Suicide par sulfure d’hydrogène et délai post mortem long : à propos d’un cas

Suicide par sulfure d’hydrogène et délai post mortem long : à propos d’un cas

La revue de médecine légale (2015) 6, 33—39 Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com CAS CLINIQUE Suicide par sulfure d’hydrogè...

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La revue de médecine légale (2015) 6, 33—39

Disponible en ligne sur

ScienceDirect www.sciencedirect.com

CAS CLINIQUE

Suicide par sulfure d’hydrogène et délai post mortem long : à propos d’un cas Suicide by hydrogen sulfide inhalation and significant post mortem delay: A case report T. Guinet a,b,*, D. Malicier a,b, V. Varlet c, G. Maujean a,b a

´ decine le ´ gale, universite ´ Claude-Bernard Lyon 1, universite ´ de Lyon, 69008 Lyon, Institut universitaire de me France b ´ de me ´ decine le ´ gale, urgences me ´ dico-judiciaires, ho ˆ pital ´Edouard-Herriot, hospices civils de Lyon, Unite 69003 Lyon, France c ´ de toxicologie et chimie forensiques, centre universitaire Romand de me ´ decine le ´ gale, Lausanne, Unite Suisse Disponible sur Internet le 31 mars 2015

MOTS CLÉS Hydrogène sulfuré ; Toxicologie ; Suicide ; Délai post mortem

Résumé L’hydrogène sulfuré (H2S) est un gaz toxique retrouvé à l’état naturel et dans certains milieux industriels, à l’origine d’intoxication accidentelle, mais pouvant être également et facilement synthétisé de manière domestique. Des cas de suicide par hydrogène sulfuré ont ainsi été décrits à partir de produits ménagers dans la littérature depuis 2009, aux États-Unis et au Japon. La plupart présentait des délais post mortem (DPM) courts (moins de 72 heures). En France, les intoxications aiguës à l’H2S demeurent rares et sont le plus souvent liées à des accidents du travail. Nous rapportons ici le cas d’un homme âgé de 37 ans découvert à son domicile, en état de décomposition avancée avec un DPM de deux mois. Compte tenu de la présence d’une importante signalétique avisant du danger potentiel d’exposition à l’H2S, des mesures de précaution ont été mises en œuvre dès la découverte du corps et poursuivies jusqu’aux opérations d’autopsie. Les analyses toxicologiques ont confirmé la présence d’H2S au niveau des prélèvements de cerveau et de muscle. Le cas présenté constitue le premier cas de suicide avec un délai post mortem long à l’H2S rapporté en France. Dans la littérature, les constatations macroscopiques à l’autopsie ne sont pas spécifiques tandis que les analyses toxicologiques reposent essentiellement sur la recherche et la quantification d’H2S. En raison de leur redistribution post mortem, les résultats de ces analyses doivent être interprétés avec prudence, et encore plus en cas de délai post mortem long et de phénomènes de putréfaction qui peuvent également être une source de génération d’H2S post mortem. # 2015 Publié par Elsevier Masson SAS.

* Auteur correspondant. Institut universitaire de médecine légale, université Claude-Bernard Lyon 1, 12, avenue Rockefeller, 69008 Lyon, France. Adresses e-mail : [email protected], [email protected] (T. Guinet). http://dx.doi.org/10.1016/j.medleg.2015.01.002 1878-6529/# 2015 Publié par Elsevier Masson SAS.

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KEYWORDS Hydrogen sulfide; Toxicology; Suicide; Post mortem delay

