L’évolution psychiatrique 69 (2004) 303–310 www.elsevier.com/locate/evopsy
L’éthique de la clinique selon Lacan> Clinical ethics according to Lacan Alain Abelhauser * Psychanalyste, professeur des universités, directeur du laboratoire de psychopathologie et clinique psychanalytique (EA 2242) de l’Université de Rennes-II–Haute-Bretagne, 14, rue Montgolfier, 75003 Paris, France Reçu le 14 octobre 2003 ; accepté le 22 janvier 2004 Disponible sur internet 14 mai 2004
Résumé Si la clinique se définit entre autres par l’attention portée à la singularité de chaque cas, pris au un par un, qu’est-ce qui spécifie la clinique analytique ? D’avoir pour fonction, au plus près de la parole de chaque sujet, non d’illustrer ou de démontrer la théorie, mais au contraire de la mettre à l’épreuve — répond Lacan. Et de se donner pour tâche d’interroger l’œuvre de Freud, de façon à maintenir vive la théorie analytique. On conviendra donc, dans cet article, de considérer que le « retour à Freud » de Jacques Lacan est un geste proprement clinique, qui comporte une exigence caractéristique de ce qu’on nomme l’éthique. Et l’on admettra alors que c’est à travers la lecture de Freud qu’il produit, que l’on peut au mieux appréhender ce qu’il en est de sa clinique propre. Laquelle s’inscrit, d’un même geste donc, dans une stricte continuité avec Freud, tout en ménageant des ruptures essentielles, dont nous donnerons trois exemples. À trois questions de Freud — sur le choix de la névrose, l’origine de la loi et l’énigme du désir féminin — nous verrons quelles réponses–ruptures propose Lacan. © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract One agrees with the idea that the very nature of the clinic lies in the singularity of each case. But what specifies the psychoanalytic clinic? Not to illustrate or demonstrate the theory, but on the contrary to put it to the test, in respect to the subject’s words. Such is Lacan’s answer, as his essential preoccupation is to question Freud’s work. >
Toute référence à cet article doit porter mention : Abelhauser A. L’éthique de la clinique selon Lacan. Évol psychiatr 2004 ; 69. * Auteur correspondant : M. le Pr Alain Abelhauser. Adresse e-mail :
[email protected] (A. Abelhauser). © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.evopsy.2004.01.002
304
A. Abelhauser / L’évolution psychiatrique 69 (2004) 303–310
Lacan’s “return to Freud” is finally a clinical act, which is based on an essential demand ethics. We shall that of admit that it is Lacan’s reading of Freud, which gives the best indication about his own clinical work. We will see that his clinic takes its roots in the strict continuity of Freud’s, as at the same time, it shows strong breaks with him, about which we give three examples; concerning three questions of Freud—the choice of neurosis, the origin of the law and feminine desire enigma—we shall consider Lacan’s answers/ruptures. © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Clinique psychanalytique ; Éthique ; « Choix de la névrose » ; Fonction paternelle ; Féminité Keywords: Psychoanalitical clinic; Ethics; “Choice of neurosis”; Paternal function; Feminity
« Clinique lacanienne ». Si les références théoriques et les modèles épistémologiques de Lacan sont nombreux et variés, évolutifs, parfois implicites, mais toujours précis et justifiés, qu’en est-il de ce qui fonde sa clinique — et de ce qu’il nous en a transmis ? La question suppose que l’on définisse a minima la clinique, et la clinique telle que la psychanalyse la façonne et s’y appuie. Ce qui ne va pas forcément de soi. Lacan lui-même, d’ailleurs, s’en expliqua à l’occasion, comme par exemple lorsqu’il présida l’ouverture de la section clinique du département de psychanalyse de Paris VIII [1]. Nous allons y revenir. Rappelons d’abord, pour notre gouverne, ce qui est généralement admis : que la clinique correspond à l’observation du malade à son chevet, ce qui met d’emblée l’accent sur la dimension de la singularité. Chaque patient, de fait, est unique, et la « saisie » clinique consiste autant à faire la part de cette singularité qu’à la prendre en compte. Mais pour quel usage ? Si tant est qu’on puisse à bon droit considérer qu’il existe une clinique proprement psychanalytique, c’est, à notre avis, sur ce plan qu’il faut repérer la pointe de sa spécificité : dans la fonction que la psychanalyse lui attribue. Dans