Journal Européen des Urgences et de Réanimation (2018) 30, 155—160
Disponible en ligne sur
ScienceDirect www.sciencedirect.com
MISE AU POINT
Republication de : Situations critiques peropératoires chez le témoin de Jéhovah夽,夽夽 Reprint of: Critical situations in Jehovah witnesses Caroline Espina a, Claire Pailleret a,b, Marie-Pierre Bonnet a,∗,b a
Service d’anesthésie-réanimation chirurgicale, hôpital Cochin, hôpitaux universitaires Paris-Centre, Assistance publique—Hôpitaux de Paris (AP—HP), 27, rue du Faubourg, Saint-Jacques, 75014 Paris, France b Inserm U1153, équipe EPOPé, recherche en épidémiologie obstétricale périnatale et pédiatrique, centre de recherche épidémiologie et statistique, Sorbonne-Paris Cité, 75014 Paris, France Disponible sur Internet le 16 novembre 2018
MOTS CLÉS Témoin de Jéhovah ; Transfusion ; Hémorragie
Résumé Le médecin en charge d’un patient témoin de Jéhovah qui refuse la transfusion est pris entre deux injonctions contradictoires : le respect de la volonté du patient et l’assistance à personne en danger. La seconde emporte la décision sous réserve que la décision de transfusion soit adaptée et proportionnée à la situation hémorragique. Dans ce contexte le seuil transfusionnel est inférieur à celui habituellement recommandé puisqu’il correspond au risque vital. La volonté du patient doit être recueillie et le projet thérapeutique doit être clairement expliqué au patient, tracé dans le dossier et respecté. Les techniques d’autotransfusion et l’usage de certains produits dérivés du sang sont admis par certains témoins de Jéhovah sous couvert d’explications. © 2018 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es.
DOI de l’article original : https://doi.org/10.1016/j.pratan.2018.02.007. Cet article a fait l’objet d’une première publication dans Le Praticien en anesthésie réanimation. Nous remercions la rédaction en chef de la revue Le Praticien en anesthésie réanimation ainsi que les auteurs de nous avoir donné l’autorisation de le republier dans nos pages. Ne pas utiliser, pour la citation, la référence de l’article mais celle de sa première parution : Le Praticien en anesthésie réanimation 2018;22:77—82. DOI de l’article original : https://doi.org/10.1016/j.lpm.2018.02.001. 夽夽 Cet article appartient à la série « Médecine légale ». ∗ Auteur correspondant. Adresse e-mail :
[email protected] (M.-P. Bonnet). 夽
https://doi.org/10.1016/j.jeurea.2018.10.004 2211-4238/© 2018 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es.
156
C. Espina et al.
KEYWORDS Jehovah witness; Transfusion; Haemorrhage
Summary Physicians in charge of Jehovah witnesses who refuse blood transfusion are facing two contradictory injunctions: respect of the will of the patient on one hand and support to people in danger on the other hand. The later is the stronger provided transfusion is adapted and proportional to the haemorrhagic risk. In this setting, the transfusion threshold is lower than the one usually recommended because it corresponds to a life threatening risk. The will of the patient has to be considered and the planned treatment must be explained to the patient, clearly reported and respected. Some Jehovah witnesses accept autotransfusion and administration of certain blood products. © 2018 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
Introduction Les patients Témoins de Jéhovah ont pour particularité de refuser toute administration de sang. Ce refus a pour conséquence des difficultés d’ordre médical, éthique et légal, notamment dans le contexte d’une hémorragie aiguë périopératoire. Dans cette situation critique, le médecin anesthésiste—réanimateur en charge de ces patients doit faire face à deux principes, figurant dans le Code de santé publique (CSP) et qui entrent en contradiction : le respect de la volonté du patient (CSP Article L1111-4) et la nécessité fondamentale de porter assistance à toute personne en danger (CSP article R4127-9).
