Ann Fr Anesth Réanim 2002 ; 21 : 1-3 © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S0750765801005512/EDI
Éditorial
Rigueur scientifique et implication clinique : deux objectifs réconciliés P. Coriat Département d’anesthésie-réanimation, groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière, 47-83 boulevard de l’Hôpital, 75651 Paris cedex 13, France
Les études contrôlées, randomisées en double insu, études de premier type, ont longtemps été considérées comme l’étalon or de la méthodologie, elles seules pouvant apporter la preuve scientifique de l’efficacité d’une thérapeutique. En effet, la méthodologie scientifique doit réduire, en les contrôlant au maximum, tous les biais possibles de la réalisation d’une recherche clinique. La littérature médicale fourmille d’exemples illustrant les limites des études observationnelles. Dans une étude consacrée aux complications ischémiques de la chirurgie vasculaire, une régression logistique a montré que l’incidence d’ischémies myocardiques périopératoires était étroitement corrélée au degré d’hypothermie noté à la fin de l’intervention [1]. Cependant, l’âge, la durée de l’intervention et l’importance de la transfusion étaient autant de variables associées à la fois aux événements ischémiques et à l’hypothermie. Les auteurs ont dû conduire une deuxième étude avec randomisation, comparant un groupe réchauffé pendant l’intervention à un groupe contrôle, pour éliminer ces biais et apporter la preuve du rôle de la température dans la survenue des complications cardiaques postopératoires chez des opérés à risque [2]. Pourtant, les études du premier type ont leurs propres limites. La sélection restrictive des malades, inhérente à la nécessaire signature d’un « consentement éclairé », tout comme la sélection des centres et des praticiens investigateurs en raison de l’attention qu’ils portent au protocole, sont autant de biais rendant difficile l’extrapolation des résultats à l’ensemble de la population susceptible de recevoir ces soins, ou de les prodiguer [3, 4]. Par ailleurs, une différence statistiquement significative, mise en évidence par une étude contrôlée, n’a pas toujours de
signification clinique. Imaginons que la transfusion autologue programmée réduise la transfusion homologue de l’équivalent d’un centième d’unité érythrocytaire, cette différence étant significative. Quel anesthésiste serait alors intéressé à mettre en route cette technique ? C’est pourquoi les études de premier type doivent être complétées par des études observationnelles permettant d’évaluer si une thérapeutique validée scientifiquement est aussi efficace dans la pratique quotidienne que dans des études construites pour éliminer tout « bruit de fond ». Les études dites observationnelles ou pragmatiques permettent de répondre à cette question. Depuis plusieurs années, la communauté médicale demande que les conclusions des études contrôlées soient vérifiées par des études observationnelles, intégrant la diversité des patients, l’expérience des praticiens (ou leur inexpérience) et l’influence exercée par l’organisation des soins et le système de santé [5, 6]. La science n’est pas seulement une accumulation de faits ; leur mise en perspective dans la réalité de notre pratique est indispensable à notre réflexion. En effet, nombreux sont les cas où l’extrapolation clinique des résultats des études contrôlées, randomisées est limitée. On peut par exemple citer celui des études consacrées à la rapidité du réveil après une anesthésie utilisant des agents halogénés peu solubles. Les études contrôlées, randomisées en double aveugle ont démontré cet avantage [7], tout particulièrement pour les actes de longue durée [8]. Cependant, l’avantage réel en terme de durée de séjour en salle de surveillance postinterventionnelle dépend de nombreux autres facteurs (autres composants de l’anesthésie, disponibilité du
