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www.sciencedirect.com Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 60 (2012) 291–296
Article original
Témoignages de mères usagères de substances psychoactives Testimonies from substance-abusing mothers A. Wicker a,∗ , S. Toutain b , P. Greth c a
Centre psychothérapique pour enfants et adolescents, centre hospitalier de Rouffach, 3, faubourg de Colmar, 68700 Cernay, France b Cermes, université Paris Descartes, 45, rue des Saints-Pères, 75270 Paris cedex 06, France c Service de psychiatrie, secteur 68G06, centre hospitalier de Mulhouse, 87, avenue d’Altkirch, BP 1070, 68051 Mulhouse cedex, France
Résumé Objectifs. – À partir d’une étude sur le devenir des mères ayant été vues par l’équipe de coordination et d’intervention auprès des malades usagers de drogues (ECIMUD) de Mulhouse entre 2004 et 2006, des témoignages ont pu être recueillis fortuitement. Méthode. – L’étude menée en 2009 comporte une partie qualitative sur 18 femmes rencontrées lors d’entretiens qui ont pour la plupart dévié vers le récit de leurs parcours de vie. Résultats. – Ces mères ont témoigné de leur combat réussi, bien souvent grâce à leur(s) enfant(s). Elles se sont montrées également en quête de reconnaissance d’un statut de bonne mère. Enfin, elles ont relevé la nécessité pour les professionnels de se comporter de fac¸on empathique et de leur offrir un étayage qu’elles apprécient d’autant plus qu’elles sont socialement défavorisées. Discussion. – Ces témoignages soulignent le besoin de prises en charge spécifiques et adaptées pour chaque dyade. © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Troubles liés à une substance ; Autobiographie ; Prise en charge prénatale ; Prise en charge postnatale
Abstract Objectives. – From a survey on the future of the mothers having been seen by the team of coordination and intervention with the drug users (ECIMUD) of Mulhouse between 2004 and 2006, testimonies were collected by chance. Method. – The study was realized in 2009 on 37 women for the retrospective part on medical files, then on 18 of these women having agreed to participate and to answer a questionnaire evaluating their social and medical future, which was the qualitative part of the study. These 18 women were met during interviews, which often deviated to the narrative of their courses of life. Results. – They so wished to testify of their successful fight, very often thanks to their child(ren). They also showed themselves in search of gratitude of a good mother status. Finally, they reported the necessity for the professionals to behave with them in an empathic way and to offer them a propping up that they appreciate all the more that they are socially disadvantaged. Discussion. – These testimonies underline the need of specific and adapted care for every dyad continuing several years after the childbirth, in order to improve the future of these mothers and their children. © 2012 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Substance related disorder; Autobiography; Prenatal care; Postnatal care
1. Introduction Les témoignages de mères usagères de substances psychoactives (SPA), rencontrées dans le cadre d’une étude sur le devenir des enfants, vont être exposés ici. La littérature
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Auteur correspondant. Adresse e-mail :
[email protected] (A. Wicker).