Position des Témoins de Jéhovah vis-à-vis de la transfusion Les Témoins de Jéhovah (TJ) constituent une communauté religieuse chrétienne fondée en 1870, qui regroupe actuellement environ 8,5 millions de personnes dans le monde, dont 150 000 en France (jw.org). Pour les Témoins de Jéhovah, la transfusion sanguine est contraire à la Bible, qui interdit de « consommer du sang » (Genèse 9 :3—4, Lévitique 17 : 10—16). Les Témoins de Jéhovah rejettent donc
Tableau 1
la transfusion de tous les composants primaires du sang : globules rouges, globules blancs, plaquettes et plasma. Aucun de ces composants ne doit leur être administré, au risque de compromettre définitivement leur âme. De plus, l’individu impénitent peut être ostracisé et excommunié de la communauté. Cependant, les progrès en médecine ont conduit à nuancer cette position : Selon la Watch Tower Society (WTS), association internationale de la communauté, l’utilisation de certaines produits dérivés du sang, considérés comme simplement véhiculés par le sang, peut faire l’objet d’une décision personnelle en conscience [1] (cf Tableau 1). Par exemple l’administration d’érythropoïétine, de facteurs de coagulation isolés, d’immunoglobulines, ou encore d’albumine, est parfois acceptée par des patients Témoins de Jéhovah, mais la décision doit être prise pour chaque produit et de manière individuelle. Par ailleurs certaines techniques d’autotransfusion (hémodilution normovolémique aiguë, technique de Cell Saver, utilisation de redons récupérateurs) sont parfois acceptées par les patients Témoins de Jéhovah, à condition que la continuité soit maintenue entre le patient et leur sang. Ainsi, la position des patients Témoins de Jéhovah visà-vis de l’administration de fractions sanguines varie d’un individu à l’autre. Il est donc indispensable de bien préciser, en particulier en consultation d’anesthésie, avec chaque
Attitude des Témoins de Jéhovah vis à vis des différents produits sanguins et dérivés du sang.
Refus formel
Administration laissée au libre choix du patient
Prédonation de sang autologue Sang total Concentrés globulaires Concentrés leucocytaires Plaquettes Plasma
Agents hématopoïétiques : érythropoïétine Fractions de plasma : albumine, fibrinogène, autres facteurs de coagulation isolés ou associés (PPSB), Immunoglobulines humaines Fractions de globules blancs : interférons, interleukines
Techniques laissées au libre arbitre du patient, mais très généralement acceptées en l’absence d’interruption du circuit entre le corps du patient et son propre sang Hémodilution normovolémique aiguë préopératoire Récupération sanguine per et postopératoire plasmaphérèse
Republication de : Situations critiques peropératoires chez le témoin de Jéhovah patient les moyens d’épargne sanguine qui peuvent être utilisés, au cas par cas. Les produits utilisables devront être colligés par écrit dans le dossier du patient et insérer dans la stratégie de prise en charge mise en place individuellement.
Prise en charge médicale en France des Témoins de Jéhovah : aspects éthiques et juridiques Voici des extraits des textes législatifs qui s ‘appliquent à la situation. Ces textes rappellent la nécessité du respect de la volonté du patient et de l’obtention de son consentement libre et éclairé pour réaliser des soins et actes médicaux, mais aussi le devoir de tout médecin de porter assistance à une personne en danger. Selon le Code de Santé Publique franc ¸ais, (Article L11114 modifié par la loi n◦ 2016-87 du 2 février 2016- art. 5), « Toute personne a le droit de refuser ou de ne pas recevoir un traitement. (. . .) Le médecin a l’obligation de respecter la volonté de la personne après l’avoir informée des conséquences de ses choix et de leur gravité. ». Un des principes fondamentaux en médecine est le respect de la volonté des patients. Ce principe est international et figure également dans le code de