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L’évolution psychiatrique 79 (2014) 95–108
Article original
Un changement de paradigme au sein du DSM ? Le cas de la personnalité borderline à l’adolescence夽,夽夽 A paradigm shift in DSM? Borderline personality disorder in adolescence Marion Robin a,∗ , Richard Rechtman b a
Psychiatre, chef de clinique, département de psychiatrie de l’adolescent, institut mutualiste Montsouris, 42, boulevard Jourdan, 75014 Paris, France b Psychiatre, anthropologue, directeur d’études à l’EHESS, 190, avenue de France, 75013 Paris, France Rec¸u le 30 aoˆut 2011
Résumé La Personnalité borderline adolescente est une entité nosographique psychiatrique relativement récente. Elle a trouvé sa place au sein du Manuel Diagnostique et Statistique des Troubles Mentaux (DSM) depuis la quatrième version de celui-ci (1994). Les études cliniques effectuées depuis lors ont montré que cette définition permettait aux psychiatres de diagnostiquer ce trouble de fac¸on fiable et reproductible. Et pourtant, la légitimité de sa place au sein du DSM est aujourd’hui franchement questionnée. La démarche nosographique du DSM étant précisément, à son origine, celle de garantir à la démarche diagnostique psychiatrique une reproductibilité minimale, il apparaît ici que ce sont finalement d’autres déterminants qui vont être décisifs dans le processus de légitimation de ce diagnostic psychiatrique. En effet, l’étude de la validité de construit de la personnalité borderline adolescente, à partir de la validité convergente, de la validité discriminante et de la validité prédictive, relativise significativement la pertinence globale de ce syndrome dans le cadre de l’Evidence Based Medecine. Et, pour la première fois, cet argument est à l’origine du projet de retrait d’un diagnostic dans le cadre de l’élaboration de la future version du DSM. Une hypothèse émerge donc, selon les auteurs, autour de ce qui pourrait être analysé comme un changement de paradigme au sein du DSM. L’enjeu ne serait plus seulement celui de la fidélité entre les observateurs de l’objet psychiatrique, ou « paradigme de l’objectivité », mais bien celui de la validité de construit, c’est-à-dire de la concordance entre la définition établie et l’objet psychiatrique que l’on cherche à identifier, ou « paradigme de la validité ».
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Nous tenons particulièrement à remercier le Pr Pichot pour son aide et ses précieux conseils. Toute référence à cet article doit porter mention : Robin M, Rechtman R. Un changement de paradigme au sein du DSM ? Le cas de la personnalité borderline à l’adolescence. Evol Psychiatr année:volume:pages (pour la version papier) ou URL et date de consultation (pour la version électronique). ∗ Auteur correspondant. Adresse e-mail :
[email protected] (M. Robin). 夽夽
0014-3855/$ – see front matter © 2013 Publié par Elsevier Masson SAS. http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2013.01.007
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Cela aurait pour conséquence la visibilité accrue de nouvelles préoccupations autour de la question de la norme, mais également de l’utilité diagnostique, et donc de la finalité de la catégorisation nosographique. © 2013 Publié par Elsevier Masson SAS. Mots clés : Nosologie ; Classification psychiatrique ; Nosographie psychiatrique ; Épistémologie ; DSM ; État limite ; Adolescent ; Objectivité ; Validation ; Étude théorique
Abstract The diagnosis of Borderline Personality Disorder in adolescence has recently been included into the Diagnostic and Statistical Manual (1994) and clinical studies showed that this disorder could be diagnosed reliably with this definition. Although the legitimacy of its place in the DSM is questioned. While DSM nosological approach assume to ensure that psychiatric diagnoses are reliable, it appears that other determinants are decisive in the process of legitimation of this pathology. Indeed, international literature shows that borderline personality disorder in adolescence has a weak construct validity that questioned the validity of this diagnosis in the context of Evidence Based Medicine. For the first time, this argument leads to a possible withdrawal of the category in the next version of the DSM. Authors hypothesize that this could be analyzed as a paradigm shift in the DSM. The issue is no longer the reliability produced by the diagnosis in a “paradigm of objectivity,” but its construct validity in a “paradigm of validity.” This would result in an increased visibility of the diagnostic utility in the nosological categorization. © 2013 Published by Elsevier Masson SAS. Keywords: Nosology; Psychiatric categorization; Psychiatric nosology; Epistemology; DSM; Borderline; Adolescent; Objectivity; Validation; Theoretical study
1. Introduction Dès la troisième version du Manuel Diagnostique et Statistique des Troubles Mentaux (DSM), publiée en 1980 [1], un objectif clairement affiché était de permettre d’uniformiser la démarche diagnostique psychiatrique. Il s’agissait de réduire les disparités diagnostiques et épidémiologiques d’un pays à l’autre. Le contenu des études cliniques quantitatives confirme aujourd’hui l’utilité de cette approche. Qu’il s’agisse de confronter la prévalence d’un trouble dans tel pays à celle de ce trouble dans tel autre pays, d’explorer certains aspects psychopathologiques ou bien de mesurer l’efficacité d’un traitement, obtenir un langage descriptif commun semble aujourd’hui chose faite. De ce point de vue, l’objectif du DSM apparaît atteint. Et pourtant, à y regarder de plus près, l’histoire de la démarche classificatoire du DSM est traversée de points de rencontre d’intérêts, pas toujours convergents, beaucoup plus complexes. Si l’administration américaine y a trouvé un moyen d’établir des statistiques hospitalières, les médecins militaires un moyen de sélectionner les combattants aptes ou inaptes à la poursuite des combats, le système assurantiel un moyen de décider des remboursement des soins, la psychiatrie un moyen de légitimer un savoir clinique dont la scientificité est perpétuellement remise en cause, qu’en est-il aujourd’hui ? Quels sont les principaux intérêts en jeu ? Comment comprendre les évolutions les plus récentes ? L’outil reste-t-il le même ou change-t-il à mesure que ces usages varient ? À ce titre, la fac¸on dont les troubles de la personnalité intègrent la classification et questionnent en retour cette même classification, nous semble exemplaire des enjeux évolutifs contemporains du DSM. C’est au décours de l’apparition de cette nouvelle entité clinique des troubles de personnalité (au cours de la seconde guerre mondiale) que la première version du DSM a vu le jour
