Il s’agit ici du moment fécond de la Loi de la castration, ce qui à mon avis dénote que l’usage que fait Lacan de cette notion n’est pas simplement métaphorique, mais la place déjà dans le registre structural où nous la verrons fonctionner un peu plus tard.

M. Kerhoas / L’évolution psychiatrique 69 (2004) 343–351

349

6. Le temps du phallus C’est effectivement durant les années 1958 et 1959 que ce statut structural du moment fécond sera réglé de façon clairement explicite. Le corrélât en est, comme il se voit dans le texte « La signification du phallus », un nivellement des formations symptomatiques dans les différentes structures psychopathologiques, sous l’égide du déterminisme du complexe de castration : « on sait que le complexe de castration inconscient a une fonction de nœud dans la structuration dynamique des symptômes au sens analytique du terme, nous voulons dire de ce qui est analysable dans les névroses, les perversions et les psychoses » ([2] p. 685). À partir d’ici, nous abordons ce qui fait la temporalité spéciale de la fonction signifiante du phallus, temporalité qui, à la différence du sophisme du temps logique ([2] p. 197-213), n’implique pas de moment de conclure, mais qui tend plutôt à donner la réponse de Lacan à la question de l’origine – comme il se voit au fait qu’elle reprend exactement la structure logique de la phrase citée plus haut, qui posait le meurtre du Père comme moment fécond de la dette symbolique, ainsi que de nombreux autres énoncés éparpillés dans les textes de Lacan depuis 1953, qui visent notamment l’acte fondateur de la pensée et l’historicité du sujet. « Tous ces propos ne font encore que voiler le fait qu’il [le phallus] ne peut jouer son rôle que voilé, c’est-à-dire comme signe lui-même de la latence dont est frappé tout signifiable, dès lors qu’il est élevé (aufgehoben) à la fonction de signifiant. Le phallus est le signifiant de cette Aufhebung elle-même qu’il inaugure (initie) par sa disparition. C’est pourquoi le démon de l’Asdxy (Scham) surgit dans le moment même où dans le mystère antique, le phallus est dévoilé [...]. Il devient alors la barre qui par la main de ce démon frappe le signifié, le marquant comme la progéniture bâtarde de sa concaténation signifiante [...]. Que le phallus soit un signifiant, impose que ce soit à la place de l’Autre que le sujet y ait accès. Mais ce signifiant n’y étant que voilé et comme raison du désir de l’Autre, c’est ce désir de l’Autre comme tel qu’il est imposé au sujet de reconnaître, c’est-à-dire l’autre en tant qu’il est lui-même sujet divisé de la Spaltung signifiante. Les émergences qui apparaissent dans la genèse psychologique, confirment cette fonction signifiante du phallus. [...] c’est dans la dialectique de la demande d’amour et de l’épreuve du désir que le développement s’ordonne. La demande d’amour ne peut que pâtir d’un désir dont le signifiant lui est étranger. Si le désir de la mère est le phallus, l’enfant veut être le phallus pour le satisfaire. Ainsi la division immanente au désir se fait déjà sentir d’être éprouvée dans le désir de l’Autre, en ce qu’elle s’oppose déjà à ce que le sujet se satisfasse de présenter à l’Autre ce qu’il peut avoir de réel qui réponde à ce phallus, car ce qu’il a ne vaut pas mieux que ce qu’il n’a pas, pour sa demande d’amour qui voudrait qu’il le soit. Cette épreuve du désir de l’Autre, la clinique nous montre qu’elle n’est pas décisive en tant que le sujet y apprend si lui-même a ou non un phallus réel, mais en tant qu’il

