Alexithymie et élaboration verbale de l’affect chez des adultes souffrant d’une pathologie respiratoire

Alexithymie et élaboration verbale de l’affect chez des adultes souffrant d’une pathologie respiratoire

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Revue européenne de psychologie appliquée 59 (2009) 187–195

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Alexithymie et élaboration verbale de l’affect chez des adultes souffrant d’une pathologie respiratoire Alexithymia and verbal elaboration of affect in adults suffering from a respiratory disorder S. Lecours ∗ , G. Robert , F. Desruisseaux Département de psychologie, université de Montréal, succursale Centre-ville, CP 6128, Montréal, Québec H3C 3J7, Canada Rec¸u le 15 mai 2008 ; rec¸u sous la forme révisée 6 mars 2009 ; accepté le 11 mars 2009

Résumé L’alexithymie est un déficit dans le traitement cognitif des émotions. Selon une perspective psychanalytique, l’alexithymie peut être conc¸ue comme un trouble de la mentalisation des affects. La présente étude propose un angle original à l’étude de l’alexithymie en utilisant une méthode inédite d’évaluation de la mentalisation des affects par l’analyse du discours : la Grille de l’élaboration verbale des affects (Géva). La Géva a été appliquée au discours de 62 participants souffrant de troubles respiratoires dont le degré d’alexithymie a préalablement été évalué à l’aide du Beth Israël Hospital Psychosomatic Questionnaire (BIQ). Les résultats montrent que, comparé au discours des participants non alexithymiques, le discours des participants alexithymiques présente un niveau moindre d’élaboration verbale des affects ainsi qu’une proportion plus réduite de contenus émotionnels. © 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Alexithymie ; Mentalisation ; Élaboration des affects ; Analyse du discours ; Troubles respiratoires

Abstract Alexithymia is a deficit in the cognitive processing of emotion. From a psychoanalytic perspective, alexithymia can be conceived as a disorder of affect mentalization. The present study proposes an original angle for the study of alexithymia by using an innovative method for the evaluation of affect mentalization through the analysis of discourse: the grille de l’élaboration verbale des affects (GÉVA). The GÉVA was applied to the discourse of 62 participants suffering from a respiratory disorder and whose level of alexithymia was previously assessed with the Beth Israel Hospital Psychosomatic Questionnaire (BIQ). Results show that the alexithymic participants’ discourse presents lower levels of verbal elaboration of affect as well as a lower proportion of emotional content compared to the non alexithymic participants’ discourse. © 2009 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Alexithymia; Mentalization; Verbal elaboration of affect; Discourse analysis; Respiratory disorders

Le concept d’alexithymie a été proposé par Sifneos (1973) pour qualifier un mode particulier de gestion de la vie émotionnelle chez certains de ses patients. Aujourd’hui, un consensus existe pour définir l’alexithymie en fonction de quatre dimensions : (1) une difficulté à identifier et à distinguer les états émotionnels ; (2) une difficulté à exprimer verbalement ses émotions ; (3) une vie imaginaire restreinte ; (4) une pensée à contenu pragmatique et un mode d’expression descriptif



Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (S. Lecours).

1162-9088/$ – see front matter © 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.erap.2009.03.001

ou « extérieur » de la vie émotionnelle, abordant davantage l’action aux dépens d’une élaboration des qualités subjectives de l’expérience (Corcos et Speranza, 2003 ; Taylor et al., 1997). Le concept d’alexithymie a été développé suite à l’observation de patients dits psychosomatiques. Les chercheurs ont d’abord tenté de décrire cette problématique nouvelle et d’étayer ses implications pour la psychothérapie psychanalytique (Sifneos, 1973). Parallèlement aux travaux des chercheurs américains, des psychanalystes franc¸ais ont conceptualisé un phénomène se rapprochant de l’alexithymie. Ils ont identifié un mode de fonctionnement mental dit « opératoire » qui repose sur une carence