0222-9617/$ – see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.neurenf.2012.04.006
montre que ces femmes ont des caractéristiques communes, plus particulièrement des facteurs psychosociaux, influant sur le devenir de leurs enfants. Quelques études se sont intéressées à l’impact de divers facteurs maternels sur le devenir des enfants. L’une d’elles [1] a montré que la prévalence des troubles du comportement de l’enfant augmentait avec le nombre de catégories de conditions retrouvées chez les mères. Ce risque graduel persistait après ajustement des variables sociodémographiques, prénatales, de
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la santé mentale et de l’abus de substances paternels. Plusieurs facteurs identiques ont ainsi été retrouvés associés entre eux chez les mères usagères de SPA à travers les études : tabagisme et usage d’alcool, symptômes dépressifs ou autres troubles psychiatriques, violence conjugale physique ou psychique [2]. Les femmes enceintes, usagères de SPA en France, sont pour la plupart d’entre elles issues des milieux sociaux défavorisés [3–5], comparativement à la population générale [6] : dans l’étude multicentrique de Lejeune et Simmat-Durand [5], presque 40 % vivent seules (contre 7 % en population générale), quasiment 30 % n’ont pas de logement personnel, près de 75 % ont un niveau scolaire primaire et environ 60 % n’ont pas d’activité professionnelle stable (contre 40 % en population générale) [5]. Ces femmes sont généralement issues de familles ayant des antécédents d’abus de SPA. Une étude américaine [7] a mis en évidence que 60 % des femmes en cours de programme de substitution avaient un antécédent d’alcoolisme dans leur famille, et 39 % un antécédent d’abus de substances. Une autre étude portant sur les relations que ces femmes entretiennent avec leur famille d’origine montre que les femmes n’ayant pas de relation proche avec leur père et/ou leur mère la justifient par l’usage de SPA de ces derniers [8]. Elles étaient également plus proches de leur père si leur mère était usagère de SPA. Cette étude portant sur 240 femmes montre que 64 % ont des relations proches avec leur mère contre 52 % avec leur père, mais 74 % avec la fratrie, ce qui signifie un isolement important de ces femmes [8]. Parallèlement, la relation entre la maltraitance dans l’enfance et l’usage de SPA chez les femmes a été bien établie, dans des études cliniques ou en population générale. Dans la cohorte de Regan et al. [9], 28 % des femmes ont déclaré avoir subi dans l’enfance une maltraitance, 19 %, une maltraitance sévère (dont 76 % ont subi des violences physiques à l’âge adulte) et 15 %, un viol dont 8 % étaient de l’inceste. Dans l’étude franc¸aise de Cassen [3], 30 % des femmes ont été victimes d’abus physiques, 20 % d’abus sexuels et 10 % d’abus physiques et sexuels. La violence subie dans l’enfance se poursuit souvent à l’âge adulte puisque, dans l’étude de Regan et al. [9], 70 % des femmes ont été victimes de maltraitance à l’âge adulte, le plus souvent de la part de leur partenaire. La grossesse ne constituait pas un facteur protecteur contre ces violences, et parfois même précipitait celles-ci [9]. Concernant la grossesse, peu d’auteurs ont évoqué le contexte psychologique et particulièrement affectif de ces femmes pendant et à propos de leur grossesse. Pourtant, ce contexte influence fortement la relation que la mère va nouer avec son enfant, et aussi le devenir de l’enfant. L’étude de Kissin et al. [8] portant sur 240 femmes entrant dans un programme de traitement de l’usage de SPA pendant leur grossesse a évalué l’influence de ces facteurs : pour un quart des femmes la grossesse n’était pas prévue, et ces femmes ont été affectées lors de la découverte de celle-ci. Cependant, la plupart d’entre elles en parle positivement, notamment en exprimant leur désir d’enfant (76 %), enfant bien souvent considéré comme une chance pour améliorer leur vie (60 %). Quatre-vingt-dix pour cent des femmes de cette étude expriment une culpabilité d’avoir consommé pendant leur grossesse et, 80 % sont inquiètes des conséquences de