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en 1952 [2]. On y trouvait par exemple le diagnostic de « réaction antisociale », (ou par exemple dans un autre registre celui de « réaction schizophrénique de type paranoïde »). C’est ensuite au moment de l’évolution vers le DSM-II [3], et l’éviction progressive des termes diagnostiques, pour trop psychopathologiques, de « réaction à. . . » que des paradoxes sont apparus dans la définition des troubles de personnalité dont une particularité clinique était justement la constatation d’une réaction émotionnelle disproportionnée à tel ou tel événement. Ce fut l’occasion de débats interminables sur la possibilité de trouver une définition pour ces entités bien difficiles à objectiver. Puis ce fut leur place au sein du DSM, à côté des autres pathologies psychiatriques, qui a été et reste aujourd’hui très débattue (pathologie ou normalité, axe I ou axe II, comorbidité ou co-occurence). Parmi ces troubles de la personnalité, la construction du concept de personnalité borderline, et particulièrement de sa forme décrite à l’adolescence, nous a paru pertinente pour analyser les modalités actuelles d’évolution du DSM. Objet psychiatrique mal identifié et polymorphe associant des symptômes anxieux, des symptômes d’allure névrotique (symptômes phobiques, obsessions, conversions), des troubles thymiques atypiques (sans ralentissement psychomoteur, absence de culpabilité, présence de sentiments de rage, de colère de vide, d’ennui et/ou d’abandon), une impulsivité, des conduites de dépendance, des relations interpersonnelles instables, et ponctué d’épisodes psychiatriques aigus (automutilations, tentatives de suicide, crises d’angoisse aiguë, épisodes psychotiques transitoires), le concept de personnalité borderline n’a, depuis sa conception, cessé de poser la question de son sens et de ses frontières [4]. Le nombre de dénominations actuelles correspondant à cette entité nosographique vient en témoigner : état, organisation, personnalité, trouble, cas ; limite ou borderline. À l’adolescence, le concept de personnalité borderline hérite à la fois de cette complexité clinique, et de tout l’enjeu d’une controverse sur l’âge de détermination d’un trouble de la personnalité de fac¸on plus générale.
2. Une entité diagnostique fiable La personnalité borderline est aujourd’hui définie sur l’axe II du DSM-IV-TR comme un mode général d’instabilité des relations interpersonnelles, de l’image de soi et des affects avec une impulsivité marquée, qui apparaît à l’adolescence ou au début de l’âge adulte et est présent dans des contextes divers. Comme tout trouble de personnalité, la personnalité borderline correspond à « un mode durable des conduites et de l’expérience vécue qui dévie notablement de ce qui est attendu dans la culture de l’individu, qui est envahissant et rigide, qui est stable dans le temps et qui est source d’une souffrance ou d’une altération du fonctionnement » [5]. Cinq des neuf critères de la personnalité borderline (efforts effrénés pour éviter les abandons, instabilité des relations interpersonnelles, perturbation de l’identité, impulsivité, comportements suicidaires, instabilité affective, sentiment de vide, colères intenses et inappropriées, idéation persécutoire transitoire) sont requis pour porter le diagnostic. Celui-ci peut également être posé à l’adolescence sur les mêmes critères, et sous certaines conditions : « les différentes catégories de troubles de la personnalité peuvent s’appliquer aux enfants et aux adolescents dans les cas relativement rares où les traits de personnalité inadaptés du sujet semblent envahissants, durables et dépassent le cadre d’un stade particulier du développement ou d’un épisode d’un trouble de l’axe I. Il faut savoir que les traits d’un trouble de la personnalité apparaissant dans l’enfance se modifient habituellement avec le passage à l’âge adulte. On ne peut diagnostiquer un trouble de la personnalité chez une personne de moins de 18 ans que si les caractéristiques ont été présentes depuis au moins un an » [5].
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La définition de la personnalité borderline adolescente n’est vraiment installée qu’à partir du DSM-IV (1994). Dans les versions précédentes du manuel, on ne décrit que des « réactions d’ajustement de l’adolescence », associant des « modification des impulsions et des émotions », ou bien des « troubles de l’identité apparaissant avant 18 ans » [1–3]. Bien que les premiers cas, décrits par Geleerd, remontent à 1958 [6], le concept de personnalité borderline à l’adolescence s’est finalement développé récemment. Les premières études de validation empirique sont apparues à partir de 1990, avec Ludolph notamment [7]. Depuis, elles n’ont cessé d’évaluer la pertinence de ce trouble chez l’adolescent, en tentant notamment de montrer qu’il partage avec celui de l’adulte une phénoménologie commune. Le nombre de publications sur la personnalité borderline, adulte comme adolescente, est croissant, et montre que ce trouble de personnalité est devenu, devant la personnalité psychopathique et la personnalité schizoïde, un très grand moteur de recherches actuellement (augmentation de 127 % du nombre de publications référencées sur Pubmed entre 2000 et 2010). La prévalence du trouble à l’adolescence est évaluée, selon les études, entre 6 et 18 % en population générale (ce qui est largement supérieur à celle décrite chez l’adulte, qui est de 2 %). Elle est jugée comparable d’un pays à l’autre [8–12]. Les adolescents ayant une personnalité borderline représenteraient plus de la moitié des adolescents hospitalisés en psychiatrie [13]. Selon les études, le sex-ratio de la personnalité borderline adolescente varierait de 1, dans les études en population générale, à un tiers en population clinique [8,14,15]. Ces études ont plusieurs implications. D’abord, elles montrent qu’on peut rencontrer les critères de la personnalité borderline adulte chez l’adolescent. Ensuite, que le trouble est fréquent, en population générale comme en population clinique. Il a donc une pertinence du point de vue de la santé publique, en plus d’une pertinence clinique. De plus, le diagnostic est réalisable par différentes équipes, différents observateurs. Il est donc reproductible. En ce qui concerne la fiabilité diagnostique, les