T. Guinet et al. Summary Hydrogen sulfide (H2S) which is a poisonous gas found either in the natural state or in industrial environments and potentially linked with accidental intoxication, can also be easily handmade. Several cases of suicide by inhaling H2S produced by mixing household products have been reported in the literature since 2009 in USA and Japan. Most of them involved short post mortem delays up to 72 hours. In France, acute H2S poisoning remains rare and mostly accidental. We report the case of a 37-year-old man found at home, in an advanced stage of decomposition with a 2-month post mortem delay. As numerous warning signs about a high risk of H2S exposure were present, some precautionary measures were taken from the discovery of the cadaver to the autopsy. Toxicological analyses confirmed the presence of H2S in brain and muscle samples. This observation is the first French case with a long post mortem delay. As macroscopic findings in such cases are described to be unspecific in literature, toxicological analysis must focus on the detection and the quantification of H2S. However, due to the phenomena of post mortem drug redistribution and neo-formation, their results should be interpreted with much more caution when the post mortem delay is long. The potential increase in such voluntaryintoxication-related-deaths in France, similar to the recent Japanese and American waves of suicides, requires for forensic scientists, a good knowledge of both thanatological and toxicological pictures, and precautionary measures to adopt in such situations. # 2015 Published by Elsevier Masson SAS.

Introduction Le sulfure d’hydrogène ou hydrogène sulfuré (H2S) est un gaz toxique et inflammable, incolore avec un seuil de détection odorant très bas et une odeur d’œuf pourri [1]. Toutefois, il existe un seuil d’accoutumance très rapide [2]. Exclusivement inhalé, il est rapidement absorbé au niveau pulmonaire par diffusion au travers de la membrane alvéolo-capillaire. Ses effets toxiques sont dose-dépendants et potentiellement gravissimes en raison de son rôle d’inhibiteur de la respiration cellulaire et de sa neurotoxicité [3]. Retrouvé à l’état naturel (déchets, pétrole, gaz volcaniques, eaux thermales. . .) mais également susceptible d’être facilement synthétisé de manière domestique, l’H2S a essentiellement été décrit comme pouvant être à l’origine d’intoxications accidentelles au travail [4—7]. Si depuis 2009 des cas d’inhalation volontaire ont été rapportés au Japon et aux ÉtatsUnis, la plupart présentant des délais post mortem courts (moins de 72 heures), aucun cas d’inhalation intentionnelle n’a encore été décrit en France. Nous rapportons ici le cas d’un homme âgé de 37 ans découvert à son domicile en état de décomposition avancée, suite à une intoxication volontaire à l’H2S et nous discutons l’intérêt des analyses toxicologiques et les difficultés rencontrées pour leur interprétation dans ce type de décès présentant un délai post mortem long.

les enquêteurs ont retrouvé des bouteilles d’acide chlorhydrique neuves et usagées (contenance de 1 litre), un récipient contenant du sulfure de zinc, un fouet de cuisine ainsi qu’une bassine contenant une substance blanchâtre (Fig. 2). L’identification des produits a été réalisée sur la base des étiquetages des récipients. En fonction des réactifs présents, la réaction à l’origine de la synthèse de l’H2S peut correspondre à : ZnS + 2HCl ! H2S (g) + ZnCl2 (aq). Compte tenu de la signalétique présente indiquant un risque de gaz toxique, les sapeurs-pompiers et les enquêteurs ont eu recours à du matériel de protection des voies aériennes respiratoires consistant en le port d’un masque avec cartouches filtrantes (ABEK2P3). Les sapeurs-pompiers étaient également équipés de tenue corporelle anti-feu et anti-gaz ainsi que d’un détecteur multi-gaz (combustibles, monoxyde de carbone, H2S et oxygène) mesurant continuellement les taux atmosphériques de ces gaz dans chaque pièce du logement. Toutefois, leur intervention a été marquée par l’absence de détection d’H2S dans l’air sur les lieux de découverte du corps. L’autopsie médico-légale a été réalisée 48 heures plus tard en présence d’un officier pompier spécialisé dans la prise en compte des risques technologiques NRBCE (nuc-

Cas clinique Le corps d’un homme âgé de 37 ans, aux antécédents de tentatives de suicide médicamenteux et ne répondant plus aux appels depuis deux mois, a été découvert en état de décomposition avancée, en position de décubitus dorsal, dans une tente aménagée dans la chambre de son domicile (Fig. 1). De nombreuses affiches supportant l’inscription « Attention, H2S Gaz mortel » étaient disposées dans l’appartement et les fenêtres de la chambre étaient calfeutrées à l’aide de ruban adhésif. Le cadavre était vêtu, avec des vêtements en ordre maculés d’une substance pulvérulente blanchâtre. À proximité du corps, à l’intérieur de la tente,

Figure 1 Photographie illustrant une vue générale de la scène de découverte (tente installée dans la chambre).

