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L’évolution psychiatrique 78 (2013) 387–397
Article original
« Une danseuse est dressée (sur la pointe des pieds) ». Approche de la question du masochisme dans la danse classique夽 “A ballerina trains/is trained”. The question of masochism in classical ballet Camille Docquir ∗ Psychologue clinicienne. Laboratoire de psychologie clinique et psychopathologie (EA 4056), université Paris Descartes, Sorbonne Paris-Cité, institut de psychologie, 71, avenue Edouard-Vaillant, 92100 Boulogne-Billancourt, France Rec¸u le 21 f´evrier 2011
Résumé Parce que la pratique de la danse classique à un niveau professionnel implique une souffrance du corps quasi permanente, et parce qu’il nous semble que pour supporter une telle souffrance, il faut lui trouver quelque chose de bon, de satisfaisant, nous faisons l’hypothèse qu’il existe une fantasmatique masochique chez les danseurs classiques professionnels. Cette fantasmatique pourrait relever de deux types de masochisme différents, l’un « narcissique » et l’autre « objectal », ou, pour reprendre la terminologie de Michel Fain, l’un « inachevé » et l’autre « achevé ». En nous référant aux notions de Moi-peau (Didier Anzieu), d’enveloppe de souffrance (Micheline Enriquez), de procédés autocalmants (Gérard Szwec) et d’autosadisme (Jean Gillibert), nous montrerons que dans le masochisme de type narcissique/inachevé, la douleur serait recherchée pour sa fonction contenante, blesser le corps permettant paradoxalement d’en définir les contours en les éprouvant, tandis que dans le masochisme de type objectal/achevé–et nous nous référerons là aux travaux de S. Freud–, la douleur serait recherchée du fait de l’existence, chez le sujet, d’un besoin de punition inconscient de la part d’une puissance parentale : elle viendrait en fait satisfaire sur un mode régressif les désirs incestueux du sujet, tout en lui permettant dans le même temps d’expier le crime que cette satisfaction représente. © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Corps ; Danse classique ; Douleur ; Masochisme ; Psychanalyse ; Étude théorique 夽 Toute référence à cet article doit porter mention : Docquir C. « Une danseuse est dressée (sur la pointe des pieds) ». Approche de la question du masochisme dans la danse classique. Evol Psychiatr 2013;78(3): pages (pour la version papier) ou URL et date de consultation (pour la version électronique). ∗ Auteur correspondant. Adresse e-mail :
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0014-3855/$ – see front matter © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2013.01.015
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Abstract Practising ballet at a professional level implies an almost permanent physical pain. We suppose that such a pain, to be borne, requires to be found pleasant, to be satisfactory in some way. As a result, we assume that ballet dancers present masochistic features. These masochistic features could belong to two different types of masochism: either a “narcissistic” or an “object” masochism, or, using the words of Michel Fain, either a “completed” or an “uncompleted”. By referring to the notions of Ego-skin (Didier Anzieu), suffering covering membrane (Micheline Enriquez), self-calming processes (Gérard Szwec) and self-sadism (Jean Gillibert), we first demonstrate that in the narcissistic/uncompleted type of masochism, pain would be wanted because of its holding function: hurting the body would paradoxically enable the subject to define its outlines by experiencing them. In a second time, referring to the works of S. Freud, we demonstrate that in the objectal/completed type, pain would be wanted because of the fact the subject has an unconscious need for punishment from a parental authority; pain would enable the subject to satisfy his incestuous desires in a regressive way and at the same time to expiate the crime that this satisfaction constitutes. © 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Body; Classical ballet; Pain; Masochism; Psychoanalysis; Theoretical study
Dans un tout petit ouvrage d’une dizaine de pages intitulé La Ballerine, Günter Grass, écrivain allemand, dresse dans une langue savoureuse et acérée un portrait tragi-comique de la danseuse classique ; en voici un extrait : « La ballerine habite chez sa mère, elle ne fume pas, mange des yaourts et des bananes, nourrit un petit chien, et avant comme après l’entraînement, elle se sent fatiguée et ne ressent rien d’autre que la fatigue. [. . .] Comme la ballerine se couche de bonne heure, sa vie nocturne, quelques soirées au cinéma mises à part, est réglée de fac¸on bien anodine. [. . .] L’exercice de la ballerine a la monotonie d’un règlement prussien. Une chair martyrisée, meurtrie, se cache dans des chaussons de danse blancs, rouges, voire argent. On peut dire que les pieds de la ballerine sont laids. Leurs orteils sont écorchés, à vif, leur cambrure est démesurée. Ils semblent être les véritables victimes de la démonstration de ce critère de beauté. Ici, en bas du corps, s’assemble ce qui, plus haut, est masqué par le geste harmonisé et le sourire suave. C’est le Moyen Âge et l’Inquisition qui déterminent encore la pointure de ces souliers. Ainsi nous pouvons considérer les trente-deux « fouettés », vers quoi l’on tend, comme un aveu, et rien, aucune danse aux pieds nus ne saura remplacer cet aveu, cette douleur. » ([1], p. 12–14). Et Günter Grass en vient à se demander : « qui force la ballerine, cet être sensible, un peu fade presque, dans la vie de tous les jours, à venir devant la barre et à s’entraîner, année après année, sous la surveillance d’un maître de ballet, femme vieillotte et souvent franchement cynique ? N’est-ce que de l’orgueil, que la soif de succès ?