Nuremberg. « Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment. » Par ailleurs, « Lorsque la personne est hors d’état d’exprimer sa volonté, aucune intervention ou investigation ne peut être réalisée, sauf urgence ou impossibilité, sans que la personne de confiance prévue à l’article L1111.6 ou la famille, ou à défaut, un de ses proches ait été consulté. » Le nonrespect de la volonté du patient constitue donc un acte illicite. Cependant, cet acte peut se justifier si le pronostic vital du patient est en jeu et si le traitement administré contre l’avis du patient est indispensable à sa survie. En effet, « tout médecin qui se trouve en présence d’un malade ou d’un blessé en péril, ou informé qu’un malade ou un blessé est en péril, doit lui porter assistance ou s’assurer qu’il rec ¸oit les soins nécessaires » (article 4127-9 du CSP). De plus la non-assistance à personne en danger constitue une infraction au Code Pénal (article 223-6 du Code Pénal). En France, plusieurs jugements ont été rendus à la suite de plaintes de patients Témoins de Jéhovah ayant été transfusés contre leur gré. Le Conseil d’Etat, dans un arrêt du 26 octobre 2001 (CE n◦ 198546, séance du 12 octobre 2001, lecture du 26 octobre 2001) a pu préciser les conditions selon lesquelles un acte thérapeutique, en particulier une transfusion sanguine, pouvait être réalisé chez un patient malgré son refus : le pronostic vital du patient doit être en jeu, il n’existe aucune autre alternative thérapeutique possible à ce stade, les actes accomplis sont indispensables à la survie du patient, les actes sont proportionnés à l’état du patient. À ce jour en France, un seul médecin a été condamné pour avoir transfusé une femme contre son gré, car il a été jugé dans le cas précis de la patiente que cette transfusion n’était pas indispensable à sa survie (Tribunal administratif de Lille, ordonnance n◦ 02-3138 du 25 août 2002). Il faut noter que cette situation légale n’est pas applicable de manière universelle, et varie d’un pays à l’autre. En
157
1990, des médecins canadiens ont été condamnés pour avoir transfusé un patient Témoin de Jéhovah contre son gré, même si cette transfusion avait été jugée comme indispensable à sa survie (Malette vs Shulman Dom Law Rep. 1990 Mar 30 ;67 :321-39.).
En France, la loi considère donc que la transfusion sanguine d’un patient Témoin de Jéhovah ne sera pas condamnée si cette transfusion est indispensable à sa survie, que toute les autres thérapeutiques alternatives à la transfusion ne sont pas suffisantes à ce stade et que la transfusion est réalisée de manière proportionnée à la gravité du tableau. Par ce dernier aspect, on peut comprendre que l’objectif n’est pas d’atteindre un taux d’hémoglobine supérieur à 7 g/dL selon les recommandations franc ¸aises et internationales, mais un taux d’hémoglobine qui n’engage pas le pronostic vital, variable selon un patient à l’autre mais situé en général autour de 5 g/dL chez un patient indemne de comorbidités (Viele MK transfusion 1994, Spence RK Am Surg 1992). Ainsi, la justification ou non du recours à une transfusion sanguine chez un patient Témoin de Jéhovah doit-elle être examinée au cas par cas.
Principes de prise en charge du patient Témoins de Jéhovah avant une chirurgie à risque hémorragique ou présentant une hémorragie aiguë : une stratégie au cas par cas Il est important de souligner que nous présentons ici des propositions de prise en charge concernant les patients Témoins de Jéhovah qui rejettent la transfusion ; celles-ci ne s’appliquent pas aux patients qui acceptent la transfusion de produits sanguins labiles. Par ailleurs, du fait de la complexité de la prise en charge et des risques importants qui y sont associés, le patient doit être pris en charge dans une structure adaptée qui dispose de tous les moyens appropriés. Si ce n’est pas le cas, il s’agit de réorienter le patient vers ce type de structure. Plusieurs situations peuvent être distinguées.