la dialectique qui noue théorie et clinique, il est en effet fréquent que le rôle que l’une — la théorie — fait jouer à l’autre — la clinique — soit ou d’illustration (une « vignette » clinique, comme on dit, permet d’illustrer, sur le mode « un dessin vaut mieux qu’un long discours », ce que l’on vient de développer d’un point de vue conceptuel), ou de démonstration (on tente d’attester la pertinence du propos théorique par la « preuve » que fournit la clinique). Mais cet usage illustratif et surtout démonstratif de la clinique, aussi habituel soit-il, est particulièrement contestable. Si l’illustration, si l’exemple, permettent volontiers de « comprendre », on peut regretter que ce soit, d’une part, au prix d’un processus de réduction et grâce, d’autre part, à un escamotage des questions que continue à poser, à condition que l’on veuille bien y réfléchir encore un peu, l’élaboration conceptuelle1. Et la « démonstration », surtout, n’en est pas une : un exemple, ou plusieurs, aussi éclairants et parlants soient-ils, ne permettent en rien de fonder une loi, d’appeler par eux-mêmes à la généralisation. Tout au plus peuvent-ils attirer l’attention sur ce qui justifierait ce passage. Quel rôle, dans ce cas, affecter à la clinique ? Tout bonnement celui de mise à l’épreuve, de mise à la question. La théorie avance quelque chose ; si la clinique ne permet pas de le 1
C’est dans cette ligne qu’il faut entendre, à notre sens, ce conseil prodigué par Lacan à ses analystes d’élèves tout au long de son séminaire consacré aux Écrits techniques de Freud : gardez-vous de comprendre, de vouloir comprendre, et de comprendre trop, et trop vite. C’est là exactement le contraire de ce à quoi votre rôle d’analyste doit vous amener [2].
A. Abelhauser / L’évolution psychiatrique 69 (2004) 303–310
305
démontrer, elle peut par contre l’interroger, l’éprouver, ne serait-ce qu’en fournissant des cas contradictoires, qui donnent de nouvelles impulsions, de nouvelles directions, à l’élaboration conceptuelle. Dans la dialectique de la théorie et de la clinique, la première permet, en somme, d’affiner le regard porté sur la seconde, tandis que celle-ci pose en retour, et grâce à ce nouveau regard, de nouvelles questions à la première, qui vont amener..., etc. Cet « usage » de la clinique comme mise à l’épreuve est à ce point de tradition en psychanalyse — ne songeons qu’au titre même de cet article de Freud : Un cas de paranoïa en contradiction avec la théorie psychanalytique2 — qu’il en devient, nous semble-t-il, une caractéristique première, voire le trait même par lequel Lacan finit par la définir : la clinique, c’est ce qui met la théorie à la question, et lui donne ainsi sa validité — toujours provisoire. Ce qu’il formule, à sa manière parfois abrupte, dans l’Ouverture de la section clinique, ainsi : « La clinique psychanalytique doit consister non seulement à interroger l’analyse, mais à interroger les analystes, afin qu’ils rendent compte de ce que leur pratique a de hasardeux (...) ». Et de préciser : « (...) consiste (donc) à réinterroger tout ce que Freud a dit. C’est comme ça que je l’entends, et que dans mon bla-bla à moi, je le mets en pratique » [1]3. Tout ceci n’est bien évidemment pas sans conséquences, ne serait-ce que sur le plan qu’il est convenu d’appeler éthique. S’il est habituel, en effet, d’articuler pratique et éthique — en confondant le plus souvent d’ailleurs, au passage, éthique et morale —, ce devrait bien plutôt être, en fait, la clinique et l’éthique qu’il s’agirait avant tout de nouer. La raison en est claire : si c’est bien de cette double, voire triple, exigence que se soutient la clinique (rendre compte de la singularité du cas, d’une part, mettre à l’épreuve la théorie qui organise le regard porté sur ce cas, d’autre part, voire mettre à la question le processus même qui a permis la construction de ce regard), alors une telle exigence n’est qu’une autre façon de donner figure à ce que Lacan, précisément, définit comme éthique. Expliquons-nous un peu plus. L’éthique que Lacan, entre autres dans son séminaire de 1959–1960 [5], convoqua comme étant au principe même de la psychanalyse, en en faisant par exemple l’élément de distinction radicale d’avec quelque forme de psychothérapie que ce soit, est à penser en référence au désir. On connaît la fameuse formule : « l’éthique, cela consiste à ne pas céder sur son désir », à dessein ambiguë, qui est à entendre aussi bien comme refus de se laisser gouverner par son désir que comme volonté de chercher à le réaliser — alors même que l’on a reconnu qu’une telle réalisation confinait à l’impossible, qu’elle ne contribuait en rien au principe de plaisir et avait donc plutôt tout d’un devoir. L’éthique promue par Lacan correspond en somme à la position que prend un sujet face à l’impossible, face à l’insupportable, quand il les affronte malgré tout et assume ainsi sa condition subjective et mortelle. Elle se conjoint par là au destin — point de rencontre du