chercheurs ont effectivement montré que la définition de la personnalité borderline permettait aux psychiatres de diagnostiquer ce trouble chez l’adolescent avec un bon niveau de fiabilité. Ainsi, en ce qui concerne la personnalité borderline adolescente, les études réalisées à partir d’entretiens structurés, auraient évalué la fidélité inter-juges entre 0,85 et 0,88, c’est-à-dire à un niveau tout à fait satisfaisant. Les articles portant sur la personnalité borderline adolescente concluent donc à une validité du concept [16]. La personnalité borderline peut être diagnostiquée chez l’adolescent, concluent tous les articles unanimement. Bien que les études de mesure de la fidélité interjuge soient très rares à l’adolescence, et bien que les mesures des taux de prévalence soient assez larges (de 6 à 18 %), il existe un consensus sur la validité du trouble. De ce point de vue, la personnalité borderline adolescente rejoint, malgré la particularité clinique de l’âge, un grand nombre de catégories nosographiques du DSM (que ce soit la personnalité borderline adulte ou les troubles de l’axe I), pour lesquelles les critères du DSM-III ou du DSMIV ont permis d’établir une fidélité interjuge tout à fait honorable, étayant ainsi leur légitimité diagnostique. Le défi de pouvoir diagnostiquer un trouble quel que soit l’observateur peut donc être considéré comme relevé. L’objectivité scientifique de la mesure est démontrée, et rejoint ainsi l’objectif du DSM-III et du DSM-IV. Si la démarche classificatoire, catégorielle, n’est pas née avec le DSM, mais avec les cliniciens classiques que sont Kraëpelin et Bleuler, la clinique psychiatrique était avant le DSM une affaire de « famille ». Dans l’introduction du DSM-I (qui date de 1952), l’hétérogénéité des enseignements des diverses universités américaines est déplorée et mise en avant pour motiver l’intérêt d’une nomenclature uniforme au-delà des critères répondant uniquement aux besoins locaux. Deux objectifs seraient ainsi atteints : permettre la collection de statistiques médicales hospitalières, d’une part, et améliorer la communication entre professionnels de l’autre. En fait, une première nomenclature avait été élaborée dès 1917 à l’initiative du Comité National pour l’Hygiène Mentale
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(ancêtre du National Institute for Mental Health [NIMH]) qui devanc¸ait ainsi les autres spécialités médicales dans le travail d’uniformisation des statistiques hospitalières. La collaboration avec l’Association de Psychiatrie Américaine (APA) a abouti à la publication du premier système classificatoire statistique unique pour les différents hôpitaux du pays, le « Statistical Manual for the Use of Hospitals for Mental Diseases », qui a ensuite été renommé « Diagnostic and Statistical Manual for Mental Disorders ». Les deux premières versions du DSM relèvent effectivement plus de la nomenclature, en permettant de rassembler de très brèves descriptions cliniques sous un nom commun. Elles n’incluent pas de critères diagnostiques à proprement parler, et ne posent pas vraiment la question de la nature de l’objet clinique qu’elles décrivent. Ce n’est qu’à partir de la critériologie du DSM-III qu’apparaît clairement la volonté de construire un objet clinique précisément défini par un regroupement de critères et incluant des seuils. En effet, il apparaissait, avec le développement d’études épidémiologiques, et malgré l’existence de nomenclatures, une certaine disparité des résultats entre pays, disparités qui questionnaient directement la qualité de la démarche diagnostique. Les troisième et quatrième versions du DSM ont donc eu pour vocation de résoudre ce problème. Aujourd’hui, presque 60 ans après sa création, le DSM a rempli, pour la plupart de ses catégories diagnostiques, l’objectif de la fiabilité diagnostique, garant selon ses concepteurs de l’objectivité minimale nécessaire pour favoriser une communication satisfaisante entre professionnels et l’établissement de statistiques pertinentes. Et pourtant, à l’occasion de la préparation de la future version du DSM (Ve version), le groupe de travail de l’APA responsable de la réflexion sur les troubles de la personnalité, publie une remise en question du concept de trouble de personnalité, et prévoit l’éviction du diagnostic de personnalité borderline adolescente [17]. Malgré le fait que ce diagnostic ait, comme les autres, fait ses preuves en termes de fiabilité diagnostique, il est dorénavant invalidé et sa place franchement questionnée au sein des futures versions du DSM. Sur quels arguments s’étaie donc cette décision, si elle n’est pas fondée sur l’hypothèse de l’objectivité scientifique ? 3. Du paradigme de l’objectivité au paradigme de la validité À l’analyse du livre publié par le groupe de préparation du DSM-V, il apparaît que les deux arguments principaux de l’invalidation du diagnostic de personnalité borderline adolescente sont celui de la validité prédictive et celui de l’âge. Ainsi, selon les auteurs, « les traits de personnalité diagnostiqués à l’adolescence persistent rarement à l’âge adulte, et, par ailleurs le concept de trouble de personnalité ne s’applique pas aux mineurs parce qu’ils n’ont pas encore été confrontés aux tâches élémentaires de la vie adulte » [17]. Effectivement, l’analyse plus précise de la littérature évoquée plus haut sur cette entité diagnostique décrit, outre la fiabilité, une validité de construit très modeste (évaluée à partir de la validité convergente, de la validité discriminante, ainsi que par la validité prédictive) [18]. L’analyse de la validité convergente permet d’évaluer la capacité à mesurer ce qui est théoriquement lié à l’entité que l’on cherche à décrire. Elle soutient la pertinence d’un diagnostic si les composantes de celui-ci sont hautement corrélées entre elles, et associées à des variables voisines qui lui sont théoriquement liées. Dans le cas de la personnalité borderline adolescente, l’analyse de l’homogénéité des critères diagnostiques montre que celle-ci est modérée et plus faible que chez l’adulte. Les pouvoirs prédictifs des différents critères diagnostiques sont très hétérogènes. La fréquence avec laquelle sont identifiés les neuf critères évolue de 17 % pour le critère des « efforts pour éviter les abandons » à 77 % pour celui de la « colère incontrôlable » [13]. De plus, la force des liens qui unissent les critères de la personnalité borderline adolescente entre eux est également inférieure à celle retrouvée chez l’adulte [19,20].