Chirurgie programmée hémorragique chez un patient Témoin de Jéhovah Dans ce contexte, la prise en charge se décline en plusieurs étapes, avec des obligations importantes à chacune de ces étapes pour le médecin anesthésiste-réanimateur. En consultation d’anesthésie, il sera important d’identifier dans un premier temps le refus du patient à être transfusé et de le colliger sur son dossier. Il s’agira ensuite d’identifier une à une les procédures d’épargne sanguine qui sont acceptées par le patient ou non, afin de mettre en place une stratégie globale et multidisciplinaire en pré, pers et postopératoire, qui sera colligée par écrit dans le dossier du patient. Par ailleurs le médecin anesthésiste doit informer le
158 patient des risques qu’il encoure en refusant une transfusion indiquée, ainsi que des risques et bénéfices d’une transfusion réalisée en cas d’hémorragie avec mise en jeu du pronostic vital. Le médecin doit également expliquer au patient que les pratiques médicales actuelles suivent les progrès de la médecine et que son refus de la transfusion sanguine sera respecté, sauf en cas de mise en jeu de son pronostic vital. Si le patient est accompagné, il est important au cours de la consultation d’anesthésie de prévoir un temps de discussion seul à seul avec le patient afin d’éviter toute pression externe exercée sur le patient. Suite à la discussion avec le patient sur les pratiques acceptées ou non, la prise en charge de ce patient et la stratégie d’épargne sanguine sont décidées de manière collégiale spécifiquement pour ce patient et lui sont clairement expliquées. La totalité de la démarche et ses conclusions doivent être colligées dans le dossier médical. En obstétrique, l’hémorragie du postpartum constitue la première cause de mortalité et de morbidité maternelle dans le monde et en France. Plusieurs études ont rapporté un risque de mortalité maternelle par hémorragie très significativement supérieur chez les femmes enceintes Témoins de Jéhovah (44 à 65 fois supérieur) par rapport autres femmes [2,3]. La prise en charge des femmes enceintes Témoins de Jéhovah en prépartum est similaire à cette approche en préoperatoire d’intervention programmée à risque hémorragique. La consultation d’anesthésie aura les mêmes objectifs (information de la patiente, précision des procédures et produits acceptés ou non, mise en place d’une stratégie de prise en charge collégiale et multidisciplinaire, colligée par écrit dans le dossier médical). À l’issue de sa consultation, Le médecin anesthésiste peut également juger que la prise en charge n’est pas possible dans son institution et, en accord avec le chirurgien, adresser le patient vers une structure plus adaptée. De même, un médecin peut refuser de prendre en charge un patient Témoin de Jéhovah, à condition qu’il oriente celui-ci alors obligatoirement vers une autre équipe qui peut assurer sa prise en charge. Une stratégie d’épargne sanguine multidisciplinaire sera mise en place et favorisée chez ces patients refusant la transfusion. Elle est fondée sur 4 principes : minimiser les pertes sanguines, optimiser l’oxygénation, augmenter la synthèse d’hémoglobine et l’érythropoïèse, et corriger les anomalies de la coagulation. Ces objectifs peuvent être atteints par différentes mesures qui interviennent en pré, per et postopératoire. En préopératoire, les déficits en fer, en vitamine B12 et folates seront corrigés. En cas de carence martiale importante, le fer doit être administré par voie intraveineuse. L’administration d’érythropoïétine (EPO) en préoperatoire chez des patients Témoins de Jéhovah a été rapportée dans plusieurs cas cliniques [4,5]. Associée à une supplémentation martiale, elle entraîne une augmentation de la synthèse d’hémoglobine et de l’érythropoïèse. Cependant, l’utilisation de l’EPO dans cette indication est limitée par un dosage optimal encore mal documenté et par le coût élevé de cette molécule. Par ailleurs, un risque accru de thrombose est associé à son administration. Il s’agira enfin de vérifier que la formulation administrée ne contient pas d’albumine humaine si celle ci n’est pas acceptée par le