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de mentalisation, c’est-à-dire sur un manque de transformation en « entités psychiques » (représentations) des composantes somatiques et motrices à la source des expériences affectives. Cependant, la pensée opératoire englobe d’autres dimensions du fonctionnement psychique, dont une composante relationnelle qui est marquée par des interactions pragmatiques avec l’autre et par une attitude distante sur le plan émotionnel (une relation blanche, voir Corcos et al., 2003), et elle ne caractérise que les formes les plus sévères de l’alexithymie. Bien qu’ils ne recouvrent pas exactement les mêmes phénomènes, les concepts d’alexithymie et de pensée opératoire peuvent être rapprochés pour éclairer les bases conceptuelles de l’alexithymie. En effet, l’élaboration conceptuelle de cette composante de la vie affective était plutôt limitée à l’origine, les efforts des auteurs comme Sifneos et Nemiah étant plus particulièrement centrés sur l’identification et la description du problème, situant son origine dans un déficit neurophysiologique (Sifneos, 1988). Selon une optique psychanalytique, l’alexithymie peut donc être conc¸ue comme étant liée à un déficit cognitif concernant la vie affective dû au fait que les représentations mentales ne sont pas disponibles de fac¸on optimale et ne peuvent donc pas être intégrées à l’expérience préconsciente et consciente du sujet. Une conséquence de cette indisponibilité des représentations est le risque de décharge des affects au niveau somatique par inefficacité des mécanismes mentaux pour gérer l’expérience émotionnelle (comme l’utilisation de défenses mentales dont le refoulement), d’où l’intérêt des chercheurs en psychosomatique pour le phénomène de la mentalisation. Bien que l’alexithymie ait été découverte par le biais de l’écoute des verbalisations de patients somatisants, l’évaluation empirique de ses manifestations verbales en est encore à ses débuts. Les représentations et les productions verbales semblent être étroitement liées et elles ont une fonction d’intégration des niveaux expressifs psychophysiologiques, moteurs et non verbaux (de Bonis, 1986). L’évaluation de la mentalisation des affects via l’analyse du discours verbal offre donc une voie intéressante pour l’étude de l’alexithymie (Lane et Schwartz, 1987) qui aurait le mérite d’être proche de la « matière brute » du travail clinique, notamment l’échange verbal entre patient et clinicien. 1. L’analyse du discours des alexithymiques Les premières analyses du discours verbal des alexithymiques ont privilégié une approche lexicale centrée sur le contenu verbal et sur les éléments quantitatifs de base du discours tels que la longueur du discours, le nombre de mots utilisés, la fréquence des mots à contenu affectif, etc. Des instruments comme le Gottschalk and Gleser Scale (GGS : Gottschalk et Gleser, 1969) ou des lexiques de mots émotionnels comme l’Affect Vocabulary Score (AVS : Taylor et Doody, 1985) ont été utilisés pour comparer le discours verbal de participants « psychosomatiques » (qui peuvent être considérés comme alexithymiques, même si ces termes ne sont pas synonymes) avec celui de participants névrotiques « non alexithymiques ». Les résultats ont montré que le premier