Suicide par sulfure d’hydrogène et délai post mortem long : à propos d’un cas

Figure 2 Photographie illustrant une vue rapprochée du corps lors de sa découverte (corps et objets à proximité).

léaire, radiologique, bactériologique, chimique et explosif) qui a pu apporter un rôle de conseiller technique et de surveillance compte tenu du risque chimique. En l’absence de réglementation, le choix des moyens de protection individuels et collectifs au cours de l’autopsie a été décidé en concertation avec l’officier pompier, le service d’hygiène et de sécurité, et les médecins légistes sur la base des connaissances des risques toxiques de l’H2S (transmission aérienne, absence de transmission cutanée). En effet, il n’a pas été retrouvé de texte réglementaire spécifique aux conditions de réalisation d’une autopsie en cas de risque chimique à l’H2S. L’équipement des médecins légistes et de l’agent technique consistait en des moyens de protection individuels habituels associés au port d’un masque avec cartouche filtrante. Les deux médecins et l’agent technique portaient également des détecteurs individuels monotoxiques d’H2S, tandis que le sapeur pompier était équipé d’un détecteur multi-gaz. L’autopsie a été réalisée dans une salle isolée équipée d’un système d’extraction vers l’extérieur, avec maintien des portes fermées tout le long de l’autopsie. À l’issue des opérations d’autopsie, la pièce a été aérée pendant deux heures. De multiples mesures atmosphériques par les détecteurs monotoxiques portés par les médecins ont été réalisées au cours des différentes étapes de l’autopsie. Lors de l’ouverture de la housse mortuaire, une concentration d’H2S de 5 ppm a été mesurée, puis de 50 ppm à l’ouverture du corps. Les autres mesures atmosphériques réalisées avant l’ouverture de la housse et au cours de l’autopsie après ouverture du corps, n’ont pas mis en évidence la présence d’H2S. L’examen externe montrait un corps de corpulence normale en état de décomposition avancée, indemne de toute

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lésion traumatique patente. Il était objectivé une coloration noirâtre et verdâtre du revêtement cutané, des décollements cutanés diffus, un parcheminement des extrémités, une distension thoraco-abdominale et la présence d’entomofaune prédominant au niveau des orifices naturels (larves, pupes et insectes vivants). Les vêtements étaient maculés d’un fin dépôt de substance pulvérulente blanchâtre et jaunâtre qui n’a pas été analysée. Les radiographies post mortem ne mettaient pas en évidence de corps étranger radio-opaque ni de lésion osseuse récente. L’autopsie objectivait une lyse avancée de l’ensemble des organes en raison de l’altération. Le foie et les reins présentaient une coloration noirâtre homogène et une consistance très diminuée à la coupe. Il existait une liquéfaction de l’encéphale et de la rate, à l’origine d’une disparition des structures anatomiques normales. Le cœur de 250 g ne présentait pas d’anomalie macroscopique en dehors d’une consistance flasque inhérente à l’altération. Les poumons droit et gauche pesaient respectivement 500 g et 400 g. Macroscopiquement, il existait un discret œdème pulmonaire. L’axe trachéobronchique était encombré par un liquide de couleur rougeâtre. Les analyses toxicologiques ont été réalisées tout d’abord sur les matrices habituelles présentes en très faible quantité et conditionnées dans des tubes standards et des tubes contenant du fluorure de sodium (0,05 mL de sang cardiaque, 0,5 mL de sang périphérique, 2 mL d’urine, 1 mL de contenu gastrique et un prélèvement de moelle osseuse), ainsi que sur des prélèvements spécifiques d’organes (poumon droit, poumon gauche, cerveau, rein, foie) conditionnés dans des flacons headspace sertis. Enfin, un dernier prélèvement de muscle (psoas) a été réalisé initialement à des fins de conservation et conditionné dans un flacon standard vissé. Les tests de dépistages immunologiques pour la recherche de stupéfiants ont mis en évidence la présence de cannabinoïdes dans les urines (> 50 ng/mL). La confirmation a été réalisée par chromatographie en phase gazeuse couplée à la spectrométrie de masse en tandem (GC-MS/MS) mais les résultats n’étaient pas exploitables dans le sang périphérique en raison de la mauvaise qualité du prélèvement. Dans les urines, il a pu être objectivé par la même technique d’analyse une concentration en THCCOOH égale à 78 ng/mL. La recherche et le dosage de l’éthanol et composés volatils par headspace couplé à une chromatographie en phase gazeuse avec une détection par ionisation de flamme (HS-GC-FID) ont objectivé un taux d’éthanol mesuré à 1,2 g/ L dans le sang périphérique. La recherche et le dosage de gaz et de composés volatils par headspace couplé à une chromatographie en phase gazeuse avec une détection par spectrométrie de masse (HS-GC-MS) dans les différents prélèvements conditionnés dans les flacons sertis ont permis de mettre en évidence la présence d’hydrogène sulfuré dans le prélèvement de cerveau, sans pouvoir obtenir une concentration précise (Fig. 3). La présence d’hydrogène sulfuré dans les prélèvements de poumon, de foie, de rein et d’urine n’a pas été objectivée. Aucun autre xénobiotique n’a été objectivé dans les prélèvements réalisés à l’exception de l’ibuprofène dont le taux sanguin (1,3 mg/mL dans le sang cardiaque) était compatible avec un usage thérapeutique, et de la caféine (0,07 mg/mL dans le sang cardiaque).

