Revue européenne de psychologie appliquée 55 (2005) 29–42 http://france.elsevier.com/direct/ERAP/
Article original
Résolution de problème individuel en situation collective : une dynamique complexe à l’épreuve de l’expérimentation A.-M. Toniolo Laboratoire de psychologie, groupe d’analyse psychométrique des conduites, université Nancy 2, 3, place Godefroy-de-Bouillon, 54015 Nancy cedex, France Reçu le 7 novembre 2003 ; accepté le 25 juin 2004
Résumé Nous rapportons les résultats d’un travail expérimental apparemment très ludique qui s’inscrit dans la problématique de la dynamique des groupes restreints. Ces résultats font valoir un processus de différenciation qui s’opère au sein d’un groupe, lorsque ses membres sont sollicités pour réaliser une performance individuelle. Les individus s’adaptent aux contraintes de la situation, à la fois à partir de leurs interactions et de la représentation qu’ils se font de cette situation. Le groupe se structure autour d’une répartition de rôles préalablement non établis qui garantit la résolution de son problème à chaque individu, et, par là même, le fonctionnement du groupe entier. Les paramètres de la situation évoquent les caractéristiques de certaines activités en situation de travail. Le fait que le groupe se structure selon une typologie significative est susceptible d’éclairer l’évolution d’environnements, où, dans des circonstances analogues, représentations et auto-organisation interagissent, et où l’individuel s’articule au collectif. © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract This paper reports the results of a seemingly ludic experimental study, which is part of the more general problem of the dynamics in small groups. This dynamics is based on a social differentiation process, which appears within a group, when its members are required to perform an individual task. The individuals adapt to the constraints and adjust their behaviours mutually, acting both on the interactions allowed by the contextual parameters and on their perception of the situation. The structure of the group is built around various roles and abilities, which are not predefined. The specialization, which occurs, enables each member to succeed in their problem-solving, and thus guarantees the functioning of the group and the system as a whole. The parameters of this experimental situation remind one of the characteristics of some work activities. Indeed these parameters aim at situations involving the optimization of performances and the planification of actions. Thus the structuring of the group around a significant typology could lead to a better understanding of the evolution of environments where under similar circumstances representational and self-organizational process interact and where the individual adapts to the collective. © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Résolution de problème ; Contraintes ; Individuel ; Collectif ; Émergence ; Représentation Keywords: Problem-solving; Constraints; Individual; Collective; Emergence; Representation
1. Introduction 1.1. Les contraintes d’une approche systémique L’approche des organisations sociales en termes systémiques (Katz et Kahn, 1978) explique l’intérêt grandissant, Adresse e-mail :
[email protected] (A.-M. Toniolo). 1162-9088/$ - see front matter © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.erap.2004.06.002
depuis une trentaine d’années, pour les phénomènes interactifs en général, et coopératifs en particulier. Ancré à l’origine en psychologie sociale et en sociologie (Cartwright et Zander, 1968 ; Granovetter, 1978 ; Hackman et Morris, 1975 ; Steiner, 1972), cet intérêt a évolué. Il est devenu le reflet de préoccupations pragmatiques essentiellement orientées vers la productivité des groupes observés, et la recherche des facteurs qui peuvent l’influencer (McGrath, 1984 ; Mitchelle et
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Silver, 1990 ; Saavedra, et al., 1993). En toile de fond de ces préoccupations se profile le monde du management, en recherche d’ajustements de plus en plus efficaces (Amherdt et al., 2002 ; Early et Northcraft, 1989). Plus récemment, et en ordre encore dispersé, cet intérêt gagne le champ de l’ergonomie (Benchekroum et WeilFassina, 2000 ; Pavard, 1994). Là (Dooley, 1997), comme ailleurs (Markovsky, 1996), il s’exprime essentiellement à travers des propositions théoriques ou des observations empiriques plus descriptives qu’explicatives (Smith et Comer, 1994). Peu de références font état de travaux expérimentaux qui cherchent à reproduire ces phénomènes pour en éclairer les mécanismes, sans doute parce que les conditions de laboratoire paraissent éloignées de la réalité du terrain, mais aussi parce qu’il est difficile d’opérationnaliser la dynamique des interactions en cause. Or, la compréhension des processus à l’œuvre dans ces phénomènes interactifs est capitale pour appréhender la trajectoire — envisager l’évolution — des systèmes complexes que sont les organisations sociales, particulièrement lorsque leur raison d’être est d’abriter les activités désignées par le vocable générique de travail. Les milieux professionnels insistent aujourd’hui sur l’urgence d’établir une bonne cartographie de ces processus. Aussi diverses soient-elles, opérations à accomplir, fonctions ou rôles à assumer, les tâches à exécuter nécessitent évaluation et contrôle, et se présentent, comme autant de problèmes à résoudre pour les individus auxquels elles s’adressent (Leplat et Hoc, 1983). Ces derniers doivent en assumer la résolution sous la pression d’un environnement défini par un jeu de contraintes qui limite leurs actions et par là même détermine le champ de l’activité. Ces contraintes prennent valeur de contexte (Brezillon, 1999 ; Leplat, 2000a), un contexte dont les interactions constitutives peuvent se décliner selon deux logiques antinomiques. La plus classique est celle qui associe une structure hiérarchisée à un mode séquentiel de fonctionnement. La maîtrise de l’activité est centralisée, les responsabilités sont ramifiées. En revanche, dans d’autres circonstances, l’activité est libre de tout contrôle centralisé. Elle s’exerce au sein d’un réseau dont les membres tous également concernés en assurent la régulation, comme par exemple dans les situations de conception distribuée. Dans ces situations, la conception relève d’un processus de décision qui rassemble autour du cahier de charges tous les acteurs d’un bureau d’études (Bossard, 1997). Les lois qui régissent cette configuration ne sont pas fondées sur la transmission linéaire de l’information et du savoir, mais sur la circularité de la communication. Les phénomènes interactifs sont, ici, d’ordre et de portée différents. 1.2. Une configuration complexe Au sein de certaines organisations ou à l’occasion de certaines activités, ces deux logiques se trouvent réunies. Leurs effets respectifs et leur modulation réciproque deviennent alors difficiles à percevoir et à intégrer dans une analyse globale qui cherche à éprouver la fiabilité des activités et la dis-
tribution des responsabilités au sein de l’organisation concernée. La question est alors de savoir comment faire pour y parvenir. La présente étude cherche à répondre à cette question. Elle vise à éclairer la complexité des cas où le sort de l’activité ne dépend ni exclusivement d’une hiérarchie, ni de la connectivité stricte d’un réseau, mais repose sur les individus en position d’interface entre l’organisation de laquelle ils relèvent et le groupe auquel ils sont attachés. Ces situations sont aujourd’hui de mieux en mieux identifiées, voire pour des besoins économiques délibérément recherchées (Midler, 1996). La subtilité dans de telles situations veut que les individus sollicités soient confrontés ensemble à un problème qui initialement leur est individuellement et non pas collectivement posé. Il n’y est question ni de distribution du travail, au sens classique d’une activité parcellisée entre plusieurs intervenants, ni de coopération, au sens d’une activité imposée à une équipe dont les membres ont à faire converger d’emblée leurs compétences respectives. Potentiellement équivalents, ils n’ont pas l’obligation de partager des ressources pour mener à bien le travail qui leur est assigné, ni de coordonner leur action ou de résoudre des conflits par arbitrage ou négociation. Par sa participation, chacun contribue à l’amélioration globale de la situation ou de la performance. De façon « décentralisée », chacun est susceptible de faire fructifier ses compétences, et par là même d’en faire bénéficier le système entier, sans forcément avoir conscience de l’existence d’un objectif commun. Néanmoins, la possibilité qu’ils ont de communiquer peut conduire ces individus à coopérer, alors que les critères de coopération ne sont pas préalablement établis. Ces critères (Axelrod, 1992, 1997) se mettent en place progressivement. Ils procèdent d’une dynamique interne aux groupes, et ne pourront être identifiés qu’à l’issue d’un certain temps. Qu’ils se mesurent à l’aune du bénéfice obtenu ou à celui de l’engagement dans une action commune au service d’un but identifié, ils définissent une forme d’organisation qui émerge des interactions. Ainsi, la coopération n’est pas toujours le fruit d’une intention de coopérer comme le signalait Mintzberg, (1979) et le rappelait Ferber, (1994). Dans certaines circonstances un comportement coopératif non délibéré peut surgir d’une collection d’individus rationnels dont chacun est confronté au choix binaire d’adopter des positions antinomiques, chaque individu étant considéré comme rationnel, dans la mesure où il est apte à peser le rapport coût / bénéfice de ses décisions. 1.3. Un prototype de fonctionnement Ces circonstances peuvent se rencontrer exceptionnellement. C’est le cas, lorsqu’un individu doit affronter en novice ou en expert des conditions qui risquent d’affecter sa vie, voire de menacer sa survie. C’est ce qui peut lui arriver, par exemple, dans les situations extrêmes telles que les décrit Rivolier (1992). Ces situations contribuent à créer des isolats sociaux dans lesquels « Certains participants peuvent avoir l’impression, à tort ou à raison, d’être les seuls à travailler pour l’inté-