350

M. Kerhoas / L’évolution psychiatrique 69 (2004) 343–351

apprend que la mère ne l’a pas. Tel est le moment de l’expérience sans lequel nulle conséquence symptomatique (phobie) ou structurale (Penisneid) qui se réfère au complexe de castration ne prend effet. Ici se signe la conjonction du désir en tant que le signifiant phallique en est la marque, avec la menace ou nostalgie du manque à avoir. Bien sûr, c’est de la loi introduite par le père dans cette séquence que dépend son avenir. Mais on peut, à s’en tenir à la fonction du phallus, pointer les structures auxquelles seront soumis les rapports entre les sexes » ([2], p. 689-694). Ce développement met en avant que la « séquence » structurale de l’épreuve du désir est déterminante pour tout sujet, dans son positionnement sexué qui se décline en termes de rapport à la fonction du phallus. L’épreuve du désir est ici posée en disjonction d’avec l’incidence du Nom-du-Père dans le choix d’une structure (névrose, psychose ou perversion) ; mais elle est aussi le moment logique où se croisent ces deux registres de détermination : la fonction phallique et la fonction paternelle.

7. Le moment fécond du fantasme Examinons maintenant quelques notations du séminaire Le désir et son interprétation. Nous arrivons au terme de notre parcours, qui est aussi son point de départ puisque, comme je l’ai dit en introduction, c’est la mention dans ce séminaire d’un « moment fécond de la névrose » qui en a suscité l’entreprise. Durant cette année 1958–1959, Lacan centre son élaboration sur la structure du fantasme et sa fonction de soutien dans l’instauration du désir. Il nous ménage là un accès rapide à la notion structurale de ce qui fait déclenchement dans la névrose, où le moment fécond s’avère analogue dans son principe à celui de la psychose : par l’appel à l’aide du sujet à un élément tiers, sur le fond d’une « fermeture de la conjoncture » qui confronte le sujet sans médiation au désir de l’Autre. Comme nous avons pu le relever dans « La signification du phallus », le destin de cette séquence dépend de l’incidence qu’y manifeste la fonction paternelle. Pour le névrosé « le problème passe par la métaphore paternelle, par la fiction, réelle ou pas, de celui qui jouit en paix de l’objet. Au prix de quoi ? De quelque chose de pervers. Car [...] cette métaphore est le masque d’une métonymie. Derrière cette métaphore du père comme sujet de la loi, comme possesseur paisible de la jouissance, se cache la métonymie de la castration. [...]. Le névrosé ne peut être le phallus qu’au nom de l’Autre. Il y a donc quelqu’un qui l’a, qui est celui de qui dépend son être. » [1]. Pour le psychotique, son appel au Nom-du-Père pour venir donner sens au désir de la mère échoue, ou plutôt, puisque le destin de ce qui est forclos du symbolique est de faire retour dans le réel, le Nom-du-Père répond bien, mais dans le réel et sous une forme imaginaire – celle de la signification personnelle. En somme, de 1957 à 1959, le moment fécond prend explicitement le statut d’opérateur structural dans le déterminisme du symptôme, avec la formalisation par Lacan de ce qui lui fournit une armature logique : la signification du phallus et la structure du fantasme, dans leurs rapports croisés avec la métaphore paternelle. Il est remarquable de constater que le moment fécond permet ainsi, si l’on s’en réfère à Lacan, de sérier les conjonctures de déclenchement et leurs destins symptomatiques dans les diverses structures psychopatho-

M. Kerhoas / L’évolution psychiatrique 69 (2004) 343–351

351

logiques – entendons ici les névroses, les psychoses et les perversions – en les rangeant en quelque sorte dans une même fonction. Ce repérage vaut sans doute la peine d’être entrepris à nouveau...

Références [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8]

Grivois H. Tu ne seras pas schizophrène. Paris: Les Empêcheurs de penser en rond; 2001. Lacan J. Écrits. Paris: Seuil; 1966. Sauvagnat F. De quoi les phénomènes élémentaires sont-ils l’indice ? In: Grivois H, editor. Psychose naissante, psychose unique ? Paris: Masson; 1991. Allouch J. Interprétation et illumination. Revue du Littoral 1991;31-32:33–64. Lacan J. De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (1932). Paris: Seuil; 1975. Lacan J. Les complexes familiaux, 1984. Paris: Navarin; 1938. Lacan J. Le séminaire; Livre III : Les psychoses (1955–1956). Paris: Seuil; 1981. Lacan J. Le séminaire; Livre V : Les formations de l’inconscient (1957–1958). Paris: Seuil; 1998.