groupe utilise un moins grand nombre de mots, des phrases plus courtes et plus incomplètes et un vocabulaire émotionnel moins riche (Engel et Meier, 1988 ; Louth et al., 1998 ; von Rad et al., 1977 ; von Rad et al., 1982 ; Taylor et Doody, 1982, 1985 ; Tenhouten et al., 1986 ; Tull et al., 2005). Ces travaux n’incluent toutefois pas de mesures du niveau d’organisation cognitive des affects, notion sur laquelle se sont initialement appuyés Marty et de M’Uzan (1963) pour conceptualiser les déficits de mentalisation comme ceux observés chez les sujets opératoires. La pertinence de ces stratégies d’analyse lexicales du discours pour l’étude de l’alexithymie est donc partielle. Des travaux plus récents en analyse du discours se sont concentrés sur des aspects formels du discours, ayant pour but de mesurer des aspects relevant de notions connexes à la mentalisation des expériences émotionnelles. Les deux principaux instruments développés en ce sens sont le « Levels of Emotional Awareness Scale » (LEAS : Lane et al., 1990) et le « Affect Consciousness Interview » (ACI : Monsen et al., 1996). Destinés à la mesure de deux conceptions de la conscience émotionnelle (concept distinct de l’alexithymie, pouvant en être considéré comme sous-jacent), ces instruments situent la conscience émotionnelle sur un continuum où différents niveaux opérationnalisables et traduisant des processus de conscience croissants en terme de tolérance affective, peuvent être distingués pour fin d’analyse. Dans le cas du LEAS, la mesure la plus utilisée des deux, la théorie sous-jacente est une théorie cognitivo-développementale inspirée des travaux de Piaget. Cette théorie propose un modèle hiérarchique de l’organisation de l’expérience émotionnelle, où des transformations dans la structure de celle-ci permettent une évolution vers des schèmes affectifs de plus en plus riches et différenciés (Lane et Schwartz, 1987). Bien que ces instruments ne mesurent pas directement l’alexithymie mais bien le niveau de conscience émotionnelle, des recherches ont tout de même évalué la pertinence de les utiliser dans l’exploration du fonctionnement alexithymique. La plupart de ces études évaluent l’alexithymie à l’aide de la Toronto Alexithymia Scale à 20 items (TAS-20 : Taylor et al., 1997), questionnaire distinguant trois dimensions de l’alexithymie : une difficulté à identifier les émotions, une difficulté à exprimer les émotions et une pensée éloignée de la vie psychologique intérieure (externally-oriented thinking). Dans une étude mettant en relation le TAS-20, le ACI et le LEAS, seule la « pensée éloignée de la vie intérieure » du TAS-20 était associée au score global du ACI et du LEAS (Waller et Scheidt, 2004). Contrairement à ce qui était attendu, aucune corrélation significative n’a été trouvée entre les ACI et LEAS et les deux autres dimensions du TAS-20 (Suslow et al., 2000 ; Waller et Scheidt, 2004). Cela suggère que les concepts d’alexithymie et de faible conscience émotionnelle ne se chevauchent que partiellement, ce qui est cohérent puisque la pensée éloignée de l’intériorité est la seule des trois dimensions de l’alexithymie évaluées par le TAS-20 qui aborde spécifiquement le mode d’approche cognitive de la vie affective. Ces deux instruments ont donc changé le paradigme utilisé jusque-là dans l’analyse du discours, favorisant une analyse

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centrée sur la structure du discours plutôt que sur ses éléments lexicaux (comme la longueur, le nombre de mots, le vocabulaire émotionnel, etc.). Bien que le progrès amorcé par ces méthodes d’analyse du discours soit considérable, leur application en clinique demeure restreinte : le LEAS doit être administré selon une procédure stricte (présentation de vignettes) et a été validé avec un discours écrit. L’ACI, lui, est obtenu par l’administration d’une entrevue semi-dirigée qui vise à susciter et à mettre en évidence les différents éléments à évaluer. Ces méthodes, ne s’appliquant pas directement au discours naturel, présentent donc des limites quant à leur validité écologique, en plus d’être restreintes quant à leur flexibilité d’utilisation de par leur recours à une série de stimuli standardisés (vignettes et entrevue semi-dirigée). Nous présentons ici un instrument de mesure empirique de l’analyse du discours verbal qui privilégie une analyse des aspects formels du discours et qui peut être appliqué à toute forme de discours spontané, sans procédure ni contexte d’entrevue préalable : la grille de l’élaboration verbale de l’affect (Géva : Lecours, 1995). En plus d’être une mesure s’appliquant à l’analyse du discours en contexte clinique, l’élaboration conceptuelle à la base de cette méthode a été inspirée en partie des travaux des psychosomaticiens franc¸ais (Lecours et Bouchard, 1997), ce qui la rapproche du concept de mentalisation notamment. 2. L’élaboration verbale de l’affect (Éva) L’angle d’approche du discours émotionnel proposé ici est notre définition opérationnelle de ce que l’on pourrait décrire comme l’évaluation de la mentalisation des affects par le biais de l’expression verbale. Le choix de restreindre l’évaluation à la représentation verbalisée est essentiellement méthodologique puisque notre angle d’approche de la mentalisation est l’analyse du discours. Évidemment, d’autres composantes émotionnelles, comme les multiples nuances de l’expression non verbale des affects, sont également considérées par l’observateur qui tente d’évaluer la qualité de la mentalisation chez un sujet. Ces autres composantes sont mises de côté par notre analyse de l’Éva, à moins qu’elles soient reprises par le discours de l’individu évalué. La grille de l’élaboration verbale de l’affect (Géva), présentée plus bas, est la mesure empirique de l’élaboration verbale des affects, et elle évalue les niveaux de tolérance et d’abstraction des affects verbalisés, lesquels deviennent de plus en plus complexes et intégrés lorsque la qualité et la quantité des représentations augmentent et sont utilisées dans l’expression verbale. La notion d’Éva a trouvé son inspiration dans plusieurs travaux psychanalytiques : chez Bion (1962) qui a conceptualisé la pensée et ses niveaux de complexité (tels que contenus dans sa grille) ; chez Krystal (1988) qui a souligné l’importance de la tolérance des affects et qui a identifié des lignes de développement de l’expérience affective, de sa « désomatisation » à sa verbalisation ; chez Marty (1990, 1991) et ses travaux sur l’organisation des représentations dans le préconscient et les carences de mentalisation retrouvées chez des patients psychosomatiques ; chez Luquet (1987, 1988) et sa conception de