2
Freud S. (1915), Mitteilung eines der psychoanalytischen Theorie widersprechenden Falles von Paranoia. In: ([3], p. 233-246); en français : Communication d’un cas de paranoïa en contradiction avec la théorie psychanalytique. In : ([4], p. 209-218. 3 (p. 11 et 14), c’est moi qui souligne.
306
A. Abelhauser / L’évolution psychiatrique 69 (2004) 303–310
sujet avec ce qu’a d’intolérable sa vérité propre — et s’oppose à la dimension, collective et référée au Bien, de la morale4. Ce sont avant tout cet ancrage de l’éthique dans le champ du particulier et son véritable caractère de défi face à l’impossible, qui justifient son nouage avec la clinique, telle que nous venons de la situer : toutes deux partagent bien ces mêmes caractéristiques, ce qui amène d’ailleurs Lacan, toujours dans le texte d’Ouverture, à infléchir et radicaliser sa définition de la clinique en l’assimilant directement « au réel, en tant qu’il est impossible à supporter ». Résumons. Entre théorie et pratique, la clinique se définit en somme par l’exigence — éthique — dont elle relève : sauver le singulier, éprouver la théorie et réveiller la pratique — c’est-à-dire interdire à l’une de virer au dogme et à l’autre de verser à l’habitude. Est alors, dans cette mesure, clinique analytique celle qui se particularise simplement d’interroger théorie et pratique analytiques, au plus près de la parole de chaque analysant. Et « clinique lacanienne » ? Aux dires de Lacan lui-même, celle qui se spécifie tout bonnement d’interroger les positions de Freud — la raison des avancées comme des impasses de ce dernier. Ce pourquoi — c’est en tout cas comme cela que nous le comprenons — Lacan s’est toujours lui-même déclaré freudien, laissant à ses élèves le soin de se reconnaître, eux, s’ils le voulaient, lacaniens. Telle serait donc, non seulement la façon de définir le propre de la clinique lacanienne, mais aussi d’éclairer particulièrement le sens du « retour à Freud » de Jacques Lacan : y voir avant tout — avant que d’être épistémologique, en tout cas — un geste profondément clinique. Un geste profondément clinique qui passe, comme cela a été souvent décrit, par le repérage quasi systématique des difficultés rencontrées par Freud, des solutions auxquelles celui-ci eut recours, et des difficultés nouvelles auxquelles conduisaient ces solutions. Avec, de surcroît, la volonté affirmée de « faire simple » en pointant le cœur même de ces difficultés, en en relevant l’essence, et en façonnant, en regard, le concept qui en rende le mieux compte, voire le mathème qui les formalise au mieux. Avec, en somme, le souci de faire « jardin à la française » dans la luxuriance de ce paysage, comme le rappelle magistralement Jacques-Alain Miller dans l’article qu’il rédigea pour l’Encyclopaedia Universalis5. Voilà donc comment situer ce « retour à Freud » : comme relevant d’un enjeu proprement clinique, d’une part, comme ayant pour mission d’inscrire la poursuite de l’élaboration analytique dans le droit-fil de la pensée fondatrice, d’autre part, et comme ayant simultanément, enfin et malgré tout, pour fonction d’introduire avec cette pensée les ruptures que ce « geste clinique » ne pouvait manquer d’imposer. Ce dont je voudrais donner à présent, à titre d’illustration — ce qui s’avère, après ce que je viens d’exposer, une démarche bien peu clinique — trois exemples. Trois exemples à la fois bien et mal connus, mais dont le principal mérite tient en l’occurrence à ce que portant, l’un sur la question du déterminisme subjectif, l’autre sur celle de la fonction paternelle et de l’instance tierce responsable de la pacification subjective, le troisième sur celle de la
4 5
cf. : Abelhauser A. Morale, éthique et clinique. In : ([6], p. 301-314). Repris sous le titre « Encyclopédie » In : [7].