ces consommations sur leur bébé. Dans l’étude multicentrique de Lejeune et Simmat-Durand [5] portant sur 259 femmes, près de la moitié ont déclaré ne pas avoir prévu cette grossesse, mais seulement 10 % ont déclaré, après l’accouchement, ne pas l’avoir acceptée. 2. Méthode Cette étude a porté sur les femmes ayant accouché entre 2004 et 2006 et ayant fait l’objet d’au moins une consultation par un membre de l’équipe de coordination et d’intervention auprès des malades usagers de drogues (ECIMUD) du centre hospitalier de Mulhouse. 2.1. Fonctionnement de l’équipe de coordination et d’intervention auprès des malades usagers de drogues de Mulhouse La particularité de l’ECIMUD de Mulhouse est de proposer un suivi à domicile dans le postpartum par la puéricultrice, dont le poste a été créé spécifiquement pour cette mission. Le lien avec la puéricultrice s’établit dès la connaissance de la grossesse de la patiente, par l’intermédiaire du référent prenant en charge celle-ci. En effet, la rencontre précoce avec l’ECIMUD et notamment avec la puéricultrice facilite la prise en charge ultérieure en maternité et/ou en pédiatrie, puis à domicile. La puéricultrice intervient à domicile en fonction de la situation et après accord de la jeune mère. Ce suivi spécialisé à domicile dure au maximum six mois. Il se fait en collaboration étroite avec la Protection maternelle et infantile (PMI), selon une convention signée entre la PMI et le centre hospitalier de Mulhouse. Ainsi, la puéricultrice de l’ECIMUD organise le relais de ce suivi avec la puéricultrice de la PMI, lors de l’arrêt de son intervention. 2.2. Présentation de l’étude L’étude comporte deux parties : une partie quantitative rétrospective sur l’analyse des dossiers ECIMUD des 37 patientes et une partie actuelle qualitative et quantitative portant sur le devenir des mères et de leurs enfants menée à partir d’un questionnaire élaboré par nos soins. Cette partie qualitative a été complétée par des entretiens qualitatifs plus approfondis sur le parcours de ces femmes et qui vont être uniquement présentés ici. Le consentement pour participer à l’étude a été recueilli par les médecins traitants des femmes — ou de leurs conjoints pour celles qui sont décédées. Ces médecins devaient demander aux femmes leur accord pour un entretien par questionnaire. Ainsi, sur les 37 dossiers examinés, 17 mères et un père ont accepté les entretiens, tandis que cinq mères et un père ont seulement accepté de compléter le questionnaire qualitatif avec leur médecin. Six mères ont refusé de participer à cette étude et sept mères ont été perdues de vue. Les mères ont été rencontrées entre trois et six ans après leur accouchement. La plupart des femmes ont accepté de participer à cette étude car elles étaient très intéressées par le thème de cette étude, avec une volonté soit d’« aider les autres mamans »
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à travers leur participation, soit de témoigner de leur parcours de vie. En effet, les entretiens ont été menés en suivant le questionnaire élaboré, mais ont rapidement dévié sur le récit de leurs histoires de vie. Nous avons eu le sentiment que le fait de venir les rencontrer dans leur milieu de vie et dans le cadre d’une étude (et non celui de soins ou d’assistance sociale) leur permettait de s’exprimer librement. C’est ainsi que nous avons recueilli les témoignages suivants. 3. Résultats 3.1. Un parcours de vie souvent chaotique Pour évaluer l’entourage de ces mères, celles-ci devaient décrire leurs relations respectives avec leur mère et leur père. Treize mères soit 65 % ont estimé avoir une relation proche avec leur mère, 30 % une relation distante et une soit 5 % une relation absente. Les résultats sont très proches pour la relation avec leur père (respectivement 63 %, 31 % et 5 %). Les femmes ayant une relation distante avec leurs parents ont évoqué comme principales raisons la toxicomanie, le divorce des parents ou des conflits familiaux. Les récits de vie de ces femmes révèlent que quatre femmes ont des antécédents de violence, dont trois ont subi des violences conjugales. Les extraits des parcours de vie de ces mères témoignent de ces violences. Pour exemple, une des mères nous a raconté que son enfant était issu d’un viol perpétré par son partenaire et ex-conjoint (père de son premier enfant, puisque l’enfant de la cohorte était le deuxième). . . Elle s’est séparée de lui, puis a souhaité partir à l’étranger rejoindre son nouveau partenaire, avec ses deux enfants. Après qu’elle ait entamé une procédure d’accommodation du mode de garde, le père des enfants a porté plainte contre elle pour tentative d’enlèvement d’enfants. Il a ainsi obtenu la garde totale de ses enfants et la mère a été privée de toutes visites de ses enfants pendant trois mois, puis a pu les avoir uniquement le week-end pendant un an pour obtenir enfin la garde alternée. Une autre mère, issue d’une famille juive, a confié avoir été placée à l’âge de 13 ans en foyer, au motif qu’elle fuguait de chez ses parents car elle ne « se sentait pas comme » ses deux frères ni ses trois sœurs. « J’étais une vraie sauvage mais le fait d’être enceinte m’a fait arrêter » : elle a beaucoup erré entre différents pays, notamment en raison de la consommation de SPA et a manqué d’être