Revue francophone internationale de recherche infirmière (2017) 3, 129—144
Disponible en ligne sur
ScienceDirect www.sciencedirect.com
MANAGEMENT /Étude phénoménologique
Une dialectique de la qualité de vie au travail de cadres infirmiers de premier niveau : une étude phénoménologique avec une perspective humaniste A dialectic of first-line managers’ quality of work life: A phenomenological study with a humanistic perspective Sylvain Brousseau (PhD) (infirmier, professeur agrégé en sciences infirmières) a,∗, Chantal Cara (PhD) (infirmière, professeure titulaire en sciences infirmières) b, Régis Blais (PhD) (professeur titulaire) c a
Département des sciences infirmières, université du Québec en Outaouais, 283, boulevard Alexandre-Taché, J8X 3X7 Gatineau, QC, Canada b Faculté des sciences infirmières de l’université de Montréal, pavillon Marguerite-D’Youville, 2375, chemin de la Côte-Sainte-Catherine, H3T 1A8 Montréal, QC, Canada c Département d’administration de la santé, École de santé publique de l’université de Montréal, 7101, avenue du Parc, H3N 1X9 Montréal, QC, Canada Rec ¸u le 4 novembre 2016 ; accepté le 7 mars 2017
MOTS CLÉS Cadre gestionnaire infirmier ; Caring ; Investigation relationnelle caring ; Phénoménologie descriptive ;
∗
Résumé Problématique. — Les réorganisations successives dans le système de santé du Québec ont induit une pression énorme sur le travail des cadres gestionnaires infirmiers de premier niveau (CGIPN), ce qui a eu pour effet de nuire à leur qualité de vie au travail (QVT). Cependant, le sens attribué à la QVT par les CGPIN n’est pas encore bien connu. Ceci est pourtant primordial si on veut améliorer cette QVT et permettre aux CGPIN d’assumer pleinement leurs rôles et responsabilités, et ainsi favoriser une saine gestion de leur organisation. But de la recherche. — S’appuyant sur la philosophie du Caring de Watson, cette étude qualitative vise à décrire et comprendre la signification expérientielle de la QVT des CGIPN œuvrant en centre hospitalier, et l’absence de celle-ci.
Auteur correspondant. Adresse e-mail :
[email protected] (S. Brousseau).
http://dx.doi.org/10.1016/j.refiri.2017.03.002 2352-8028/© 2017 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es.
130 Qualité de vie au travail
KEYWORDS Caring; Descriptive phenomenology; Front-line nursing manager; Quality of work life; Relational caring inquiry
S. Brousseau et al. Méthodologie. — La méthode phénoménologique « Investigation Relationnelle Caring » de Cara a été utilisée pour en explorer la signification expérientielle. Cette méthode qualitative descriptive a donc permis de recueillir et d’analyser les entrevues semi-dirigées réalisées auprès de 14 CGIPN en CHU, selon une perspective humaniste. L’analyse des données issues des entrevues semi-dirigées a permis de dégager cinq eidos-thèmes circonscrivant la signification expérientielle de la QVT des CGIPN, et trois sur la signification de l’absence d’une QVT. Résultats et discussion. — Les résultats ont permis d’identifier cinq eidos-thèmes pour décrire et comprendre, d’une part, la signification expérientielle de la QVT de même que l’essence de la signification de l’expérience de la QVT pour les CGIPN correspondant à « l’émancipation socioprofessionnelle du gestionnaire infirmier de premier niveau dans sa pratique clinicoadministrative au sein d’une organisation humaniste » ; d’autre part, trois eidos-thèmes ont émergé pour exposer la signification expérientielle de l’absence d’une QVT ainsi que l’essence de la signification expérientielle de l’absence d’une QVT qui se présente comme « la dysharmonie au travail du cadre gestionnaire infirmier de premier niveau à l’intérieur d’une structure organisationnelle déshumanisante mettant en péril sa pratique clinico-administrative ». Implications et conclusion. — Les résultats de cette recherche corroborent et rejoignent ceux émanant d’études antérieures sans que ceux-ci n’établissent de liens avec le concept de la QVT. Les éléments nouveaux qui ont émergé de l’étude devraient permettre aux administrateurs et décideurs politiques du réseau de santé de mieux comprendre l’entièreté de ce phénomène et de favoriser la mise en place de stratégies qui favorisent la QVT des CGIPN selon une perspective d’humanisation organisationnelle. © 2017 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es.
Summary Background. — Successive reorganizations of health care system around the globe have placed enormous pressure on the work of first-line nurse managers (FLNMs), and this has eroded their quality of work life (QWL). However, little is known about the meaning that FLNMs ascribe to QWL, even though this knowledge will be essential to improve their QWL, and allow them to fully carry out their roles and responsibilities and foster sound management of their organization. Purpose of the study. — Drawing on the philosophy of Caring proposed by Watson, this study seeks to describe and understand the experiential meaning of QWL among FLNMs working in a university-affiliated hospital. Methodology. — Cara’s phenomenological method, ‘‘Relational Caring Inquiry’’, was used to explore the experiential meaning of QWL. This qualitative method was used to collect and analyze data from semi-structured interviews with 14 FLNMs in a university-affiliated hospital, adopting a humanist perspective. The data analysis revealed five eidos-themes delimiting the experiential meaning of the QWL of FLNMs and three eidos-themes on the meaning of an absence of QWL. Results and discussion. — First, the results have allowed to identify five eidos-themes to describe and understand the experiential meaning of QWL for the participants. The essence of the meaning of their QWL experience corresponds to ‘‘the socio-professional emancipation of front-line nursing managers in their clinical-administrative practice in humanist organizations’’. Second, the following three eidos-themes also emerged, revealing the experiential meaning of an absence of QWL. The essence of the experiential meaning pertaining to the absence of QWL is ‘‘a lack of harmony for a front-line nursing manager working in a dehumanizing organizational structure that jeopardizes her clinical-administrative practice’’. Implications and conclusion. — The results of this research corroborate and echo those of previous studies, even though they do not establish any links with the QWL concept. The new knowledge emerging from this qualitative phenomenological study should allow administrators and policy makers in the healthcare network to better understand this phenomenon as a whole, as well as to encourage the implementation of strategies that will foster QWL among FLNMs based on an organizational humanization perspective. © 2017 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
La qualité de vie au travail de cadres infirmiers de premier niveau Au fil des années, les établissements de santé ont subi plusieurs changements structurels, ce qui a engendré une détérioration graduelle des conditions d’exercice des gestionnaires infirmiers de premier niveau (CGIPN). De plus, ces réformes structurelles ont eu pour effet de générer des tensions et de déstabiliser les membres de l’équipe de gestion des services infirmiers [1—12]. Les multiples restructurations organisationnelles du réseau de la santé s’avèrent être à l’origine d’épisodes d’insatisfaction et d’épuisement professionnel chez le personnel d’encadrement infirmier de premier niveau [5,6]. Un rapport concernant le leadership infirmier en gestion affirme que les restructurations du réseau de santé dans les milieux de soins entraînent chez les CGIPN, non seulement un haut taux d’absentéisme et de roulement du personnel d’encadrement, mais aussi l’apparition de maladies professionnelles ainsi qu’une baisse de leur rendement. Plus précisément, certaines études scientifiques en Occident [1—8,10—12] montrent que bon nombre de CGIPN éprouvent de la morosité et que plusieurs d’entre eux rapportent de la souffrance et de la détresse psychologique au travail, ce qui, à la longue, peut avoir des effets néfastes sur leur santé émotionnelle et leur qualité de vie au travail (QVT). Depuis deux décennies, plusieurs études qualitatives et quantitatives [1—8,11—13] rapportent que ces problèmes en émergence s’accompagnent d’une démobilisation, d’une démotivation et d’un essoufflement professionnel des CGIPN. Mentionnons toutefois que les études précitées [7—13] ne font pas état ou n’établissent pas de lien direct avec le phénomène de la QVT chez ces professionnels de la santé, et ce, notamment dans l’espace francophone. Dans le cadre de cette étude, la philosophie du caring de Watson [17,18] a été utilisée comme perspective disciplinaire. À la lumière de cette philosophie humaniste, toute organisation devrait accueillir les personnes dans toute leur dignité en leur offrant un environnement propice au développement de leur potentiel et favorable à leur santé [17]. En effet, Cara [19] et Watson [18] reconnaissent qu’un milieu empreint d’humanisme favorise la satisfaction des besoins humains qui sont essentiels au développement de la personne. Somme toute, la perspective disciplinaire en sciences infirmières, retenue pour la présente étude qualitative phénoménologique descriptive d’inspiration husserlienne, a permis d’explorer la QVT des CGIPN selon une perspective humaniste en sciences infirmières.