A. Abelhauser / L’évolution psychiatrique 69 (2004) 303–310
307
féminité comme énigme et exception, ils relèvent également tous de ce champ de l’éthique dont l’éclairage est indispensable, venons-nous d’assurer, à la conception lacanienne de la clinique. Freud, on le sait, parmi toutes les questions qu’il ne cessa de se poser, revint constamment sur certaines d’entre elles, qui prirent de ce fait un statut un peu particulier dans la théorie et l’histoire analytiques. La première de celles auxquelles j’entends ici revenir à mon tour a été souvent formulée, condensée, comme correspondant au « choix de la névrose ». Qu’est-ce donc qui amène tel ou tel sujet à « devenir » hystérique ou obsessionnel, voire pervers ? Qu’est-ce donc qui le pousse, au départ (!), à adopter ce recours, cette défense-ci, plutôt que cette autre-là, et à s’en trouver en retour proprement déterminé ? Qu’est-ce donc, en termes plus « modernes », qui conduit un sujet à se structurer sur tel ou tel mode, et de façon irréversible ? L’humour, certainement calculé, de Freud consista à qualifier de « choix » un tel processus, pourtant empreint d’une dimension de contrainte absolument féroce. Et à en faire l’une de ces « questions des origines » auxquelles on ne trouve jamais de véritable réponse, mais qui constitue à rebours un moteur de réflexion en tous points irremplaçable. Lui-même, en tout cas, n’y trouva pas de réponse décisive, ou longtemps décisive, bien qu’il se la reposât en maintes occasions. Et c’est Lacan qui, sans véritablement reprendre à son compte la question, mais tout en l’agitant, la déplaçant et la reposant de manière beaucoup plus globale (qu’est-ce qui détermine initialement le mode de structuration subjective ?) y donna, dans la parfaite continuité de la réflexion freudienne, et pourtant presque sans en avoir l’air, une réponse directe, bien qu’assez peu entendue comme telle. En proposant, dans son séminaire D’un Autre à l’autre6, de considérer la phobie comme une plaque tournante. En d’autres termes, en proposant de voir dans la phobie enfantine un temps essentiel, un temps logique, témoignant des enjeux de la structuration subjective — c’est-à-dire permettant au sujet de parachever son rapport à l’objet et au phallus, de constituer la castration en mode d’emploi du désir et de prendre du champ face au désir de la mère grâce à la fonction paternelle —, en la saisissant donc comme lieu d’aiguillage, « plaque tournante » orientant le sujet dans l’une des voies de la névrose ou de la perversion, Lacan en fit la réponse à la question freudienne du choix de la névrose. Qu’est-ce qui conduit un sujet à se constituer comme hystérique, obsessionnel, voire pervers — se demande Freud ? Ce qui se joue pour lui dans ce moment de crise, ce moment fécond, qu’il est coutume de repérer comme passage phobique — répond Lacan. Et d’étudier tant les péripéties et les avatars du processus lui-même que la manière dont Freud tenta d’en rendre compte avec le cas princeps du Petit Hans. Autre grande question freudienne, toujours dans le même registre : celle de l’origine de la loi, cette fois, de la loi en tant qu’elle spécifie l’humain, fonde un certain type de lien social et donne au désir référence et consistance. Freud, on le sait, la discuta souvent, entre autres dans ses textes considérés — bien à tort d’ailleurs — comme « anthropologiques ».
6
Lacan J. Le séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre. 1968–1969, non publié.