C. Espina et al. patient. L’utilisation d’EPO en prépartum a également été décrite chez la femme enceinte [6]. Le nombre de prélèvements sanguins préopératoires sera réduit au maximum. Chez les femmes, peut se poser la question de l’induction d’une aménorrhée pharmacologique préopératoire, suivant le contexte. La chirurgie doit également être adaptée à la situation. La voie d’abord la moins hémorragique sera privilégiée, ainsi qu’une prise en charge par un chirurgien expérimenté. En cas de chirurgie à risque hémorragique élevé, il peut être parfois décidé de programmer l’intervention en plusieurs temps, dans l’objectif de répartir les pertes sanguines. L’utilisation de garrot en chirurgie orthopédique périphérique peut être discutée également. En préopératoire immédiat, le recours à la technique d’hémodilution normovolémique aiguë a été également décrit chez les patients Témoins de Jéhovah qui l’acceptent. Elle consiste à prélever juste avant une intervention le sang du patient et à le remplacer de manière isovolémique par des solutés cristalloïdes ou colloïdes [7]. Le sang prélevé est ensuite transfusé en peropératoire. Une récente méta analyse regroupant les essais randomisés contrôlés réalisés en chirurgie cardiaque a rapporté une diminution significative des pertes sanguines de la transfusion et du nombre de concentrés globulaires allogéniques chez les patients ayant eu une hémodilution normovolémique par rapport au groupe contrôle [8]. En peropératoire, La technique d’autotransfusion peropératoire par récupération de sang épanché dans le champ opératoire (Cell saver) peut parfois être envisagée. Le sang du patient aspiré dans le champ opératoire est collecté, lavé et filtré, puis transfusé au patient. L’utilisation de cette technique est habituellement recommandée dans les chirurgies programmées à risque hémorragique modéré à élevé, et en particulier dans les contextes de difficultés transfusionnelles comme des allo-immunisations. Ces deux techniques sont parfois acceptées par le patient, mais sous réserve que la continuité entre sa circulation et le sang ne soit pas interrompue, ce qui peut être garanti par exemple, par la mise en place d’une tubulure supplémentaire. La prise en charge anesthésique doit également s’adapter au contexte. Pour optimiser au maximum l’oxygénation du patient, la ventilation hyperoxique (FiO2 à 100 % si hématocrite < 30 %) est favorisée. Une anesthésie et une curarisation profondes permettront de réduire la VO2 . Des techniques d’hypotension contrôlée ont été décrites chez des patients Témoins de Jéhovah, pour limiter le saignement peropératoire, mais elles doivent être réalisées avec prudence. Inversement en cas de saignement important, l’utilisation précoce de catécholamines peut être préconisée pour maintenir la pression artérielle et pour éviter une coagulopathie d’hémodilution en cas de remplissage massif par cristalloïdes et colloïdes. Pour prévenir ou corriger des anomalies de la coagulation, plusieurs mesures sont possibles. Tout d’abord, le maintien de la normothermie peropératoire par réchauffement actif du patient, des produits perfusés et de la température de la salle, est indispensable ici, l’hypothermie favorisant les troubles de la coagulation et augmentant significativement les pertes sanguines [9]. L’utilisation
Republication de : Situations critiques peropératoires chez le témoin de Jéhovah prophylactique et curative de l’acide tranexamique, molécule antifibrinolytique dont l’efficacité en termes de diminution des pertes sanguines et d’épargne transfusionnelle a été clairement démontrée dans divers domaines chirurgicaux, est quasiment systématique dans ce contexte [10]. Des cas cliniques anciens rapportent l’utilisation chez des Témoins de Jéhovah présentant une coagulopathie sévère de desmopressine, analogue synthétique de la vasopressine dont l’administration entraîne une augmentation du relargage de facteur Willebrandt endogène par les cellules endothéliales. En cas de coagulopathie avérée, des solutions alternatives à la transfusion de plasma doivent être favorisées tant que possible. Soulignons que l’efficacité de ces produits dans la prise en charge de situation hémorragique chez des patients Témoins de Jéhovah n’a été décrite dans la littérature que sous la forme de cas cliniques. Le niveau de preuve de ces traitements dans ce contexte est donc très faible. Des facteurs de coagulation recombinés peuvent parfois être utilisés suivant l’acceptation du patient. Il peut s’agir de facteur VII activé par exemple [11], de fibrinogène concentré ou de PPSB. Il faut garder à l’esprit que dans ce contexte ces produits, par ailleurs particulièrement coûteux, seront administrés hors AMM. Plusieurs mesures mises en place en préopératoire peuvent également s’appliquer en postopératoire. Les prélèvements sanguins seront limités à ceux qui semblent indispensables En cas d’anémie aiguë postopératoire, l’administration de fer intraveineux est recommandée, car l’absorption digestive du fer per os est diminuée dans le contexte d’inflammation postopératoire. L’administration de fer entraîne une augmentation de la synthèse de ferritine, quelles que soient les réserves en fer, et une diminution de concentration de transferrine. L’utilisation postopératoire de doses élevées d’EPO a également été décrite chez des patients Témoins de Jéhovah, mais ne saurait être recommandée systématiquement principalement du fait des effets adverses sévères possibles [12]. Si le patient l’accepte et que la chirurgie le permet, la possibilité d’utiliser des redons récupérateurs sera vérifiée également en consultation d’anesthésie. Cette technique permet de diminuer le volume de transfusion homologue de 20 à 87 %. L’efficacité varie en fonction du type de chirurgie et de l’importance des pertes sanguines. Des cas d’embolie gazeuse ont été rapportés avec cette technique, mais toujours associés à des écarts aux procédures d’utilisation recommandées. Que ce soit en per ou en postopératoire, lorsque le pronostic vital du patient est en jeu et que seule une transfusion permettra de le sauver, celle-ci devra être réalisée, selon le principe d’obligation d’assistance aux personnes en danger. La tolérance à l’anémie aiguë dépend des capacités physiologiques sous-jacentes. Chez le volontaires sains, une déglobulisation aiguë de 13 à 7 g/dL peut être tolérée sans conséquence sur le transport en oxygène [13]. Cependant, il a été démontré qu’un taux d’hémoglobine plasmatique inférieur à 5 g/dL était associé à un risque accru de mortalité [14]. Il faut souligner que cette prise en charge est particulièrement délicate, car seule la transfusion minimale efficace permettant d’éviter la mort et les complications les plus
159
sévères serait autorisée. Le taux d’hémoglobine devra être maintenu à des valeurs suffisantes pour qu’il n’y ait plus de menace vitale, mais qui peuvent s’accompagner toutefois de mauvaise tolérance et/ou de complications postopératoires. Cette prise en charge dévie ainsi de la prise en charge habituelle et à laquelle les médecins anesthésistes-réanimateurs sont formés.
Situations hémorragiques non programmées, urgence vitales immédiates Le refus du patient de recevoir des produits sanguins labiles peut modifier la prise en charge, même dans le contexte de l’urgence. En particulier, une technique chirurgicale radicale peut être plus rapidement indiquée du fait du refus transfusionnel. Par exemple, dans le contexte d’une hémorragie obstétricale sévère, le refus de transfusion peut avoir pour conséquence une indication précoce d’hystérectomie d’hémostase dans le but de contrôler le plus rapidement possible l’hémorragie [15]. Les autres mesures peropératoires d’épargne sanguine, demandant peu ou pas d’anticipation, et détaillées dans le paragraphe précèdent, peuvent s’appliquer. Enfin, comme dans le contexte de l’hémorragie aiguë en chirurgie programmée, si la transfusion de produits sanguins labiles s’avère le seul moyen de maintenir le patient en vie, elle sera réalisée par le médecin en charge du patient, dans les mêmes limites que précédemment cité. Une enquête réalisée auprès de 242 membres de la Société Européenne de Soins Intensifs (ESICM) rapportait des attitudes médicales très variables en fonction des pays vis-à-vis de la transfusion dans le contexte d’une patiente Témoin de Jéhovah présentant une hémorragie aiguë. Les réanimateurs franc ¸ais et italiens étaient plus enclins à transfuser le patient que les réanimateurs anglais, hollandais ou scandinaves [16]. Ces résultats soulignent la part de subjectivité importante qui entre en jeu dans la décision médicale de transfuser. En toutes circonstances, rappelons qu’il est indispensable de bien préciser et de justifier dans le dossier l’attitude thérapeutique choisie, ainsi que les informations délivrées au patient et/ou à la personne de confiance.