Le rôle des cadres gestionnaires infirmiers de premier niveau Le rôle d’un cadre gestionnaire infirmier de premier niveau (CGIPN) consiste à assumer un leadership transformationnel quant à la direction, à l’organisation, à la planification des soins et services, et surtout à influencer politiquement les décisions relatives à la gestion des ressources humaines, financières, matérielles et informationnelles en vue d’atteindre les objectifs de l’organisation [10,16]. Selon les standards de pratique en gestion de l’American Nurse Association (ANA) [9], les CGIPN, en plus d’assumer leurs fonctions, défendent les intérêts de la clientèle hospitalisée afin d’assurer leur mieux-être, la qualité et la sécurité
131
des soins. Ils mettent régulièrement à jour leurs compétences professionnelles en gestion en vue d’atteindre les exigences ministérielles et organisationnelles relativement à la gestion optimale de l’environnement de travail du personnel soignant, à l’accessibilité, à la continuité des soins et des services offerts à la population [15,16]. Plus précisément, les résultats de l’étude qualitative australienne de type féministe de Paliadelis [8] révèlent que les CGIPN doivent assumer pleinement leur pouvoir d’influence et leur leadership infirmier pour améliorer la qualité des soins au sein des organisations de santé. Qui plus est, les écrits recensés indiquent qu’une grande partie du temps des CGPIN s’avère consacrée à la gestion administrative des opérations, à savoir, la formation du personnel, la gestion des horaires de travail, le mentorat, les remplacements, les formulaires à compléter, la participation aux multiples réunions, la rédaction des procès-verbaux, la vérification des paies, voire même la supervision et la circulation du courrier. Enfin, mentionnons que l’atteinte d’un équilibre entre l’engagement des CGIPN dans leur rôle clinique et leur rôle administratif s’avère essentiel à l’exercice de leur leadership clinicoadministratif au sein de l’organisation [1—8].
L’état des connaissances de la qualité de vie au travail en ASI Dans le domaine de l’administration des services infirmiers (ASI), les auteurs recensés n’ont fait qu’effleurer le phénomène de la QVT. En effet, les quelques études qualitatives publiées traitent de la satisfaction au travail [1], des facteurs qui influencent l’attraction et la rétention [5—7], de la santé émotionnelle [4], du stress au travail [2], des dimensions qui influencent la vie au travail et de l’absence du pouvoir d’influence des CGIPN au travail [8]. Parmi ces études, celle de Paliadelis [8], inspirée d’une perspective féministe, a réalisé une recherche qualitative en Australie sur le vécu subjectif de la vie des CGIPN au travail. Les résultats de cette étude montrent que l’expérience collective de travail des CGIPN a pour principales sources de souffrance, la présence d’une carence du pouvoir d’influence des CGIPN au travail et le manque de reconnaissance du leadership infirmier. En résumé, aucune de ces études n’a examiné spécifiquement la QVT selon la perspective du caring de Watson [17,18] auprès des CGIPN. De plus, ces recherches ont surtout examiné les concepts avoisinant la QVT. Considérant également l’absence de connaissances sur la QVT des CGIPN, il s’avère primordial de réaliser une telle étude pour identifier les éléments qui favorisent ou nuisent à la QVT de ces professionnels et qui pourraient permettre d’identifier des pistes de solutions dans un contexte souvent difficile pour ces gestionnaires.
But de la recherche Le but de cette étude qualitative phénoménologique est de décrire et comprendre la signification expérientielle de la
132 QVT, et l’absence de celle-ci, des CGIPN œuvrant en centre hospitalier (CH).
Méthodologie La méthodologie de recherche découle directement de la perspective disciplinaire choisie. En effet, Watson [17,18] recommande fortement l’utilisation de l’approche phénoménologique car elle aide à mieux explorer la signification et l’expérience telle que vécue par les participants. Inspirée des travaux de plusieurs auteurs, notamment ceux en lien avec la philosophie du caring et la philosophie phénoménologique d’Husserl, la méthode qualitative phénoménologique intitulée « Investigation relationnelle Caring » (IRC) développée par Cara [19] et traduite en franc ¸ais par O’Reilly et Cara [20], vise la description et la compréhension des phénomènes au sein de la discipline infirmière. Cette méthode phénoménologique novatrice issue des sciences infirmières comporte sept étapes comprenant la collecte et l’analyse des données. Tel que suggéré par Cara [19], nous avons procédé à un bracketing, c’est-à-dire la reconnaissance de nos préconceptions au regard du phénomène étudié afin de rechercher la description telle que vécue par les participants. Ainsi, nous avons énoncé au préalable nos croyances, préjugés et opinions relativement au concept de la QVT et de la perspective disciplinaire du caring afin d’aborder le phénomène avec la plus grande ouverture possible [20]. Précisons que ces préconceptions proviennent également d’expériences personnelles vécues en gestion des soins infirmiers, d’observations, du journal réflexif, des notes de terrain et de lectures qui ont été réalisés lors de la recension systématique des écrits scientifiques sur le phénomène étudié.
La population cible, le milieu et la sélection des participants Les approches qualitatives en recherche privilégient le recours à des échantillons non probabilistes et ne précisent habituellement pas de règles précises concernant leur taille [21]. En ce qui concerne le recrutement des participants, Munhall [21] souligne que c’est le phénomène à l’étude qui dicte la méthode d’échantillonnage, voire même le type de participants, et non l’inverse. La population ciblée par cette étude qualitative correspond aux CGIPN sélectionnés parmi tous ceux exerc ¸ant dans un CH. Les CGIPN devaient répondre aux critères de sélections suivants : • être CGIPN en CH ; • vouloir témoigner de leur expérience vécue concernant leur QVT ; • être capable de s’exprimer en langue franc ¸aise. Après avoir rec ¸u l’approbation du comité scientifique de la faculté des sciences infirmières de l’université de Montréal et du Comité éthique de la recherche (CER) du centre hospitalier affilié (CHA) universitaire du Québec pour réaliser l’étude, un certificat d’éthique a été émis par l’établissement en novembre 2010. De concert avec la directrice des soins infirmiers, nous avons tenu une rencontre
S. Brousseau et al. d’information sur le projet de recherche avec tous les CGIPN de l’établissement qui ont alors été invités à participer à l’étude. Ainsi, suite à une invitation à une réunion organisée par la DSI, le chercheur principal a présenté le projet aux CGIPN présents. Parmi les 30 CGIPN, 14 ont exprimé le souhait de participer à la recherche et ont pu remplir et signer le formulaire de consentement incluant une section permettant de recueillir leurs données socioprofessionnelles. Ce formulaire expliquait en détails les grandes lignes du projet de recherche, en précisant le but, les modalités de participation, les avantages, les inconvénients et les risques possibles. En soutien, la direction des soins infirmiers (DSI) a offert une assistance cléricale (secrétariat) pour la prise des rendez-vous des entrevues individuelles avec les participants, tout en respectant la confidentialité et l’anonymat de chacun. En terminant, les CGIPN étaient libres de participer ou non à la recherche.
Déroulement de l’étude La Fig. 1 illustre le déroulement de l’étude et la description synthèse du processus de collecte et d’analyse des données de la méthode phénoménologique IRC en sept étapes, développée par Cara [19]. Les entrevues semi-structurées se sont déroulées sur une période de quatre mois (de février à mai 2011) auprès de 14 participants jusqu’à l’atteinte de la redondance des données [20,21]. La grille d’entrevue fut développée en s’inspirant des postulats de la philosophie humaniste du caring de Watson [18] et de la phénoménologie descriptive [19].
Critères de scientificité Dans la présente étude, les critères de scientificité en méthode qualitative correspondent à ceux développés par Lincoln et Guba [22] et Whittemore et al. [23]. Ceux retenus pour l’étude sont : l’authenticité, la crédibilité, la critique constante du chercheur, l’intégrité et la transférabilité des données.
L’authenticité des données L’authenticité des données a été sauvegardée par le respect de la réduction phénoménologique et le bracketing du chercheur (reconnaissance de ses valeurs et croyances au regard du phénomène) [20]. D’autres moyens ont été ajoutés tels que les multiples lectures-relectures des entrevues réalisées, la tenue d’un journal de bord et la validation interjuges [20,23] avec l’aide des directeurs de recherche afin de confirmer que les résultats correspondent bien à la signification expérientielle du phénomène de QVT, telle que décrite par les participants interrogés. À ce sujet, on doit mentionner que suite au départ à la retraite d’un des 14 participants, il n’a pas été possible de valider l’interprétation des expressions exprimées par ce dernier lors de son entrevue. L’utilisation du journal de bord et des notes de terrain, combinée au contenu de l’entrevue, a permis de demeurer le plus près possible du sens des propos du participant afin de s’assurer de l’exactitude de ceux-ci et de s’assurer de la véracité des données.
La qualité de vie au travail de cadres infirmiers de premier niveau
133
Figure 1. Synthèse détaillée des sept étapes de la collecte et l’analyse des données de l’« Investigation relationnelle Caring » (IRC) (inspiré de O’Reilly et Cara [20]). © S. Brousseau [24].
La crédibilité des données
L’intégrité des données
La crédibilité des données a été atteinte en s’assurant que les résultats décrivent réellement le phénomène de QVT en faisant appel à la validation des données par les participants lors de la seconde entrevue, de même que par les experts [20,23]. La crédibilité a également été assurée par le nombre d’entrevues jusqu’à redondance des données, la variation libre et imaginaire, la réduction eidétique, ainsi que par la division rigoureuse des unités de signification permettant de dégager les sous-thèmes, les thèmes et les eidos-thèmes [20].
L’intégrité des données a été respectée par en validant les données recueillies, en évitant de formuler l’essence trop hâtivement [20], en tenant à jour le journal de bord et en procédant à la validation de l’interprétation des verbatim auprès de 13 des 14 participants lors d’une seconde entrevue téléphonique [20,23].
