Résister à la tentation thérapeutique

Résister à la tentation thérapeutique

La France, comme la plupart des pays occidentaux, consacre plus de ia moitiE de ses credits de recherche fi la biologie et la mEdecine. Certains beaux...

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La France, comme la plupart des pays occidentaux, consacre plus de ia moitiE de ses credits de recherche fi la biologie et la mEdecine. Certains beaux esprits, qui n'appartiennent pas toujours fi la corporation, estiment que ce n'est que justice. Les mathEmatiques seraient entrees dans une phase d'inspiration ,, post-moderne ,, par les domaines d'application ; quant ~. la physique, elle aurait EpuisE son programme ou peu s'en faut, il ne lui resterait plus qu'fi parachever sa Grande Unification, pour les plus douEs, ou ~ calculer quelques dEcimales pour les plus laborieux. Seule la biologie, la ,~ mati~re molle ,,, poserait encore quelque Enigme profonde qui vaudrait la peine qu'on y consacre ses jours et ses nuits. Et puis, au bout de ces recherches, il y a toujours l'espoir d'une application th&apeutique qui viendrait sauver des vies humaines en Echange de la sienne. Finalement, le r&ve de la science du XX e si~cle n'aura pas EtE la maitrise de l'atome ni la conqu&e de l'espace autant que la victoire sur le cancer; victoire qui se fait d'ailleurs toujours attendre, sinon guerre perdue. Mais il y a danger fi laisser la tentation th&apeutique guider le d&eloppement de la biologie. • Peser

les risques

Tout d'abord parce que la biologie est une science empirique. Toute recherche donne toujours un rEsultat, qu'on s'y attendre ou qu'on ne s'y attende pas, elle donne toujours l'occasion de s'instruire. Ce n'est pas une science thEorique, les concepts y sont rares quand ils ne sont pas empruntEs fi la physique ou ~ la chimie voisines. ~ ce titre, ce n'est pas une science fondamentale. Et c'est bien pourquoi elle dEvore les credits. Toute expErience, que ce soit dans l'existence ou dans la science, a u n coot. La thEorie a prEcisEment EtE inventEe pour cela, pour ~pargner le coot de l'expErience, qui peut &re parfois m~me rEdhibitoire. Et c'est aussi parce qu'elle est empirique, que la biologie comporte des risques. On trouve, mais on ne salt pas pourquoi, on reconstruit ce qui a dO se passer, mais apr~s-coup seulement. Nous savons manipuler le vivant, mais nous ne comprenons pas ce que nous faisons. Et nous ne le comprenons pas parce que nous ne pouvons pas le comprendre en nous en tenant ~l la biologie qui n'est pas,

rEpEtons-le, une science thEorique ou une science fondamentale. Qu'on lui compare lYnergie atomique. MalgrE les stocks de bombes entreposEes dans des silos ou des engins maritimes et terrestres, aucune n'a explosE de maniare intempestive ; en dEpit de centaines de centrales nuclEaires en service depuis des dEcennies de par le monde, aucun accident technique n'a EtE deplorer. Bien entendu, je n'oublie pas Three Miles Island ni Tchernobyl, mais ce ne furent pas des accidents techniques : les explosions ont EtE provoquEes par des erreurs humaines, tout s'est passe comme si les op&ateurs avaient utilisE leurs centrales comme des bombes. Les physiciens ont parfaitement compris ce qui s'&ait passE, dans un cas comme dans l'autre, ils t'avaient prEvu et l'avaient interdit. Le probl~me ne vient pas de la physique, mais de ce que les militaires appellent ,, la chaine de commandement ,,. Parce qu'elle est thEorique, parce que c'est une science fondamentale, la physique connait son objet a priori, donc de mani~re apodictique, en d'autres termes de part en part. Des accidents sont toujours possibles, mais par negligence ou malveillance, pas par ignorance. C'est exactement le contraire de ce qui pent se produire dans une science empirique. Mais surtout, promouvoir ainsi la biologie sur le retrait des sciences fondamentales que sont les mathEmatiques et la physique, c'est se mEprendre tellement sur la revolution molEculaire qu'on est bien oblige de rappeler un peu d'histoire. • R(~sister pour progresser

Certes, la biologie est la nouvelle fronti~re scientifique. La troisi~me revolution qui a commence fi la mi-temps du si&cle se caractErise prEcisEment par la fusion de la physique et de la biologie, comme la premiere s'est caractErisEe par la fusion de la physique et des mathEmatiques - fusion que symbolise l'invention du calcul diff&entiel et integral -, et comme la deuxiSme s'est caractErisEe par la fusion de la physique et de la chimie fusion que symbolise l'interpr&ation du tableau pEriodique des ElEments en termes de mEcanique quantique. Or, dans chacun des cas, la fusion n'a EtE possible que dans la mesure off, successivement, la physique, la chimie puis la biologie ont, pour ainsi dire, ,, larguE les amarres ,, avec la mEdecine.

On le sait, la revolution mol&ulaire en biologie a eu lieu dans un endroit bien precis, dans une institution qui semble avoir EtE congue ~i cet effet, le California Institute of Technology on, en abrEgE, le Caltech. Le programme de constitution d'une ~ biologie mol&ulaire ,,, dont il invente le nom, a EtE lance par Thomas Morgan en refusant route liaison avec la mEdecine et en exigeant de ses &udiants, au contraire, qu'ils aient une solide formation en mathEmatiques et en physique. Ce n'&ait pas par gofit personnel (gEnEticien mendElien, il n'y entendait m~me pas grand chose, suffisamment peu pour recruter certains collaborateurs mEdiocres), mais parce qu'il ~tait convaincu que c'&ait la seule mani~re de faire des d&ouvertes fondamentales. La m~me conviction habitait Max Delbriick qui lui, en revanche, connaissait tr~s bien la physique, et m~me la physique la plus avancEe de son Epoque puisqu'il a commence par collaborer avec Bohr. Toujours la m~me conviction &ait partagEe par Linus Pauling, qui vint en Europe &udier avec Arnold Sommerfeld, Erwin Schr6dinger puis Niels Bohr, consacra ses premiers travaux fi expliquer les liaisons chimiques en termes de principes quantiques, avant de se tourner vers l'immunologie et de regrouper autour de lui et de George Beadle, apr~s la Seconde Guerre mondiale, une formidable Equipe pluridisciplinaire qui allait propulser la biologie mol&ulaire fi l'avant-garde des sciences de la vie. Tous ceux qui ont partagE son ,, magnifique plan ,, en &aient eux aussi convaincus, comme le raconte en detail Lily E. Kay dans The Molecular vision of

life. Caltech, the Rockefeller Foundation, and the rise of the new biology {11. Avec le d&ryptage annoncE du gEnome, nous nous retrouvons dans la mSme situation qu'au milieu du XIX e si~cle, avec le tableau pEriodique des ElEments. I1 reste encore fi construire une ,, mEcanique quantique ,, pour le comprendre. Or cette comprehension survient par surcro~t, cette ,~ m&anique quantique ,, est une construction de physique. I1 faut se garder de conclure, il reste tant de choses comprendre avant d'entreprendre. G6rard Jorland Ecole des hautes etudes en sciences sociales, Paris (1) Oxford University Press, New York, 1993.