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niveaux de mentalisation et de ses effets sur le développement de la pensée, du langage et de l’appareil psychique. La notion d’Éva différencie deux composantes de la mentalisation qui sont souvent intriquées dans la formulation des auteurs précités : le mode de représentation de l’affect et le niveau de tolérance ou d’abstraction de l’affect (Lecours et Bouchard, 1997). Chaque composante comporte des niveaux hiérarchiques d’élaboration verbale, c’est-à-dire des niveaux de plus en plus riches et complexes d’association d’images et de mots aux éléments corporels de l’affect, menant à des niveaux d’élaboration de plus en plus élevés de l’expérience affective. 3. Troubles respiratoires et alexithymie Dans la présente étude, la Géva est appliquée au discours de participants souffrant de maladies respiratoires. Ces participants ont été, dans une étude précédente (Pedinielli et al., 1989), évalués quant à leur niveau d’alexithymie par le Beth Israël Hospital Psychosomatic Questionnaire (BIQ) et leur discours a été exploité par une méthode de statistique textuelle (Logiciel SPAD : Lebart et Morineau, 1984). Sifneos (1973) a postulé que les caractéristiques alexithymiques sont plus fréquentes chez les sujets souffrant de maladies psychosomatiques que chez ceux souffrant d’autres maladies. Certains troubles respiratoires faisant partie des maladies psychosomatiques classiques, plusieurs chercheurs ont tenté d’établir un lien entre maladie respiratoire et alexithymie. Les résultats montrent que la prévalence de l’alexithymie est supérieure chez des personnes souffrant de maladies respiratoires comparativement à un groupe témoin (Kleiger et Jones, 1980 ; Feiguine et Jonhson, 1984 ; Pedinielli et al., 1991). Plutôt que de comparer des groupes somatiques et non somatiques, la présente étude vise à évaluer les caractéristiques formelles du discours chez des individus présentant un risque élevé de manifester des caractéristiques alexithymiques significatives, tout en formant un groupe relativement homogène quant à la leur profil symptomatique (trouble respiratoire). 3.1. Hypothèses L’Éva étant une opérationnalisation du concept de mentalisation des affects, nous proposons que le discours des participants alexithymiques devrait présenter des niveaux significativement inférieurs d’Éva comparé au discours de participants non alexithymiques. 3.2. Méthodologie Le matériel utilisé dans la présente recherche a déjà fait l’objet d’une investigation textuelle et tous les éléments de la recherche ont été décrits en détails dans une publication antérieure (Pedinielli et al., 1989). Nous reprenons ici les éléments méthodologiques essentiels de leur étude. 3.2.1. Participants Les participants sont 62 patients, 35 femmes et 27 hommes, suivis en consultation médicale pour des troubles respiratoires