La critique constante du chercheur à l’égard des données La critique constante du chercheur à l’égard des données a été appliquée pour prévenir des biais, et ce, par le respect de la réduction phénoménologique durant tout le processus de la méthode d’analyse [20], la tenue du journal de bord et les échanges avec les phénoménologues experts dans le domaine étudié [23].
La transférabilité des résultats Enfin, la transférabilité des résultats, pour Lincoln et Guba [22], devient possible par la description minutieuse et détaillée des données et du contexte social que l’on retrouve dans la thèse doctorale [24], permettant ainsi de transférer les résultats à d’autres contextes semblables touchant la QVT en administration.
Résultats qualitatifs L’analyse qualitative des données effectuée manuellement sur une période de 11 mois a permis l’émergence de 23 thèmes (Tableau 1), regroupés en huit eidos-thèmes représentant la signification de la QVT de même que
134 Tableau 1
S. Brousseau et al. Données sociodémographiques des participants (n = 14). n
Genre Femme Homme Âge 20—29 30—39 40—49 50—59 60—69 Niveau de scolarité Études collégiales Études universitaire 1er cycle sc. inf. ou cumul certificats Étude de 2e cycle (microprogramme ou DESS) Maîtrise Doctorat Années expériences en gestion des soins infirmiers 0—2 3—5 6—10 10—15 15—20 20 + Secteur d’activités Chirurgie Périnatalité Santé mentale Soins critiques Soins spécialisés Autres secteurs d’activités de soins Type de poste occupé Chef d’unité de soins Coordonnatrice d’activités de soins Chef des secteurs cliniques
l’absence d’une QVT pour des CGIPN œuvrant en CH. Notons que le terme « eidos » signifie « l’essence universelle d’un phénomène », selon Husserl [19]. Considérant la multitude de thèmes, seuls les huit eidos-thèmes énoncés par les participants et appuyés par des verbatim (les noms des participants cités sont fictifs) seront présentés dans la section qui suit.
Signification de la qualité de vie au travail des cadres intermédiaires Les eidos-thèmes entourant la signification de la QVT des CGPIN sont illustrés par la Fig. 2.
Eidos-thème 1. Actualisation du leadership et des habiletés politiques pour l’amélioration de la qualité des soins infirmiers Décrit et relevé par 12 des 14 participants interrogés, le premier eidos-thème en importance constitue un aspect favorable à la QVT des CGIPN œuvrant en CH. Les participants affirment dans leur témoignage l’importance
%
10 4
71,14 28,57
1 6 5 2 0
7,14 42,85 35,71 14,28 —
1 4 3 6 0
7,14 28,57 21,42 42,85 —
4 5 3 1 0 1
28,57 35,71 21,42 7,14 — 7,14
2 1 3 1 1 6
14,29 7,14 21,42 7,14 7,14 42,85
10 1 3
71,4 7,14 21,42
d’actualiser leur leadership et leurs habiletés politiques car cela les aide à mieux assumer les fonctions qu’ils occupent, contribuant ainsi au développement d’une QVT. Dans leurs fonctions, les CGIPN interviewés jugent primordial d’exercer un leadership authentique efficace, dynamique et rassembleur pour être productif, performant au travail et pour améliorer la qualité des soins. Ce fait est illustré par les propos de Geneviève qui déclare : « Ce qui me plaît dans mon travail de gestionnaire (. . .), et qui m’amène une QVT, c’est de pouvoir mobiliser et rassembler les équipes pour changer les pratiques de soins, et qu’on reconnaisse mon leadership comme cadre intermédiaire ». Quant à l’actualisation des habiletés politiques des CGIPN, les participants soutiennent que leur participation aux processus décisionnels pour influencer les orientations stratégiques de soins, en collaboration avec la haute direction, est un élément clé pour le développement de leur QVT. Manon le décrit comme suit : « C’est important d’influencer les décisions comme cadre intermédiaire pour améliorer la qualité des soins. Je trouve que c’est important pour ma QVT (. . .), j’ai le sentiment de contribuer à l’amélioration des pratiques de soins ».
La qualité de vie au travail de cadres infirmiers de premier niveau
Figure 2.
135
Synthèse des résultats qualitatifs (eidos-thèmes favorables). © S. Brousseau [24].
Les résultats mettent en évidence que la participation active des CGIPN aux processus décisionnels s’avère être l’un des facteurs qui accroît considérablement leur satisfaction professionnelle et se traduit par le sentiment de contribuer activement au rehaussement de la qualité des soins. Pour sa part, Marc ajoute : « C’est nous qui représentons les infirmières au front (. . .). Il faut être éveillé au sens politique et au pouvoir d’influence que l’on possède en tant que CGIPN, et être capable de le développer (. . .), ¸ ca aiderait à notre QVT ». Nos résultats montrent qu’être conscient du pouvoir d’influence des CGIPN sur les enjeux et apprendre à reconnaître nos alliés pour mieux négocier les décisions et les enjeux touchant l’élaboration des politiques et la planification stratégique de l’organisation des soins concourent à un sentiment d’autonomie sur sa pratique administrative en tant que CGIPN. Il apparaît que cet état de fait donne un sens à leur fonction et optimise leur QVT.
Eidos-thème 2. Éléments contextuels propices à l’humanisation organisationnelle L’émergence de ce deuxième eidos-thème met en évidence la valeur d’une organisation empreinte d’humanisation pour tous les CGIPN interrogés. En effet, les résultats révèlent que les participants perc ¸oivent l’humanisation organisationnelle comme étant favorable à l’optimisation de leur QVT. Par exemple, les relations empreintes des valeurs humanistes (attitude d’écoute, de collaboration, d’honnêteté, d’ouverture, de respect)
sont perc ¸ues comme étant propices aux sentiments de bienêtre et de satisfaction professionnelle. Le témoignage de Maude décrit bien ces sentiments : « (. . .) c’est le côté ‘caring’ dont on vient de parler qui fait que je me sens bien et satisfaite au travail. (. . .) c’est ¸ ca qui favorise mon expérience de vivre une QVT ». Cet eidos-thème illustre à quel point il est important pour la QVT des CGIPN d’exercer dans un milieu de travail empreint des valeurs du caring. Les propos d’une autre participante confirment l’importance de la philosophie humaniste du caring sur la QVT des CGIPN. Josiane témoigne de toute la confiance, la compréhension et le partage dont fait preuve la directrice des soins à son égard. Elle soutient que les relations de caring au travail contribuent au développement du sentiment d’appartenance. Même si parfois le travail n’est pas facile, elle décrit que des relations de qualité et humanistes font qu’elle demeure en poste dans l’organisation : « Pour la QVT, c’est primordial d’avoir des relations de qualité en gestion et de travailler dans un milieu où l’on valorise la philosophie du caring. C’est rassurant quand tu vis des moments difficiles. (. . ..). J’aime beaucoup notre directrice de soins (. . .) car elle est une personne humaniste et on se sent épaulé par elle (. . .) c’est ce qui fait que je reste à l’emploi (. . .) puis, j’ai le sentiment de faire partie d’une équipe ». Devenant l’un des trois eidos-thèmes novateurs de l’étude, il ne fait aucun doute que ce résultat met en évidence que l’humanisation organisationnelle s’avère propice à l’épanouissement professionnel et à la QVT des CGIPN.
136
Eidos-thème 3. Soutien organisationnel favorisant l’épanouissement socioprofessionnel et personnel Le troisième eidos-thème révèle l’importance que revêt, pour tous les participants, le fait d’obtenir du soutien organisationnel sur les plans administratif, clinique et pour le secrétariat, ce qui amène les CGIPN à s’épanouir et à se réaliser professionnellement et personnellement. Les participants interrogés affirment haut et fort que le soutien organisationnel favorisant l’épanouissement socioprofessionnel et personnel (soutien de la part des supérieurs, des équipes de soins et de l’équipe des périsoignants) les aide à effectuer leur travail et, par le fait même, à atteindre une QVT. Thomas soulève ce besoin de soutien pour mieux remplir sa fonction : « Je te dirais que, pour moi, ce qui pourrait favoriser l’expérience de la QVT d’un CGIPN, c’est d’avoir un meilleur support clérical dans la gestion des courriels (. . .). Laisse-moi te dire que ¸ ca nous aiderait beaucoup à assumer pleinement notre travail ». Par exemple, l’ajout de soutien clérical (secrétaire et commis) apporterait une aide dans leur pratique professionnelle. Selon les participants, cela faciliterait la gestion des courriels et leur permettrait de se libérer pour mieux planifier leur gestion du travail sur leur unité et d’être plus présents auprès des employés. Les propos de Marie illustrent combien le soutien relationnel de l’équipe de gestion apparaît indispensable au maintien de sa QVT en tant que CGIPN : « Pendant toute la réorganisation sur l’unité, j’ai eu le soutien de la part de toute l’équipe de gestion. Les relations sont positives et il y a beaucoup d’entraide ici entre les personnes. C’est important pour ma QVT ». Ce verbatim montre que, lorsque la haute direction promeut une relation de confiance et offre du soutien au CGIPN en contexte de changement organisationnel, cela contribue à son développement professionnel et facilite sa pratique professionnelle en gestion des soins infirmiers.