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rêt commun. » (Rosnet, et al., 1998, p. 741). Cette notion de confinement renvoie à celle plus générale d’effet de contexte (Salazar, 1996), et, dans les petits groupes, à celle de rôles contextuellement spécifiés (Biddle, 1979). Aussi, en contraste avec les situations exceptionnelles ci-dessus citées, où le confinement distille ses effets de manière aiguë à travers un environnement hostile, il existe de nombreuses situations à l’occasion desquelles il agit de façon chronique, au sein de petits groupes dont l’activité plus « routinière » doit néanmoins obéir à de fortes contraintes. Ces situations dans lesquelles les individus sont contraints d’une part par l’organisation et d’autre part par un groupe, sans forcément l’obligation de partager directement et/ou en permanence leurs ressources, peuvent s’avérer beaucoup plus quotidiennes. Elles peuvent s’exprimer sur un fond d’interdépendance faible entre des acteurs soumis à des microenvironnements divers dont la pression ne risque d’affecter ici que leurs performances et leur bien être, sur un gradient à la fois quantitatif et qualitatif. Les contraintes que de telles situations imposent peuvent correspondre par exemple aux exigences de production au sein d’une entreprise, et seront alors formalisées dans les lignes d’un cahier des charges. Comme autant de contingences temporelles, techniques et financières elles pourront concerner les membres d’une équipe à laquelle est confiée la réalisation de tâches très concrètes, comme la fabrication d’objets au sein d’un atelier, ou plus abstraites, comme l’élaboration de projets par un bureau d’études. Ces situations peuvent également répondre à des activités professionnelles moins finalisées. On les rencontre par exemple dans des services organisés autour de secrétariats et dont le bon fonctionnement repose sur le savoir-faire, le dévouement et la bonne volonté de plusieurs employés recrutés sur la base de compétences égales ou similaires. De telles situations peuvent aussi se rencontrer hors de tout contexte strictement professionnel. Le cas peut se présenter en milieu scolaire au sein d’une classe, lorsque les élèves sont libres de communiquer, d’exprimer leurs lacunes et de faire valoir leurs connaissances au profit d’un travail qu’ils auront à rendre individuellement. Le constat est encore vrai dans la sphère intime du cercle familial, là où la répartition des tâches rejoint celle de rôles bien identifiés. Dans ce dernier cas de figure comme dans tous les précédents, la spécialisation des individus qui provient des habitudes rigidifie le système en finissant par interdire leur interchangeabilité. Elle risque ainsi de fragiliser ce système face à l’impromptu d’événements non prévus. Ces événements surprendront alors ceux qui partagent la certitude de contrôler la situation. 1.4. Une dynamique de changement C’est ainsi, par exemple, que le caractère drastique d’un cahier des charges ne doit pas faire illusion. L’inflexibilité apparente des stipulations consignées ne sont pas garantes d’un respect sans faille de ce qui est attendu. Mais, au-delà de leur impact proximal, ces effets inattendus peuvent signi-
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fier des répercussions bien plus conséquentes. Ils peuvent se décliner en termes de véritables changements, ceux qu’une organisation peut connaître indépendamment de facteurs techniques, et qu’une perspective longitudinale est impuissante à prédire à elle seule. Car ces changements reposent sur une dynamique temporelle également orchestrée par le caractère immédiat des interactions qui se développent au sein même de l’organisation, et ce, entre les plus petites de ses parties, là où intervient le facteur humain (Leplat et De Terssac, 1990). Ces remarques ciblent particulièrement les situations dans lesquelles il est impossible de spécifier par avance tous les savoirs nécessaires au fonctionnement souhaité. Les problèmes à résoudre sont alors moins des problèmes d’optimisation que de planification ou de prise de décision collective. En ce sens, il nous semble que la présente approche peut intéresser les études relatives aux besoins de planification d’environnements (Hoc, 1987) dans lesquels une situation peut s’avérer nouvelle, même pour des opérateurs expérimentés (Xia et al., 1997). Son contrôle peut leur échapper, non seulement du fait de perturbations extérieures, mais aussi sous l’effet de phénomènes émergents, absents des procédures prédéfinies, et de représentations qui ne sont pas toujours celles qui ont été prévues. Le contexte d’une telle situation n’est plus celui de l’extrême, mais celui de l’urgence. Ceci dit, dans un climat de telle déstabilisation, l’urgence peut parfois rejoindre l’extrême. C’est le cas lors d’évènements dramatiques, lorsque des individus se retrouvent isolés après avoir été confrontés à des catastrophes naturelles ou d’origine humaine. Ils devront trouver très vite les moyens de se réorganiser. C’est encore le cas dans des circonstances complètement différentes, à l’occasion d’intervention ciblée sur un terrain conflictuel. 1.5. Une tentative de formalisation expérimentale Nous avons tenté d’élucider la dynamique qui sous-tend les situations mentionnées en adoptant une démarche expérimentale. Après en avoir dégagé les paramètres critiques, nous les avons formalisés par des conditions expérimentales qui respectent par analogie les critères d’un confinement spatial, social et temporel tel qu’il peut caractériser la réalité des situations en cause. L’objectif est d’identifier les processus internes qui œuvrent dans les groupes constitués, et ce, au-delà des contingences extérieures qui peuvent s’exercer sur eux. Cet objectif porte autant sur la nature de ces processus que sur leur articulation, sachant que les individus concernés arrivent dans l’expérimentation avec leurs motivations, leurs représentations, des variables individuelles dont nous chercherons à savoir ce qu’elles deviennent dans le cadre collectif proposé. Ces conditions expérimentales apparaîtront fort éloignées du terrain organisationnel. Au-delà des critiques dont elles pourront être l’objet, il conviendra de ne pas perdre de vue que l’objectif est ici de repérer les mécanismes qui décrivent une « réalité » en train de se faire. Il s’agit de comprendre
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comment « les choses se passent » et non pas de rechercher les causes distales qui pourraient influencer leur évolution. C’est ce point de vue d’observation qui justifie le transfert analogique vers le terrain, et qui prétend sauvegarder une part au moins de la validité écologique suspectée d’être malmenée par le contexte expérimental — sachant toutefois que le transfert analogique ne doit pas cautionner une généralisation abusive des résultats. C’est encore le point de vue d’observation qui explique le glissement progressif d’un discours très expérimental au départ vers une formulation moins classique après la présentation des résultats. Précisons enfin que les conditions expérimentales en question ne portent aucune atteinte à l’intégrité physique et psychologique des sujets, s’avèrent assez motivantes pour susciter leur participation bénévole. Ces conditions produisent suffisamment d’interactions sur un temps assez long en faisant beaucoup interagir peu « d’interactants ». Elles permettent d’objectiver ces interactions et d’évaluer leurs effets, en les affranchissant du support verbal de leur manifestation. En effet, si l’on accorde un rôle primordial au langage dans la circulation de l’information lors de la mise en œuvre collective de savoirs et de savoirs-faire, la réalisation collective de certaines activités passe également par le canal non verbal de la communication (Corraze, 1980). Ce canal est porteur d’une dimension cognitive très active dans les échanges, et qui n’est pas strictement subordonnée au langage (Cosnier et Brossard, 1984). Les interactions ainsi libérées de leur dimension représentationnelle et subjective, deviennent accessibles à l’observation directe comme méthode d’investigation des comportements (Toniolo et Beltrame, 1998).
