Le praticien en anesthésie-réanimation, 2004, 8, cahier 3, n°4
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ARTICLE
Transfusion en chirurgie orthopédique : état des lieux Nadia Rosencher, L. Chabert, Hôpital Cochin, 27 rue du faubourg Saint Jacques, 75014 Paris. Correspondance :
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L’étude Européenne OSTHEO (1) (Orthopedic Surgery Transfusion Hemoglobin European Overview) menée en 1999 et publiée dans Transfusion en 2003 permet de faire un état des lieux sur la gestion du sang et la stratégie transfusionnelle en chirurgie orthopédique prothétique du membre inférieur. Cette étude épidémiologique et prospective est une « photographie » des pratiques transfusionnelles sur 4013 patients (2640 Prothèse Totale de Hanche-PTH- et 1305 Prothèse totale de genou-PTG ont pu être finalement analysées) opérés dans 225 centres Européens.
ÉVALUATION DES PERTES SANGUINES TOTALES (PST) OSTHEO (1) met en évidence l’existence d’une sous évaluation importante des pertes sanguines totales. En effet, dans les PTH, le calcul du saignement (1944 ml) est supérieur à l’évaluation clinique (750 ml). L’évaluation clinique correspond à la somme des mesures des pertes per-opératoires (poids des compresses) et post-opératoires (volumes des drainages) et ne reflète qu’approximativement le saignement réel du fait de la non prise en compte de l’hématome post-opératoire. Pour décider d’une stratégie transfusionnelle, il faut impérativement évaluer le saignement total prévisible pour l’intervention donnée dans le centre concerné (et par l’équipe chirurgicale qui prendra en charge le patient). Le calcul du saignement total, entre la veille de l’intervention et la sortie du patient (J+5), prend en compte l’hématome chirurgical (non mesurable). Ce calcul repose sur la somme des pertes compensées par la transfusion et des pertes non compensées autorisées par l’abaissement du seuil transfusionnel. Il doit se faire de manière rétrospective sur un certain nombre de patients opérés (50), pour la même intervention, dans un même centre, pour obtenir des médianes ou des moyennes de saignement (Tableau 1). Évaluation de la perte compensée (2) La perte compensée se calcule à partir des données moyennes des concentrés érythrocytaires (CGR). Ces don-
Tableau 1 Calcul des pertes sanguines (2) Type de perte Mode de calcul Perte sanguine compensée nombre de CGR x 150 mL de GR (100 % d’Ht) quelqu’en soit leur source (homologue, autologue, cell saver) Perte sanguine non compensée (autorisée par abaissement du seuil transfusionnel)
VST x Ht initial (J-1) - VST x Ht final (J+5) Soit VST x (Ht initial - Ht final)
Perte sanguine totale
Perte compensée + perte non compensée
nées dépendent du volume de sang total prélevé, de l’hématocrite du donneur, du procédé de fabrication, et du volume de SAG-Mannitol (conservateur) ajouté (100 mL pour tous les CGR en France). Depuis la déleucocytation systématique et obligatoire des CGR homologues, il existe peu de différence quantitative (en terme de concentration en érythrocytes) entre un CGR homologue déleucocyté et un CGR autologue issu de sang total. Le résultat du calcul de la perte compensée s’exprime en mL de GR (à 100 % d’hématocrite). Les CGR distribués par les Etablissements Français du Sang (EFS) n’ont pas un hématocrite de 100 % mais de 60 % environ. En effet, leur volume total moyen est d’environ 250 mL, constitué d’un volume de 150 mL d’érythrocytes purs additionnés de 100 mL de SAG Mannitol. En pratique, dans le calcul de la perte compensée, on peut considérer que chaque CGR compense en moyenne 150 mL de GR à 100 % d’Ht. Évaluation de la perte non compensée (2, 3) Il s’agit de l’évaluation de la perte sanguine correspondant à l’abaissement du seuil transfusionnel. Si l’on compensait la totalité des pertes sanguines, le patient quitterait l’établissement hospitalier avec le même hématocrite qu’à son admission, ce qui n’est, en pratique, jamais le cas.