Eidos-thème 4. Organisation apprenante favorisant le développement des compétences en gestion des soins infirmiers Le quatrième eidos-thème réfère à la nécessité de travailler comme CGIPN dans une organisation apprenante favorable au développement des compétences en gestion des soins. Reconnu par la plupart des participants interviewés (n = 10/14), l’organisation apprenante, qui inclut une infrastructure soutenant l’apprentissage continu et l’acquisition des connaissances, promeut le leadership et le travail d’équipe des CGIPN. L’utilisation des connaissances, encouragée par la haute direction, s’avère essentielle non seulement pour la mise à jour de leurs compétences en gestion, mais également pour renforcer leur crédibilité auprès des équipes de soins dans la résolution de problèmes sur l’unité. Ainsi, le cadre supérieur qui incite les CGIPN à utiliser les divers modes de savoirs en sciences infirmières et en gestion, en s’appuyant sur des résultats probants ou des pratiques exemplaires en gestion, apporte un sentiment de motivation et de réalisation au travail. Ce constat est confirmé par André qui déclare : « Une situation où
S. Brousseau et al. vraiment j’ai ressenti avoir une QVT c’est lorsque j’estimais avoir une problématique de sécurité sur mon unité. J’ai fait une revue de littérature en préparant différentes options possibles qui venaient résoudre le problème à un coût minimum. J’avais l’impression d’avoir utilisé mes savoirs et de démontrer ma crédibilité auprès des équipes de soins (. . .). On a le sentiment d’avoir réalisé un projet novateur comme gestionnaire ». En plus d’accroître leurs compétences comme CGIPN, cet eidos-thème contribue de fac ¸on substantielle au développement de leur QVT. Les résultats de notre étude révèlent également qu’une organisation qui mise sur les périodes d’apprentissages expérientiels en gestion par des échanges réflexifs comme la participation au codéveloppement et au coressourcement permet d’acquérir des connaissances sur la base des expériences vécues des collègues gestionnaires et d’une démarche heuristique telle qu’exprimée par Ariane : « J’ai été réconfortée de faire du codéveloppement, ¸ ca nous aidait à développer de nouvelles connaissances et à apprendre des autres pour résoudre des problèmes de gestion. (. . .) et cela a permis de verbaliser mutuellement une expérience qu’on vivait au travail, (. . .) on réfléchissait ensemble pour solutionner les irritants en gestion ». Ce verbatim montre que l’apprentissage expérientiel favorise la réflexion individuelle de même que le transfert d’expériences entre les participants au moyen de discussions, de mises en situation et d’histoires de cas. En définitive, les résultats de notre étude mettent en évidence que la reconnaissance accordée par le milieu à l’apprentissage et au partage des connaissances engendre un sentiment de valorisation professionnelle, promeut l’attraction et la QVT chez les CGIPN.
Eidos-thème 5. Accompagnement personnalisé répondant aux besoins spécifiques des novices en gestion des soins infirmiers Enfin, le cinquième et dernier eidos-thème correspond à l’accompagnement personnalisé qui répond aux besoins spécifiques de la relève en gestion des soins infirmiers. Les CGIPN novices (n = 7) interviewés rapportent combien il s’avère primordial d’accompagner adéquatement la relève infirmière afin que les novices soient outillés pour assumer leurs nouvelles responsabilités et de répondre à leurs besoins pour leur permettre de mieux s’intégrer dans leur nouveau rôle. Evelyne raconte que : « C’est important quand tu débutes en gestion d’avoir quelqu’un qui est présent pour t’aider à t’intégrer et à t’adapter. (. . .) C’est rassurant de savoir qu’il y a quelqu’un pour t’accompagner comme nouvelle CGIPN ». Ainsi, pour les participants, la présence d’un collègue qui possède de l’expérience facilite grandement l’intégration et l’adaptation des novices en gestion des soins infirmiers. De plus, il s’avère évident que cet aspect devient incontournable pour leur mieux-être au travail ainsi que pour attirer et maintenir les novices en gestion. Tous s’entendent sur l’importance, pour les nouveaux CGIPN, de recevoir l’aide d’une équipe d’experts seniors en ASI lors de situations complexes en gestion. Le témoignage de Maude énonce clairement ce besoin en indiquant que : « C’est important qu’on ait du coaching-mentorat personnel et humain pour savoir comment faire la gestion. Il me faut
La qualité de vie au travail de cadres infirmiers de premier niveau un intermédiaire qui est là pour me ‘backer’ (m’appuyer), qui peut répondre à mes besoins (. . .) qui va nous guider dans le passage du rôle d’infirmière à CGIPN ». Nos résultats font ressortir qu’un accompagnement personnalisé procure un environnement d’apprentissage stimulant où prend place un transfert de connaissances organisationnelles entre les experts et les novices. Somme toute, les résultats de la présente étude mettent en évidence l’importance d’accompagner la relève infirmière souhaitant débuter une carrière en gestion des soins infirmiers.
Signification de l’absence de qualité de vie au travail des cadres intermédiaires
137
les syndicats, les conventions collectives, les politiques et les procédures rigides du réseau de la santé, ont pour effet de contribuer à une déshumanisation organisationnelle et induisent de grandes frustrations et une perte d’intérêt au travail. Les éléments cités préalablement étant une source importante de stress pour les CGIPN, ces aspects deviennent un obstacle au maintien de la qualité et de la sécurité des soins et aux relations harmonieuses au détriment de la QVT. Il ressort qu’un tel contexte reflète la dysharmonie au travail et constitue une menace à l’innovation et à la pérennité de la pratique administrative des services infirmiers pouvant nuire considérablement à l’expérience d’une QVT selon les 14 CGIPN interviewés.
Les eidos-thèmes entourant la signification de l’absence de QVT des CGPIN sont illustrés par la Fig. 3.
Eidos-thème 2. Conditions défavorables à la pratique en gestion des soins infirmiers
Eidos-thème 1. Déshumanisation organisationnelle
Le deuxième eidos-thème ayant émergé des entrevues correspond aux conditions défavorables à la pratique en gestion des soins infirmiers. Ces conditions se traduisent par un déséquilibre « travail, famille et vie sociale » symbolisé par l’absence de soutien familial, par la prolongation du temps au travail et par l’interférence des problèmes vécus au travail et non résolus. Marc témoigne de ce problème en indiquant que : « (. . .) ¸ ca fait un mois que je ne me suis pas entraîné à cause de mon travail de CGIPN. Puis moi, l’entraînement c’est important pour ma QVT. Si je suis incapable de décrocher quand j’arrive à ‘mon gym’ (entraînement physique) et que je pense encore au travail, pour moi, c’est un indice qu’il y a quelque chose que je n’ai pas réglé et pas bien géré. Et ne plus avoir de gym comme indicateur de mon bien-être, je me perds un peu. » Les participants expriment que les interférences continuelles entre le travail et la vie personnelle créent un malaise et peuvent conduire à une détérioration de leur QVT. De plus, pour certains participants, l’absence de bureau privé rend difficile les entretiens confidentiels avec le personnel, avec les patients ou encore, la tenue de réunions privées. Le témoignage de Manon illustre bien cette situation : « Les lieux physiques sont très désuets, étroits et peu sécuritaires. On a peu de place pour assurer la confidentialité avec les employés et les familles. (. . .) La vétusté de l’hôpital augmente la complexité des soins, ¸ ca n’aide certainement pas à la pratique de gestion, et ¸ ca nuit beaucoup à la QVT ». Ce faisant, la dysfonction de l’environnement de travail peut compromettre le leadership des CGIPN et nuire à leur efficacité, leur performance et leur productivité au travail. Enfin, à ce résultat s’ajoutent les barrières à l’exercice clinico-administratif des soins infirmiers. La détérioration des conditions de leur pratique professionnelle se traduit par l’ambiguïté et les conflits de rôles engendrant ainsi leur incapacité à réaliser les activités de gestion jugées primordiales à l’étendue de la pratique administrative des services infirmiers (par exemple : présence auprès du personnel, évaluation du rendement, contrôle de la qualité et de la sécurité des soins et le développement de projets cliniques) au profit des imprévus à régler au quotidien (« être sans cesse obligés d’éteindre des feux ») tout en demeurant performant au travail. Thomas déclare : « (. . .) je suis débordé et il y a quelque chose qu’il faut que je laisse
La déshumanisation organisationnelle constitue le premier eidos-thème et est décrit comme une expérience pouvant entraver la QVT chez les CGIPN. Pour les participants, la déshumanisation se traduit par les relations socioprofessionnelles irrespectueuses et conflictuelles pouvant prendre différentes formes comme l’amputation du pouvoir décisionnel et de son autonomie, la violence, ou encore, le manque de respect en milieu de travail. Véronique décrit la situation comme suit : « Les mauvaises relations avec un employé à l’unité, ¸ ca nuit profondément à la QVT d’un CGIPN. Puis ¸ ca nous fait hésiter beaucoup, à savoir si on reste ou pas là-dedans. (. . .) C ¸ a fait que tu es pris avec ¸ ca (. . .) c’est invivable et inhumain pour le climat et les relations au travail ». Ce résultat met en évidence qu’un milieu où les conflits (employés-patron) persistent et où la haute direction fait preuve de laxisme sans soutenir le CGIPN, fait en sorte d’occulter les relations et la philosophie du caring qui est au cœur de l’organisation, contribuant ainsi à la déshumanisation de celle-ci. Les résultats de la présente étude dévoilent également une bureaucratie sclérosante, se manifestant par la lenteur, la lourdeur et le laxisme de certains administrateurs dans la gestion de certains dossiers qui sont traités et qui tardent à aboutir à cause des différents niveaux de hiérarchie au sein du système de santé avec lesquels les CGIPN doivent composer au quotidien. Ce constat est confirmé par Marc qui soutient que : « Je me dis, tu sais, ¸ ca serait tellement plus simple si, des fois, je pouvais discuter d’un dossier directement avec le syndicat. Il faut que le syndicat passe par plusieurs paliers comme les relations de travail (. . .). Je trouve que c’est tellement compliqué, trop long, et surtout trop lourd, cette bureaucratie avec tous ces niveaux. Des fois, avant que le problème soit réglé et que ¸ ca revienne à mon bureau, ¸ ca peut prendre deux semaines, trois semaines que ¸ ca perdure. (. . .) Je ne peux pas moi-même le résoudre librement et je trouve que ¸ ca n’aide pas vraiment à la QVT d’un CGIPN. » Les résultats de l’étude montrent que la paralysie bureaucratique ampute la liberté d’action du CGIPN dans l’exercice de ses fonctions. De plus, les contraintes bureaucratiques, se traduisant par les compressions budgétaires,
138
Figure 3.