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d’étiologies diverses, principalement d’insuffisance respiratoire chronique (42 %) et d’asthme (40 %). L’âge moyen des participants est de 50,4 ans (Mfemmes = 56,5 et Mhommes = 43,5). Le niveau de scolarité des participants se distribuait ainsi : dix participants (16 %) n’avaient aucun diplôme, 37 (60 %) avaient obtenu un certificat d’études primaires et 15 (24 %) avaient un BEPC, bac, ou plus. 3.2.2. Coteurs Deux étudiants, un homme et une femme, inscrits à un programme de maîtrise en psychologie clinique à l’université de Montréal, ont coté indépendamment l’entièreté du matériel expérimental. En cas de désaccord, les juges discutaient jusqu’à ce qu’ils arrivent à un consensus. Les analyses décrites plus loin ont donc porté sur des cotes ayant rec¸u l’assentiment des deux juges. Ils ont rec¸u environ 40 heures de formation à la Géva afin d’arriver à des niveaux stables d’accord interjuges minimaux (60 % d’accord pour la segmentation et des coefficients de fidélité interjuges – kappas – de 0,65 pour la cotation proprement dite). La cotation est effectuée à l’aide d’arbres décisionnels décrits en détails dans le manuel de cotation1 (Lecours, 1995) : la modalité de représentation est d’abord identifiée en analysant les caractéristiques de la modalité verbale (ex. en évaluant si l’UA aborde un contenu de pensée) et en réduisant la qualité de mentalisation par l’élimination de ces caractéristiques ; ensuite, le niveau de tolérance/abstraction est évalué différemment en fonction de la modalité obtenue à l’étape 1, également en éliminant les caractéristiques des niveaux plus élevés de mentalisation (ex. en s’interrogeant d’abord à savoir s’il s’agit d’une expérience subjective pour la modalité verbale). Les coteurs ignoraient l’identité ou les caractéristiques cliniques des participants et ils ne connaissaient pas les hypothèses de la recherche. 3.2.3. Procédure expérimentale Dans le cadre de l’étude d’où nos données proviennent, J. L. Pedinielli s’est entretenu avec chacun des participants. Dans un premier temps, il a évalué leur niveau d’alexithymie avec le BIQ. Ensuite, il leur posait deux questions dans le but de susciter des productions langagières traduisant des réactions émotionnelles. La première question : « Racontez-moi votre maladie » visait plus particulièrement à provoquer un discours évoquant une situation pénible alors que la deuxième question : « Pouvezvous m’indiquer comment cela est arrivé ? » visait à provoquer un discours évoquant une situation plus factuelle. Les réponses des participants ont été enregistrées et retranscrites in extenso afin de préserver le caractère naturel des productions langagières. Leur durée est variable, les participants n’ayant pas eu de directive concernant la longueur de leur réponse. Pour les fins de la présente étude, le discours soumis aux analyses combine les deux réponses afin de permettre l’utilisation d’un matériel verbal suffisamment étoffé pour les analyses.