incarcérée. Elle est revenue vivre près de sa famille pour avoir une vie stable, à l’occasion de sa première grossesse. Une troisième mère a eu une enfance dévastatrice : sa mère est décédée lorsqu’elle avait six mois, elle a alors été élevée avec ses quatre frères par son père qui était « alcoolique », puis elle a été placée à l’âge de huit ans dans une famille d’accueil qui l’exploitait jusqu’à l’empêcher, certains jours, d’aller à l’école. Elle a ensuite été placée en foyer à l’âge de 14 ans et a débuté la consommation de SPA à cette période. Son enfant a été diagnostiquée microcéphale, avec un handicap mental et moteur profond qui s’est progressivement installé. Malgré cet handicap, elle a investi sa fille de fac¸on surprenante : « je l’ai pas abandonnée et je l’abandonnerai jamais. . . je suis
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fière parce que je me suis battue. . . elle a beaucoup besoin de câlins, d’affection. . . ma princesse elle est belle », alors qu’ellemême a eu une enfance chaotique. . . Elle semblait avoir trouvé des ressources en ses deux enfants, mais montrait un fort besoin d’étayage de leur part, et surtout de la part du frère cadet de l’enfant de la cohorte. 3.2. Des grossesses non prévues pour la plupart Sur 42 grossesses, 38 % n’étaient pas programmées. Ces grossesses non prévues ont été deux fois plus acceptées que partiellement ou non acceptées. Parmi ces grossesses non prévues, cinq (12 %) n’ont partiellement ou pas été acceptées. Une des mères — rencontrée avec ses deux enfants issus de la seule grossesse gémellaire de l’enquête — illustre très bien comment une grossesse non acceptée au départ, puis l’être par la suite. Cette femme a souhaité avorter (car elle avait déjà deux enfants et n’en voulait pas plus). Or, au moment où l’interruption volontaire de grossesse devait être réalisée, le gynécologue a découvert qu’il s’agissait d’une grossesse gémellaire, ce qui a accru sa culpabilité et lui a fait renoncer à l’idée de l’avortement. Les enfants issus de cette grossesse étaient présents lorsque leur mère a raconté ces faits. La fille a réagi vivement aux paroles de sa mère, en effectuant le dessin suivant (Fig. 1) qu’elle a commenté ainsi : « un chien qui est triste car il a perdu son papa et sa maman et personne ne s’occupe de lui ». De fac¸on surprenante, la mère a compris la souffrance de sa fille, réactionnelle à ses paroles blessantes et a ajouté, en s’adressant à ses enfants, qu’elle les aimait et ne les abandonnerait pas. . . Voici quelques extraits d’histoires de vie de femmes qui ont également eu des grossesses non prévues, puis acceptées. Une mère (voir section précédente) a confié que sa grossesse était issue d’un viol perpétré par son compagnon, mais qu’elle a été d’emblée acceptée.
Fig. 1. Dessin réalisé par une enfant réagissant aux paroles de sa mère.
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Une autre mère s’est fait « mettre à la porte » par son compagnon alors qu’elle était enceinte, elle s’est donc retrouvée sans logement et a changé de foyers plusieurs fois pendant la grossesse avant de trouver un appartement dans lequel elle réside toujours avec son enfant. Une mère a raconté que la grossesse n’était d’autant pas prévue qu’ils venaient de se séparer d’avec le père de l’enfant, ce en raison de conflits conjugaux. Ce couple avait pourtant un projet d’enfant pendant 8 ans. En apprenant qu’elle était enceinte, la femme a décidé de se remettre en couple avec son compagnon, pour décider d’une nouvelle séparation trois ans plus tard, toujours en raison des mêmes conflits conjugaux (jalousie pathologique de son ex-compagnon). Néanmoins, trois grossesses ont été décrites comme « très attendue », « désirée à fond » et « cadeau de la vie ». Cette dernière expression a été donnée par une femme qui a vécu quatre fausses couches spontanées avant cette grossesse, sans explication retrouvée. 3.3. Grossesse et consommation de substances psychoactives La majorité des femmes rencontrées ont évoqué une forte culpabilité d’avoir consommé des SPA pendant la grossesse. Presque la moitié (45 %) des femmes ayant accepté de participer ont arrêté la consommation d’au moins une SPA à l’occasion d’une grossesse, qui n’était pas toujours leur première grossesse ni la grossesse concernée par l’étude. 