–À contrecœur elle pénètre dans la salle de danse et va prendre sa place. À contrecœur elle accomplit les premiers mouvements. Puis elle est saisie. D’un seul coup ce combat contre le corps a sur elle un effet fascinant, semblable à celui qu’exerce sur un pacifiste déclaré un défilé solennel au pas de parade. » ([1], p. 21). Nous aussi, nous nous interrogerons ici sur ce qui pousse les danseurs et danseuses classiques à effectuer, sinon le « combat contre le corps » de Günter Grass, du moins l’« entraînement constant » et les « pénibles exercices de forc¸age » nécessaires à l’acquisition d’une technique
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« contre-nature », selon les termes mêmes utilisés dans la Grammaire de la danse classique par Geneviève Guillot et Germaine Prudhommeau, qui furent respectivement directrice de l’École de danse de l’Opéra de Paris et professeur d’histoire de la danse et d’étude des ballets au Théâtre national de l’Opéra ([2], p. 15). En effet, comme le dit Sylvie Guillem, ancienne danseuse étoile de l’Opéra de Paris : « il est très rare de ne pas avoir mal quelque part. La danse maltraite le corps, elle le triture, le torture. La danse n’est pas naturelle. » [3] Le sociologue Pierre-Emmanuel Sorignet le confirme dans son article « Danser au-delà de la douleur » : « les danseurs souffrent en permanence de blessures et de douleurs (mal de dos, petites entorses, articulations bloquées que l’on débloque régulièrement d’un coup sec, tendinites chroniques) » ([4], p. 48). Là où le spectateur ne voit que grâce, beauté, souplesse, harmonie, le tout surmonté d’un sourire impassible, se trouvent également douleur, souffrance, blessure, torture. Sylvie Guillem explique aussi que « la plupart des danseurs ont, par leur éducation, l’étrange culture de « marche ou crève ». S’ils n’ont pas mal quelque part, ils s’inquiètent. Ils vivent leur corps comme un instrument de torture parce qu’on leur a appris à danser dans la souffrance. Il n’y a pas si longtemps, à l’Opéra de Paris, les danseurs étaient les seuls athlètes de haut niveau qui n’étaient suivis ni par un kinésithérapeute, ni par un masseur, ni par un diététicien. Mes petites camarades qui avaient peur de grossir s’imposaient le régime yaourts et pommes. Comment voulez-vous dans ces conditions nourrir un corps qui travaille intensément tous les jours ? Les danseurs ont accepté ce masochisme du corps : j’ai mal, c’est normal. » C’est normal ou. . . c’est bon ? Danse et souffrance semblent être liées de manière tellement indissociable que faire le choix de la danse, c’est aussi, nécessairement, faire le choix de la souffrance ; et l’on se dit que pour choisir et supporter cette douleur permanente, il faut lui trouver quelque chose, non pas seulement de « normal », mais de bon, de satisfaisant, dans le sens où elle viendrait satisfaire un désir. . . Et c’est alors seulement que l’on pourrait parler de masochisme, ce masochisme qui « [bouscule] la théorie et [pousse] la langue, qui peut tout dire, à dire n’importe quoi : plaisir du déplaisir, par exemple », comme le dit Jacques André dans L’énigme du masochisme ([5], p. 1). À ce propos, citons encore un mot de Sylvie Guillem : « Aller sur scène, c’est dur. Il faut s’y pousser, mais en même temps c’est une sorte de drogue. C¸a fait du mal et c¸a fait du bien. » Serait-ce cela, l’« aveu » dont parle Günter Grass, serait-ce l’aveu d’une jouissance au cœur même de la souffrance ? 1. Hypothèse d’une fantasmatique masochique chez les danseurs classiques Nous posons donc ici l’hypothèse d’une fantasmatique masochique chez les danseurs et danseuses classiques professionnels. Précisons toutefois, en nous référant au « Problème économique du masochisme » [6], dans lequel Freud établit une distinction entre différents types de masochisme, que celui dont nous postulons l’existence chez les danseurs classiques n’appartient pas au type dit « érogène », n’étant pas « une condition posée à l’excitation sexuelle » ([6], p. 13), n’apparaissant pas en effet dans le contexte d’une relation sexuelle et ne conduisant pas à l’orgasme ; mais nous avons également quelque réticence à le qualifier de « moral », même si ce qui caractérise celui-ci est qu’il « a relâché sa relation à ce que nous reconnaissons comme sexualité » ([6], p. 17), parce qu’il se joue, chez les danseurs, dans et par le corps, ce dont le terme « moral » (« adj. : Relatif à l’esprit, au mental » [7]) ne saurait rendre compte. Dans le masochisme dont nous parlons, le but visé n’est pas d’ordre sexuel, mais artistique et culturel–c’est le principe de la sublimation ; et cependant, on pourrait dire que le corps y fait fonction de zone érogène. On se situerait donc là dans un entre-deux où le corps est le lieu du plaisir du sujet, même si ce plaisir lui vient du déplaisir, mais d’un plaisir non sexuel–au sens courant du terme.