2. Méthode 2.1. Sujets L’expérimentation porte sur 17 groupes de six sujets, soit un effectif total de 102 participants. Ces groupes sont homogènes quant au sexe : neuf groupes sont constitués de sujets exclusivement féminins, huit de sujets exclusivement masculins. Il s’agit d’étudiants dont le niveau d’étude est similaire (Bac + 4). Lors du recrutement, le caractère non aversif de l’expérimentation est garanti, sa durée précisée, ainsi que sa spécificité sociale, de sorte à faire comprendre aux volontaires la mesure de leur engagement. La défaillance d’un seul d’entre eux invalidera la participation des autres. La constitution des groupes est laissée à l’initiative des participants. Cette décision suppose que les membres d’un groupe se choisissent par affinité, et donc qu’ils se connaissent. Néanmoins, cette modalité de recrutement n’invalidera pas les résultats.
bâtiment universitaire qui l’héberge). Dans cette salle de 50 m2, une enceinte de 20 m2 est matérialisée par des tables qui délimitent un périmètre à l’intérieur duquel les sujets devront évoluer (Fig. 1). Les tables sont des paillasses dont le poids empêche toute manipulation intempestive. Les 20 premières minutes de la séance sont consacrées à détailler la consigne. L’expérimentation est présentée comme un jeu dont on dévoile le but, les éléments et les règles. Le but est simple, puisqu’il s’agit d’accumuler des points. Les moyens pour y parvenir sont plus subtils. Pour se procurer les points, il faut se soumettre avec succès à une épreuve de psychomotricité. Cependant, les points obtenus ne sont que potentiels. Pour qu’ils soient définitivement acquis, il faut les valider. Dissociée de l’obtention, la validation se réalise sur un emplacement suffisamment éloigné du précédent, pour que le sujet qui se déplace puisse être intercepté. Le sujet provoqué ne peut se soustraire à cette interception qui prend valeur de défi. L’esquive lui est interdite. Le défi est médiatisé par un jeu de stratégie qui requiert des compétences cognitives. S’il sort vainqueur, le sujet défié conserve les points qu’il a dû mettre en jeu, et peut retourner les valider. S’il perd, les points reviennent à son adversaire. Ce dernier les récupère et peut les valider à son tour. Il est possible d’abandonner la partie : les points sont alors attribués à l’adversaire. 2.3. Aspects matériels La seule motivation sollicitée par la consigne est celle de satisfaire un challenge personnel auquel le sujet adhère. Il ne s’agit ni que le meilleur gagne, ni d’atteindre une quotité imposée, et ce, d’autant moins que la distribution des points n’est pas limitée. Autrement dit, aucun élément de compétition n’est ni explicitement, ni implicitement inscrit dans la consigne. A priori, le seul investissement dont les sujets peuvent anticiper les effets est celui à porter au crédit de leur patience, une patience d’emblée mise à l’épreuve. Pour en obtenir des points, il faut parcourir un fil métallique (1,20 m de longueur) avec un anneau lui aussi métallique (4 cm de diamètre), en évitant tout contact (Fig. 2). Une sonnerie a pour effet de signaler tout échec. Le silence prolongé signifie l’inverse : l’habileté en cours d’exécution d’un des membres du groupe. Le sujet bénéficie de deux tentatives successives. Si elles s’avèrent malheureuses, il doit s’écarter et céder sa
2.2. Aspects fonctionnels C’est après un parcours labyrinthique propice à favoriser un climat d’instabilité parmi le groupe, que les sujets accèdent à la salle d’expérimentation (du 6e étage au sous-sol du
Fig. 1. Configuration de la salle d’expérimentation.
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Fig. 2. Dispositif relatif à la distribution des points.
Fig. 4. Complexité croissante de la contrainte physique.
Fig. 3. Dispositif relatif à l’acquisition définitive des points.
place. Ainsi, ce poste de distribution est un lieu stratégique, parce que les points y sont distribués, et parce que c’est là que l’on observe, et que l’on est observé. Lorsqu’il est en possession de points, le sujet devient la cible potentielle de tous ceux qui n’en possèdent pas. Les points sont de petits croisillons très légers (2 g) délivrés en sachets de quarante unités par un expérimentateur qui contrôle le bon déroulement de l’épreuve, et chronomètre les durées d’exécution de la tâche. La validation s’effectue en introduisant, un à un, les croisillons dans la fente du couvercle d’une boîte plastifiée. Les dimensions de cette fente correspondent à celles d’un croisillon (Fig. 3). Les boîtes sont aux couleurs des brassards que portent les sujets et qui permettent de les identifier. Les parois des boîtes sont opaques pour éviter d’entrevoir leur contenu. Sauf à mémoriser tout au long de la séance leurs propres performances et celles de leurs partenaires, les sujets ne peuvent comptabiliser les points dont sont remplies chacune des boîtes. Il faut deux secondes pour introduire un croisillon, soit 80 secondes au total pour vider le contenu d’un sachet. L’opération exige une précision qui accapare le sujet suffisamment longtemps pour permettre à l’un de ses condisciples de l’interrompre par un signe convenu (une tape sur l’épaule) pendant qu’il exécute la tâche. Pour s’approprier les points mis en jeu, il faut être le premier à aligner quatre pions dans un jeu de « Puissance 4 », sachant que le plus fort score au lancement d’un dé détermine lequel des deux adversaires débute la partie. 2.4. Aspects dynamiques Lors de l’explication de la consigne, la seule subtilité consiste à rappeler aux sujets la durée totale de la séance, en les laissant découvrir la montée progressive de la contrainte. En effet, une séance est structurée en quatre séquences. Chacune d’elles inaugure un degré de difficulté supplémentaire.
La première correspond à une phase de familiarisation. Elle dure 15 minutes : le fil est rectiligne et l’épreuve est facile pour tous. Au cours des trois séquences suivantes, ce fil est remplacé par des fils aux configurations de plus en plus exigeantes en dextérité. Le choix des configurations résulte d’une évaluation qui a permis d’établir un indice de difficulté sur la base d’un nombre croissant de spires et d’une durée limitée pour les parcourir (Fig. 4). À l’occasion des changements de fil, le contenu des boîtes et des sachets en cours de validation est évalué (par pesée), les résultats n’étant pas communiqués aux participants. Ainsi, les sujets sont occupés pendant 1 heure 30 minutes, durée à laquelle il faut ajouter, outre l’explication de la consigne, à la fin de la séance, le comptage des points, l’explicitation la problématique, l’expression libre des sujets et leurs réponses à un questionnaire. 2.5. Démarche statistique Pour résoudre leur problème, les sujets disposent d’informations, de moyens et d’aptitudes équitables. Aucune allocation particulière de tâches ou de rôles n’est prévue. La seule incertitude concerne l’appréciation relative qu’ils ont de leurs propres capacités psychomotrices et stratégiques et de celles des autres. Seule la mise en situation permettra de lever cette incertitude. La question se pose alors de savoir comment cette inconnue va interférer sur la collection d’individus que constitue le groupe informel de départ. L’hypothèse d’une structuration du groupe est posée. Elle suggère qu’un phénomène dynamique conduise les individus vers un niveau d’organisation, et que ce niveau produira une configuration donnée du groupe alors constitué. De surcroît, le caractère exploratoire de cette hypothèse est intéressante à affiner relativement à la constitution sexuellement différenciée des groupes observés, et ce, d’autant plus qu’au delà des différences de performances (Wood, 1987), des phénomènes intra-groupes (Gemmil et Schaible, 1991), des problèmes de santé, la variable sexe est encore peu prise en compte dans les situations de travail surtout dans la compréhension des modes opératoires (Gonik et al., 1998 ; Messing, 1999).