1 Le manuel de cotation peut être obtenu en en faisant la demande auprès du premier auteur.

3.3. Instruments 3.3.1. Le Beth Israël Hospital Psychosomatic Questionnaire (BIQ) Développé par Sifneos (1973), le BIQ est un questionnaire à choix forcés (score de 0 ou 1) complété par un intervieweur. Il est précédé d’une entrevue non dirigée qui consiste à explorer la facilité du sujet à rapporter des situations fantasmatiques et des rêves. La version du BIQ utilisée ici comporte 17 items. En accord avec les directives de Sifneos, seuls huit items sont considérés pour la mesure de l’alexithymie (scores possibles de 0 à 8). Sifneos a proposé qu’un score de six serve de seuil de coupure pour déterminer la présence d’alexithymie (alexithymie = 6 ou plus). 3.3.2. La grille d’élaboration verbale de l’affect (Géva) La procédure de codage de la Géva comprend deux étapes. La première consiste à identifier les unités affectives (UA) dans le discours verbal retranscrit. Les UA sont de courts segments de phrase contenant l’expression manifeste d’un affect. L’UA peut contenir une expérience subjective nommée ou imagée « J’étais en colère », « Je voyais rouge », la description d’une sensation physiologique « Je transpirais », d’une action affective « J’ai claqué la porte » ou l’expression directe de l’affect dans le discours (par un commentaire sarcastique par exemple). L’affect est identifié par le biais d’une analyse contextuelle du discours, ne se limitant pas à une analyse sémantique et lexicale, permettant par exemple l’attribution d’une signification idiosyncrasique à divers éléments du discours (par exemple, le mot « gaffe » renvoyant à des tentatives de suicide pour un participant). Cette procédure implique un niveau d’inférence minimal et les juges rec¸oivent la consigne de ne pas retenir les UA équivoques. La seconde étape est la cotation proprement dite, c’est-à-dire l’attribution de l’une des 20 catégories de la Géva à chacune des UA retenues par les juges à l’étape de la segmentation. Ces 20 catégories sont tirées du croisement de quatre modalités de représentation et de cinq niveaux de tolérance/abstraction. Les quatre modes de représentation de l’affect sont : • l’activité somatique : ◦ l’affect est exprimé indirectement à travers la verbalisation de sensations physiologiques (« Mon cœur battait très vite ») ; • l’activité motrice : ◦ description de comportements faisant intervenir la musculature volontaire (« Je me rongeais les ongles ») ; • l’imagerie : ◦ verbalisation de métaphores, d’images (« J’avais envie de grimper aux rideaux ») ; • la verbalisation : ◦ utilisation d’un vocabulaire « objectif » provenant d’une langue commune pour décrire un contenu affectif (« J’étais anxieux ») ;

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Les cinq niveaux de tolérance ou d’abstraction de l’affect sont : • l’impulsion disruptive : ◦ la représentation de l’affect est inconsciente ou l’expression d’un affect préconscient est incontrôlée ; l’affect est exprimé directement et il n’est ni contenu ni toléré. Ce niveau correspond à l’acting out (décrire une tentative de suicide par exemple) ou à la resomatisation régressive (Krystal, 1988) d’un affect sous la forme d’un symptôme psychologique (décrire des symptômes somatiques de la dépression, comme une manifestation de ralentissement psychomoteur par exemple : « Je n’avais plus d’énergie », « Je bougeais plus lentement ») ; • l’impulsion modulée : ◦ la représentation de l’affect est maintenant préconsciente mais son expression reste directe, c’est-à-dire que l’expression verbale traduit l’affect sans l’aborder de fac¸on réflexive (le discours « fait » quelque chose d’affectif plutôt que de « parler » de l’affect, comme exprimer une plainte impuissante : « Je n’en peux plus », ou il décrit une action spontanée : « J’ai pleuré »). Ce niveau correspond à l’expression spontanée d’une tendance à l’action émotionnelle (Frijda, 1986) ou à l’expression cathartique ; • l’extériorisation mentale : ◦ l’affect est maintenant reconnu comme étant une expérience interne subjective mais il n’est pas encore tout à fait toléré. Il est plutôt « expulsé mentalement » et il est vécu comme ayant une cause extérieure (« C¸a m’a rendu triste ») ou bien il est généralisé comme appartenant à une situation ou un groupe de personnes (« C’est une situation triste ») ; • l’appropriation : ◦ l’affect, suffisamment toléré, est maintenant vécu comme une expérience interne et subjective que le sujet s’approprie (affect nommé au « je » : « Je me suis senti triste ») ; • la signification : ◦ l’expérience de l’affect gagne en complexité et en abstraction par l’association d’éléments de signification. Il s’agit du niveau de l’insight ou de la formulation métacognitive d’une émotion (« J’étais triste parce que j’ai eu l’impression de revivre un rejet comme dans mon enfance »). Les données utilisées pour les analyses statistiques reposent sur l’évaluation de la proportion de chaque catégorie présente dans le discours, cela afin de réduire l’impact de variables telles que la longueur de l’entrevue ou celle des UA. Cette proportion est le nombre d’UA pour une catégorie (comme la verbalisation appropriée ou de niveau 4 – Ver4), quel que soit le type d’affect abordé (peur, colère, etc.), divisée par le nombre total d’UA dans le discours. Chaque participant recevait donc 20 scores, un pour chacune des 20 catégories de la Géva. De plus, afin de faciliter les analyses, un score pondéré a été élaboré, combinant les 20