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L’analyse de la validité discriminante est la capacité à ne pas mesurer ce qui est théoriquement distinct de l’entité que l’on cherche à décrire. Dans ce sens, un diagnostic n’est pas valide si ses composantes sont hautement corrélées à celles d’autres diagnostics, qui ne sont pas censés y être directement liés. La validité discriminante de la personnalité borderline adolescente s’organise autour de la distinction entre la personnalité borderline adolescente et les troubles voisins, ceux de l’axe II comme ceux de l’axe I. La constatation est qu’il existe, dans l’analyse des liens entre la personnalité borderline et les autres troubles de la personnalité à l’adolescence, une tendance importante au recouvrement avec les autres entités diagnostiques de l’axe II, mais également de l’axe I. L’étude, que Becker a réalisée chez 123 patients, rapporte une occurrence de la dépression dans 65 % des cas, de la dysthymie dans 30 % des cas, du trouble des conduites dans 55 % des cas, de l’abus d’alcool dans 47 %, de substances dans 40 %, et de l’anxiété dans 24 % des cas [20,21]. Concernant l’axe II, la coexistence de troubles de la personnalité chez les adolescents s’étend largement à tous les troubles de personnalité, et ce, de fac¸on plus prononcée que chez l’adulte. La psychopathologie borderline adolescente paraît donc encore plus diffuse que la psychopathologie borderline adulte [19,22]. Les données concernant la validité prédictive (capacité de prédiction d’une deuxième mesure diagnostique à partir d’une première) de la personnalité borderline adolescente montrent des taux de persistance diagnostique faibles, variant de 26 à 33 % à deux ans [8,23]. Mattanah décrit, à partir d’une cohorte suivie deux ans de 70 patients hospitalisés, que les troubles de la personnalité chez l’adolescent sont même moins stables que certains troubles de l’axe I, tels que l’abus de substances et la dépression [24] ! Finalement, le diagnostic de personnalité borderline adolescente semble être prédictif de troubles de l’axe I, de troubles de l’axe II, et surtout de difficultés fonctionnelles importantes, mais ne met pas en évidence une spécificité d’évolution vers la personnalité borderline adulte, ni vers la schizophrénie ou la maladie maniaco-dépressive [8,25–28]. La personnalité borderline adolescente apparaît plutôt comme un goulot d’étranglement aspécifique et transitoire de la pathologie psychiatrique à l’adolescence. De plus, le choix de ses critères essentiellement comportementaux et peu stables dans le temps rend plus difficile l’exploration développementale de la pathologie sous-jacente (au sens de l’adaptation de l’individu à son environnement dans sa trajectoire de développement), limitant ainsi l’approfondissement de sa psychopathologie. Au total, il ne semble pas y avoir, au vu de ces études, de continuum entre personnalité borderline adolescente et personnalité borderline adulte. La réticence de nombreux cliniciens à porter le diagnostic de trouble de personnalité dans une période aussi mouvante de la vie que l’adolescence, trouve dans les études concernant la personnalité borderline adolescente un substrat empirique tangible. La validité de construit de ce diagnostic est très modeste, suggérant que la symptomatologie borderline est une entité plus hétérogène, plus diffuse, et peu stable, donc peu prédictive à l’adolescence, ce qui questionne directement la possibilité de poser un tel diagnostic avant 18 ans. Ainsi, la discussion autour de la légitimité du diagnostic à l’adolescence est toujours vive, et sa place au sein du DSM finalement remise en question. Il y a donc bien un paradoxe scientifique, puisque le même support de littérature sert de justification à la scientificité d’un diagnostic sur un argumentaire découlant de l’analyse de la fiabilité, et invalide ce même diagnostic sur un autre argumentaire découlant de l’analyse de la validité de construit. Cette éviction probable (bien qu’encore incertaine) de la personnalité borderline adolescente au sein de la cinquième version du DSM suggère l’hypothèse d’un changement de paradigme au sein du DSM. L’enjeu n’y serait plus seulement celui de l’objectivité, c’est-à-dire de la fidélité entre les observations de l’objet psychiatrique « construit » (un observateur A et un observateur B s’accordent sur une description commune), mais bien celui de la validité de la définition établie de l’objet psychiatrique « en soi » qu’elle cherche à identifier. La validité de
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construit remplacerait dorénavant la fidélité inter-juges pour être le garant de la légitimité des entités nosographiques du DSM. Et la nouvelle entreprise s’annonce toute autre : il faut construire un concept, et ensuite, vérifier qu’il est cohérent avec la clinique, et pas seulement qu’il peut être décrit par tous de fac¸on similaire. Ainsi, le paradigme de la validité remplacerait celui de l’objectivité. En l’absence de gold standard en psychiatrie, établir la validité d’un diagnostic nécessite d’en proposer une définition, puis de soumettre celle-ci à l’épreuve de l’empirisme, afin d’affiner, de réajuster ou de transformer la proposition initiale. Les critères diagnostiques sont considérés comme potentiellement provisoires, et admettent la possibilité d’être conservés ou rejetés selon les résultats des études. Après trente années d’études internationales basées sur les critères du DSM (III puis IV), il semble que la psychiatrie ait en partie réussi à relever le défi de la légitimité scientifique au sein des autres spécialités médicales. La fiabilité diagnostique en était le substrat initial et l’élément confirmatoire. Mais ces trente années de recherche amènent également au constat, actuellement partagé, de la limite de l’approche catégorielle en psychiatrie. À partir du DSM-III, qui marque le début d’une large diffusion de l’ouvrage, l’éclatement des quelques catégories cliniques initiales aboutit à de multiples et permanentes comorbidités, dont on ne sait même plus si l’on doit en parler en ces termes ou en termes de co-occurrence, tant les cliniciens ont conscience de décrire un processus morbide commun, artificiellement éparpillé. La création de catégories organise la pensée médicale et la clarifie. Elle est en adéquation avec la démarche de prise de décision propre au praticien, qui se fait en oui/non (malade/non malade, traiter/ne pas traiter). La désignation en catégories implique théoriquement trois aspects : l’homogénéité des éléments d’une classe diagnostique, des limites clairement établies entre classes, ainsi qu’une exclusion mutuelle entre elles. L’hétérogénéité unanimement reconnue des critères diagnostiques de la personnalité borderline adolescente, l’absence de frontières clairement établies, et la fréquence des recouvrements avec les autres troubles en font le contre-exemple le plus caricatural de la démarche catégorielle. La multiplicité des co-morbidités est même probablement l’élément clinique le plus spécifique de la pathologie borderline, adulte ou adolescente, car, comme le souligne Akiskal [29], la personnalité borderline représente le diagnostic qui a le plus de promiscuité avec toutes les catégories diagnostiques. D’ailleurs, l’absence d’argument pour considérer que les catégories diagnostiques psychiatriques sont des entités discrètes, séparées nettement les unes des autres, est spécifiée dès l’introduction du DSM. L’exemple choisi y est justement celui de la personnalité borderline [5]. La place frontière de la personnalité borderline, frontière entre l’axe I et l’axe II et frontière entre la pathologie mentale et la normalité, participe certainement au fait que ce diagnostic cristallise aujourd’hui les principales discussions théorico-cliniques à propos du DSM. En témoigne le nombre de communications sur la personnalité borderline au sein des plus récents congrès de l’APA : près d’un tiers des symposia du congrès de 2009 dédiés aux pathologies sont consacrés à la personnalité borderline, près de deux tiers en tout si l’on compte avec l’état de stress post traumatique, les dépendances et abus, et les troubles de personnalité de fac¸on générale (les autres troubles de personnalité y sont très peu abordés). Ainsi, lorsque la zone frontière entre deux entités (entre personnalité borderline et absence de trouble de personnalité, comme entre anxiété et dépression. . .) n’est pas une frontière statistique, c’est-à-dire une zone de rareté (forme clinique intermédiaire rarement observée), c’est un seuil arbitraire qui s’impose, un artifice lié au point de rupture dichotomique de critères décrivant pourtant une réalité continue [30]. Et, dans le cas de la personnalité borderline adolescente, comme pour les autres catégories du DSM, dorénavant les études déplorent très régulièrement l’absence de signification clinique des seuils [16,30].