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Tableau 1 Définition des variables Variables quantitatives 1. Score final 2. Nombre de points acquis au fil 3. Nombre de points acquis au jeu 4. Nombre de points perdus au jeu
Variables qualitatives 5. nombre total de périodes de possession 6. nombre de périodes de possession débutant au fil 7. % de ce nombre 8. nombre de périodes de possession débutant au jeu 9. % de ce nombre 10. nombre de périodes de possession terminées par échec au jeu 11. % de ce nombre 12. nombre de périodes de possession terminées par validation 13. % de ce nombre
Pour décrire le comportement des sujets, treize variables ont été sélectionnées (Tableau 1). La première correspond à l’évaluation brute de la performance des sujets (pesée des boîtes à l’issue de la séance). De V2 à V4, ces variables traduisent la modalité d’acquisition des points et son coût physique ou social. La cinquième (V5) rend compte de l’activité générale déployée par les sujets. Par là même, elle traduit leur interactivité, qu’ils l’initient ou la subissent. Les variables V6 et V8 renseignent sur l’orientation de cette activité, vers un mode préférentiel d’accès aux points. V10 et V12 décrivent son issue. V7, V9, V11 V13 témoignent de son efficacité. En termes de proportions, ces dernières visent à renforcer ou affiner la différenciation opérée par les relevés bruts auxquels chacune se réfère. Parce que l’objectif était d’éprouver l’hypothèse d’une différenciation en termes de profils, le traitement des données obéit à une logique systémique qui n’avait de sens que dans une considération globale des variables. Aussi, après un rapide descriptif de chacune des séquences, nous avons cherché à identifier des dimensions autour desquelles les conduites pouvaient s’y organiser. Pour ce faire, nous avons utilisé des analyses factorielles en composantes principales (Dunteman, 1989). La démarche a été guidée par le souci de retenir une solution qui exhibe une cohérence théorique au plan psychosocial en termes de différenciation fonctionnelle. Pour faciliter l’interprétation des composantes mises en évidence, les axes factoriels ont été soumis à une rotation orthogonale (Varimax) qui maximise leur part respective de variance expliquée tout en respectant leur indépendance. Pour cerner les éventuels profils adoptés par les sujets, des analyses typologiques ont été appliquées aux scores factoriels (méthode de Ward) (Everitt, 1977). L’analyse de la variance est le moyen de tester la validité de la partition, et d’assurer la cohérence des décisions. Elle permet d’estimer l’influence de la variable indépendante qualitative qu’est l’appartenance à un cluster sur la variable dépendante quantitative représentée par les scores factoriels sur lesquels s’est
faite la partition. Elle y parvient en comparant la moyenne d’un cluster défini par l’analyse typologique avec celle des individus qui le constituent réellement, en fonction de l’indice d’effet F et du coefficient g2 qui, multiplié par cent, exprime le pourcentage de variance expliquée par la variable indépendante. Ces analyses ont été appliquées à l’effectif total, puis aux groupes sexuellement différenciés pour chacune des séquences. Seules les analyses portant sur la dernière séquence font valoir des résultats statistiquement recevables.
3. Résultats 3.1. Structuration des groupes lors de la dernière séquence En préalable, une rapide analyse descriptive de trois variables (Tableau 2) fait valoir une chute du score lors de la deuxième séance (M = 29,55 ± 32,50. Cette chute traduit pour la première fois la difficulté de s’adapter aux spires qui viennent d’être introduites. La variabilité autour de ce score se resserre progressivement (M = 66,17 ± 50). Le nombre de périodes de possession devient maximal en fin de session (M = 4,47 ± 1,79). Il témoigne de l’implication de plus en plus forte des participants et de la dynamique croissante des interactions liée à l’augmentation de la contrainte et qui semble de plus en plus s’articuler autour du jeu (M = 59,39 ± 27,44) L’analyse des données montre que si tous les sujets ont enregistré des points à la fin de la séance, la façon de les obtenir diffère sur la base de trois facteurs. L’importance cumulée de ces facteurs épuise pratiquement toute la variance du système (93,7 %). Le premier facteur (F1) contribue pour 38 % à l’explication de cette variance. Le deuxième facteur (F2) le suit de près avec 32,3 %. L’apport du dernier facteur (F3) est moindre. Il reste néanmoins élevé avec 23,4 % de participation. Cette structure factorielle repose sur les valeurs reportées dans le Tableau 3.
Tableau 2 Analyse descriptive des principales variables Variables chronologie Séquence 1 Séquence 2 Séquence 3 Séquence 4
Score (V1) 41,53 ( ± 26,38) 29,55 ( ± 32,50) 61,53 ( ± 41,57) 66,17 ( ± 50)
Nombre de périodes de possession (V5) 2,15 ( ± 0,95) 2,07 ( ± 1,12) 3,73 ( ± 1,75) 4,47 ( ± 1,79)
% de périodes débutant au jeu (V9) 33,76 ( ± 37,18) 45,36 ( ± 42,34) 53,04 ( ± 35,52) 59,39 ( ± 27,44)
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Tableau 3 Saturations des facteurs dans l’espace défini par l’ensemble des sujets Variables
Communautés
1. Score final 2. Nombre de points acquis au fil 3. Nombre de points acquis au jeu 4. Nombre de points perdus au jeu 5. Nombre total de possessions 6. Possessions débutant au fil 7. % de ce nombre 8. Possessions débutant au jeu 9. % de ce nombre 10. Possessions finies au jeu 11. % de ce nombre 12. Possessions finies par validation 13. % de ce nombre
0,79 0,98 0,90 0,87 0,96 0,98 0,96 0,96 0,96 0,97 0,95 0,94 0,95
Le premier facteur est fortement « polarisé ». Sa partie positive se trouve essentiellement saturée par le nombre de points acquis au fil (V2), le nombre de périodes de possession qui débutent à ce fil (V6), et leur proportion (V7). Son pôle négatif est défini par le nombre de points acquis au jeu (V3), le nombre de périodes de possession débutant par un défi (V8), ainsi que par leur proportion (V9). Centré sur l’accès aux points, ce facteur traduit leur mode d’acquisition. Il montre que si les compétences manuelles ont été utilisées, l’alternative de les obtenir en contournant l’épreuve de psychomotricité, aussi. La faible saturation du score (V1) signifie que la qualité de la performance n’est pas liée au mode d’acquisition. Il est possible d’établir un bon score, soit à partir de ses ressources physiques, soit à partir de ses compétences stratégiques. La différence — elle est de taille —, est que la seconde modalité rend tributaire celui qui l’adopte des compétences manuelles de ses partenaires. Le deuxième facteur est également bipolaire. Sa polarité est cependant moins marquée. Son pôle positif est saturé avec le score obtenu (V1), le nombre de périodes de possession qui se terminent favorablement par la validation des points (V12), et leur proportion (V13). Dans sa partie négative, plusieurs saturations attestent, au contraire, de la propension à céder souvent des points (V4), étant donnée la proportion du nombre de périodes de possession conclues par une défaite au jeu (V11). Les saturations relatives aux modes d’acquisition sont ici négligeables (V2 ; V3). Ce facteur montre qu’une bonne
F1 0,17 0,89 –0,76 0,11 –0,10 0,89 0,98 –0,81 –0,98 0,06 –0,01 0,04 –0,00
Saturations F2 0,85 0,18 0,03 –0,45 0,40 0,19 0,04 0,20 –0,03 –0,49 –0,90 0,96 0,91
F3 0,20 0,39 0,57 0,81 0,89 0,39 0,50 0,85 0,15 0,03 0,03 0,36 0,36