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T. Guinet et al.

Figure 3 Chromatogramme illustrant la présence d’hydrogène sulfuré dans le cerveau ainsi que son spectre de masse (Acquisition Full Scan).

La recherche de thiosulfate n’a pas été réalisée initialement, en l’absence de matrice exploitable (urines et sang) et en quantité suffisante après les analyses dites usuelles. En revanche, l’H2S étant un gaz, celui-ci demeure très facilement thermodésorbable depuis les matrices dans lequel il est dissous, ce qui ne pose aucun problème analytique. Dans un second temps, une nouvelle analyse a été réalisée, avec utilisation d’une technique différente sur le prélèvement de muscle (échantillon de 0,373 g). La méthode d’analyse employée permet le dosage de l’H2S à l’état gazeux et dissous dans du muscle par GC-MS avec l’utilisation de N2O en tant qu’étalon interne [8]. Les échantillons sont injectés par seringue à gaz étanche plutôt que par headspace afin d’éviter au maximum les pertes. Cette méthode a été validée par profil d’exactitude basé sur l’intervalle de tolérance d’espérance b de l’erreur totale. Les performances de la méthode permettent une détection du H2S à partir de 1 nmol/mL vial HS, une quantification de l’H2S à partir de 18,5 nmol/mL vial HS et, avec un seuil d’acceptabilité à 24 %, sur une gamme de concentration allant de 12,5 à 62,5 nmol/mL vial HS. Le muscle avait été conservé pendant un an dans un flacon standard vissé, dans un congélateur à —20 8C, puis un aliquot encore congelé a été rééchantillonné en flacon headspace serti. Les autres échantillons n’ont pu être analysés en raison de leur indisponibilité. Cette analyse a mis en évidence la présence d’H2S à une concentration égale à 22 mg/g de muscle. Au vu de l’ensemble de ces éléments et des circonstances de découverte du corps, le décès était rattaché à une intoxication à l’H2S d’origine suicidaire.