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Quant au masochisme que Freud qualifie de « féminin », il nous intéresse en ce qu’il « repose entièrement sur le masochisme primaire, érogène, du plaisir à la douleur, dont l’explication ne réussit pas sans des considérations remontant loin en arrière ». La douleur s’accompagnerait, aux tout débuts de la vie, d’une excitation sexuelle, cette dernière apparaissant alors dans tout processus dont l’intensité dépasserait certaines limites quantitatives ; « cette co-excitation libidinale lors de la tension de douleur et de déplaisir serait un mécanisme infantile physiologique qui, plus tard, se tarit » ([6], p. 15). Ne pourrait-on envisager que ce mécanisme ne se soit pas, chez les danseurs classiques, complètement tari ? Avant de pousser plus avant notre réflexion, revenons un peu en arrière pour évoquer le texte princeps de Freud sur le masochisme, paru cinq ans avant le « Problème économique du masochisme », « Un enfant est battu » [8], dans lequel Freud étudie ce fantasme, qu’un grand nombre de ses patients énoncent dans le courant de leur analyse, dans ses relations avec le sadisme et le masochisme. Revenons également quelques pages en arrière pour citer le titre que nous avons donné à cet écrit, qui se veut un clin d’œil à celui de Freud : « Une danseuse est dressée ». Bien sûr, notre titre diffère profondément de celui de Freud en ce qu’il traduit, non un fantasme, mais un comportement ; cependant il nous intéresse dans ce que sa formulation révèle, car s’il est vrai que l’inconscient est structuré comme un langage, il nous semble que la structure du langage a fort à nous apprendre concernant le fonctionnement psychique humain. « Une danseuse est dressée », donc. Grammaticalement parlant, « être dressé » peut se comprendre à la forme pronominale (résultat de l’action « se dresser ») comme il peut se comprendre à la forme transitive (« être dressé par quelqu’un »). À la forme pronominale, le pronom « se » reprend le sujet du verbe, de sorte que le sujet de l’action est également l’objet de l’action ; le sujet se prend lui-même pour objet dans une action de soi sur soi. À la forme transitive, le verbe est à la voix passive, le sujet subit l’action d’un autre sur lui. Nous pouvons donc distinguer, sur le modèle grammatical, d’un côté une voie narcissique où le sujet se prend lui-même pour objet, d’un autre une voie objectale où le sujet subit l’action d’un autre sur lui–il n’est d’ailleurs pas inintéressant de remarquer que si cette deuxième voie correspond clairement, en grammaire, à la voix passive, la première en revanche fait débat, certains grammairiens considérant le verbe pronominal comme une voie moyenne, d’autres le considérant comme un cas particulier de la voix active : en effet, si le sujet du verbe est aussi son objet, il agit et subit l’action en même temps. . . Ainsi, la douleur du danseur est-elle, fantasmatiquement parlant, une douleur qu’il s’inflige à lui-même ou une douleur qu’un autre lui impose ? Se trouve-t-elle prise dans une centration du sujet sur lui-même où l’autre n’a pas sa place, ou dans un scénario relationnel avec d’un côté une victime, le danseur, et de l’autre un bourreau, dont le rôle pourrait être tenu par le professeur d’abord, par le chorégraphe ensuite, sans compter les parents et les spectateurs, complices et voyeurs ? Faut-il envisager ici un masochisme narcissique ou un masochisme plus « objectal » au sens où il ferait intervenir un objet autre que soi ? 2. Un masochisme « narcissique » Du côté narcissique, on s’en référera tout d’abord à Didier Anzieu, qui écrit dans Le Moi-peau que « la notion [. . .] de masochisme primaire trouverait [dans la notion de Moi-peau] des arguments pour l’appuyer et la préciser. La souffrance masochiste, avant d’être secondairement érotisée et de conduire au masochisme sexuel ou moral, s’explique d’abord par des alternances brusques, répétées et quasi traumatiques [. . .] de surstimulations et de privations du contact physique avec la mère ou ses substituts » ([9], p. 62). Il poursuit : « La construction du Moi-peau se trouve alors handicapée par l’instauration durable d’une enveloppe psychique, à la fois enveloppe d’excitation
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et enveloppe de souffrance (au lieu d’un Moi-peau à la fois pare-excitation et enveloppe de bienêtre). C’est là la base économique et topographique du masochisme, avec la compulsion à répéter les expériences qui réactivent à la fois l’enveloppe d’excitation et celle de souffrance. » ([9], p. 65). Et lorsque Anzieu constate que ses patients masochistes ont souvent présenté, dans leur petite enfance, un épisode d’atteinte physique réelle de leur peau, qui peut être « une intervention chirurgicale superficielle », « une dermatose, une pelade », « un choc ou une chute accidentels où une partie importante de la peau a été arrachée » ([9], p. 62). . ., on ne peut s’empêcher de penser à Mireille Nègre, cette danseuse qui, après avoir gravi tous les échelons de l’Opéra de Paris, se détourna de sa carrière de danseuse, l’année suivant sa nomination au titre d’étoile, pour embrasser la vocation religieuse et entrer au couvent. Elle raconte son itinéraire dans plusieurs ouvrages autobiographiques, par exemple dans Je danserai pour toi, qui commence ainsi : « Le souvenir le plus lointain qui me reste de mon enfance et d’une manière très nette, c’est le jour de mon accident de pied, à l’âge de deux ans. » ([10], p. 11) Un accident qui se passe