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Peu d’éléments étayent aujourd’hui la validité de construit de la catégorie borderline adolescente sur des arguments empiriques, mais peu d’éléments étayent également l’usage de la catégorie en psychiatrie de fac¸on plus générale. Pour un nombre croissant de chercheurs, la catégorie ne résiste pas à la tentative de validation des troubles psychiques. Kendler, tête de proue de la recherche en génétique de la psychiatrie des 30 dernières années, avouait avec humour, au congrès de l’APA 2009, que « la génétique se fiche complètement du DSM ». Le résultat de cette prise de conscience est la remise en cause de l’idée même de catégorie, en faveur de celle de dimension. La perspective dimensionnelle est donc centrale, dans le cadre de l’élaboration du DSMV. Ainsi sont présentées les situations cliniques selon des arguments quantitatifs continus. Cette méthode paraît effectivement plus adaptée à la description de phénomènes cliniques qui ne sont pas séparés par des frontières, mais s’inscrivent au contraire dans un continuum. Ainsi, seraient développées pour le DSM-V, des dimensions « prototypiques » de la personnalité borderline, comme l’impulsivité, la réactivité émotionnelle, l’insécurité de l’attachement. . . La mesure dimensionnelle permet la communication d’un nombre plus grand d’informations (notamment les données « sub-cliniques » qui disparaissent dans un système catégoriel dichotomique). Là où le catégoriel fait appel à la notion de symptôme (état présent ou absent, comme pourrait l’être l’hyperréactivité émotionnelle), le dimensionnel décrit un trait qui peut évoluer tout au long de l’existence entre deux extrêmes (comme peut l’être l’intensité de la réactivité émotionnelle). Ainsi, en théorie, la dimension s’affranchit de la question du seuil et donc de la norme. C’est en tout cas la voie choisie par les auteurs des groupes de travail préparatoires du DSM-V : « notre proposition permet de faciliter l’utilisation des concepts sur la personnalité, à travers des facettes et prototypes de personnalité, qui peuvent être utilisés indépendamment de l’établissement d’un diagnostic de trouble de personnalité de l’adulte » [17]. À moins que l’approche dimensionnelle ne fasse que repousser plus loin cette question. Dans un premier paradigme centré sur la fiabilité diagnostique, le caractère arbitraire des seuils est en effet bien moins problématique que dans un second système basé sur la validité de construit. Peu importe si la frontière était mal placée dans un premier système, tant que tous la voyaient au même endroit. Penser la dimension ou créer d’autres catégories impose dorénavant de questionner sous un nouveau jour la frontière entre le normal et le pathologique. 4. Les déterminants de la norme au sein du Manuel Diagnostique et Statistique des Troubles Mentaux L’élaboration de la norme au sein des DSM-III et IV a reposé principalement sur les notions de déviation notable vis-à-vis de ce qui est attendu dans la culture de l’individu, sur ce qui est envahissant et rigide, et ce qui est source de souffrance ou d’une altération du fonctionnement cliniquement significative. Il peut s’agir d’une altération du fonctionnement social, professionnel, scolaire, ou judiciaire. À partir de quel seuil une altération du fonctionnement ou une souffrance devient-elle cliniquement significative ? C’est la principale question sur laquelle s’ajustent entre eux les professionnels, au cours de leur formation aux entretiens cliniques ou de recherche. Et cela dépend étroitement du contexte. À partir de quel seuil la colère ou les variations de l’humeur décrites par un adolescent s’écartent-elles notablement de ce qui est attendu dans sa culture ? Faut-il choisir le critère de durée, mais lequel ? Celui d’intensité, mais lequel ? Faut-il se fier aux conséquences qui poussent le sujet à agir de manière surprenante pour les autres (c’est-à-dire que le trouble soit objectivé par un témoin « neutre ») ? Ce n’est donc peut-être pas tant le symptôme lui-même qui préoccupe, mais le contexte dans lequel il s’inscrit en lien avec une certaine norme.