Discussion L’intoxication à l’H2S est un phénomène bien connu, décrit dès les années 1920 par Sayers, pionnier américain de la

médecine du travail [9]. La majorité des décès rapportés dans la littérature sont d’origine accidentelle, qu’il s’agisse d’accidents du travail (égoutier, fermiers, ouvriers dans l’industrie. . .), ou d’accidents domestiques (nettoyage de fosse septique ou de fosse à purin. . .) [4—7,10]. Depuis 2008, une vague suicidaire par inhalation d’H2S a été observée au Japon avec plus de 800 victimes en un an, suivie d’une recrudescence de suicides similaires aux ÉtatsUnis [11,12]. Certains auteurs ont évoqué un possible lien entre ces décès et la publicité de ce mode suicidaire dans les médias, l’H2S pouvant être aisément fabriqué de manière artisanale, à moindre coût, en mélangeant une source de sulfures facile d’accès (pesticides, shampoings antipelliculaires. . .) à des détergents acides. En effet, de nombreux sites internet et autres blogs ont été développés, mettant à disposition des internautes les instructions nécessaires au passage à l’acte [13]. Nous rapportons ici le premier cas d’intoxication volontaire mortelle à l’H2S en France. Outre une connaissance précise des tableaux thanatologique et toxicologique, une conscience du risque persistant en post mortem impliquant la mise en œuvre de mesures de protection individuelle et collective est nécessaire compte tenu des propriétés physico-chimiques de l’H2S. En effet l’H2S, ayant une densité supérieure à celle de l’air (dH2S = 1,19), s’accumule dans les parties basses des espaces non ventilés et peut persister dans l’environnement plusieurs jours après le décès d’une victime [14]. Ce principe doit donc être pris en compte au cours des opérations de secours et d’autopsie, d’autant plus que l’H2S présente une toxicité élevée et immédiate [15]. Les services de secours doivent s’équiper de moyens de protection individuels et collectifs inscrits dans des textes réglementaires [16]. En ce qui concerne l’autopsie, les auteurs n’ont pas retrouvé de recommandation officielle dans la littérature.

Suicide par sulfure d’hydrogène et délai post mortem long : à propos d’un cas Les principes de précaution à adopter au cours de l’autopsie doivent donc s’appuyer sur une connaissance précise des propriétés physico-chimiques et toxiques de l’H2S et sur une collaboration étroite avec un spécialiste des risques chimiques et biologiques afin d’assurer les meilleures conditions de sécurité avec un matériel performant. Dans le cas rapporté, l’intervention des sapeurs-pompiers sur les lieux de découverte du corps a été marquée par l’absence de détection d’H2S dans l’air. Cette constatation ne paraît pas étonnante en raison du délai post mortem de deux mois. En effet, l’H2S a une durée de vie limitée dans l’air, de 18 heures à 42 jours, en fonction du taux d’humidité, du rayonnement solaire et des concentrations en ozone [17]. En aérobiose, l’H2S est donc éliminé progressivement et peut être oxydé en soufre par certains microorganismes. La concentration atmosphérique d’H2S était peu élevée à l’ouverture de la housse mortuaire et a atteint des valeurs toxiques de l’ordre de 50 ppm lors de l’ouverture du corps, constatation pouvant faire émettre l’hypothèse d’une durée de vie de l’H2S différente et probablement plus longue dans des milieux spécifiques tels que le corps humain que celle de l’H2S dans l’air ou dans l’eau. La toxicité de l’H2S consiste en une asphyxie cellulaire par inhibition du cytochrome oxydase. Selon la plupart des auteurs, le seuil de toxicité est admis à partir de 50 ppm, où commencent à apparaître des irritations des muqueuses [18,19]. Jappinen et al. ont par ailleurs décrit un cas de bronchoconstriction chez un sujet asthmatique après exposition à un taux de 2 ppm d’H2S [20]. En 2010, l’Occupational Safety and Health Administration of United States a défini comme valeurs limites d’exposition autorisées dans le cadre du travail, le taux de 20 ppm pour une durée d’exposition maximale de 8 heures et le taux de 50 ppm pour une durée de 10 minutes [21]. À partir de 700 ppm, des troubles de la conscience associés à une paralysie des centres respiratoires ont été rapportés par Beauchamp et al., tandis qu’une inhalation d’air contenant 1000 ppm d’H2S était rattachée à la survenue d’un décès quasi immédiat de la victime exposée [22]. Beauchamp et al. soulignaient également le fait que l’odeur caractéristique d’œuf pourri n’était plus perçue au-delà de 150 ppm, en raison d’une paralysie des nerfs olfactifs, élément faussement rassurant pour les primo-intervenants, à l’origine d’une sous-estimation du danger. Du fait des propriétés anoxiantes de ce gaz, les constatations médico-légales sont peu spécifiques. Certains auteurs ont décrit une coloration verdâtre des lividités et du revêtement cutané [23,24]. Si Knight et al. décrivaient un tableau d’irritation généralisée des muqueuses (conjonctives, sclérotiques, voies aériennes), ils rapportaient aussi l’apparition d’un œdème pulmonaire à partir de 300 ppm [25]. Ballerin-Regan et Longmire évoquaient également une congestion viscérale marquée, des sécrétions bronchiques abondantes ainsi que des pétéchies diffuses [21]. Des pétéchies étaient également retrouvées dans la plupart des cas décrits par Oesterhelweg et Püschel, au niveau des muqueuses, des séreuses, des conjonctives et du revêtement cutané de la face [23]. Sams et al. observaient une coloration verdâtre de la substance grise cérébrale et une coloration rosée voire rouge cerise des lividités [26]. À