Conclusion La prise en charge du patient Témoin de Jéhovah constitue un défi en soit pour les médecins qui en ont la charge, et en particulier pour les anesthésistes-réanimateurs. Le principe est de respecter au maximum le souhait du patient, sauf si le pronostic vital du patient est engagé et qu’une transfusion sanguine est nécessaire à sa survie. Cependant, même si des principes peuvent être avancés, la prise en charge de ces patients ne peut être envisagée que de manière individualisée.
Déclaration de liens d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts.
160
C. Espina et al.
Références [1] Watch Tower, col 121, n◦ 12; 2000. p. 31. [2] Singla AK, Lapinski RH, Berkowitz RL, Saphier CJ. Are women who are Jehovah’s Witnesses at risk of maternal death? Am J Obstet Gynecol 2001;185(4):893—5. [3] Van Wolfswinkel ME, Zwart JJ, Schutte JM, Duvekot JJ, Pel M, Van Roosmalen J. Maternal mortality and serious maternal morbidity in Jehovah’s witnesses in the Netherlands. BJOG: Int J Obstet Gynaecol 2009;116(8):1103—8 [Discussion 8—10]. [4] Cothren C, Moore EE, Offner PJ, Haenel JB, Johnson JL. Blood substitute and erythropoietin therapy in a severely injured Jehovah’s witness. N Eng J Med 2002;346(14):1097—8. [5] Laupacis A, Fergusson D. Erythropoietin to minimize perioperative blood transfusion: a systematic review of randomized trials. The International Study of Perioperative Transfusion (ISPOT) Investigators. Transfus Med 1998;8(4): 309—17. [6] Belfort M, Kofford S, Varner M. Massive obstetric hemorrhage in a Jehovah’s Witness: intraoperative strategies and high-dose erythropoietin use. Am J Perinatol 2011;28(3): 207—10. [7] Crystal GJ, Salem MR. Hemodynamic compensation during acute normovolemic hemodilution. Anesthesiology 2004;100(4):1034 [Author reply-5]. [8] Barile L, Fominskiy E, Di Tomasso N, Alpizar Castro LE, Landoni G, De Luca M, et al. Acute normovolemic hemodilution reduces allogeneic red blood cell transfusion in cardiac surgery: a
[9]
[10]
[11]
[12]
[13]
[14]
[15] [16]
systematic review and meta-analysis of randomized trials. Anesth Analg 2017;124(3):743—52. Rajagopalan S, Mascha E, Na J, Sessler DI. The effects of mild perioperative hypothermia on blood loss and transfusion requirement. Anesthesiology 2008;108(1):71—7. Ker K, Edwards P, Perel P, Shakur H, Roberts I. Effect of tranexamic acid on surgical bleeding: systematic review and cumulative meta-analysis. Bmj 2012;344. Tanaka KA, Waly AA, Cooper WA, Levy JH. Treatment of excessive bleeding in Jehovah’s Witness patients after cardiac surgery with recombinant factor VIIa (NovoSeven). Anesthesiology 2003;98(6):1513—5. de Araujo Azi LM, Lopes FM, Garcia LV. Postoperative management of severe acute anemia in a Jehovah’s Witness. Transfusion 2014;54(4):1153—7. Hebert PC, Wells G, Tweeddale M, Martin C, Marshall J, Pham B, et al. Does transfusion practice affect mortality in critically ill patients? Transfusion requirements in Critical Care (TRICC) Investigators and the Canadian Critical Care Trials Group. Am J Respir Crit Care Med 1997;155(5):1618—23. Viele MK, Weiskopf RB. What can we learn about the need for transfusion from patients who refuse blood? The experience with Jehovah’s Witnesses. Transfusion 1994;34(5):396—401. Mason CL, Tran CK. Caring for the Jehovah’s Witness parturient. Anesth Analg 2015;121(6):1564—9. Vincent JL. Transfusion in the exsanguinating Jehovah’s Witness patient: the attitude of intensive-care doctors. Eur J Anaesthesiol 1991;8(4):297—300.