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Et, dans le cas de la personnalité borderline adolescente, le seuil correspond donc étroitement aux représentations normatives de l’adolescence dans un contexte social donné, en l’occurrence dans une société post-moderne. Or, la place du contexte a été volontairement exclue entre la première et la deuxième version du DSM, dans le sens où celui-ci n’apparaît jamais comme critère pour justifier le caractère pathologique ou non d’un symptôme ou d’un trouble. Le choix qui consiste à décrire un trouble sans son contexte permet de dissocier le fait psychique de l’événement social auquel peut être attribuée toute forme de causalité. Le positionnement athéorique du DSM, cherchant à éviter d’interminables débats sur les origines de la maladie psychique, a repoussé plus loin la question de la norme, la laissant au jugement de chacun dans le terme « cliniquement significatif ». Le jugement du clinicien s’en affranchit relativement aisément par l’expérience. Mais le DSM est-il destiné aux cliniciens ? Oui dans les textes. L’introduction du DSM, depuis sa troisième version, donne au manuel pour objectif, outre ceux déjà développés, d’être un outil d’utilité clinique, et non restreint à la recherche, comme beaucoup le croient. Certains critiquent justement l’usage du manuel à des fins de recherche, du fait de la nature du parti pris précisément dans cette question normative. Selon Horwitz et Wakefield, les entretiens standardisés basés sur la critériologie du DSM produisent une surestimation inévitable de la pathologie mentale, notamment dans le cadre des enquêtes épidémiologiques dont le but est d’évaluer la prévalence des différents troubles psychiques en population générale. Pour les auteurs, une question standardisée simple portant sur un symptôme et détachée de son contexte ne permet pas de distinguer ce que l’on peut rapporter à une souffrance existentielle ou à un processus sous-jacent de maladie mentale, alors que les personnes qui recherchent des soins ont, elles, la particularité de s’appuyer sur l’information contextuelle pour prendre la décision de consulter [31]. En ce qui concerne la personnalité borderline, la question est, là encore, plus complexe et plus emblématique que pour le reste des catégories, car les définitions les plus historiques du trouble (1884) incluaient déjà dans la spécificité clinique de ce trouble le caractère réactionnel de formes de psychoses brèves. Les cliniciens ont, depuis les origines de la personnalité limite ou borderline, trouvé un facteur précipitant les symptômes dans l’environnement émotionnel du sujet. Aujourd’hui, la question de la norme semble participer activement, au-delà même de la question de la validité, à la déconstruction du diagnostic de personnalité borderline adolescente. Parmi les arguments qui justifient l’éviction du diagnostic de personnalité borderline adolescente dans le DSM-V, le fait de pouvoir ou non « réaliser les tâches élémentaires de la vie adulte » constitue le nouveau critère normatif, sans plus de légitimité scientifique après déplacement de la norme dans un système dimensionnel. Et nous observons que l’évolution du DSM depuis ses objectifs initiaux vers ceux que l’on pressent au vu des publications plus récentes, aboutit à une visibilité accrue de la question de la norme. L’absence de signification clinique des seuils entrave la démarche thérapeutique du clinicien, car elle lui donne l’illusion d’une catégorie, mais pourtant, aucune fonctionnalité thérapeutique n’en découle. La prescription d’un traitement face à un trouble de personnalité borderline ne dépendra pas de la présence ou non des cinq critères diagnostiques, mais de bien d’autres aspects. La catégorie n’est donc pas l’équivalent d’une maladie au sens médical pragmatique : une maladie implique un traitement. Pour autant, doit on considérer que la validation de la nosographie en psychiatrie est une illusion dès lors qu’elle repose sur des entités continues entre elles, et continues avec ce qui est considéré comme la norme ? L’analyse des facteurs de validité des troubles somatiques, tels qu’ils ont été repris et analysés par Robins et Guze [32], montre à quel point la psychiatrie est effectivement en défaut par rapport aux autres spécialités sur ses arguments de validité : description clinique et physiopathologique du trouble, examens para-cliniques, délimitation avec les autres troubles, études de devenir, études familiales. Notamment, la question de l’étiologie (au sens de
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l’origine de la maladie) représente une impasse épistémologique en psychiatrie, dans la mesure où il ne peut être établi de relation de cause à effet linéaire entre un évènement social ou interpersonnel et un symptôme, un gène et un symptôme, une molécule et un symptôme. La psychiatrie biologique notamment en arrive aujourd’hui à ce constat d’une non-linéarité étiologique, et développe ainsi les modèles bio-psycho-sociaux et développementaux de la pathologie. Ceux-ci sont largement multifactoriels, et tous les facteurs étiologiques supposés sont envisagés sous l’angle d’une interaction, notamment d’une interaction gène–environnement, dans laquelle la solution à la question de l’ « œuf ou de la poule » s’éloigne de jour en jour au vu des découvertes de l’effet de l’environnement sur l’ADN. De plus, lorsque certaines étiologies ont été découvertes par le passé, les pathologies concernées sont sorties du champ de la psychiatrie pour entrer dans ceux de la neurologie ou de la génétique (cas de la syphilis, de la trisomie, de la phénylcétonurie, de l’X fragile) [33]. La psychiatrie ne possède pas de symptôme pathognomonique comme la pathologie infectieuse avec le signe de Köplick ; elle ne possède pas de zone de rareté symptomatique comme la neurologie (entre la migraine et les autres céphalées), ou la génétique avec la trisomie (rareté relative des formes mosaïques) ; elle ne possède pas de test paraclinique ; elle ne possède pas de critère d’exclusion, comme l’atteinte du système nerveux périphérique permettant d’éliminer le diagnostic de sclérose en plaques ; ses études de devenir n’ont pas, contrairement à la cardiologie avec l’étude de Framingham, permis de déterminer les seuils normatifs en fonction des complications observées au long cours chez les patients. Enfin, les études familiales ont abouti à une vision multigénique de la pathologie psychiatrique, aboutissant au concept de « spectre » (affectif, schizophrénique), plus qu’à celui de maladie. Par exemple, le gène 22q11, à l’origine du syndrome vélocardiofacial, semble représenter un facteur de risque de la schizophrénie mais aussi du trouble bipolaire ; les trois gènes de « prédilection » de la maladie bipolaire (chromosomes 13, 18, 22) semblent contribuer au risque de schizophrénie [34]. De même, les bases génétiques de l’anxiété ne sont pas, pour l’instant, distinguées de celles de la dépression [35]. Celles de la schizophrénie recouvrent également le domaine de la personnalité schizotypique [36], etc. Le flou qui existe en psychiatrie au niveau des frontières entre les entités morbides amène à questionner finalement la définition du terme « maladie ». Certes, il n’existe pas d’homogénéité entre les niveaux d’abstraction pour décrire les pathologies « somatiques » : maladies infectieuses représentées par leur étiologie, maladies hormonales définies par une norme physiologique, cancers définis par l’anatomopathologie, pathologies neurologiques définies par les symptômes. L’on ne voit pas pourquoi la psychiatrie ne se réduirait qu’à un niveau. Depuis la fin du xixe siècle, c’est le concept dit réaliste de la maladie qui a été le modèle dominant en psychiatrie, c’est-à-dire que la maladie est envisagée comme la modification démontrable d’un fonctionnement biologique adaptatif. Kraëpelin, par exemple, décrivait la démence précoce et la maladie maniaco-dépressive, dans leur symptomatologie et leur devenir, supposant que leurs étiologies seraient découvertes au fur et à mesure des avancées en neuropathologie, génétique, et psychologie expérimentale. Il abandonna d’ailleurs assez vite l’idée que ces deux entités diagnostiques étaient bien différenciées et en proposa une approche dimensionnelle [33]. Selon le modèle réaliste, la description phénoménologique de la maladie (symptomatologie, évolution, issue) ne suffit pas à établir un modèle valide. Dans le cas de la personnalité borderline adolescente, la démonstration objective de la « modification d’un fonctionnement biologique adaptatif » suppose l’établissement préalable de modèles de fonctionnement psychique lors de la période adolescente. Si, dans le cas des conflits psychiques, la qualité « adaptative » d’un dysfonctionnement est considérée comme possible, la notion de maladie reposerait principalement sur les éléments de l’évolution, au vu de ce que produit la crise.