dans un ascenseur, dans lequel son pied est « complètement broyé », « devait normalement être amputé », et sera finalement sauvé grâce à la pénicilline et à un chirurgien qui « a opéré à sept reprises » ([10], p. 12). Seuls deux orteils seront amputés ; la danse sera ensuite proposée par un médecin comme rééducation physique. « J’ai ainsi débuté dans la danse, à l’âge de quatre ans. Je me souviens de la panique qui m’a prise lors de mon premier cours. [. . .] J’avais la désagréable impression que ma sensibilité était découverte, mise à nue. J’étais effrayée. Je pleurais. Je voulais partir. Quand j’y suis retournée la seconde fois, là, j’ai eu le coup de foudre. Très vite alors, les lec¸ons de danse [. . .] sont devenues pour moi une drogue. [. . .] Pourtant, Dieu sait si mon pied me faisait mal parfois. Mais j’aimais tellement danser ! » ([10], p. 14). Micheline Enriquez [11] utilise le terme d’« enveloppe de souffrance » pour rendre compte de certaines caractéristiques psychiques des états-limites qui recherchent répétitivement les situations de souffrance et/ou exhibent celle-ci, dans la vie comme dans la cure. Il semble qu’on retrouve souvent, à l’origine de ces situations, un déficit des expériences précoces satisfaisantes, porteuses de plaisir, au profit d’expériences de douleur ou de souffrance ayant grevé la construction topique, entravé les différenciations corps/psychisme, sujet/objet, entre instances, ce qui accentue en retour la douleur. Anzieu reprend le terme d’Enriquez dans la seconde édition du Moi-peau : « S’infliger à soi-même une enveloppe réelle de souffrance est une tentative de restituer la fonction de peau contenante non exercée par la mère ou l’entourage [. . .] : je souffre donc je suis. » ([9], p. 229) De sorte que l’on peut se demander si les « tortures » que la danse classique fait subir aux corps des danseurs ne pourraient pas jouer pour ces derniers un rôle contenant : « je danse donc je souffre donc je suis » ? Il s’agirait alors d’une forme de procédés autocalmants tels que les décrit Gérard Szwec dans l’article intitulé « Les procédés autocalmants par la recherche répétitive de l’excitation. Les galériens volontaires » [12]. Il y écrit qu’« il y a toutes sortes de galériens volontaires dont le comportement intrigue, des marathoniens, des danseuses ou des sportifs pratiquant un entraînement intensif. Le but d’accomplir un exploit masque souvent d’autres buts, plus discrets, qui sont atteints par le moyen de la mise en tension répétitive du corps et des sens, et leur retour au calme, comme dans les procédés autocalmants. » ([12], p. 28) Pour décrire ces procédés, Szwec fait référence au bercement maternel : les procédés autocalmants constitueraient une sorte d’« autobercement agi » et seraient mis en œuvre en cas d’échec ou d’insuffisance de fantasme d’une mère calmante. Ils viendraient calmer, non pas une angoisse objectale, mais une détresse engendrée par un état de surexcitation ingérable, une angoisse sans objet ; et la mise en œuvre des procédés autocalmants pourrait alors avoir pour visée de donner un objet–l’environnement hostile–à cette angoisse.
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« La recherche de l’excitation calmante peut confiner à la recherche de la douleur physique. Bien que n’apportant pas de satisfactions sadomasochiques latentes, la recherche d’une tension musculaire douloureuse peut faire partie des buts visés par le marathonien, le joueur de batterie ou le rameur solitaire à travers leurs mouvements répétitifs. » ([12], p. 46) Et Szwec fait alors référence au concept d’autosadisme au sens où Jean Gillibert [13] l’a envisagé, « c’est-à-dire d’une forme d’auto-érotisme qui vise à recréer l’unité au niveau du corps lui-même (. . .), d’un sadisme « anobjectal » qui correspondrait « aux efforts de l’enfant voulant se rendre maître de ses propres membres » » ([12], p. 46). Plus loin, Szwec précise que « [le procédé autocalmant] n’est ni autodestruction ni autopunition du surmoi vis-à-vis du moi. Son aspect autosadique correspond plutôt à [une] phase préliminaire au sadomasochisme [. . .], une phase auto-érotique « précédant le double retournement, qui donne issue au sadomasochisme », écrit Marty dans les « Mouvements individuels de vie et de mort » (1976, p. 92), une phase « au cours de laquelle le sujet jouit d’une « pulsion d’emprise » exercée sur lui-même ». » ([12], p. 48). On se situe donc bien là, avec les notions de procédés autocalmants de Szwec et d’autosadisme de Gillibert, du côté du narcissisme–comme l’indique le préfixe « auto » : le sujet se prend luimême pour objet d’amour, et d’un amour teinté de la coloration sadomasochiste. À travers les souffrances qu’il inflige à son propre corps, le danseur jouirait de l’emprise qu’il exercerait ainsi sur lui-même. En dernière instance, c’est une fonction de contenance qui serait recherchée : paradoxalement, blesser le corps, l’attaquer, l’écorcher–voir plus loin le paragraphe sur les pointes–permettrait d’en définir les contours, en les éprouvant. Pour le comprendre, revenons un instant à Anzieu qui, toujours dans Le Moi-peau, explique que « le fantasme originaire du masochisme est constitué par la représentation : (1) qu’une même peau appartient à l’enfant et à sa mère, peau figurative de leur union symbiotique, et (2) que le processus de défusion et d’accès de l’enfant à l’autonomie entraîne une rupture et une déchirure de cette peau commune » ([9], p. 63). De sorte que la rupture et la déchirure de la peau