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scores en un seul. Ce score permet donc, à l’aide d’un chiffre allant de 0,25 à 4, d’identifier le niveau de mentalisation des affects retrouvés dans le discours. La pondération va comme suit : un poids est accordé à chaque modalité (ver = 4, ima = 3, etc.), multiplié par la moyenne des niveaux de tolérance obtenus par chacune des modalités, ajusté en fonction de la proportion d’UA attribuées à cette modalité. Les indices quant à la fidélité et la validité de l’instrument s’accumulent progressivement d’une étude à l’autre (Beretta et al., 2006 ; Bouchard et al., 2008 ; Lecours et al., 2000 ; Lecours et al., 2007). De fac¸on générale, les accords interjuges sont très bons ou excellents. Dans toutes les études, les affects de valence négative sont systématiquement moins bien mentalisés que les affects de valence positive. Aussi, le niveau de mentalisation des affects de valence négative a pu identifier un processus affectif associé à une impasse thérapeutique dans l’étude d’un cas unique (Lecours et al., 2000). Cette étude a aussi montré que le niveau général de fonctionnement défensif mesuré dans le discours était indépendant de la mentalisation des affects de valence négative. Aussi, des patients dépressifs ayant rapporté une réduction de symptômes au terme d’une intervention psychodynamique brève ont montré une augmentation concomitante de la mentalisation des affects comparé à d’autres non remis de leur dépression après l’intervention (Beretta et al., 2006). Le niveau de mentalisation des affects de valence négative a également été associé au nombre de diagnostics obtenus sur les axes I (troubles mentaux) et II (troubles de la personnalité) du DSM-IV, moins de mentalisation étant lié à plus de diagnostics, même en soustrayant l’impact de deux autres mesures de mentalisation (Bouchard et al., 2008). Ces résultats indiquent que la Géva rend compte de phénomènes qui concordent avec la notion de niveaux de mentalisation des affects. 4. Résultats 4.1. Accords interjuges Les calculs d’accord portent sur l’ensemble du matériel coté indépendamment par les deux juges, à partir de chaque UA individuelle (220 au total). L’identification des UA a produit un taux d’accord de 69,6 % en utilisant une méthode de calcul conservatrice (Stinson et al., 1994). Ce niveau d’accord est très satisfaisant (Stinson et al., 1994) considérant que les juges doivent identifier chaque UA au même endroit dans le texte et que le nombre total d’UA à relever n’est pas déterminé à l’avance. Les juges ont obtenu des kappas de 0,92 pour la cotation des modalités de représentation et de 0,71 pour la cotation des niveaux de tolérance/abstraction, ce qui correspond à des taux d’accord de bon à excellent (Fleiss, 1981). Ces niveaux d’accord sont comparables à ceux obtenus dans le cadre d’autres études utilisant la Géva (Bouchard et al., 2008 ; Lecours et al., 2000 ; Lecours et al., 2007). 4.2. Analyses descriptives et corrélations Parmi les 62 participants, 24 (39 %) ont rec¸u un score au BIQ les situant dans le registre alexithymique. Les données

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Tableau 1 Données descriptives du BIQ, de l’Éva, du nombre d’UA et leurs corrélations.