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l’examen histologique, Miyazato et al. décrivaient une congestion et un œdème pulmonaire [24]. Dans notre cas, les phénomènes de putréfaction n’ont pas permis d’objectiver ces constatations à l’autopsie en raison de la lyse avancée de l’ensemble des organes. En raison de la pauvreté des constatations autopsiques, les analyses toxicologiques se révèlent fondamentales dans l’établissement du diagnostic d’intoxication à l’H2S. Les matrices les plus souvent décrites dans la littérature sont le sang, l’urine, le liquide céphalo-rachidien et le liquide pleural. Les analyses toxicologiques doivent porter sur la recherche d’H2S et de thiosulfate, un de ses métabolites principaux formé par oxydation [22]. Maebashi et al. montraient que les concentrations sanguines en H2S étaient plus élevées dans les cas d’ingestion volontaire que dans les cas d’ingestion accidentelle [27]. Kage et al. ont montré que la présence de thiosulfate dans les urines était le seul indicateur d’intoxication à l’H2S dans les cas avec survie, alors que dans les cas de décès, la recherche de thiosulfate dans le sang devait être associée à la recherche d’H2S [4,28]. Sams et al. ont décrit deux cas de suicide pour lesquels les taux sanguins de thiosulfate allaient de 12 à 16 mg/mL [26]. Le thiosulfate a été décrit comme étant un indicateur d’exposition à l’H2S ante mortem car peu influencé par les phénomènes de redistribution post mortem [29]. Cependant, une récente étude a montré que l’H2S était moins influencé par la putréfaction que le thiosulfate [24]. Poli et al. ont également mis en évidence que la distribution et le taux de thiosulfate dans les organes étaient influencés par le temps d’exposition, la durée de survie et par une variabilité interindividuelle du métabolisme de l’H2S [30]. L’absence de thiosulfate dans les prélèvements ne permet pas d’exclure l’hypothèse d’une intoxication à l’H2S. En effet, la formation de thiosulfate est fonction du temps de survie de la victime. Le décès peut survenir très rapidement voire immédiatement après une exposition à une quantité importante d’H2S (> 900 ppm), ne permettant pas la formation de thiosulfate. Afin d’envisager l’hypothèse d’un décès immédiat, il est nécessaire de connaître précisément les données de l’enquête, et notamment la quantité de produit utilisée ainsi que les circonstances de découverte du corps. Dans une étude expérimentale par Kobayashi et Fukushima, il a été montré qu’en mélangeant 120 mL de produit ménager à base de sulfure (160—195 g/kg de sulfure) et 120 mL de détergent acide (9,5 % HCl) dans un volume de 3,3 litres, 1000 ppm d’H2S étaient produits, suggérant que dans les cas utilisant une faible quantité de produits chimiques dans des espaces réduits et confinés, la concentration atmosphérique d’H2S était élevée [31]. Dans notre cas, les relevés effectués sur place ne mentionnaient pas la quantité exacte de produit manquant, ne permettant pas une estimation de la concentration dégagée par le mélange. Si le délai post mortem est long, en cas d’absence de sang et d’urines, le thiosulfate ne peut être analysé alors que l’H2S demeure potentiellement mesurable dans toutes les matrices. Dans notre cas, de l’H2S (concentration de gaz échantillonné à 22 mg/g à partir de 0,373 g de muscle) a été retrouvé dans le prélèvement de muscle mais le thiosulfate n’a pas pu être recherché en raison de l’absence de matrice exploitable. Cette concentration dans le muscle était du même ordre voire supérieure à celle présentée dans une