performance dépend essentiellement de la faculté à conserver les points. Qu’ils soient la récompense d’efforts psychomoteurs ou de victoires au jeu, l’important est de ne pas les perdre. Le troisième facteur est strictement unipolaire. La saturation par le nombre total de périodes de possession signifie une grande activité (V5), peu liée à la performance, dans la mesure où la saturation assurée par celle-ci est faible (V1). Cette activité est centrée sur l’interception de points et leur remise en jeu répétée (V8). Elle traduit une forte interactivité qui reflète un acharnement à vouloir récupérer des points perdus, après qu’ils ont été obtenus au fil (V6 : 0,39) ou surtout momentanément gagnés au jeu (V7). Ces points ne constituent que des butins provisoires convoités avec opiniâtreté (V4). Ce facteur traduit un engagement dans les interactions, soutenu mais inopérant, peu rentable lorsqu’il est initié, et défavorable lorsqu’il est subi. Cette implication dans le jeu « consomme » du temps, un tribu lourd à payer pour un niveau de performance contraint par un délai limité. 3.2. Profils comportementaux L’analyse typologique permet de distinguer trois catégories d’individus. Cette typologie repose sur les valeurs des indicateurs consignés dans le Tableau 4. Ces valeurs permettent d’interpréter les profils adoptés par les sujets comme autant de stratégies pour répondre à la consigne. Avec 67 %
Tableau 4 Typologie sur la base des scores factoriels relative à l’ensemble des sujets Facteurs variance expliquée F1 Acquisition 38 % F2 Conservation 32,3 % F3 Interactivité 23,4 %
F(1, 98) 100,43
ANOVA p < 0,01
g2 0,67
Clusters
26,48
< 0,01
0,35
11,75
< 0,01
0,19
1 (n = 54) 2 (n = 23) 3 (n = 25) 1 (n = 54) 2 (n = 23) 3 (n =25) 1 (n = 54) 2 (n = 23) 3 (n = 25)
Centre de gravité des clusters Moyenne Écart-type –0,30 0,66 1,52 0,43 –0,68 0,48 –0,52 0,69 0,41 1,10 0,81 0,75 0,28 0,93 0,25 0,99 –0,71 0,63
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de variance expliquée, c’est sur les modalités d’acquisition (F1) que s’établit le mieux la partition [F(1 ; 98) = 100,43 ; g2 = 0,67 ; p <. 0,01]. Elle reste pertinente relativement aux deux autres facteurs : facteur conservation [F(1 ; 98) = 26,48 ; g2 = 0,35 ; p < 0,01], et facteur activité [F(1 ; 98) = 11,75 ; g2 = 0,19 ; p < 0,01]. Ainsi, environ la moitié des sujets, soit 54 individus (cluster 1) préfèrent obtenir leurs points en s’investissant dans le jeu, plutôt que d’essayer d’aller les chercher directement eux mêmes à la source (M = –0,30 ± 0,66). Pour ce faire, ils s’engagent dans des interactions (M = 0,28 ± 0,93) qui ne leur apportent qu’un succès pour le moins très modéré (M = – 0,52 ± 0,69). Ils dépensent de l’énergie à perte, dans la mesure où il leur est difficile de conserver durablement les points momentanément acquis. Relativement à la tâche qui leur incombe — obtenir individuellement le plus de points possibles, dans ce cadre collectif —, ces sujets se révèlent doublement inefficaces. Leur résultat médiocre n’est pas à la hauteur de leur investissement : il représente un coût social très élevé, et l’objectif individuel n’est pas atteint. D’un point de vue collectif, leur activité est également peu bénéfique. Car, en introduisant peu de points dans le circuit, ils participent peu au maintien du flux qui l’anime. En interceptant souvent leurs condisciples, ils contribuent à le ralentir. En revanche, 23 sujets (cluster 2) vont essentiellement s’approvisionner à la source (M = 1,52 ± 0,43). Ce sont les ravitailleurs des groupes. Perçus comme tels, ils suscitent la convoitise, et sont à l’origine d’interactions (M = 0,25 ± 0,99). Néanmoins, s’il leur arrive de céder le produit de leurs efforts, ils sont aussi capables de le conserver, soit parce qu’ils valident directement leurs points après les avoir gagnés au fil, soit parce qu’ils les récupèrent en sortant vainqueurs au jeu, lorsqu’ils sont provoqués (M = 0,41 ± 1,10). Dans le sens où les performances de ces sujets sont bonnes, l’objectif est atteint d’un point de vue individuel. Ici, le coût est surtout celui de l’application à surmonter l’épreuve de psychomotricité. Ces individus disposent d’un potentiel considérable d’autonomie. Pour résoudre leur problème, ils peuvent aussi bien compter sur leur habilité physique que sur leur compétence au jeu. En termes collectifs, cette qualité contribue à
conforter la performance globale du groupe. Elle présente néanmoins un revers. Dans la mesure où ils ne cèdent pas facilement leurs gains, leurs prouesses ne font pas l’affaire de leurs partenaires en mal de psychomotricité. Un troisième groupe de 25 sujets s’oppose au précédent. Il est constitué d’individus qui se tournent résolument vers le jeu pour constituer leur pactole (M = –0,68 ± 0,48). Très performants en stratégie, ils se sont spécialisés dans cette modalité d’acquisition (M = –0,71 ± 0,63). De surcroît, ils n’ont pas besoin de beaucoup interagir, dans la mesure où ils réussissent à conserver définitivement les points interceptés (M = 0,81 ± 0,75). Ils sont peu inquiétés par leurs condisciples. En termes individuels, ces individus se sont très bien adaptés à la situation en exploitant les talents manuels de leurs condisciples du premier groupe. Le revers de cette adaptation est qu’elle les place sous la dépendance de leurs collègues ravitailleurs. En termes collectifs, ils n’apportent rien à la performance globale du groupe. Ils contribuent à la ralentir, puisqu’ils introduisent l’étape de l’interception pour constituer leurs réserves. 3.3. Comportements dans les groupes différenciés Lorsque l’on considère les groupes exclusivement masculins, une structure factorielle analogue à la précédente se dégage en accentuant certains traits. Ainsi, l’ordre d’importance des facteurs est respecté, mais avec une participation plus forte pour le premier facteur (F1 : 41 % de variance expliquée). Il ressort du Tableau 5 que ce facteur est davantage pondéré par l’acquisition des points au fil (V2), que par celle au jeu (V3). La faculté de conserver les points, de les convertir en points définitifs (F2) joue un rôle différenciateur particulièrement important (32,5 % de variance expliquée), et ce, selon une bipolarité bien marquée. Un rythme de validation favorable (V12 ; V13), un score final honorable (V1 : 0,85) s’accommodent très mal de remises en jeu répétées (V10 ; V11). L’interactivité (F3) intervient en troisième position pour structurer l’ensemble (20,7 % de variance expliquée). La typologie se confond dans ses grandes lignes avec celle détectée dans l’effectif total (Tableau 6). Les trois quarts des
Tableau 5 Saturations des facteurs dans l’espace défini par l’effectif masculin Variables 1. Score final 2. Nombre de points acquis au fil 3. Nombre de points acquis au jeu 4. Nombre de points perdus au jeu 5. Nombre total de possessions 6. Possessions débutant au fil 7. % de ce nombre 8. Possessions débutant au jeu 9. % de ce nombre 10. Possessions finies au jeu 11. % de ce nombre 12. Possessions finies par validation 13. % de ce nombre
Communautés 0,85 0,98 0,91 0,90 0,96 0,98 0,96 0,96 0,96 0,98 0,98 0,94 0,90
F1 0,23 0,97 –0,68 0,14 0,23 0,96 0,98 –0,72 –0,99 0,09 –0,07 0,11 0,03
Saturations F2 0,82 0,04 –0,14 –0,74 0,12 0,06 0,06 0,05 –0,06 –0,78 –0,96 0,91 0,94
F3 0,36 0,21 0,65 0,58 0,94 0,22 –0,04 0,66 0,03 0,59 0,09 0,34 –0,11
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Tableau 6 Typologie sur la base des scores factoriels des sujets masculins Facteurs variance expliquée F1 Acquisition 41,1 % F2 Conservation 32,5 % F3 Interactivité 20,7 %
F(1,45) 50,10
ANOVA p < 0,01
g2 0,69
Clusters
18,61
< 0,01
0,45
4,45
< 0,2
0,16
1 (n = 25) 2 (n = 12) 3 (n = 11) 1 (n = 25) 2 (n = 12) 3 (n = 11) 1 (n = 25) 2 (n = 12) 3 (n = 11)
Moyenne –0,35 1,40 –0,72 –0,58 0,24 1,05 –0,39 1,40 –0,43
Centre de gravité des clusters Écart-type 0,54 0,68 0,48 0,54 1,10 0,72 0,97 0,79 0,99