308
A. Abelhauser / L’évolution psychiatrique 69 (2004) 303–310
Dans Totem et tabou7, en particulier, il y propose une assez curieuse solution : pour qu’advienne une loi qui règle les relations des fils, interdise à l’avenir le meurtre du père et préside au « partage des femmes », il faut que ce meurtre du père soit comme tel admis et intégré, explique-t-il, c’est-à-dire qu’une place vide soit reconnue, le festin cannibalique et la mise en place du totem en étant à la fois les agents et les marques. Or une telle reconnaissance n’a, après tout, rien de « naturel » : le mythe de la horde primitive est précisément là pour montrer que tout se perpétue toujours, d’ordinaire, à l’identique. À un « Urvater » tué va normalement se substituer un autre, sans que rien ne change. Le « retour du même » est garanti, la mort est déniée et le désir de l’Un continue à avoir force de loi : on reste ainsi dans le registre de l’immortalité (au sens de nos académiciens, immortels puisque leurs fauteuils continuent toujours d’être occupés). Pour que cela change, pour qu’advienne la loi et la référence tierce, pour que soit reconnu le meurtre fondateur, il faut une condition, dit alors Freud, qu’il va chercher du côté de la culpabilité. C’est parce que les fils se sentent coupables, avance-t-il, qu’ils mettent en place un ordre qui fera que plus jamais pareille chose n’arrive, ne se reproduise. Et pourtant, admet-il simultanément, la culpabilité elle-même suppose une loi, un ordre, une référence, préalables. Si c’est du fait de la culpabilité que la loi est mise en place, c’est aussi, malgré tout, du fait d’une loi préexistante qu’un sentiment de culpabilité peut être éprouvé. En termes plus modernes, il faut une référence préalable au Symbolique pour que celui-ci puisse opérer. Pas plus que précédemment, Lacan, s’il repère volontiers l’impasse logique, ne se donne la peine de la discuter terme à terme, ou d’y trouver une issue. C’est qu’il y propose déjà réponse, d’une façon plus générale, en promouvant un concept, le seul, de son aveu même, « qu’il ait produit, s’il n’en avait effectivement construit qu’un seul » : celui d’objet a. Explicitons. L’impasse freudienne tient à une mise en dialectique duelle, celle des fils et de la loi — du sujet et de l’Autre, en termes lacaniens — pour saisir ce qui fonde la culpabilité. Que l’on admette que le sujet « ne peut advenir qu’au champ de l’Autre » — qu’il faut ce préalable de l’Autre pour qu’advienne le sujet —, et l’on se demandera forcément alors comment se constitue cet Autre, sinon comme sujet lui-même. Or c’est là la rupture de Lacan, son invention « clinique » : il brise cette dialectique duelle en y introduisant un troisième terme, en l’occurrence celui d’objet a — ce qui fait reste dans la construction de l’Autre, comme dans la construction du sujet8. Ce qui fait, autrement dit, que l’Autre et le sujet se constituent réciproquement, parce que manquant chacun — manque dont le concept d’objet a est, précisément, la formalisation. Dernière grande question freudienne, célèbre s’il en est, que j’évoquerai ici : Was will das Weib ? Que veut une femme ? Il est inutile de rappeler combien Freud se la posa, au point de décréter « continent noir » le désir féminin et d’en appeler à l’occasion, comme le démontre fort bien M.-C. Hamon [10], au témoignage et aux lumières de ses collègues analystes femmes. Que peut bien vouloir une femme, sachant que la saisie de ce qui va, pour elle, constituer l’objet de son désir est singulièrement compliquée par le fait que c’est la mère — soit le parent défini comme étant du même sexe, une fois reconnue la logique de la différence sexuelle et assumée la position que vient alors y occuper le sujet — qui 7 8
Freud S. (1912) Totem und Tabu in [8] ; traduction française [9]. Lacan J. Le séminaire, Livre X, L’angoisse. 1962-1963, non publié.