S. Brousseau et al.
Synthèse des résultats qualitatifs (eidos-thèmes défavorables). © S. Brousseau [24].
tomber dans mes dossiers pour éteindre des feux. En plus, le ratio d’encadrement ne fait plus de sens, surtout quand tu as une infirmière-chef qui a 100 personnes à encadrer. Je trouve que la charge d’encadrement n’a plus d’allure et ¸ ca nuit à la QVT. Ce manque de temps pour effectuer mon travail dans mon horaire de 7 heures me donne de la frustration personnelle. Je ressens de la frustration parce que quelque part, tu te dis qu’il y a des fac ¸ons pour améliorer les affaires (conditions de travail) puis on dirait qu’on ne s’y met pas. En plus, on demande à cette personne-là d’être aussi performante, parce que c’est un cadre. » Notre étude met en évidence que l’alourdissement de la charge de travail, les conflits de rôles, les difficultés relatives liées à l’ambiguïté dans la pratique administrative créent un sentiment d’ambivalence dans les rôles et responsabilités de même qu’engendrent de l’insatisfaction professionnelle et personnelle chez les CGIPN.
Eidos-thème 3. Accompagnement insuffisant des gestionnaires infirmiers novices Ce troisième et dernier eidos-thème se manifeste par les obstacles à l’intégration des soins infirmiers de même que par l’absence de coaching et de mentorat dans la transition du rôle d’infirmière soignante à gestionnaire infirmier. Tant pour les participants néophytes que pour les seniors en gestion des soins infirmiers, l’accompagnement insuffisant des gestionnaires infirmiers novices nuit à leur QVT. Unanimement, les participants interviewés rapportent dans leur témoignage que les CGIPN novices font face à plusieurs obstacles tels que l’absence de personnes-ressources
et l’accueil parfois mitigé des novices en gestion peuvent engendrer de la démotivation au travail et du désillusionnement face à leur nouveau rôle. Nicolas (novice en gestion des soins) décrit ce fait en affirmant que : « J’ai eu une demijournée de présentation de l’équipe, d’orientation rapide, mais pas très poussée. Lorsque tu commences comme cadre, ¸ ca serait important d’avoir accès à des outils de travail et à une procédure d’accueil pour les nouveaux cadres. (. . .) Lorsque je suis entré ici, j’avais seulement le bureau et cette filière-là sans recevoir d’accompagnement en gestion et je n’avais même pas d’ordinateur (. . .). C ¸ a fait quatre ou six mois que je suis en poste et je viens d’avoir le dernier outil qui me manquait pour être fonctionnel dans ma nouvelle fonction. » Les participants soutiennent clairement que la présence d’obstacles, tels que l’accueil mitigé, la déception à l’égard de la fonction, l’inexistence de modèles de rôle en gestion des soins infirmiers et la méconnaissance du rôle et des responsabilités, engendrent des barrières à l’intégration de la relève et au recrutement dans ce domaine. Les résultats de notre étude mettent en évidence que l’absence d’un d’accompagnement systématique et structuré pour les CGIPN, additionné au manque d’encadrement et de planification pour préparer la relève infirmière en gestion créent un sentiment d’incertitude chez ces derniers et affectent négativement leur QVT. Élyse décrit cette situation vécue lors de ses débuts en gestion comme suit : « On n’a pas de manuel quand on rentre. On rentre, puis on apprend vraiment sur le tas. (. . .) Tu rentres sans planification, puis bonne chance dans le fond. Je peux vous dire qu’au début, sans mentorat et
La qualité de vie au travail de cadres infirmiers de premier niveau coaching en gestion, c’est insécurisant et ¸ ca n’aide pas à avoir une QVT. Moi, je pense qu’il faudrait du mentorat et du coaching structurés de six mois à un an pour être capable de passer (transition) d’un poste d’infirmière à chef d’unité. (. . .) De nos jours, le passage de clinicienne à CGIPN est plutôt difficile à vivre à cause du manque d’accompagnement. » Les résultats de la présente étude permettent d’identifier les éléments qui risquent d’être un frein au développement de la QVT des CGIPN, ce qui peut mettre en péril l’arrivée de la nouvelle génération de CGIPN, et d’affaiblir considérablement les équipes de gestion des soins au sein des réseaux de santé.
Discussion Essence de la signification expérientielle de la QVT L’émergence des cinq eidos-thèmes favorables discutés dans la section précédente (Fig. 2) a permis de dégager l’essence du phénomène de l’expérience de la QVT, laquelle se présente comme : « L’émancipation socioprofessionnelle du cadre gestionnaire infirmier de premier niveau dans sa pratique clinico-administrative au sein d’une organisation humaniste ». Dans un premier temps, elle émerge de l’actualisation du leadership et des habiletés politiques pour l’amélioration de la qualité des soins infirmiers qui contribue à une meilleure QVT. Ce résultat rejoint les écrits de Paliadelis [8], McDowell et al. [10] ainsi que Boykin et al. [25] sur les questions qui touchent le leadership du CGIPN. Ces auteurs ainsi que Oliver, Gallo, Griffin, White et Fitzpatrick [26] soutiennent qu’un milieu de soins qui reconnaît le leadership du CGIPN a des impacts significatifs sur la collaboration interprofessionnelle, l’efficience, l’innovation en gestion, la performance et la productivité au travail. À l’instar de Fyffe [27] et Paliadelis [8], les résultats révèlent l’importance de développer son sens politique et de connaître les règles de la joute stratégique du pouvoir d’influence à l’interne. En effet, les résultats de la présente étude soulignent l’importance que les CGIPN soient conscients de leur pouvoir d’influence et puissent apprendre à reconnaître leurs alliés pour mieux négocier les décisions de même que les enjeux touchant l’élaboration des politiques et la planification stratégique de l’organisation des soins. Ceci concourt à un sentiment d’autonomie, d’utilité et de contrôle sur sa pratique administrative en tant que CGIPN. Cet état de fait donne un sens à leurs fonctions de gestion et optimise leur QVT [9,24]. Les éléments contextuels propices à l’humanisation organisationnelle correspondent au climat organisationnel empreint d’humanisme et rejoint directement les principes et les valeurs de la philosophie du caring de Watson [17,18]. Ce résultat corrobore les travaux d’Arbuckle [28] de même que Cara et al. [29] qui indiquent que l’humanisation a des effets positifs sur les conditions de travail, les relations socioprofessionnelles et la fidélisation des professionnels de la santé. Ces éléments contextuels sont jugés primordiaux pour assurer un environnement sain et de qualité par de l’accompagnement harmonieux (empathie, écoute) et s’avèrent déterminants pour préserver la QVT des CGIPN.