Tableau 7 Saturations des facteurs dans l’espace défini par l’effectif féminin Variables 1. Score final 2. Nombre de points acquis au fil 3. Nombre de points acquis au jeu 4. Nombre de points perdus au jeu 5. Nombre total de possessions 6. Possessions débutant au fil 7. % de ce nombre 8. Possessions débutant au jeu 9. % de ce nombre 10. Possessions finies au jeu 11. % de ce nombre 12. Possessions finies par validation 13. % de ce nombre
Communautés 0,74 0,98 0,90 0,86 0,96 0,98 0,96 0,97 0,93 0,96 0,96 0,97 0,97
individus orientent leurs comportements vers le jeu (cluster 1 : M = -0,35 ± 0,54 ; cluster 3 : M = –0,72 ± 0,48). La moitié de l’effectif global (cluster 1) s’avère peu habile à valider des points (M = –0,58 ± 0,54) qui transitent au cours de nombreux échanges (M = 0,39 ± 0,97). Le cluster 3 est représenté par des non transporteurs très efficaces (M = –0,72 ± 0,48) qui valident leurs points gagnés au jeu ((M = 1,05 ± 0,72), en interagissant très peu (M = –0,43 ± 0,99). Leurs pourvoyeurs - à l’occasion de transactions peu nombreuses (M = –0,43 ± 0,99) - sont les sujets du deuxième groupe (cluster 2 : M = 1,40 ± 0,68), capables néanmoins de profiter de leurs propres talents en psychomotricité, puisqu’ils réussissent à conserver certains points (M = 0,24 ± 1,10). Lorsque l’on considère les groupes exclusivement féminins, on observe une configuration factorielle sensiblement différente (Tableau 6). Etant donnée la part de variance expliquée qui lui revient, le mode d’acquisition joue ici un rôle plus conséquent (F1 : 49 %). Autre divergence, c’est l’interactivité qui intervient comme deuxième ligne de force (F2 : 30,5 %). Elle caractérise davantage la dynamique de ces groupes féminins que la propriété de conserver ou pas les points gagnés (F3 : 20,5 %). Selon les données consignées dans le Tableau 7, cette interactivité repose sur une fréquence élevée
F1 0,11 0,81 –0,82 0,08 –0,01 0,81 0,97 –0,88 –0,97 0,01 0,02 –0,02 –0,02
Saturations F2 0,12 0,47 0,44 0,90 0,79 0,47 0,11 0,34 –0,11 0,96 0,55 0,02 –0,55
F3 0,85 0,33 0,14 –0,20 0,58 0,33 0,04 0,27 –0,04 –0,23 –0,81 0,96 0,81
d’alternances successives et malheureuses de récupérations et de remises en jeu des points (V10). Qu’ils proviennent de réussites au fil ( V6) ou de victoires au jeu (V8), les points sont souvent mis en jeu (V5), car beaucoup sont perdus (V4). Les indicateurs consignés dans le Tableau 8 font valoir une catégorisation qui met en exergue la classe d’individus (cluster 1) identifiés dans le cadre général comme s’approvisionnant exclusivement au fil (M = 1,28 ± 53), et qui, s’ils sont interceptés (M = 0,44 ± 1,28), savent très bien se défendre (M = 1,03 ± 0,53). Ils sont moins nombreux que dans les groupes masculins (20,3 %). Le comportement décidé de ces individus contraste avec celui de la deuxième catégorie (cluster 2 : 53, 7 %). On y retrouve les individus qui préfèrent obtenir les points au jeu (M = –0,15 ± 0,92). Au vu de la faible valeur absolue de cette moyenne, il leur arrive également d’aller en puiser au fil. Leur tendance principale les contraint à l’interactivité (M = 33 ± 0,74), pour des résultats qui restent cependant médiocres (–0,59 ± 0,68). La dernière classe (cluster 3 : 26 %) est constituée par les sujets qui se distinguent par une concentration sur le jeu (M = –0,63 ± 0,48), une très faible interactivité (M = –0,84 ± 0,53), dans la mesure où, non seulement ils sont très efficaces dans ce mode d’approvisionnement, mais ils sont également peu dérangés par leurs condisciples après avoir gagné (M = 0,59 ± 0,68).
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Tableau 8 Typologie sur la base des scores factoriels des sujets féminins Facteurs variance expliquée F1 Acquisition 49 % F2 Interactivité 30,5 % F3 Conservation 20,5 %
F(1,50) 19,28
ANOVA p < 0,01
g2 0,44
Clusters
11
< 0,01
0,31
25,60
< 0,01
0,51
4. Discussion – Conclusion 4.1. Une articulation de compétences Relativement à la consigne qui recommande à chacun d’acquérir des points dans le temps imparti, on observe que tous les sujets y sont parvenus. Tous ont trouvé un moyen de résoudre le problème auquel ils se sont trouvés confrontés. On constate que cette adaptation des uns et des autres repose essentiellement sur l’activité d’une partie d’entre eux, ceux qui franchissent l’obstacle psychomoteur et fournissent matière à jouer au reste du groupe. Sous cette condition, environ la moitié des individus s’est très bien adaptée à la situation en adoptant des comportements radicalement opposés. Pour constituer leur pécule, les uns exploitent plutôt — voire exclusivement — leurs compétences cognitives, les autres plutôt leur habileté motrice. Étant données leurs potentialités, ces derniers sont les mieux armés pour répondre aux contraintes de la situation. Ils jouissent d’une « double » compétence qui les prémunit d’une médiocre performance. Ils peuvent aller chercher les points dont ils ont besoin. Ils sont aussi capables de les récupérer s’il leur arrive d’être interceptés. En revanche, l’autre moitié des individus semble subir la situation en adoptant des stratégies opportunistes qui oscillent entre les deux façons de réaliser l’activité. Lorsque l’observation tient compte de la diversité sexuelle, le phénomène est épuré et laisse entrevoir une différence dans l’organisation des conduites. Si, quel que soit leur sexe, les individus se différencient avant tout, sur la base du mode d’accès aux points, les groupes masculins se structurent secondairement autour de la faculté à conserver les points acquis. En revanche, c’est une forme d’hyperactivité qui catalyse la structuration des groupes féminins. La différenciation se fait dans le sens d’une plus grande implication autour du jeu, et ce, par de l’agitation peu productive de plus de la moitié des sujets. Signalons que dans ces groupes, le nombre de ravitailleurs est plus réduit, alors que tous les sujets sont aussi habiles a priori que leurs collègues masculins en psychomotricité. Précisons enfin, que ces ravitailleurs, s’ils sont moins nombreux, sont particulièrement efficaces dans la mesure où leur score moyen n’est pas significativement différent de ce qu’il est dans les groupes masculins. Dans l’état actuel des don-
1 (n = 11) 2 (n = 29) 3 (n = 14) 1 (n = 11) 2 (n = 29) 3 (n = 14) 1 (n = 11) 2 (n = 29) 3 (n = 14)
Moyenne 1,28 –0,15 –0,63 0,44 0,33 –0,84 1,03 –0,59 0,59
Centre de gravité des clusters Écart-type 0,53 0,92 0,48 1,28 0,74 0,53 0,53 0,77 0,68
nées, il est prématuré d’interpréter ces différences comportementales. Cette piste différentielle aura l’occasion d’être davantage explorée et précisée lors d’une prochaine phase d’expérimentation dont l’autre objectif sera d’éprouver la stabilité temporelle de la différenciation. 