3.4. Des liens mère–enfant meurtris La fréquence de l’allaitement maternel est estimée à 12 % des enfants (cinq sur 43 enfants), mais elle est de 15 % si l’on prend en compte six prématurés et 1 femme séropositive pour le VIH. En effet, la prématurité et la séropositivité au VIH sont les seuls critères formels d’exclusion de l’allaitement [10]. Les raisons invoquées par les mères nourrissant leur enfant au lait artificiel sont les suivantes : « interdit » à cause du traitement de substitution oral (TSO) (neuf soit 60 % des femmes interrogées et n’ayant pas allaité), tabagisme (trois femmes dont deux en raison également du TSO), VHC avec ARN positif (une femme), choix personnel (deux femmes), absence de montée de lait (une femme). D’autres difficultés ont été citées pour l’établissement du lien mère–enfant après la naissance. Une des mères a reconnu avoir été en difficulté avec sa fille, ce qui était conforme aux informations fournies par son dossier ECIMUD. Cette femme vivait en début de grossesse chez sa grand-mère maternelle, puis a déménagé pour vivre seule. Âgée de 21 ans et décrite comme fruste et immature, elle avait des difficultés à trouver sa place de mère. Elle a évoqué, lors de l’entretien, qu’elle avait l’impression d’aller au travail en rendant visite à sa fille au service de néonatologie, puis elle a réalisé être mère seulement quand sa fille a pu rentrer à domicile avec elle. La relation entre la femme à l’enfance dévastatrice (voir section précédente) et son enfant a été évaluée comme médiocre pour deux raisons majeures : d’une part, elle était dans le déni
de la pathologie de sa fille et, d’autre part, elle s’impliquait peu dans les soins de celle-ci lors de ses visites au service de néonatologie. Cette femme a pourtant confié avoir négligé sa grossesse, déclarée tardivement et mal suivie, mais avoir, lors de l’accouchement, « réalisé qu’[elle] avait mis une petite fille au monde et qu’[elle se] battrait pour elle ». Elle s’est sentie particulièrement « rejetée en tant que mère toxicomane » par l’équipe de néonatologie qui la suspectait de ne pas donner les traitements médicaux alors qu’elle les donnait. « Ma seule crainte était de perdre ma fille ». . . ce qui ne s’est pas produit puisque l’ECIMUD et une association lui ont trouvé un appartement thérapeutique, où elle a pu s’installer avec sa fille. Certains parcours de vie et expériences de ces femmes accentuent les difficultés à instaurer la relation avec leur enfant. 3.5. Une hospitalisation de l’enfant mal vécue La séparation de la mère et du nouveau-né — en raison de son hospitalisation — a été vécue très difficilement par toutes les mères rencontrées. Une mère a rapporté avoir pensé, en cas de nouvelle grossesse, ne pas évoquer sa consommation de substance psychoactive ni son traitement de substitution oral à la maternité, ramener son enfant le plus rapidement possible à domicile, et lui donner de la buprénorphine diluée si celui-ci venait à présenter des symptômes de syndrome de sevrage néonatal. Par rapport au traitement du syndrome de sevrage néonatal par chlorhydrate de morphine, deux mères n’ont pas eu le sentiment d’être écoutées, mais plutôt rejetées et mal informées, alors qu’elles constataient que l’enfant était sous- ou surdosé en traitement. Or, ces mères vivent d’autant plus mal l’hospitalisation de leur enfant en néonatologie qu’elles se sentent culpabilisées ou écartées par l’équipe soignante. En parlant des professionnels des équipes obstétricopédiatriques, une des mères a déclaré : « Ils arrivent pas à comprendre qu’on peut être toxicomane et aimer nos enfants, ils sont durs dans le milieu hospitalier. . . ». 3.6. Un suivi équipe de coordination et d’intervention auprès des malades usagers de drogues bien accepté La prise en charge par la puéricultrice de l’ECIMUD a été évaluée par deux tiers des mères rencontrées comme « soutenante », tandis qu’un tiers des femmes l’a moyennement appréciée. Cette appréciation était significativement corrélée au statut défavorisé ou non des femmes pendant la grossesse : les femmes ayant moyennement apprécié la prise en charge étaient toutes issues de conditions sociales favorisées, alors que les femmes avec des conditions sociales défavorisées ont toutes beaucoup apprécié cette prise en charge. Pour les premières, les motifs évoqués étaient qu’elles étaient assez entourées par ailleurs, ou qu’elles ne ressentaient pas le besoin d’un tel suivi. Pour les deuxièmes, ce suivi était décrit comme « un soutien. . . », « une aide. . . », ou « des bons conseils ». Deux femmes isolées ont considéré la puéricultrice comme un membre de leur famille. Cinq femmes se sont trouvées rassurées par
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rapport au sevrage de leur enfant et/ou au fait d’être une « bonne mère », tandis que deux autres ont apprécié de ne pas se sentir jugées. Enfin, deux des femmes rencontrées, ayant refusé le suivi par la puéricultrice, nous ont dit que le fait qu’on leur propose une telle prise en charge les a fait douter de leurs capacités à s’occuper de leur enfant.