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La perspective idéaliste, dans laquelle la maladie est « ce qui vient faire défaut dans une société dont l’objectif idéal est la bonne santé », rapproche de la conception actuelle de la maladie selon l’Organisation Mondiale de la Santé : il s’agit de la conception d’un idéalisme social, qui peine certainement à offrir des concepts suffisamment pertinents pour différencier ce qu’est une maladie, au sein d’une période aussi instable et peu idéale que peut l’être l’adolescence. La définition statistique et normative de la maladie, est manifestement celle qui est privilégiée par le DSM, sous le terme de « dysfonctionnement », vis-à-vis de « ce qui est attendu dans la culture ». Son application à la personnalité borderline adolescente est discutable : peut-on envisager que 15 % des adolescents ont ce trouble psychiatrique ? La médecine somatique est plus habituée à fixer ses seuils pathologiques autour de 5 %. L’inconvénient principal de cette approche, outre sa dimension provocante à l’égard des déviances sociales, est son absence de fonctionnalité sur le plan thérapeutique, puisque le seuil de la pathologie de correspond pas à un seuil décisionnel. Or, quelle est l’utilité de définir avec exactitude un diagnostic, s’il ne sert pas à prendre des décisions directement en rapport avec ses seuils ? Isoler une maladie correspond d’abord, dans la démarche médicale, à la volonté de traiter cette maladie. Or, l’expérience clinique nous montre que les décisions thérapeutiques prises pour les adolescents borderline tout au long de leurs soins sont plus conditionnées par des dimensions isolées comme l’impulsivité, les comportements suicidaires, l’angoisse ou la qualité de la dynamique familiale, que par le statut « borderline » lui-même. De plus, les données de la littérature, sont en faveur d’une association du trouble à un mauvais fonctionnement global, dès l’existence de quelques critères du diagnostic [25,26,28]. Autrement dit, le seuil défini des cinq critères diagnostiques ne correspond pas à une différence marquée en termes de pronostic fonctionnel. Pour Miller, comme pour Linehan, cette association de traits borderline à un mauvais fonctionnement global justifie une intervention médicale, qu’elle soit à visée thérapeutique ou préventive [16,37]. L’on peut supposer que la démarche est considérée comme thérapeutique au dessus de cinq critères de la personnalité borderline adolescente et préventive en dec¸à. Le seuil catégoriel ne serait donc pas utile pour définir l’action médicale, mais sa nature. Dans ce cas, il n’y a pas de recouvrement entre le groupe « malade » et le groupe « à traiter ». Nous observons, avec l’élaboration du DSM-V et la déconstruction des catégories, l’actualité brûlante de la question du sens, de la finalité de la tentative nosographique. Puisque la notion de seuil ne découle pas d’une évidence statistique liée à des frontières entre les différents diagnostics, alors elle est produite par sa fonction. La fonction du seuil dépend de la fonction du diagnostic lui-même. Spitzer a défini dans le DSM-III l’utilité d’un diagnostic comme étant sa capacité à fournir des informations pertinentes sur les caractéristiques (clinique, étiologie, corrélats biologiques et sociaux, facteurs de risque, pronostic, traitement) de la maladie décrite, ainsi que de favoriser une communication inter-équipes, en soins ou en recherche [1]. Si jusque là, la fonction de communication a été privilégiée puis atteinte, l’inadéquation entre les seuils choisis jusqu’alors et leur pertinence clinique, psychopathologique, pronostique ou thérapeutique est quasi systématiquement déplorée dans la discussion des études quantitatives. Ce manque de pertinence clinique représente la principale entrave à la diffusion du DSM auprès des cliniciens, puisqu’il ne constitue pas aujourd’hui un outil d’aide à la décision thérapeutique. En revanche, force est de constater que le DSM a été investi par l’espace social non médical, que ce soit par les systèmes légal, assurantiel, ou par les associations de patients, et d’une fac¸on générale largement par le grand public. En 1999, le gouvernement anglais a légiféré sur les conditions d’exception aux lois pénales : étaient exclues de la responsabilité pénale les personnes qui ne jouissaient pas de « toutes leurs facultés mentales ». La question s’est donc posée de savoir si les patients présentant des troubles de la personnalité avaient ou non une maladie mentale expliquant une
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perte de leurs facultés psychiques. La conséquence potentiellement pénale du diagnostic porté de trouble de personnalité demande à intégrer au sein du raisonnement clinique permettant de définir un diagnostic, une dimension non médicale. Ensuite, à l’interface médecins-patients, le système assurantiel américain constitue un facteur important, si ce n’est finalement le plus déterminant, d’utilité diagnostique. Les patients et les médecins (et certaines firmes pharmaceutiques) partagent ici un intérêt commun à la reconnaissance de la pathologie psychique qui les réunit, ce qui représente également un facteur d’influence sur l’établissement du seuil décisionnel. L’intérêt des patients est également à envisager sous un autre aspect, car leurs représentations du trouble psychique ont également évolué récemment. Dans cet éparpillement clinique caractéristique du trouble borderline, la critériologie, qui a effectivement permis de clarifier le savoir, au risque de trop le simplifier, semble constituer pour les patients et leurs familles un bénéfice certain. Il apparaît, à la lecture de blogs et de sites Internet d’associations de patients ayant une personnalité borderline, que patients et familles combattent d’abord la méconnaissance du diagnostic de personnalité borderline par les professionnels de la santé, malgré une prévalence en population générale adulte de deux fois celle de la schizophrénie. La personnalité borderline y est décrite comme ayant longtemps été un diagnostic « poubelle », utilisé par des « psy qui ne comprenaient pas de quoi la personne souffrait, alors qu’ils constataient qu’elle avait des problèmes psychiques aux conséquences sérieuses » (site www.aapel.org). Ici, il semble que l’effet de réassurance liée à l’établissement de critères diagnostiques par une psychiatrie dite « scientifique » se suffise à lui-même et s’affranchisse de la question de ses seuils. Ainsi, les résultats des études nosographiques sont et seront aussi analysés et acceptés en fonction de ces facteurs extérieurs au champ de la psychiatrie. La remise en question des catégories nosographiques interroge directement la possibilité d’un compromis entre ces rapports de force. 5. Conclusion L’analyse de l’utilité diagnostique révèle que le diagnostic de personnalité borderline adolescente a été, dans les 20 dernières années, le moteur d’un grand nombre de recherches. Les recherches étaient d’abord centrées sur une quête de fiabilité, qui permettait de produire des outils de communication, des outils cliniques communs entre professionnels, en même temps qu’elle attribuait une légitimité scientifique minimale à la psychiatrie parmi les autres spécialités. Un observateur A et un observateur B pouvaient s’accorder sur une définition commune, qui garantissait une objectivité minimale. Cette perspective a été celle du DSM-III et du DSM-IV, et correspondait au paradigme de l’objectivité. L’obtention de la fiabilité diagnostique a été ainsi entérinée. L’annonce d’une éventuelle éviction de ce même diagnostic de personnalité borderline adolescente dans le DSM-V, se justifie aujourd’hui par de nouveaux arguments, qui laissent penser qu’un glissement est en train de se produire, un changement de paradigme, dans lequel la quête de fiabilité laisse progressivement place à la quête de validité. Après avoir vérifié que nous parlions tous du même objet psychiatrique, il faut désormais être certain que ce que nous avons défini et dont nous parlons ensemble présente suffisamment de pertinence. Et l’entreprise du DSM-V s’annonce comme une remise en cause de la conception même de l’objet, avec passage d’une démarche de construction d’un objet psychiatrique à celle de description d’un objet psychiatrique en soi. La personnalité borderline adolescente pourrait, dans ce sens, être l’entité catégorielle qui aura résisté à la première entreprise nosographique, mais pas à la seconde. Plus encore, cette entité d’une incomparable complexité pourrait être considérée comme le symbole de l’ébranlement du système catégoriel classique, avec comme conséquence la visibilité croissante des déterminants en jeu dans l’établissement des futures entités nosographiques en psychiatrie.