4.2. Un phénomène supra-individuel Qu’ils soient bien dessinés ou fluctuants, les profils qui émergent des interactions apparaissent comme autant d’états stables vers lesquels convergeant puis se cristallisent les comportements. Leurs ajustements se soldent par une répartition des rôles dont certains relèvent d’une véritable spécialisation. Cette spécialisation signifie que des connaissances sont capitalisées autour d’une compétence qui évolue vers l’expertise. Signalons que dans tous les groupes des couples préférentiels se sont constitués, associant un spécialiste au jeu et son ravitailleur privilégié. Ces « couples » ne résultent pas des affinités préexistantes à l’expérimentation. Les velléités d’altruisme, du fait des relations amicales entre les membres d’un groupe, et qui n’ont pu être évitées lors du recrutement, n’ont pas influencé ces appariements. En particulier du fait de l’interdépendance des trois rôles, la différenciation comportementale ne relève pas non plus d’un phénomène de leadership, et ce, quelques soient les acceptions du terme (Ketrow, 1991), pas plus qu’elle ne s’inscrit dans une dialectique « maître–esclave ». Ainsi, génératrices à la fois de forme et de fonctionnement, les interactions produisent une configuration « groupale », selon une dynamique supra-individuelle qui n’est pas uniquement le fruit des intentions des sujets (Hinde, 1976). C’est ce que semblent confirmer les informations qui suivent. Chaque séance s’est poursuivie par un temps de « décompression » à l’occasion duquel il était demandé aux sujets de commenter leurs attitudes et de répondre à un questionnaire. Ce dernier visait à cerner la représentation globale qu’un participant pouvait avoir eue de son groupe en cours de structuration et du rôle qu’il avait pu y jouer. Il était suggéré aux sujets de classer leurs partenaires en fonction de l’estimation de la performance finale de chacun d’eux. Il leur était demandé de déterminer lesquels avaient été selon eux les plus adroits au fil et au jeu, et de se prononcer sur leurs propres compétences. D’autres questions visaient à cerner leur envie de res-
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ter dans le jeu ou la tentation de la quitter. D’autres encore cherchaient à circonscrire l’émotivité mobilisée à travers des manifestations de tension physiologique et psychologique. Les réponses comme les commentaires spontanés vont dans le sens des résultats précédents. Ils indiquent que tous les sujets ont tenté, au début, de suivre les comportements de tous les autres. Certains d’entre eux reconnaissent avoir voulu planifier leurs actions en se mesurant systématiquement à chacun de leurs partenaires, et ce, en vue de définir une tactique qu’ils pensaient pouvoir contrôler ultérieurement. Cependant, ces projets ont échoué. Face à la complexité de la situation, et faute de « recul nécessaire », les sujets reconnaissent avoir très vite abandonné cette idée. Ils déclarent avoir perdu la vision globale des interactions qui se développaient, pour ne percevoir que celles dyadiques, locales, dans lesquelles ils étaient, coup par coup, eux-mêmes engagés. 4.3. Une double régulation Tous les sujets, même les partenaires ayant envisagé un soutien réciproque, déclarent avoir également vécu une compétition tenace. En fait, les sujets ont fait de cette expérimentation une affaire de rivalité, modifiant ainsi la portée de la consigne initiale. Celle ci suggérait un challenge individuel qui stipulait de surmonter une difficulté pour obtenir des points. Ce challenge s’est mué de façon collectivement inconsciente en une épreuve concurrentielle. La nature du besoin s’est modifiée. Il n’a plus été question d’obtenir simplement des points, mais d’en accumuler le plus possible, si possible plus que les autres. La motivation est devenue celle de gagner, avec son corollaire, la crainte de perdre. La notion de jeu individuel avancée lors de la présentation de l’expérimentation a fini par prendre la signification d’un jeu collectif. Cet « esprit » de compétition a certainement contribué au fait que, malgré la simplicité de la situation, son enjeu pour le moins ludique, tous les sujets ont été captivés tout au long de la séance, sans jamais éprouver l’envie d’abandonner la partie. Tous avouent avoir ressenti une très forte tension extériorisée chez certains par des manifestations physiologiques (chaleur, moiteur des mains, rougeurs au visage et au cou). Cette dimension compétitive de la motivation reflète la part représentationnelle la plus active qui revient aux sujets dans le phénomène observé. Elle est le fruit de la représentation qu’ils se sont fait de la situation. Cette dimension les a piégés. Elle a conditionné leurs comportements. Bien qu’elle ait été contrariée par la dynamique interactive, comme cette dernière, cette dimension compétitive participe à la régulation intrinsèque du système. Même si, très vite, elle n’a plus pour écho la volonté délibérée de superviser des effets attendus, elle continue d’agir tout au long de la séance comme processus d’évaluation et de contrôle. Ainsi, accomplissement et/ou compétition, contrôle de soi et/ou contrôle social, mais aussi motivation et/ou émotivité se combinent sous l’effet d’une régulation à deux facettes, pilotée d’une part par un processus d’ordre représentation-
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nel, et d’autre part par un processus de type autoorganisationnel, libre de toutes représentations, et qui se développe dans l’action. Ces deux processus ont agi de concert, comme ferments de la structuration. 4.4. Une dynamique générique Pour un individu donné, le mode d’acquisition des points dépend au départ de ses aptitudes. Par la suite, les actions et réactions de ses condisciples à son égard viendront renforcer positivement ou négativement son comportement initial. Ces renforcements jouent un rôle d’amplificateur de sa réponse. S’il s’engage par exemple dans un défi, et qu’il en remporte l’issue, il se verra conforter dans cette conduite, et il aura tendance à la reproduire. Plus il gagnera de défis, plus sa confiance en lui grandira relativement à cette modalité d’intervention, plus il prendra d’initiatives dans le même sens. En revanche, si ses tentatives sont malheureuses, il hésitera à défier ses partenaires, et finira par se résigner. Il ne lui restera plus qu’à prendre son mal en patience en s’appliquant dans l’épreuve de psychomotricité. On peut considérer qu’une telle dynamique participe à l’émergence de la différenciation comportementale, et consécutivement à la spécialisation de certains individus. Cette interprétation suggère que la situation comporte des indices permettant de diagnostiquer les effets d’une coopération. La structuration des groupes peut en effet paraître comme un gain pour les individus, dans la mesure où elle permet de dépasser les limites individuelles. Elle constitue également un avantage pour le groupe et le système entier qui voient l’activité générale galvanisée, ici, par le jeu des interactions. Ce versant auto-organisationnel évoque une théorie de l’engagement d’obédience éthologique proposée sous le nom de « stigmergie » (Grassé, 1959 ; Théraulaz et Gervet, 1992). La « stigmergie » est décrite comme un phénomène entraînant un individu à poursuivre dans une voie, au regard de son propre engagement renforcé par celui des autres, selon une succession de stimuli-réponses qui s’enchaînent dans l’espace et dans le temps, et qui différent soit quantitativement (Deneubourg, 1977), soit qualitativement (Théraulaz et Bonabeau, 1997). Les références à l’éthologie ne s’arrêtent pas là. Si, en matière d’autoorganisation, les observations les plus abouties concernent des espèces dont l’intelligence collective est distribuée entre des agents dénués de cognition (Deneubourg et Goss, 1989 ; Theraulaz et Spitz, 1997), d’autres travaux ont permis d’envisager l’existence de tels processus chez des espèces phylogénétiquement plus évoluées (Chase, 1994). Les comportements manifestés à l’occasion d’activités collectives requièrent alors, pour les comprendre, de concilier émergence et cognition (Hemelrijk, 2002). C’est particulièrement vrai, en ce qui concerne les rongeurs de laboratoire. Lorsqu’en petits groupes, ils sont placés en situation d’appuyer sur un levier pour actionner un distributeur de nourriture, certains rats qualifiés de « travailleurs » activent le levier, alors que leurs congénères, déclarés « non travailleurs », s’occupent à consommer la nourriture ainsi délivrée (Mowrer,