139
Les résultats de la présente étude indiquent aussi le soutien organisationnel favorisant l’épanouissement socioprofessionnel et personnel, lequel évoque l’importance de l’assistance administrative clinique, cléricale (secrétariat) de même que des équipes de gestion pour exercer convenablement la fonction de CGIPN et ainsi favoriser la QVT. Ce résultat rejoint celui de la revue systématique des écrits de Titzer et al. [30] qui confirment qu’un meilleur accès à une structure de soutien sur les plans administratif et clérical rend optimal le travail des cadres infirmiers en général et atténue leur charge de travail. Par ailleurs, Lee et al. [1], dans leur revue intégrative des écrits sur la satisfaction au travail, affirment aussi que le soutien organisationnel permet d’alléger le fardeau de travail des CGIPN vivant des problématiques complexes en gestion. De plus, il apparaît que le soutien organisationnel pour les personnes est qualifié « d’encourageant », « réconfortant » et « rassurant » car il constitue un important élément d’attraction, de fidélisation du personnel de même que d’accomplissement professionnel au travail [2,4,7]. Nos résultats mettent en évidence que ce type de soutien organisationnel exerce une influence significative sur le développement de l’émancipation socioprofessionnelle et clinico-administrative des CGIPN [14—16]. En effet, la haute direction qui promeut une relation de confiance et qui offre du soutien clérical au CGIPN, en contexte de changement organisationnel, contribue à son développement professionnel, facilitant ainsi sa pratique professionnelle en gestion des soins infirmiers [15]. Nos résultats ont aussi révélé que la QVT correspond également à une organisation apprenante favorisant le développement des compétences en gestion des soins infirmiers. En effet, l’ouverture aux divers modes de savoirs applicables en administration des soins infirmiers et l’apprentissage en gestion par les échanges réflexifs aident les CGIPN à s’émanciper sur le plan professionnel en participant à des séances de codéveloppement. En plus d’accroître leurs compétences comme CGIPN, cela contribue de fac ¸on substantielle au développement de leur QVT. En outre, nos résultats mettent en évidence que ces organisations peuvent aussi permettre aux CGIPN d’accroître leur crédibilité à l’intérieur de l’équipe de professionnels et à travers l’équipe de gestion des services infirmiers, contribuant ainsi à leur fidélisation. Tout comme Beard et Wilson [31], les résultats de notre étude révèlent également qu’une organisation qui mise sur les périodes d’apprentissages expérientiels en gestion par des échanges réflexifs favorise la QVT des CGIPN. C’est dans cette perspective que les résultats de notre recherche rejoignent ceux de l’étude qualitative de type « recherche action participative » de Mackoff et al. [33] auprès de 43 CGIPN, portant sur le développement d’un laboratoire d’apprentissage basé sur les savoirs et les expériences vécues. Ces auteurs [33] révèlent qu’un environnement apprenant requiert la combinaison d’activités d’apprentissage répondant aux besoins des CGIPN et basées sur la recherche ainsi que sur les expériences communes en gestion. Ils ajoutent que l’apprentissage expérientiel favorise la réflexion individuelle de même que le transfert d’expériences entre les participants au moyen de discussions, de mises en situation et d’histoires de cas [33]. En définitive, les résultats de notre étude, tout comme ceux d’études [31,33] citées antérieurement, mettent en
140 évidence que la reconnaissance accordée par le milieu à l’apprentissage et au partage des connaissances engendre un sentiment de valorisation professionnelle, promeut l’attraction et la QVT chez les CGIPN. Les résultats de la présente étude indiquent qu’un accompagnement personnalisé répondant aux besoins spécifiques des novices en gestion des soins infirmiers promeut le développement d’une pratique administrative où l’organisation met tout en œuvre pour faciliter le passage de l’infirmière dans la transition d’un rôle de soignante à celui de gestionnaire afin que les CGIPN novices puissent assumer pleinement leurs fonctions. Dans leurs travaux, Beard et Wilson [31] ainsi que Watson [18] ajoutent que l’apprentissage aide la personne à faire face plus facilement au stress, ce qui, selon notre avis, contribue à promouvoir une QVT. Pour satisfaire aux nouvelles exigences du rôle des CGIPN au sein du réseau de santé, les résultats de la présente recherche énoncent clairement l’importance pour les décideurs et les cadres supérieurs de soutenir ainsi que de mettre rapidement en place un programme d’accompagnement personnalisé et structuré soutenu par de la formation continue, du mentorat et du coaching, pour le maintien de même que le développement de l’expertise infirmière en ASI afin de prévenir ainsi son effritement. Ce fait rejoint les travaux de plusieurs auteurs [13,35—37] sur le coaching transformationnel et le mentorat en gestion. En effet, ces auteurs affirment que les programmes de mentorat et de coaching structurés en gestion, par un jumelage en dyade (novice-senior), outilleraient les CGIPN et leur donneraient l’énergie suffisante pour mieux répondre aux exigences économiques, humaines de même qu’aux nouvelles technologies. Enfin, les résultats de notre étude corroborent ceux des travaux empiriques de Keys [13] de même que de Titzer et al. [34] à savoir que les activités facilitant l’intégration des novices demeurent des conditions sine qua non à la transition de rôle, à l’attraction et à la rétention des nouveaux gestionnaires infirmiers au sein de l’organisation. Comme dans la présente recherche, les écrits de Varney [38] sur le mentorat humaniste, de même que ceux de Wagner et Seymour [39] sur le mentorat basé sur l’approche du caring, affirment que ce type d’accompagnement stimule de nouvelles perspectives sur soi, les autres et le monde. Le mentorat humaniste offre de nouvelles opportunités d’action et une vision élargie de possibilités de transformations pour le système de santé [38]. Wagner et Seymour [39] soutiennent également que les organisations de la santé qui promeuvent le mentorat contribuent à une augmentation de la satisfaction du personnel, du leadership, des compétences et ont, pour conséquence, la fidélisation du personnel infirmier. Nos résultats font également ressortir qu’un accompagnement personnalisé procure un environnement d’apprentissage stimulant où prend place un transfert de connaissances organisationnelles entre les experts et les novices. Cet aspect encourage le développement professionnel et guide les infirmières soignantes vers une carrière avancée où elles ont aussi une meilleure compréhension du rôle de cadre, ceci correspond d’ailleurs aux propos de plusieurs auteurs [1—8,30—38]. Somme toute, l’essence globale de la signification de la QVT illustre concrètement que tous les cinq eidos-thèmes favorables peuvent permettre aux CGIPN d’atteindre un idéal
S. Brousseau et al. de QVT. La prochaine section aborde la discussion relative à l’absence de QVT.
Essence de la signification expérientielle de l’absence de QVT L’émergence des trois eidos-thèmes abordés dans la section antérieure (Fig. 3) a permis de dégager l’essence suivante au regard de la signification de l’absence d’une QVT pour les CGIPN : « la dysharmonie au travail du cadre gestionnaire infirmier de premier niveau à l’intérieur d’une structure organisationnelle déshumanisante mettant en péril sa pratique clinico-administrative ». Premièrement, nos résultats ont révélé que l’absence de QVT, représentant la déshumanisation organisationnelle, provient des relations conflictuelles et irrespectueuses, des décisions bureaucratiques sclérosantes, de la discordance de valeurs des CGIPN et des pratiques administratives de l’établissement ainsi que du sentiment d’être abandonné par le supérieur immédiat. Ces résultats rejoignent les écrits de Haslam [40] à l’effet que la déshumanisation contribue à l’objectivation et à l’isolement social du personnel. D’ailleurs, plusieurs auteurs [15,16,19] abondent dans le même sens en assurant qu’il est primordial que l’environnement de travail des cadres soit ouvert et empreint d’humanisme, contribuant ainsi à désamorcer des crises de même que des conflits au sein d’une équipe de travail. En effet, les écrits [2,4,15,16,40,41] signalent qu’en n’effectuant que des activités de gestion de crise dans un contexte chaotique, de contrainte bureaucratique, de dissonance des valeurs entre les membres de l’équipe de gestion de premier niveau et les cadres supérieurs risque, à long terme, de générer un sentiment d’insatisfaction, de conflits et ainsi conduire à de l’épuisement professionnel au sein de l’équipe de gestion. Bien que cet eidos-thème ait été peu documenté dans les écrits recensés, il rejoint tout de même certaines connaissances existantes sur l’expérience globale des professionnels de la santé travaillant dans un contexte déshumanisant. D’ailleurs, selon Christoff [41] et Haslam [40], les attitudes (incivilités, intimidations) et comportements (violences) déshumanisants dans les organisations ont des conséquences néfastes sur les relations interpersonnelles au travail. Ces attitudes et comportements conduisent inévitablement à des problèmes de santé mentale (dépression et épuisement professionnel) et mettent en péril la pratique administrative des cadres [40—42]. Les résultats de la présente étude corroborent aussi les écrits d’Arbuckle [28], qui indique que la paralysie bureaucratique ampute la liberté d’action du gestionnaire et déshumanise sa fonction de cadre. Ce même auteur affirme que les contraintes bureaucratiques, se traduisant par les compressions budgétaires, les syndicats, les conventions collectives, les politiques et les procédures rigides du réseau de santé, ont pour effet de contribuer à une déshumanisation organisationnelle et induisent de grandes frustrations et une perte d’intérêt au travail. Les éléments cités préalablement, étant une source importante de stress pour les CGIPN, ces aspects deviennent un obstacle au maintien de la qualité et de la sécurité des
La qualité de vie au travail de cadres infirmiers de premier niveau soins de même qu’aux relations harmonieuses, au détriment de l’humanisation de la QVT [15,16]. Les résultats de la présente recherche ont également révélé que des conditions défavorables à la pratique en gestion des soins infirmiers désavantagent la QVT, mettant en péril la pratique administrative des CGIPN. Ceci corrobore les résultats des études de Shirey et al. [2] et d’Udod et al. [12], lesquelles indiquent que le déséquilibre entre le travail, la famille et la vie sociale, l’environnement de travail malsain et non sécuritaire de même que les barrières à l’exercice clinico-administratif concourent inévitablement à une perte de sens et d’intérêt au travail. Les résultats obtenus dans le cadre de notre étude qualitative rejoignent également les écrits de Paliadelis [8] sur la vie au travail. En accord avec Shirey et al. [2], le déséquilibre travail-famille a pour effet de créer de l’épuisement professionnel, de la souffrance et de la détresse émotionnelle en affectant le bien-être et la vie au travail des CGIPN. Nos résultats abondent également dans le même sens que ceux de plusieurs études [1—8] qui ont soulevé qu’une grande partie du temps des CGIPN est consacrée à la « gestion quotidienne », soit : la gestion des horaires de travail, des ressources humaines et financières, assister aux réunions de gestion, répondre aux multiples courriels, et ce, sans avoir la possibilité de déléguer ces tâches, faute de ressources cléricales. Somme toute, notre étude met en évidence que l’alourdissement de la charge de travail, les conflits de rôles, les difficultés relatives liées à l’ambiguïté dans la pratique administrative créent un sentiment d’ambivalence dans les rôles et responsabilités et engendrent de l’insatisfaction professionnelle et personnelle chez les CGIPN. Enfin, nos résultats ont signalé que l’absence d’accompagnement des CGIPN novices défavorise leur QVT. Ceci s’exprime par les obstacles à l’intégration des novices en gestion des soins infirmiers, de même que par l’absence de coaching et de mentorat dans la transition du rôle d’infirmière soignante à gestionnaire infirmier. Nos résultats rejoignent les écrits de plusieurs auteurs [2—5,8,13] qui indiquent que l’on demande aux jeunes gestionnaires d’atteindre rapidement un niveau de performance de gestionnaires seniors, et ce, sans soutien managérial du niveau supérieur. À ce sujet, Keys [13] affirme que le manque de soutien de la part de tous les acteurs du réseau envers les cadres infirmiers s’avère dévastateur et nuit à l’attraction et à la fidélisation des infirmières dans cette fonction, ayant pour conséquence de fragiliser les équipes en place. Enfin, l’essence globale de l’absence de QVT soulève un sérieux questionnement quant aux effets néfastes à long terme pour les CGIPN et sur la pérennité de cette fonction au sein des réseaux de la santé.