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brancardier…), qui ne peuvent être analysés qu’à partir de l’observation méthodique de la réalité quotidienne [9, 10]. Pourtant, dans notre culture médicale, la sacralisation de l’étude « randomisée en double aveugle après avis du CCPPRB » est si forte que toute alternative apparaît encore souvent comme impossible. L’article publié dans ce numéro qui montre une réduction importante du risque de transfusion homologue lorsque les opérés ont bénéficié d’une transfusion autologue programmée, illustre bien l’intérêt des études observationnelles [11]. Venant en complément des études contrôlées du premier type, la mise en évidence dans les arthroplasties de hanche ou de genou programmées d’une réduction par un facteur supérieur à 4 des transfusions peropératoires de sang homologue en cas de transfusion autologue programmée, si elle ne constitue pas une preuve scientifique de l’efficacité de cette technique, confirme à l’évidence son intérêt clinique. Si la question posée était de savoir si la transfusion autologue programmée réduisait la transfusion homologue avec une notion de causalité définitive entre ces deux interventions, seule une étude contrôlée pouvait répondre à la question posée. Le contrôle permettant alors de dire que, toutes choses égales par ailleurs, la transfusion autologue programmée est une cause de réduction de la transfusion. Cependant, la réponse n’est apportée qu’avec un risque d’erreur de 5 %. Il convient de souligner dans ce cadre des évidences statistiques souvent oubliées. Si une étude montre que la transfusion autologue programmée réduit la transfusion homologue avec une probabilité égale à 5 %, la probabilité de reproduire le même résultat avec une deuxième étude conduite strictement de la même façon n’est que de… 50 %. En effet, les valeurs possibles du p de cette deuxième étude se distribuent à priori suivant une courbe de Gauss centrée sur la valeur de 5 %. De ce fait, 50 % des valeurs possibles du p sont supérieurs à 5 %. C’est pourquoi on s’attache à exiger deux études de niveau I, au résultat concordant, pour modifier une attitude thérapeutique. Comme nous l’avons déjà envisagé, une différence significative entre deux groupes n’implique pas un intérêt pratique, pouvant mettre en évidence des différences négligeables sur le plan clinique. Ainsi, alors que des études contrôlées randomisées apportent la démonstration rigoureuse que la trans-
fusion autologue programmée peut dans certaines indications limiter la transfusion homologue [12], rien ne permet d’apprécier que cet intérêt de la méthode persiste au niveau d’un pays. C’est le principal intérêt de l’exploitation des résultats de l’enquête de 1996 faite par Lienhart et al. dans l’article publié dans ce numéro [11]. Il ne faut pas pour cet article parler de biais méthodologique, tant les contraintes inhérentes à la réalisation d’études sur la transfusion périopératoire sont fortes [13]. Le but de l’étude proposée était différent d’une étude contrôlée. Le premier objectif était de donner une photographie de la pratique réelle au niveau d’un pays. Par ailleurs, les résultats ont des intérêts multiples sur le plan pratique. Tout d’abord, ils permettent de donner aux opérés, adressés pour des interventions de chirurgie orthopédique, une information précise concernant les apports périopératoires de produits sanguins. Quantifiant avec précision l’importance de la transfusion homologue, les résultats de cette étude permettent de pondérer des études futures, dont le but sera de démontrer l’efficacité des techniques d’économie de produits sanguins. À l’évidence, cette étude observationnelle permet aussi bien de poser les bonnes questions que d’apporter des réponses adaptées. Cependant, bien que les études observationnelles aient un intérêt pratique évident, puisqu’elles montrent la réalité de notre pratique, il ne faut pas perdre de vue leur principale faiblesse qui est l’absence de démonstration de causalité. En effet, l’étude publiée dans ce numéro ne permet qu’une conclusion : la transfusion autologue programmée est associée à une réduction de la transfusion homologue ; elle n’est pas obligatoirement responsable de cette réduction. Ainsi, lorsque l’on considère la méthodologie d’une publication scientifique, il ne faut pas perdre de vue la question posée. Si les auteurs souhaitent apporter une preuve, dans un champ jusque-là inconnu, seules les études du premier type sont valides, entraînant une modification profonde des soins donnés au malade et nécessitant son accord formel écrit. En effet, le bénéfice thérapeutique de l’étude étant par hypothèse inconnu, l’investigateur n’a pas pour seul objectif la santé du malade qu’il a devant lui : il œuvre pour les patients à venir. Le législateur a autorisé cette démarche, et l’a encadrée de règles, contenues dans les lois de bioéthique. Si le but des auteurs est au contraire d’analyser les conséquences