permettraient, fantasmatiquement, la séparation d’avec la mère et, dès lors, l’accès à une position de sujet détenteur de sa propre peau. L’attaque masochique du corps propre dans la danse classique pourrait donc participer d’une recherche de contenance, de limites, et se situerait alors du côté d’un masochisme narcissique1 . Mentionnons ici un article intitulé « La symbolisation du féminin à l’épreuve du corps sportif » [14] dans lequel l’auteur, Karine Duclos, aborde la question de la construction du corps féminin et de l’identité féminine chez les sportives de haut niveau. Elle y évoque le cas d’une jeune danseuse classique de 17 ans qu’elle a rencontrée dans un cadre de recherche, et à propos de laquelle elle aboutit à des considérations qui rejoignent parfois les nôtres–ce qui n’est somme toute pas étonnant, féminin et masochisme se rapportant tous deux au corps érogène : elle écrit
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Précisons cependant qu’Anzieu aborde la question du masochisme dans un sous-chapitre du Moi-peau qu’il intitule « Le fantasme d’une peau commune et ses variantes narcissiques et masochistes » ([9], p. 62–66), ce qui indique qu’il établit une nette distinction entre narcissisme et masochisme. En effet, selon lui, on trouve dans les deux cas, sous-jacent, le fantasme d’une peau commune à la mère et à l’enfant, mais « quand le Moi-peau se développe surtout sur le versant narcissique, le fantasme originaire d’une peau commune se transforme en fantasme secondaire d’une peau renforcée et invulnérable », tandis que « quand le Moi-peau se développe davantage sur le plan masochique, la peau commune est fantasmée comme peau arrachée et blessée » ([9], p. 65–66). Aussi, en envisageant l’existence d’un « masochisme narcissique », nous nous écartons de la distinction établie par Anzieu. Mais cette dernière rappelle étrangement celle que l’on établit aujourd’hui entre fonctionnements narcissiques et fonctionnements limites, du point de vue de l’enveloppe : celle des premiers est représentée comme renforcée, formant une solide carapace, tandis que celle des seconds est représentée comme trouée. . . Le masochisme d’Anzieu correspondrait-il au fonctionnement limite ? Auquel cas parler d’un « masochisme narcissique » ne serait pas un contre-sens, au sens où l’adjectif « narcissique » désigne ici ce qui se rapporte à une problématique narcissique au sens large, englobant à la fois les fonctionnements narcissiques et les fonctionnements limites.
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ainsi que, chez la danseuse qu’elle a rencontrée, « l’exercice moteur s’apparente aux procédés autocalmants. Le but demeure la gestion des excitations dans un exercice calmant par opposition à la satisfaction pulsionnelle. [. . .] Douleur et éprouvé musculaire semblent dessiner chez elle une tentative d’élaboration des limites corporelles dans une perception de soi découpée, comme non unitaire. [. . .] Le corps [. . .] est érigé comme objet de puissance dans une tentative de structuration externe, de contenant musculaire pour une représentation interne de soi et un narcissisme fragiles. [. . .] Le corps musculaire se fait corps outil, qu’il s’agit sans cesse de maîtriser et transformer, voire de maltraiter, encouragé par les directives et les critères classiques. [. . .] Derrière la carapace physique, la recherche de perfection et de puissance, le sentiment d’identité reste néanmoins fragile. » ([14], p. 388–389) Cette analyse de Karine Duclos pourrait ainsi, bien que n’abordant pas la question sous l’angle du masochisme, mais celui-ci transparaissant néanmoins à travers le terme « maltraiter », venir étayer notre proposition d’un masochisme narcissique qui aurait une fonction contenante. 3. Un masochisme « objectal » Mais on pourrait également envisager que le masochisme en jeu dans la danse classique se trouve pris dans le lien à l’autre. Pour aborder cela, nous nous reporterons à Freud et à son « Problème économique du masochisme » [6], dans lequel il définit le masochisme secondaire comme la pulsion de destruction qui, d’abord dirigée contre un objet extérieur–moment où il faut l’appeler « sadisme »–, est ensuite retournée contre la personne propre, venant s’ajouter au masochisme primaire : « Après que [la] part principale [de la pulsion de mort agissant dans l’organisme] a été reportée vers l’extérieur sur les objets, demeure, comme son résidu dans l’intérieur, le masochisme proprement dit, érogène, qui d’un côté est devenu une composante de la libido, de l’autre a encore toujours pour objet l’être propre. [. . .] Dans des circonstances déterminées, le sadisme ou pulsion de destruction, tourné vers l’extérieur, projeté, peut être de nouveau introjecté, tourné vers l’intérieur, ayant de la sorte régressé à sa situation antérieure. Il donne alors le masochisme secondaire qui vient s’ajouter au masochisme originel. » ([6], p. 16). Le masochisme secondaire fait donc intervenir dans le fantasme un objet extérieur responsable de la souffrance du sujet–un objet sadique. Toujours selon Freud, ce masochisme secondaire est sous-tendu par l’existence, dans l’inconscient, d’un besoin de punition de la part d’une puissance parentale (être battu par le père), lequel constitue une déformation régressive du désir d’entrer dans une relation sexuelle passive avec cette puissance parentale (être coïté par le père). L’acuité des désirs incestueux du sujet entraîne chez lui un intense sentiment de culpabilité, et les souffrances subies lui permettent tout à la fois de satisfaire ses désirs sur un mode régressif et d’expier le crime que cela représente. On pourrait donc se demander si la souffrance que s’imposent les danseurs n’est pas une manière de satisfaire leurs désirs incestueux et dans le même temps de recevoir le châtiment que, du fait de cette satisfaction–ou seulement de ces désirs ?