Essence globale de la QVT À la lumière des deux essences discutées précédemment, une mise en relation de celles-ci fut indispensable pour obtenir une vision holistique de la signification de l’expérience de la QVT et de l’absence de celle-ci pour des CGIPN œuvrant en CH. Les éléments favorables et défavorables de la QVT furent intégrés afin de promouvoir l’émergence de l’essence globale correspondant à : « une dialectique en
141
Figure 4. Coexistence entre les sphères de pratiques humanisantes et déshumanisantes en administration des services infirmiers [24]. © S. Brousseau [24].
ASI dans laquelle se vit des pratiques humanisantes permettant l’atteinte d’un idéal de QVT, en coexistence avec des pratiques déshumanisantes conduisant à l’absence de QVT ». La Fig. 4 expose schématiquement cette dialectique comme étant la coexistence temporelle de ces deux sphères de pratiques (humanisantes et déshumanisantes) qui illustrent de manière inédite, la perspective de la QVT des CGIPN œuvrant en CHA [24]. Cette mise en relation des deux essences apporte une contribution essentielle en recherche infirmière quant à la compréhension du phénomène de la signification expérientielle de la QVT et l’absence de celle-ci pour les CGIPN œuvrant dans les organisations de santé. En effet, cette essence globale propose que l’expérience subjective comporte des aspects favorables pour atteindre un idéal de QVT et, à la fois, défavorables nuisant à la QVT. Autrement dit, ces expériences n’existent pas isolément mais forment un tout indissociable du vécu expérientiel du phénomène étudié. Ce résultat se rapproche des conclusions de Pot et Koningsveld [43], lesquels affirment que la QVT s’avère composée de deux pôles, positif et négatif, qui ne peuvent être ignorés. Ainsi, nos résultats mettent en évidence que les pratiques déshumanisantes en gestion peuvent être un obstacle à l’atteinte d’un idéal de QVT, faute de contexte de travail favorable. Inversement au résultat de notre étude, formulé comme dialectique, Avoine [44] soutient, dans son étude qualitative auprès de la clientèle en réadaptation, que les pratiques déshumanisantes (non caring) ou le fait de « ne pas être avec » la personne et les pratiques humanisantes (caring) ou le fait d’« être avec » la personne se situent dans un contexte de continuum de soins. Pour sa part, Haslam [40] affirme que la déshumanisation et l’humanisation demeurent en opposition, l’un étant le reflet de l’autre. Ainsi, dans ce contexte, l’infirmière perd
142 ses repères professionnels et n’apparaît plus être en mesure d’atteindre un idéal de pratique en soins infirmiers [43]. Selon les participants de notre étude, la nouvelle réalité contemporaine de la QVT semble ne pas se vivre dans un processus de continuum mais s’inscrit plutôt selon une perspective dialectique. En effet, les pratiques humanisantes et déshumanisantes en ASI contribuent positivement ou négativement à la QVT des CGIPN. Plus précisément, l’expérience de la QVT du CGIPN transcende la relation entre la thèse (pratiques humanisantes) et l’antithèse (pratiques déshumanisantes). Ainsi, cette dialectique représente un regard contemporain dans lequel se vit chacune des sphères de pratiques humanisantes et déshumanisantes qui transforment de fac ¸on synergique la QVT des CGIPN. En d’autres mots, en étant conscient de cette dialectique dans l’environnement, le CGIPN va tenter de promouvoir un climat de travail empreint de compréhension, tout en étant sensible au contexte et aux sentiments négatifs et positifs des personnes. D’ailleurs, Watson [18] affirme aussi que plus la personne atteint un haut niveau de prise de conscience de son environnement, plus elle va concourir à une harmonie (pouvant correspondre à la QVT dans le contexte qui nous intéresse) et contribuer à son émancipation professionnelle (pouvant coïncider au développement des pratiques humanistes en gestion). En d’autres termes, en prenant conscience des attitudes et comportements déshumanisants qui engendrent l’absence de QVT, le CGIPN devra adopter des stratégies positives pour prévenir l’épuisement professionnel et maintenir une qualité de vie décente au travail [15,16].
Implications pour l’administration des services infirmiers À partir des résultats de cette étude, il est possible d’identifier des éléments essentiels pour améliorer la QVT des CGIPN. Tout en prenant diverses formes, ces implications visent à apporter des solutions applicables et utiles pour les décideurs politiques et les administrateurs de la santé. Les implications qui se dégagent des résultats issus des entrevues visent à promouvoir la QVT des CGIPN novices et experts selon une perspective humaniste. Par exemple, les résultats de la présente étude ont démontré l’importance pour les CGIPN d’actualiser leurs habiletés politiques et de faire reconnaître leur leadership, à sa juste valeur. De leur côté, il incombe aux établissements de santé de mettre en place des programmes structurés d’accueil des nouveaux CGIPN afin de faciliter leur intégration au sein des équipes de gestion. En effet, les résultats obtenus révèlent que les organisations doivent redoubler d’efforts pour mettre en place des mesures concrètes visant l’humanisation dans la pratique administrative des CGIPN afin qu’elles puissent concourir à une QVT durable. Spécifiquement pour les novices en gestion, il importe de revoir le programme de formation de la relève des cadres en santé et ceux offerts dans les maisons d’enseignement universitaire en révisant les objectifs d’apprentissage, de fac ¸on à intégrer les notions d’apprentissage réflexif, de santé au travail, de leadership, d’interventions politiques en santé et des approches du caring en administration en prenant appui directement sur les eidos-thèmes de la présente étude.
S. Brousseau et al. L’originalité de notre étude réside dans une meilleure compréhension de la signification de l’expérience de la QVT. Certains aspects enrichissent les savoirs existants dans les écrits scientifiques alors que d’autres s’ajoutent au corps de connaissances pour l’avancement de la discipline infirmière, notamment l’ASI. Enfin, les connaissances obtenues dans le cadre de cette recherche fournissent des orientations favorisant la QVT des CGIPN (novices et experts) et un mode de gestion plus humain dans les établissements de santé [24].
Limites de la recherche Cette étude qualitative comporte certaines limites. Une de ces limites concerne le milieu où s’est tenue la recherche. Il est possible que le milieu universitaire et la structure organisationnelle des soins infirmiers dans lequel s’est déroulée la recherche ne soient pas représentatifs des CGIPN œuvrant dans certaines organisations de la santé (comme par exemple dans les soins à domicile et les centres de réadaptation), ce qui peut limiter la transférabilité des résultats de la recherche. Certains aspects de l’échantillon peuvent aussi représenter une limite. En effet, il n’a pas été possible de faire la validation des propos d’un des 14 participants puisqu’il n’a jamais répondu aux deux courriels de relance. En plus de décrire les verbatim dudit participant, il a fallu interpréter les métaphores qu’il exprimait pour en dégager le sens, ce qui peut avoir engendré des biais d’interprétation par l’absence de validation du participant. Malgré ces limites, notre étude a respecté les critères de scientificité tels que la tenue d’un journal de bord, le bracketing et la validation des récits synthèses auprès de 13 des 14 participants (voir plus haut les « Critères de scientificité »).
Conclusion En guise de conclusion, les résultats qui se dégagent de cette recherche fournissent des pistes de solutions innovantes pour l’amélioration continue des conditions d’exercice et, par conséquent, de la QVT des CGIPN. Les acteurs politiques à tous les paliers du réseau doivent mettre en place des conditions d’exercice attrayantes et sainement compétitives pour les CGIPN (novices et experts), en allant au-delà des simples considérations économiques et salariales. Ils doivent agir en conséquence et faire en sorte que le rôle essentiel du CGIPN soit véritablement reconnu à la fois pour les conditions de travail et ses conditions d’exercice. En collaboration avec les CGIPN concernés, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) doit développer des standards de pratique en gestion des soins infirmiers en précisant les rôles et responsabilités de même qu’en proposant un taux d’encadrement réaliste pour les CGIPN. Il faut investir dans la formation continue, le développement d’un programme de mentorat et coaching structuré pour mieux assurer la transition d’un rôle de soignant à un rôle de gestionnaire. Malgré les efforts soutenus de certains établissements pour bonifier la QVT des CGIPN, le message des acteurs politiques sur l’austérité risque de mettre en péril la
La qualité de vie au travail de cadres infirmiers de premier niveau pérennisation de l’ASI. Ce faisant, les gestionnaires doivent miser sur de réelles pratiques administratives décentralisées et humanistes ainsi que revoir leur philosophie de gestion en prenant appui sur les valeurs et principes du caring [24,25,29]. À l’instar des études recensées, les résultats de notre recherche mettent en évidence qu’un établissement de santé qui met en avant une gestion humaniste, où les CGIPN sont au cœur des décisions, engendre une meilleure QVT chez ces derniers et, par conséquent, pérennise la santé de la gouverne des soins infirmiers.