4. Discussion Une des principales limites de notre étude demeure la faiblesse du nombre d’enquêtés (18). Même si l’analyse thématique ne peut être comparée à celle d’autres études [3,5,8], elle révèle de nombreux thèmes communs. Les principales raisons invoquées par les femmes pour les relations distantes avec leurs parents (toxicomanie, divorce des parents ou conflits familiaux) avaient déjà été mises en exergue par Kissin et al. [8], de même que la culpabilité liée à consommation de substances psychoactives pendant la grossesse. Des récits des parcours de vie de ces femmes ressortent des antécédents de violence et un entourage souvent peu soutenant, ce qui rejoint les résultats d’autres études [3,9]. Dans cette étude, la fréquence des grossesses non prévues est élevée, de même que dans les études de Lejeune et Simmat-Durand [5] et de Kissin et al. [8]. Mais, par la suite, la plupart des femmes accepte leur grossesse, considérant même l’enfant comme une chance pour améliorer leur vie [8], et s’en saisit même parfois comme une opportunité pour arrêter les consommations de SPA. Cependant, le fait que plus de 10 % de ces femmes ne l’acceptent pas questionne sur l’accès à l’IVG. Vu le faible pourcentage d’allaitement dans cette cohorte, force est de constater que les professionnels ayant pris en charge ces femmes les ont mal informées et les ont peu encouragées à allaiter. Certains professionnels sont en effet réticents par rapport à l’allaitement, craignant l’exposition des nouveaunés aux substances psychoactives, voire ignorant le consensus actuel [11]. Lors des entretiens menés, nombre de femmes semblaient surprises d’apprendre que les traitements de substitution oraux ou le tabac n’étaient pas des contre-indications formelles à l’allaitement, certaines ont vivement regretté leur décision et de n’avoir pas été mieux informées. Les difficultés d’instauration de la relation mère-enfant dans certaines situations soulignent la nécessité pour les équipes soignantes de « surveiller » cette relation. Cependant, ces difficultés sont en partie d’origine iatrogène, puisque dues à la séparation occasionnée par l’hospitalisation de l’enfant et au manque d’informations données aux mères par l’équipe de néonatologie concernant les soins de leurs enfants. En effet, l’étude de Velez et al. [12] a montré que les connaissances parentales avant un programme d’éducation étaient très médiocres et souvent basées sur des conceptions erronées, notamment dans les domaines des soins du nouveau-né et de l’alimentation. Ainsi, l’éducation et l’entraînement des parents aux compétences parentales, avec des groupes d’éducation parentale, ont été recommandés par de nombreux auteurs dans les programmes de prises en charge
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spécialisés pour les femmes usagères de SPA, en particulier aux États-Unis [12,13]. Mais, au-delà de l’éducation parentale, les prises en charge proposées doivent avoir comme objectif principal le soutien à la parentalité, comme le recommande Finkelstein [14]. La prise en charge spécifique par une puéricultrice travaillant au sein d’une équipe pluridisciplinaire telle qu’une ECIMUD, actuelles équipes de liaison et de soins en addictologie (ELSA), peut être un des aspects de ce soutien. Le fait que cette modalité de prise en charge ait été d’autant plus appréciée par les femmes défavorisées montre la nécessité d’évaluer la situation globale des femmes usagères de SPA. La puéricultrice peut avoir plusieurs objectifs de travail, comme celui d’informer les femmes avant l’accouchement sur les difficultés possibles à venir (syndrome de sevrage ou