–, ils méritent ; « être dressé » par le professeur pourrait alors constituer une déformation du fantasme d’être battu/coïté par le père. L’objet serait là bien présent, convoqué comme bourreau avec la figure du professeur/du chorégraphe qui contraint, qui violente, qui force le corps du danseur à travers des exercices douloureux, mais aussi comme témoin complice avec la figure du spectateur à qui est exhibée cette douleur, et qui pénètre ce corps de son regard–et sans doute faut-il compter les parents au nombre des spectateurs. Revenons une fois encore à notre titre, et plus précisément à la partie que nous avons mise entre parenthèses : « sur la pointe des pieds ». Les « pointes » sont en danse classique des accessoires
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très importants : ce sont des chaussons à semelle courte et étroite dont le bout est plat et rigide, qui permettent aux danseuses de se hausser sur le bout des orteils–de se dresser sur la pointe des pieds. Virginie Valentin, docteur en anthropologie, nous éclaire sur la symbolique des pointes dans un article extrêmement intéressant, « L’acte blanc ou le passage impossible », paru dans la revue d’ethnologie Terrain2 [15] : les pointes constituent, pour les danseuses–elles sont en effet réservées aux filles–, une sorte de rite initiatique d’entrée dans l’adolescence. C’est le professeur qui autorise ses élèves, lorsqu’il les y estime prêtes, c’est-à-dire, souvent, vers 10–12 ans, à les porter pour la première fois. Leur port est entouré d’une sorte de rituel de transmission des savoirs, car les pointes pouvant, de par leur rigidité, blesser les pieds, il faut apprendre à les manier, et le professeur montre donc aux jeunes filles comment assouplir les chaussons avant de les enfiler, mettre du coton au fond pour protéger la plaie. . . car malgré les précautions prises, « utiliser des pointes abîme de toutes fac¸ons les pieds, et les danseuses les ont la plupart du temps en très mauvais état » [16]. Notons au passage qu’au moment de l’apparition des pointes, à l’époque romantique, il arrivait aux danseuses « [d’envelopper] leurs orteils d’escalopes fraîches ou [de les arroser] d’alcool à 90◦ –ce qui « anesthésiait » la douleur » [16], détails qui invitent à des représentations de chair crue et de violence faite au corps, et dont on ne peut douter qu’ils participent de l’information donnée aux jeunes danseuses en formation et, dès lors, de leur imaginaire. . . Il semble donc que l’entrée dans l’adolescence corresponde, dans le monde de la danse classique, et pour les jeunes filles spécifiquement, à l’ouverture du corps par la blessure du pied, venant reproduire « ici, en bas du corps » (pour reprendre les mots de Günter Grass) ce qui se produit plus haut, à savoir l’écoulement du sang menstruel ; mais elle correspond en même temps à son endurcissement, à sa virilisation en quelque sorte, la recherche de la force et le dépassement de la douleur étant des qualités plus masculines que féminines, et la fétichisation du pied tendu apparaissant comme une appropriation symbolique du phallus–on pourrait parler d’un « pied en érection ». . . Il s’agirait donc, par le biais des pointes, tout à la fois de souligner la fragilité inhérente à la féminité nouvellement acquise et dans le même temps de la nier. On trouve également, dans l’article de Virginie Valentin, le témoignage de Gabrielle qui, pressée de ressembler à « une vraie danseuse », a fait acheter des pointes à sa mère à 9 ans, sans attendre l’autorisation de son professeur. Elle voulait montrer à son frère ce qu’elle pouvait faire : « Je faisais n’importe quoi, je devais les mettre nu-pieds, je sautais dessus. Je m’entraînais, je crânais avec mes pointes devant les copains de mon grand frère, c¸a, je m’en souviens. [. . .] J’étais hyper fière et mon frère, c¸a le fascinait aussi les pointes, les copains de mon frère aussi. Le fait de se mettre le pied dans un truc fin et dur et de souffrir [. . .]. Ils me regardaient [. . .]. J’étais complètement folle. . . » Et lorsqu’à 10 ans, son professeur lui permet de porter des pointes, Gabrielle est déc¸ue : « Elles étaient trop souples, elles ne faisaient pas assez mal ! » ([15], p. 103). Cette jeune fille exprime ici clairement que, loin de chercher à atténuer la douleur physique provoquée par le port des pointes, elle cherchait au contraire à l’amplifier, tirant de cette douleur une jouissance par le biais de la fascination ainsi exercée sur son frère et ses copains. « Ils me regardaient », dit-elle : n’eût été ce regard, peut-être la jouissance n’aurait-elle pas eu lieu. Il semble en effet que ce ne soit pas à proprement parler la souffrance qui fasse jouir Gabrielle, mais le regard porté sur cette souffrance par son frère–regard décuplé par celui des copains pouvant figurer autant de substituts fraternels– : elle exhibe son corps blessé, « ouvert » par la souffrance, et se laisse pénétrer par le regard de son frère. . . Ne pourrait-on voir là une sorte de transgression symbolique
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Voir en particulier la partie intitulée « La marque des pointes », ([15], p. 102–104).