Remerciements L’auteur principal désire remercier le centre Ferasi et le ministère de l’Éducation et des Loisirs et des Sports (MELS), la fondation des infirmières et infirmiers du Canada ainsi que la faculté des sciences infirmières de l’université de Montréal pour leur soutien financier durant la recherche doctorale. L’auteur principal remercie les 14 cadres gestionnaires infirmiers de premier niveau qui ont accepté de participer volontairement à cette recherche qualitative.
Déclaration de liens d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts.
Références [1] Lee H, Cummings GG. Factors influencing job satisfaction of front line nurse managers: a systematic review. J Nurs Manag 2008;16(7):768—83. [2] Shirey MR, Ebright PR, McDaniel AM. Nurse manager cognitive decision-making amidst stress and work complexity. J Nurs Manag 2013;21(1):17—30. [3] Table sectorielle nationale des RUIS en soins infirmiers. Deuxième avis sur le leadership infirmier en gestion dans le réseau de la santé. Montréal, QC; 2010. [4] Lee H, Spiers JA, Yurtseven O, Cummings G, Sharlow J, Bhatti A, et al. Impact of leadership development on emotional health in healthcare managers. J Nurs Manag 2010;18(8):1027—39, http://dx.doi.org/10.1111/j.1365-2834.2010.01178.x. [5] Brown P, Fraser K, Wong CA, Muise M, Cummings G. Factors influencing intentions to stay and retention of nurse managers: a systematic review. J Nurs Manag 2013;21(3):459—72, http://dx.doi.org/10.1111/j.1365-2834.2012.01352.x. [6] Titzer J, Shirey MR. Nurse manager succession planning: a concept analysis. Nursing Forum 2013;48(3):155—64. [7] Cziraki K. Factors that attract and retain registered nurses in the first-line nurse manager role. Hamilton, ON: Université McMaster; 2012 [Thèse de doctorat inédite. Repéré à: http:// digitalcommons.mcmaster.ca/opendissertations?utm source= digitalcommons.mcmaster.ca%2Fopendissertations%2F7231& utm medium=PDF&utm campaign=PDFCoverPages]. [8] Paliadelis PS. The working world of nursing unit managers. Australia: University of New England; 2006 [Thèse de doctorat inédite]. [9] American Nurse Association. Nursing administration: scope & standards of practice. Maryland: Nurses books.org; 2009. [10] McDowell JB, Williams RL, Kautz DD. Teaching the core values of caring leadership. Int J Hum Caring 2013;17(4):43—51.
143
[11] Vagharseyyedin SA, Vanaki Z, Mohammadi E. The nature nursing quality of work life: an integrative review of literature. West J Nurs Res 2011;33(6):786—804, http://dx.doi.org/10.1177/0193945910378855. [12] Udod SA, Care WD. Walking a tight rope: an investigation of nurse managers work stressors and coping experiences. J Res Nurs 2012;18(1):67—79, http://dx.doi.org/10.1177/1744987111434189. [13] Keys Y. Looking ahead to our next generation of nurse leaders: generation X nurse manager. J Nurs Manag 2014;22(1):97—105, http://dx.doi.org/10.1111/jonm.12198. [14] Brousseau S, Cara C, Blais R. Experiential meaning of a decent quality of work life for nurse managers in a university hospital. J Hosp Admin 2016;5(5):41—52, http://dx.doi.org/10.5430/jha.v5n5p41. [15] Brousseau S, Cara C, Blais R. A Humanistic Caring Quality of Work Life (HCQWL) model in Nursing Administration based on Watson’s philosophy. Int J Hum Caring 2017 [sous presse]. [16] Brousseau S, Cara C, Blais R. Proposition d’une modélisation humaniste de la qualité de vie au travail inspirée de la théorie du caring de Watson. Rev Franc Int Rech Inf 2016;2(4):187—96. [17] Watson J. Nursing. The philosophy and science of Caring. Éd. révisée et mise à jour. Boulder, CO: University Press of Colorado; 2008. [18] Watson J. Human Caring science. A theory of nursing. 2e éd. Boulder, CO: Jones & Barlett Learning; 2012. [19] Cara C. Managers’ subjugation and empowerment of caring practices: a relational caring inquiry with staff nurses. Université du Colorado, Health Science Center, CO; 1997 [Thèse de doctorat inédite]. [20] O’Reilly L, Cara C. La phénoménologie de Husserl. Application de la méthode Investigation relationnelle Caring pour mieux comprendre l’expérience infirmière « d’être avec » la personne soignée en réadaptation. In: Corbière M, Larivière N, editors. Méthodes qualitatives, quantitatives et mixtes. Dans la recherche en sciences humaines, sociales et de la santé. Québec, QC: Presses de l’Université du Québec; 2014. p. 29—48. [21] Munhall PL, Nursing research. a qualitative perspective. 5e éd. Toronto, ON: Jones & Bartlett Learning; 2012. [22] Lincoln YS, Guba EG. Naturalistic inquiry. Beverly Hill, CA: Sage; 1985. [23] Whittemore R, Chase SK, Mandle CL. Validity in qualitative research. Qual Health Res 2001;11(4):522—37. [24] Brousseau S. La signification expérientielle et les facteurs qui influencent la qualité de vie au travail des cadres gestionnaires infirmiers de premier niveau œuvrant en établissements de santé. Université de Montréal, Montréal, QC; 2015 [Thèse de doctorat inédite]. [25] Boykin A, Schoenhofer S, Valentine K. Health care system: transformation for nursing and health care leaders. Implementing a culture of caring. New York, NY: Spring Publishing Company; 2014. [26] Oliver B, Gallo K, Griffin MQ, White M, Fitzpatrick J. Structural empowerment of clinical nurse managers. J Nurs Adm 2014;44(4):226—31. [27] Fyffe T. Nursing shaping and influencing health and social care policy. J Nurs Manag 2009;17(6):698—706. [28] Arbuckle GA. Humanizing healthcare reforms. London, UK: Jessica Kingsley Publisher; 2013. [29] Cara C, Nyberg J, Brousseau S. Fostering the coexistence of caring philosophy and economics in today’s healthcare system. Nurs Adm Q 2011;35(1):6—14. [30] Titzer J, Phillips T, Tooley S, Hall N, Shirey MR. Nurse manager succession planning: synthesis of evidence. J Nurs Manag 2013;21:971—9. [31] Beard C, Wilson JP. Experiential learning. A handbook for education, training and coaching. 3e éd. London, ON: Kogan Page; 2013.
144 [32] Galuska L. Enabling leadership: unleashing creativity, adaptation and learning in an organization. Nurs Lead 2014;1:34—8. [33] Mackoff BL, Glassman K, Budin W. Developing a leadership laboratory for nurse managers based on lived experiences: a participatory action research model for leadership development. J Nurs Adm 2013;43(9):447—54. [34] Titzer JL, Shirey MR, Hauck S. A nurse manager succession planning model with associated empirical outcomes. J Nurs Adm 2014;44(1):37—46. [35] Anonson J, Walker ME, Arries E, Maposa S, Telford P, Berry L. Qualities of exemplary nurse leaders: perspectives of frontline nurses. J Nurs Manag 2014;22:27—136. [36] Kelly LA, Wicker TL, Gerking RD. The relationship of training and education to leadership practices in frontline nurse leaders. J Nurs Manag 2014;44(3):158—63. [37] Shiparski L, Authier P. Mentoring frontline managers. The viral force in stimulating innovation at point of care. Nurs Adm Q 2013;37(1):28—36. [38] Varney J. Humanistic mentoring: nurturing the person within. Kappa Delta Pi Record 2009;45(3):128—31.
S. Brousseau et al. [39] Wagner LA, Seymour ME. A model of caring mentorship for nursing. J Nurs Staff Dev 2007;23(5):201—11. [40] Haslam N. Dehumanization: an integrative review. Pers Soc Psychol Rev 2006;10(3):252—64. [41] Christoff K. Dehumanization in organizational settings: some scientific and ethical considerations. Front Hum Neurosci 2014;8(748):1—5. [42] Twedell DM. The role transition. In: Yoder-Wise PS, editor. Leading and managing in nursing. 5e éd. Missouri, USA: Elsevier Mosby; 2014. p. 537—50. [43] Pot FD, Koningsveld EAP. Quality of working life and organizational performance-two sides of de same coin? Scand J Work Environ Health 2009;35(6):421—8, http://dx.doi.org/10.5271/sjweh.1356. [44] Avoine M-P. La signification de pratiques déshumanisantes telles que vécues par des patients hospitalisés ou ayant été hospitalisés en centre de réadaptation. Université de Sherbrooke, Sherbrooke, QC; 2013 [Mémoire de maîtrise inédit].