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d’une pratique reconnue, la méthodologie doit être adaptée à cet objectif. L’information qui est alors fournie au malade entre dans le cadre général de l’information due à tous les opérés, et ne s’intègre pas dans celui imposé par les lois de bioéthique. Si une image devait illustrer ce propos, elle pourrait être recherchée dans la photographie. Celle correspondant aux études du premier type est prise au téléobjectif et mérite le consentement préalable de l’individu pris dans la foule. Celle des études observationnelles serait plutôt prise par satellite ou par avion, pour permettre une approche plus globale des mouvements de foule, après information du pays ou de la région. Les deux approches sont nécessaires à une bonne compréhension des phénomènes étudiés, tout comme les deux types de méthode apportent une contribution spécifique complémentaire au progrès d’une médecine rationnelle et humaine. L’intérêt pour notre pratique des études observationnelles illustre bien que le but de la science est de prévoir et non comme on l’a dit souvent seulement de comprendre. RE´ FE´ RENCES 1 Frank SM, Beattie C, Christopherson R, Norris EJ, Perler BA, Williams GM, et al. Unintentional hypothermia is associated with postoperative myocardial ischemia. The Perioperative ischemia randomized anesthesia trial study group. Anesthesiology 1993 ; 78 : 468-76. 2 Frank SM, Fleisher LA, Breslow MJ, Higgins MS, Olson KF, Kelly S, et al. Perioperative maintenance of normothermia reduces the incidence of morbid cardiac events. A randomized clinical trial. JAMA 1997 ; 277 : 1127-34.
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3 McPeek B. Interference, generalizability, and a major change in anesthetic practice. Anesthesiology 1987 ; 66 : 723-4. 4 Coriat P, Beaussier M. Fast-tracking after coronary artery bypass graft : What have we learned and what more can be achieved ? Editorial. Anesth Analg 2001 ; 92 : 1081-3. 5 Black N. Why we need observational studies to evaluate the effectiveness of health care ? Br Med J 1996 ; 312 : 1215-8. 6 Revicki DA, Franck L. Pharmacoeconomic evaluation in the real world. Effectiveness versus efficacy studies. Pharmacoeconomics 1999 ; 15 : 423-34. 7 Smiley RM, Ornstein E, Matteo RS, Pantuck EJ, Panruck CB. Desflurane and isoflurane in surgical patients : a comparison of emergence time. Anesthesiology 1991 ; 74 : 425-8. 8 Beaussier M, Deriaz H, Abdelahim Z, Aïssa F, Lienhart A. Comparative effects of desflurane and isoflurane on recovery after long lasting anaesthesia. Can J Anaesth 1998 ; 45 : 429-34. 9 Beaussier M, Decorps A, Tilleul P, Balladur P, Lienhart A. An observational evaluation of the rate of awakening after isoflurane or desflurane used under clinical daily practices. J Clin Anesth 2000 ; 12 : 586-91. 10 Beaussier M, Decorps A, Tilleul P, Megnigbeto A, Balladur P, Lienhart A. Desflurane improves the throughput of patients in the PACU. A cost-effectiveness comparison with isoflurane. Can J Anaesth (in press). 11 Lienhart A, Péquignot F, Auroy Y, Benhamou D, Clergue F, Laxenaire MC, et al. Facteurs associés à la stratégie transfusionnelle au cours des anesthésies programmées pour arthroplastie de hanche ou de genou en France. Ann Fr Anesth Réanim 2002 ; 21 : 4-13. 12 Forgie M, Wells P, Laupacis A, Fergusson D. Preoperative autologous donation decreases allogeneic transfusion but increases exposure to all red blood cell transfusion : results of a metaanalysis. International study of perioperative transfusion (ISPOT) investigators. Arch Intern Med 1998 ; 158 : 610-6. 13 Péquignot F, Jougla E, Laurent F, Clergue F, Laxenaire MC, Auroy Y, et al. L’anesthésie en France en 1996. Méthodologie de l’enquête. Ann Fr Anesth Réanim 1998 ; 17 : 1302-10.