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1940). D’autres auteurs désignent ce phénomène de spécialisation sous le nom de « parasitisme social » (Anthouard, 1971 ; Masur et Struffaldi, 1974 ; Soczka et al., 1974), ou encore de « division du travail » (Oldfield-Box, 1967). Dans un autre dispositif permettant l’obtention d’un supplément appétitif de nourriture par une plongée au fond d’un aquarium, seuls quelques individus s’exécutent et approvisionnent leurs congénères (Galef, 1980). Une telle organisation apparaît quels que soient l’âge, le sexe ou l’origine des animaux (issus ou non de la même portée). Dans une dernière situation, une différenciation analogue à celle décrite dans la présente étude concerne des groupes de six rats qui doivent plonger dans un aquarium rempli d’eau pour se nourrir (Toniolo et al., 1997). Alors qu’ils disposent potentiellement tous des mêmes capacités au regard de la contrainte aquatique, seuls certains finissent par se jeter à l’eau, alors que d’autres n’y plongent jamais. Parmi les rats qui rapportent la nourriture, certains la conservent. Les autres, avant de se nourrir eux-mêmes, ravitaillent ceux qui ne se mouillent pas. Des couples préférentiels se forment et l’ajustement des comportements permet à tous de survivre. Stable dans le temps, la différenciation est le produit de la cognition spatiale et sociale dont sont doués les rats et d’un facteur supra-individuel : lorsque des rats préalablement différenciés sont regroupés par catégories, ils se redifférencient. Elle met en cause la conception de l’organisation sociale en termes de dominance communément admise dans l’espèce considérée. C’est une combinaison de rôles interdépendants qui ménage la performance du groupe entier et le bien être particulier de chacun de ses membres. 4.5. Des perspectives pragmatiques Les dernières observations évoquées et celles que nous avons rapportées semblent montrer que les mêmes processus sont enclins à produire des effets analogues — chez l’animal et chez l’homme — mettant par là même l’accent sur leur caractère générique (Toniolo et Fierville, 1996 ; Toniolo et Hennemann, 2001). Les conditions sont réunies pour provoquer l’irruption d’un processus d’auto-organisation dans un jeu de représentations prédéterminées. Bien que ce constat soit d’origine expérimentale, son écho retentit sur le questionnement initial formulé dans l’introduction. Rappelons que ce questionnement relatif à des situations « réelles » de confinement porte sur la difficulté d’appréhender la complexité d’organisations sociales où l’individuel s’articule de façon particulière au collectif, et sur les moyens d’y remédier. Les conditions que nous avions particulièrement pointées et que notre situation expérimentale veut illustrer résultent de trois forces qui convergeant simultanément pour exercer leurs effets : les contraintes relatives aux conditions générales, la maîtrise individuelle au niveau des compétences et des représentations, et la microdynamique émanant du cadre collectif. C’est la simultanéité de ces effets qui institue la complexité de ces situations. C’est elle qui rend l’information difficile à saisir, à la fois pour les participants et pour
l’observateur. Or, cette information est capitale, dans la mesure où elle traduit la réduction d’incertitude nécessaire au système pour tendre vers un degré d’organisation dont il ne jouit pas au départ. Il est indispensable à l’observateur d’y accéder pour formaliser l’évolution du système de façon quantitative et pour finir par l’apprécier de façon qualitative (Grumbach, 1997 ; Goldstein, 2002). Malgré son caractère apparemment réducteur, l’expérimentation y contribue. Elle présente le mérite de mettre en exergue un phénomène émergent. Cependant, la nature même de ce phénomène oblige à dépasser l’approche expérimentale. Celle ci ne suffit plus pour éclairer à elle seule la dynamique interne des situations complexes qui sont visées. D’autres moyens complémentaires deviennent nécessaires. Admettre que la microdynamique des interactions, par laquelle l’autoorganisation arrive, participe à l’élaboration et au fonctionnement de l’organisation, et donc qu’elle la détermine en partie, impose un changement de cap méthodologique. Ce changement se justifiera d’autant plus lorsqu’il s’agira d’évaluer — à titre préventif ou diagnostic — l’impact de ce type de processus sur une organisation et le vécu de ses membres dont la spécificité est d’être rationnels. Il conviendra non seulement de détecter sa manifestation pour éventuellement l’anticiper et la contrôler, mais également d’estimer sa part relative dans une dynamique générale où les croyances, les intentions, les objectifs explicites ont également leur mot à dire. La méthode adéquate qui permet d’accéder à ce type de processus passe par leur modélisation et leur simulation. Dans la mesure où la situation expérimentale prétend reproduire par analogie les caractéristiques fondamentales des situations mentionnées, elle devient un support susceptible de fournir les éléments nécessaires aux prémices de cette modélisation. La démarche expérimentale trouve ici une finalité qui justifie son utilisation pour l’analyse des activités collectives réelles. En retour, la modélisation peut contribuer à renforcer la validité écologique de l’expérimentation en éprouvant la nature et les valeurs des paramètres qui la constituent. C’est ainsi que, par améliorations successives, la situation expérimentale pourrait initier d’autres modèles expérimentaux tout en engendrant une génération de modèles de simulation. Cette perspective nous semble particulièrement utile à développer en vue non seulement de circonscrire les problèmes individuels qui se posent au sein d’une organisation, mais également d’optimiser, sinon de maximiser l’efficacité de cette dernière. Sachant que les objectifs de l’organisation ne sont pas toujours compatibles avec ceux des individus qui la composent. Si la présente étude et la perspective qu’elle ouvre placent les individus au centre d’un débat organisationnel dont ils n’ont pas toujours été le point de mire (Leplat, 2000b), elle intéresse aussi la gestion globale de l’activité qui les rassemble. Le questionnement s’ouvre ainsi non seulement sur une problématique du changement comme nous le soulignions en introduction, mais également sur un problématique de l’évaluation. C’est la notion de compétence individuelle et collective qui est mise en avant, notion devenue autant centrale que pro-
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blématique dans le monde du travail. Cette compétence est exprimée dans l’expérimentation, comme le plus souvent sur le terrain, par des performances. Sur le terrain, ces performances et leur évaluation concernent de moins en moins une équipe ou un atelier. Elles reposent de plus en plus sur l’individu. Or la compétence individuelle doit souvent s’accommoder de celles des autres. Ce constat est beaucoup moins trivial qu’il ne paraît. Car l’articulation empirique ou imposée des compétences est un ressort, sinon un pivot, de l’évolution du système organisationnel. Prendre en considération cette articulation, la soumettre à l’épreuve de l’expérimentation et chercher à la modéliser peut contribuer à l’amélioration de dispositifs d’évaluation individuels et collectifs. Cette démarche en contribuant aux « Nouveaux regards portés sur l’écologie des activités sociales » (De Formel et Quéré, 1999) peut ainsi aider à mesurer l’écart souvent observé — et mal vécu — entre le travail tel qu’il est prévu et tel qu’in fine il est réalisé, et à anticiper les dysfonctionnements qui pourraient éventuellement en découler.
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