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3S6 Le calcul de cette perte s’effectue par soustraction arithmétique. On calcule la perte non compensée en fonction de la valeur de l’hématocrite à l’admission et à la sortie à l’aide de l’équation suivante : il suffit donc de faire la différence entre la masse érythrocytaire du patient à l’entrée (VST x Ht J-1) et la masse érythrocytaire du patient à la sortie ou J+5 (VST x Ht J+5) soit : Perte non compensée = VST x [Ht initial (J - 1)- Ht final (J + 5)] où VST représente le Volume Sanguin Total, estimé à 70 mL/kg chez l’homme et à 65 mL/kg chez la femme (non obèse).
Résultats de l’évaluation (1) L’évaluation des pertes sanguines totales réalisée sur 3945 patients montre qu’il n’existe pas de différence significative sur le saignement total : - Entre une PTG (1934 mL), même sous garrot, et une PTH (1944 mL) - Entre les patients opérés sous AG (2106 mL) et sous ALR (1932 mL) - Avec AINS (1979 mL) ou sans (1960 mL) prescrits en postopératoire De plus, la comparaison entre les pertes sanguines estimées et pertes totales met en en évidence une sous estimation de plus de 50 %.
TECHNIQUES TRANSFUSIONNELLES Si on prend en compte la totalité des patients évaluables dans l’étude OSTHEO, 31 % ne sont jamais transfusés, 35 % reçoivent exclusivement du sang autologue et 25 % des
Figure 1. Répartition des techniques transfusionnelles (1).
patients reçoivent du sang homologue (figure 1). Les différentes techniques autologues utilisées sont associées les unes aux autres dans 17 % des cas. Mais ces différentes techniques sont aussi utilisées isolément dans 33% des cas : - La Transfusion Autologue Programmée (TAP) est employée seule dans 19 % des cas. Il est important de noter dans cette étude que la quantité de CGR prélevés et jetés est de 13 %, proportion très inférieure à celle retrouvée habituellement dans les études américaines (50 %) (4). De même, le risque infectieux observé chez les patients bénéficiant d’une transfusion autologue est significativement plus bas que chez les patients recevant du sang homologue. Cela peut s’expliquer par le fait que tous les foyers infectieux sont traités avant la mise en route d’un programme de TAP,de plus ces patients sont généralement des patients avec un statut ASA inférieur à 3. - Le « cell saver » seul chez 6 % des patients. - La récupération post-opératoire seule (sans lavage le plus souvent) chez 6 % des patients et principalement après PTG - L’hémodilution normovolémique est devenue très rare dans cette chirurgie, car elle est utilisée chez moins de 1 % des patients.
VALEUR DE L’HÉMOGLOBINE (HB) - En consultation d’anesthésie, 30 % des patients ont une Hb comprise entre 10 et 12,9 g/dL (figure 2). Cependant seulement 3 % des patients ont bénéficié d’un traitement par érythropoïétine. - La veille de l’intervention, 51% ont une Hb inférieure à 13 g/dL - À la sortie du patient, l’Hb moyenne est de l’ordre de 10,8 g/dL - Soit une perte moyenne de 2,8 g/dL d’Hb entre la consultation d’anesthésie et la sortie du patient.