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Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article. Références [1] APA. Diagnosis and statistical manual for mental disorders. Third Edition. Washington, DC: American Psychiatric Association; 1980. [2] APA. Diagnosis and statistical manual for mental disorders. First Edition. Washington, DC: American Psychiatric Association; 1952. [3] APA. Diagnosis and statistical manual for mental disorders. Second Edition. Washington, DC: American Psychiatric Association; 1968. [4] Guelfi JD, Cailhol L, Robin M, Lamas C. États limites et personnalité borderline. EMC-Psychiatrie 2011:14 [37395-A-10]. [5] APA. Diagnosis and statistical manual for mental disorders, Fourth Edition. Washington, DC: American Psychiatric Association; 2000 [Text revision]. [6] Geleerd ER. Borderline states in childhood and adolescence. Psychoanal Study Child 1958;13:279–95. [7] Ludolph PS, Westen D, Misle B, Jackson A, Wixom J, Wiss FC. The borderline diagnosis in adolescents: symptoms and developmental history. Am J Psychiatry 1990;147:470–6. [8] Bernstein DP, Cohen P, Velez CN, Schwab-Stone M, Siever LJ, Shinsato L. Prevalence and stability of the DSM-III-R personality disorders in a community-based survey of adolescents. Am J Psychiatry 1993;150:1237–43. [9] Chabrol H, Montovany A, Chouicha K, Callahan S, Mullet E. Frequency of borderline personality disorder in a sample of French high school students. Can J Psychiatry 2001;46:847–9. [10] Crawford TN, Cohen P, Brook JS. Dramatic-erratic personality disorder symptoms: continuity from early adolescence into adulthood. J Personal Disord 2001;15:319–50. [11] Torgersen S, Kringlen E, Cramer V. The prevalence of personality disorders in a community sample. Arch Gen Psychiatry 2001;58:590–6. [12] Widiger TA, Frances AJ. Epidemiology, diagnosis, and comorbidity of borderline personality disorder. In: Tasman A, Hales RE, Frances AJ, editors. Review of psychiatry. 8 Washington, DC: American Psychiatric Press; 1989. p. 8–24. [13] Becker DF, Grilo CM, Edell WS, McGlashan TH. Diagnostic efficiency of borderline personality disorder criteria in hospitalized adolescents: comparison with hospitalized adults. Am J Psychiatry 2002;159:2042–7. [14] Chabrol H, Duconge E, Roura C, Casas C. Relations between anxious, depressive and borderline symptomatology and frequency of cannabis use and dependence. Encephale 2004;30:141–6. [15] Grilo CM, Becker DF, Walker ML, Levy KN, Edell WS, McGlashan TH. Psychiatric comorbidity in adolescent inpatients with substance use disorders. J Am Acad Child Adolesc Psychiatry 1995;34:1085–91. [16] Miller AL, Muehlenkamp JJ, Jacobson CM. Fact or fiction: diagnosing borderline personality disorder in adolescents. Clin Psychol Rev 2008;28:969–81. [17] Helzer JE, Kraemer HC, Krueger RF, Wittchen HU, Sirovatka PJ. Dimensional approaches in diagnostic classification: refining the research agenda for DSM-V. Arlington, Virginia: American Psychiatric Association; 2008. [18] Robin M. Validité et utilité du diagnostic de personnalité borderline à l’adolescence [Thèse de médecine]. Paris: Université Paris Descartes; 2008. [19] Becker DF, Grilo CM, Morey LC, Walker ML, Edell WS, McGlashan TH. Applicability of personality disorder criteria to hospitalized adolescents: evaluation of internal consistency and criterion overlap. J Am Acad Child Adolesc Psychiatry 1999;38:200–5. [20] Becker DF, McGlashan TH, Grilo CM. Exploratory factor analysis of borderline personality disorder criteria in hospitalized adolescents. Compr Psychiatry 2006;47:99–105. [21] Johnson JG, Cohen P, Skodol AE, Oldham JM, Kasen S, Brook JS. Personality disorders in adolescence and risk of major mental disorders and suicidality during adulthood. Arch Gen Psychiatry 1999;56:805–11. [22] Becker DF, Grilo CM, Edell WS, McGlashan TH. Comorbidity of borderline personality disorder with other personality disorders in hospitalized adolescents and adults. Am J Psychiatry 2000;157:2011–6. [23] Garnet KE, Levy KN, Mattanah JJ, Edell WS, McGlashan TH. Borderline personality disorder in adolescents: ubiquitous or specific? Am J Psychiatry 1994;151:1380–2. [24] Mattanah JJ, Becker DF, Levy KN, Edell WS, McGlashan TH. Diagnostic stability in adolescents followed up 2 years after hospitalization. Am J Psychiatry 1995;152:889–94.
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