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de l’interdit de l’inceste, par le truchement du plaisir scopique ? Remarquons d’ailleurs au passage que Gabrielle, en n’attendant pas l’autorisation de son professeur pour porter des pointes, est dans la transgression, et dans une transgression dont sa mère se trouve complice. Il ne s’agit certes pas ici de dire que toutes les jeunes filles qui font de la danse classique vivent le port de leurs pointes sur le même mode que Gabrielle, mais d’observer avec intérêt de quelle manière l’une d’elles a trouvé du plaisir dans la souffrance que cet accessoire occasionne, à travers quel scénario ; on pourra d’ailleurs remarquer la liberté avec laquelle Gabrielle livre son vécu à l’auteure de l’article (rappelons que ses propos furent recueillis dans le cadre d’une interview, non d’une analyse)–la liberté, autrement dit le défaut de censure, ou encore le plaisir de l’exhibition ? 4. Un masochisme « inachevé », un masochisme « achevé » La distinction que nous avons opérée ici entre deux types de masochisme, l’un d’ordre narcissique, l’autre d’ordre objectal, nous semble rejoindre celle qu’établit Michel Fain entre un « masochisme inachevé » et un « masochisme achevé » [17] : le « masochisme inachevé » serait un masochisme à expression comportementale qui s’exprime par la valorisation de l’activité et l’édification d’un narcissisme phallique, la passivité étant inaccessible du fait de la massivité de traumatismes précoces–les procédés autocalmants sont considérés comme un destin inachevé du sadomasochisme ; quant au « masochisme achevé », qui serait secondaire mais établi sur la base d’un noyau masochiste érogène primaire protecteur, il reposerait sur une prise de position passive et plaisante vis-à-vis d’un objet actif ([18], p. 46). Il nous semble en effet que l’exercice professionnel de la danse classique pourrait être accompli tant sur le mode d’un masochisme inachevé (valorisation de l’activité, narcissisme phallique avec l’« érection » sur les pointes. . .) que sur celui d’un masochisme achevé (soumission passive aux ordres d’un professeur/chorégraphe sadique, exhibitionnisme. . .). D’ailleurs, Michel Fain, faisant référence à « Un enfant est battu » (Freud, 1919, [8]), évoque les trois temps du mécanisme du double retournement sadomasochiste : « Le temps “a” est celui de l’investissement de la pulsion sadique sur un objet. Le temps “b” est la voix moyenne réfléchie (je me), retirée de l’objet la pulsion est retournée sur la personne propre (premier retournement). Le temps “c”, l’objet réinvesti devient le porteur de la pulsion active sadique, le sujet le subit passivement et en tire un plaisir masochique (il me) » ([17], p. 129–130). Et pour lui, le masochisme inachevé est centré sur un « je me » du temps « b », tandis que le masochisme achevé serait à la recherche du « il me » ; cela nous semble faire écho à la distinction grammaticale que nous avons établie plus haut : « se dresser/être dressé », autrement dit « je me dresse (sur la pointe des pieds) »/« il (le professeur/chorégraphe) me dresse ». . . Nous envisageons donc que le masochisme ici postulé des danseurs classiques professionnels puisse se décliner de manière différente selon les sujets, sur le mode d’un masochisme inachevé pour certains, dans un fonctionnement plutôt narcissique, d’un masochisme achevé pour d’autres, dans un fonctionnement plus objectal ; peut-être faudrait-il d’ailleurs envisager, chez certains, l’existence d’un masochisme que l’on pourrait appeler « mixte », dans lequel la douleur viendrait remplir une fonction à la fois au niveau narcissique et au niveau objectal. C’est donc sur la pluralité des types de fonctionnements psychiques et des types d’organisations masochistes susceptibles d’exister chez les danseurs classiques que nous souhaitons insister pour finir, et si nous nous sommes ici limités à envisager les différents types de masochismes possibles, il nous semble important de souligner que si masochisme il y a, il ne s’organise vraisemblablement pas de la même manière chez un danseur et chez une danseuse : avoir mal ne signifie pas la même chose pour un homme et pour une femme, et on ne jouira dès lors pas de la même fac¸on de la