A. Abelhauser / L’évolution psychiatrique 69 (2004) 303–310
309
représente le premier objet d’amour ? Pourquoi — suivant les termes dans lesquels Marie-Christine Hamon reformule la question — « les femmes aiment-elles les hommes, et non pas plutôt leur mère », alors que tant la logique œdipienne que celle de la sexuation les poussent à rester fixées à cet objet d’amour premier ? Il est fort instructif de suivre les contorsions auxquelles se livre Freud pour trouver un modèle explicatif recevable au problème — et saisissant de noter l’ampleur de sa difficulté, voire de son échec. Dans lequel s’engouffre Lacan, bien sûr, mais en déplaçant à nouveau la question. Ce n’est plus tant le désir féminin dont il s’occupe de déplier l’énigme que la jouissance, la jouissance féminine, autre, la jouissance « d’au-delà du phallus », comme il dit. Et pour cause. C’est qu’au mystère du désir féminin, il répondit, là encore de façon plus globale, en le référant avant tout au désir du parlêtre, d’une part, et en en faisant, d’autre part, une vicissitude du non-rapport sexuel, de l’impossibilité logique à fonder un rapport des sexes. Mais, surtout, parce qu’il dégagea, entre autres conséquences de cette inexistence du rapport sexuel, une dissymétrie essentielle dans le statut qu’occupent réciproquement l’homme en regard de la femme, et la femme en regard de l’homme. Précisons. D’avoir fondé en logique l’inexistence du rapport sexuel l’amena à poser la femme comme symptôme de l’homme (ce qui se démontre d’ailleurs fort bien cliniquement), mais non l’inverse. Pour ce qu’il en est de l’homme pour une femme, il fut conduit à l’épingler comme « ravage » (« l’homme est un ravage pour la femme »), sachant que c’est précisément cette dimension du ravage qu’il avait relevée auparavant comme caractéristique des rapports mère–fille. On voit là, en somme, après le déplacement, et tout en maintenant une forme de continuité, la rupture : pourquoi les femmes aiment-elles les hommes et non pas plutôt leur mère — se demande Freud ? Mais si les femmes aiment les hommes, et en sont ravagées dès lors qu’elles aiment vraiment, c’est parce qu’elles les aiment au même titre qu’elles aiment, ou ont aimé, leur mère — répond Lacan. C’est parce qu’elles les aiment pour leur mère, en d’autres termes. Il n’y a pas là de saut, juste un échange ; pas de métaphore, juste une contiguïté ; pas de véritable question, plutôt quelque chose de trop évident pour ne pas se révéler aveuglant. Concluons. De Lacan à Freud : un « retour » sans cesse renouvelé, on l’a précisé et répété, on le sait. Et de Freud à Lacan ? Une stricte continuité ? Certes — sur nombre de plans, en tout cas. Mais aussi des réponses, des inventions et, finalement, des ruptures, tout aussi essentielles, on vient de le voir, puisqu’elles témoignent des enjeux de cette lecture de Freud à laquelle Lacan se dévoua : enjeux proprement cliniques, on l’a dit, si la fonction de la clinique est bien d’éprouver la consistance de la théorie. De l’œuvre de Freud, Lacan fait donc « lecture clinique », au sens où il s’emploie à en relever les impasses, les apories. Mais non pour en faire procès à Freud, on l’a vu, non pour les lui imputer ; tout au contraire pour donner à la clinique sa pleine fonction : maintenir en vie la théorie en réaffutant les concepts dont se sert cette dernière pour, respectueuse et circonspecte, pouvoir aborder sa partenaire comme il se doit — en toute humilité. Références [1]
Lacan J. Ouverture de la section clinique. Ornicar ? 1977;9:7–14.
310 [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10]
A. Abelhauser / L’évolution psychiatrique 69 (2004) 303–310 Lacan J. Le séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud. Paris: Seuil; 1975. Freud S. Gesammelte Werke, T X. Frankfurt am Main: Fischer Verlag; 1946. Freud S. Névrose, psychose, perversion. Paris: PUF; 1973. Lacan J. Le séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse. Paris: Seuil; 1986. Abelhauser A. Le sexe et le signifiant. Paris: Seuil; 2002. Miller JA. Encyclopédie. Ornicar ? 1981;24:35–44. Freud S. Gesammelte Werke, T IX. Frankfurt am Main: Fischer Verlag; 1946. Freud S. Totem et tabou. Paris: Payot; 1932. Hamon MC. Pourquoi les femmes aiment-elles les hommes ? Paris: Seuil; 1992.