l’hospitalisation de l’enfant) [14]. Il est essentiel que cette puéricultrice, comme tout autre professionnel intervenant auprès des femmes, adopte une attitude empathique et positive, avec un message d’espoir et de possible changement [14]. Le travail avec ces mères passe par une valorisation constante de leurs compétences, plutôt que de pointer leurs défaillances, ce qui leur permet d’avoir une meilleure estime d’elles-mêmes en atténuant leur culpabilité et d’être reconnues à leur place de mères [15], ce dont témoignent les paroles des femmes recueillies dans notre étude. 5. Conclusion Lors des entretiens avec les femmes usagères de SPA suivies quelques années auparavant par l’ECIMUD du centre hospitalier de Mulhouse à l’occasion d’une grossesse, des caractéristiques similaires à celles décrites dans la littérature ont été retrouvées : femmes isolées, avec des antécédents d’abus de SPA dans la famille et de violence dans leur enfance, puis dans leur couple, maîtrisant mal leur fécondité, mais acceptant généralement leur grossesse. Elles étaient surtout en grande quête de reconnaissance d’un statut de « bonne mère », peut-être pour lutter contre l’importante culpabilité due aux problèmes de l’enfant, engendrés par leur consommation lors de la période périnatale. Elles ont, pour la plupart, montré que leurs enfants, pendant la grossesse ou après, avaient été une motivation pour améliorer leurs conditions de vie, malgré des difficultés parfois ressenties après la naissance de ceux-ci. Si les professionnels veulent obtenir l’alliance thérapeutique avec ces femmes, il leur est nécessaire de manifester à l’égard de celles-ci une grande empathie. Dans la prise en charge multidisciplinaire nécessaire à mettre en place pour ces femmes pendant la grossesse, le suivi à domicile par une puéricultrice s’avère, dans certaines situations, très apprécié, offrant aux femmes un étayage important. Cet étayage est d’autant plus opérant qu’il soutient en chaque mère la motivation voire la pugnacité, réveillées lors de la grossesse, à retrouver une vie pour elles et leurs enfants la plus ordinaire possible. C’est ce qu’illustre cet émouvant message écrit par l’une des mères : « . . . si ma fabuleuse descente en enfer et ma renaissance auprès de mes trois filles peut vous aider je me ferai un plaisir de vous la raconter et de vous faire
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constater qu’une fois qu’on le décide soi-même et avec un peu d’aide extérieure on y arrive ». Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article. Références [1] Whitaker RC, Orzol SM, Kahn RS. Maternal mental health, substance use, and domestic violence in the year after delivery and subsequent behavior problems in children at age 3 years. Archives of General Psychiatry 2006;63:551–60. [2] Kahn RS, Zuckerman B, Bauckner H, Homer CJ, et al. Women’s heath after pregnancy and child outcomes at age 3 years: a prospective cohort study. American Journal of Public Health 2002;92: 1312–8. [3] Cassen M. Maternité et toxicomanies. Enquête Anit/Grrita/Inserm sur 171 mères toxicomanes et leurs 302 enfants. Alcoologie et Addictologie 2004;26(2):87–97. [4] Jacques C. Toxicomanies et parentalité : enquête réalisée auprès de médecins généralistes belges francophones accompagnant des usagers de drogues. Le Flyer 2003;HS 1:17–24. [5] Lejeune C, Simmat-Durand L. Grossesse et substitution. In: Enquête sur les femmes enceintes substituées à la méthadone ou à la buprénorphine haut dosage et caractéristiques de leurs nouveau-nés. Focus consommateurs et conséquences. Paris: OFDT; 2003, 142 p.
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