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douleur selon qu’on est un homme ou une femme. Il serait fort intéressant de s’interroger plus généralement sur les différences qui existent entre le vécu des danseurs et celui des danseuses : qu’en est-il, par exemple, du « narcissisme phallique » chez des hommes auxquels il est demandé de la rondeur dans les mouvements, de la légèreté, de la grâce ? Sans doute pas la même chose que chez des femmes auxquelles on demande d’avoir un corps dénué de rondeurs (« On se tient droite, on rentre le ventre et on serre les fesses ! ») et d’avoir le pied « en érection »–on a déjà mentionné le fait que les pointes, ces accessoires si importants symboliquement parlant, mais aussi douloureusement parlant, sont réservées aux seules danseuses. On remarquera d’ailleurs que ce privilège féminin dépasse largement les frontières de la danse, puisque c’est encore aux femmes qu’est réservée la possibilité, à travers des chaussures aux talons de dimensions variables, d’ériger leur pied, quitte, parfois, à se retrouver en difficulté pour marcher, quitte aussi, parfois, à avoir mal–aux pieds, aux jambes, au dos. . . La question de l’articulation, dans la danse classique, entre le masochisme et les dimensions du masculin et du féminin serait donc à interroger. Enfin, nous tenons à préciser que le masochisme dont nous postulons l’existence chez les danseurs classiques professionnels ne serait pas de nature pathologique, qu’il ne serait pas, pour reprendre les termes de Benno Rosenberg, un masochisme « mortifère » mais bien plutôt « gardien de la vie » [19], dans ce qu’il implique d’intrication pulsionnelle (libido/pulsion de mort) chez le sujet. Ici, le masochisme conduirait même à un destin sublime–à la sublimation. Freud ne disait-il pas qu’aller bien, c’est « aimer et travailler » ? Si nous ne pouvons nous prononcer quant à la première condition, du moins pouvons-nous affirmer avec certitude que les danseurs et danseuses professionnels remplissent la seconde. Ce qui nous amène à nous interroger sur le mécanisme précis par lequel les tendances masochistes se subliment, et sur ce qui les conduit à « choisir » la danse plutôt que telle autre activité : sans doute peut-on en effet trouver des points communs à la pratique de la danse et à celle de la musique, ou à la pratique de la danse et à celle de la boxe, mais il semble évident que les tendances masochistes ne s’y trouvent pas convoquées de la même manière, et les différentes « voies sublimatoires » seraient à explorer. Enfin, cela pose également la question de ce qui fait que chez certains sujets le masochisme est propre à soutenir l’activité, le travail, la vie toute entière, tandis que chez d’autres il les entrave, les empêche, voire les détruit. Déclaration d’intérêts L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article. Remerciements Je tiens à remercier tout particulièrement Michèle Emmanuelli pour ses précieux conseils, ainsi qu’Alain, Catherine, Aurélie, Xavier et bien sûr Nicolas pour leur chaleureux soutien. Références [1] Grass G. La ballerine. Arles: Actes Sud; 1984. [2] Guillot G, Prudhommeau G. Grammaire de la danse classique. Paris: Hachette; 1969. [3] Guillem S. Propos recueillis par Anquetil G. Mon corps et moi. Le Nouvel Observateur, no 1625, semaine du jeudi 28 décembre 1995. Disponible sur : http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/parution/p1625/articles/a23347-mon corps et moi.html [4] Sorignet PE. Danser au-delà de la douleur. Actes Rech Sci Soc 2006;163:46–61. [5] André J. Introduction. Le masochisme immanent. In: L’énigme du masochisme. Paris: PUF; 2000, p. 1–18. [6] Freud S. Le problème économique du masochisme. In: Œuvres complètes, Tome XVII. Paris: PUF; 1992, p. 9–25.
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[7] Dictionnaire franc¸ais Hachette. Hachette Multimédia/Hachette Livre; 2001. [8] Freud S. « Un enfant est battu », Contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles. In: Œuvres complètes, Tome XV. Paris: PUF; 1996, p. 115–49. [9] Anzieu D. Le Moi-peau. Paris: Dunod; 1995. [10] Nègre M. Je danserai pour toi. Paris: Desclée de Brouwer; 1984. [11] Enriquez M. Aux carrefours de la haine. Paris: L’épi; 1984. [12] Szwec G. Les procédés autocalmants par la recherche répétitive de l’excitation. Les galériens volontaires. Rev Fr Psychosom 1993;4:27–51. [13] Gillibert J. De l’autoérotisme. Rapport au XXXVIIe Congrès des psychanalystes de langues romanes. Rev Fr Psychan 1977;41:5–6. [14] Duclos K. La symbolisation du féminin à l’épreuve du corps sportif. Psychol Clin Projective 2006;12:381–402. [15] Valentin V. L’acte blanc ou le passage impossible. Terrain 2000;35:95–108. [16] Wikipédia. Pointes. Disponible sur : http://fr.wikipedia.org/wiki/Pointes [17] Fain M, Dejours C. Du corps érotique au corps malade : complexité de ce passage. In: Fain M, editor. Corps malade et corps érotique. Paris: Masson; 1984. p. 123–35. [18] Chagnon JY. Le masochisme dans les travaux psychanalytiques franc¸ais : un sujet (dé)battu. Psychol Clin Projective 2006;12:7–67. [19] Rosenberg B. Masochisme mortifère et masochisme gardien de la vie. Paris: PUF; 1999.