38 étude après intoxication à l’H2S avec des délais post mortem maximum de 3 jours [24]. Toutefois, dans notre cas, compte tenu du délai post mortem très long (2 mois), la putréfaction a rendu difficile l’interprétation de ces résultats. En effet, l’H2S est un des gaz produits lors de la décomposition du matériel biologique [18]. En cas de délai post mortem long, la concentration sanguine en H2S dans le sang varie du fait des phénomènes de putréfaction et de la production d’H2S à partir des composés organiques contenant du soufre [32]. Maebashi et al. montraient toutefois dans une série de cas d’intoxication à l’H2S présentant des intervalles post mortem allant jusqu’à 7 jours, qu’il n’existait aucune corrélation entre cet intervalle et la concentration sanguine en H2S, concluant à une influence de la quantité d’H2S inhalée sur la concentration sanguine supérieure à celle des phénomènes taphonomiques [27]. Avec la même méthode analytique que celle utilisée sur l’échantillon de notre étude, Varlet et al. ont rapporté l’absence d’H2S dans des prélèvements de muscle témoin (psoas) avec des délais post mortem longs (allant de 1 à 10 semaines, putréfaction avérée), conservés entre quelques semaines à un an à —20 8C dans des flacons vissés, et rééechantillonnés en flacon headspace encore congelés [8]. Dans notre cas, l’H2S a été mis en évidence alors que l’échantillon de muscle avait été conditionné et préparé de la même manière. Cette absence d’H2S dans le muscle des cas-témoins de putréfaction pourrait s’expliquer par une production rapide d’H2S après le décès suivie d’une disparition progressive avec l’altération. Toutefois, un échantillonnage en flacons headspace sertis directement lors de l’autopsie serait utile pour vérifier cette hypothèse car l’étape de rééchantillonnage du muscle depuis le flacon standard en flacon serti peut générer des pertes en H2S compte tenu de sa température d’ébullition négative. Ainsi, la présence d’H2S dans notre cas était considérée par l’auteur comme ne pouvant provenir uniquement de l’altération cadavérique et qu’une source tierce telle qu’une intoxication ante mortem pouvait être prise en compte. L’analyse isotopique de l’H2S provenant du corps et celui provenant de la génération entre les réactifs présents sur les lieux du décès serait une des solutions à envisager pour conclure à une intoxication ante mortem en cas de similitude isotopique ou pour exclure cette même intoxication en cas de signature isotopique différente, de la même manière que l’on peut différencier du GHB endogène du GHB consommé/ administré de manière exogène [33]. En effet, l’H2S formé à partir de la réaction entre le sulfure de zinc et l’acide chlorhydrique trouvé sur place pourrait probablement ne pas présenter la même empreinte isotopique que l’H2S formé par fermentation microbienne à partir des acides aminés soufrés endogènes.

Conclusion Nous avons rapporté le premier cas d’intoxication volontaire à l’H2S en France et le premier cas, à notre connaissance, présentant un délai post mortem important (2 mois). Les analyses toxicologiques réalisées par une nouvelle technique quantitative ont montré la persistance de l’H2S dans les prélèvements de muscle.

T. Guinet et al. Le diagnostic d’intoxication à l’H2S repose sur un faisceau d’arguments regroupant les données anamnestiques, les constatations médico-légales et les analyses toxicologiques. En raison des propriétés inhérentes à l’H2S, l’ensemble des intervenants chargés de la prise en charge de tels cas (des premiers secours à l’équipe médico-légale) doivent connaître les risques liés à ce type de gaz afin d’appliquer les mesures préventives nécessaires, y compris dans le cas de délai post mortem long.

Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

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