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SEUIL TRANSFUSIONNEL HOMOLOGUE (1, 5)
- 7 g/dL chez les personnes sans antécédents particuliers ; - 8-9 g/dL chez les personnes ayant des antécédents cardiovasculaires ; - 10 g/dL chez les personnes ne tolérant pas cliniquement les concentrations inférieures ou atteintes d’insuffisance coronaire aiguë ou d’insuffisance cardiaque avérée. La transfusion est adaptée au débit du saignement observé de façon à maintenir une [Hb] > seuil. »
Le seuil transfusionnel médian est compris entre 8 et 8,9 g/dL d’Hb, cependant, différent selon le moment de la transfusion. En effet, il est légèrement moins élevé en post-opératoire que le jour de l’intervention. De façon inexplicable, le seuil transfusionnel homologue est supérieur à 10 g/dL chez plus de 20% des patients sans aucune relation avec des antécédents coronariens ou avec un âge supérieur à 78 ans. Les recommandations de l’AFSSAPS mises à jour en 2003 précisent que : « La notion de seuil transfusionnel est critiquée, car la transfusion est une décision complexe, prenant en compte la vitesse du saignement et la tolérance clinique. Avec les réserves que cette notion impose, les seuils suivants sont retenus, après correction de l’hypovolémie :
PROBABILITÉ DE TRANSFUSION (FIGURE 3) Il apparaît clairement que la probabilité de recevoir une transfusion homologue diminue si la concentration d’Hb en consultation d’anesthésie est supérieure ou égale à 14 g/dL. Une régression logistique sur ces 3945 patients montre :
Figure 2. Hémoglobine (g/dL) en consultation d’Anesthésie (1).
Figure 3. Probabilité transfusionnelle en fonction de la concentration initiale d’hémoglobine (1).
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3S8 - que le risque transfusionnel est corrélé de façon inverse à la concentration initiale d’Hb, - que les femmes ont un risque supérieur à celui des hommes pour une même concentration d’Hb, - que le risque transfusionnel existe même si l’Hb est supérieure à 15 g/dL. En effet, en extrapolant la courbe, il persiste chez 8 % des patients. Cela correspond aux saignements anormaux, non prévisibles.
CONCLUSION OSTHEO montre que le saignement total est encore sousévalué. Seul le calcul des pertes précises permet de connaître les besoins de chaque centre pour adapter leur stratégie transfusionnelle. Le seuil transfusionnel n’est pas respecté et les recommandations de l’AFSSAPS connues depuis fin 2002 aideront peut–être à mieux le respecter. On note dans cette étude, que le respect du seuil transfusionnel permettrait d’éviter une grande partie des transfusions homologues. L’élaboration d’une stratégie transfusionnelle doit prendre en compte le type d’intervention et les caractéristiques physiopathologiques de chaque patient. Les techniques autologues ou la prescription de rHu EPO ne sont à discuter que lorsque les pertes sanguines prévisibles pour ce type d’intervention sont supérieures aux pertes autorisées par l’abaissement du seuil transfusionnel. On note que 30 % des patients ont une Hb initiale à la consultation entre 10 et 13 g/dL, certains de ces patients auraient pu bénéficier d’un traitement par érythropoïétine afin d’atteindre 14 ou 15 g/dL d’Hb et éviter ainsi toute transfusion, comme nous le montre la régression logistique. Pour diminuer le risque d’infection, particulièrement élevé dans cette étude, il serait utile de vérifier et traiter dès la consultation d’anesthésie tous les foyers infectieux, quelle que soit la stratégie transfusionnelle décidée. Cependant, comme pour tout acte médical, l’optimisation du rapport bénéfice/coût et du rapport bénéfice/risque passe par une prescription adaptée à la masse érythrocytaire de chaque patient et à chaque intervention.
RÉFÉRENCES 1. Rosencher N, Kerkkamps HEM, Macheras G, Munuera LM, Menichella G, Barton DM, Cremers S, Abraham IL. Orthopedic Surgery Transfusion Hemoglobin European Overview (OSTHEO) study : blood management in elective knee and hip arthroplasty in Europe. Transfusion, 2003;43:459-69. 2. Rosencher N, Woimant G, Ozier Y, Conseiller C. Stratégie préopératoire d’épargne sanguine homologue et érythropoïétine en péri-chirurgie. Transfus Clin Biol, 1999;6:370-9. 3. Mercuriali F, Inghilleri G. Proposal of an algorithm to help the choice of the best transfusion strategy. Curr Med Res Opin, 1996;13:465-78. 4. Brecher ME, Goodnough LT. The rise and fall of preoperative autologous blood donation. Transfusion, 2001;41:1459-62. 5. AFSSAPS.Recommandations : transfusion de globules rouges homologues : produits, indications, alternatives. Mise à jour : février 2003.