BIQ (n = 62) ÉVA (n = 41) #UA (n = 62)

Moyenne

Écart-type

Étendue

BIQ

Âge

#UA

3,97 2,47 3,56

2,37 0,89 4,42

0–8 0,63–4,00 0–18

– −0,21 −0,40**

0,41** −0,07 −0,23

−0,40** 0,03 –

Éva : score pondéré du niveau d’élaboration verbale de l’affect ; # UA : nombre d’unités affectives ; **p < 0,01.

descriptives pour l’échantillon sont présentées dans le Tableau 1. De plus, le groupe alexithymique a obtenu un score moyen au BIQ de 6,33 (É.-T. = 0,57), un score pondéré Géva de 2,08 (É.T. = 0,92) et un nombre d’UA de 1,96 (É.-T. = 2,88) alors que le groupe non alexithymique a présenté un score moyen au BIQ de 2,47 (É.-T. = 1,77), un score pondéré Géva de 2,63 (É.-T. = 0,84) et un nombre d’UA de 4,58 (É.-T. = 4,94). Les corrélations sont présentées dans le Tableau 1. Tel que l’indique le Tableau 1, le BIQ est associé à l’âge, les participants plus âgés présentant un niveau d’alexithymie plus élevé que les plus jeunes. Aussi, tel qu’indiqué par Pedinielli et al. (1989), les hommes se sont montrés plus alexithymiques que les femmes (χ2 (1) = 8,51, p < 0,01 ; Phi = 0,37, p < 0,01). Aucun des deux types de maladie respiratoire n’était significativement associé à l’alexithymie. De plus, le niveau de scolarité n’était pas associé au niveau d’alexithymie (Pedinielli et al., 1989). Le sexe des participants, leur âge et le type de pathologie respiratoire présentée n’étaient pas associés au niveau d’Éva. Nous avons analysé le niveau d’Éva sur les deux réponses combinées pour les 62 participants. Vingt-et-un participants n’ont pas abordé d’affect selon la définition de l’analyse Géva, ce qui rendait impossible le calcul d’un score pondéré Géva pour ceux-ci (ce qui a pu être fait pour les 41 participants restants). Le fait de ne pas verbaliser d’affect dans les deux réponses était significativement associé au fait d’être alexithymique (χ2 (1) = 4,55, p < 0,05 ; Phi = –0,27, p < 0,05). Dans le même ordre d’idée, le nombre d’UA donné dans les deux réponses était négativement associé au score du BIQ (r = –0,40, p < 0,01, Tableau 1). Ces deux résultats indiquent que l’alexithymie est associée à une verbalisation spontanée d’affect plus réduite, avec un effet statistique de taille moyenne.

4.3. Comparaisons de groupes Pour l’évaluation du niveau de mentalisation des affects en fonction de l’alexithymie, nous avons tenu compte du fait que le sexe et l’âge étaient associés à l’alexithymie. Afin de contrôler statistiquement ces influences, une analyse de covariance a été menée. Celle-ci comprenait deux facteurs, le statut alexithymie/non alexithymie et le sexe, avec l’âge pour covariable, et le niveau de la mentalisation des affects constituant la variable dépendante (Ancova – 2 × 2). Les résultats sont présentés dans le Tableau 2. Les résultats indiquent, en accord avec l’hypothèse principale de l’étude, que seul l’effet simple de la variable alexithymie est statistiquement significatif, révélant que le groupe alexithymique présente un niveau de mentalisation des affects inférieur à celui obtenu par le groupe non alexithymique (F(1,36) = 4,60, p < 0,05 ; Malex = 2,13, Mnonalex = 2,82, η2 = 0,11). De plus, le êta carré indique qu’il s’agit d’un effet statistique de taille moyenne. 5. Discussion La présente étude avait pour but de mettre en relation une nouvelle méthode d’évaluation du discours émotionnel inspirée des travaux sur la mentalisation et axée sur la structure des productions verbales (la Géva) avec une mesure de l’alexithymie (le BIQ). En accord avec notre hypothèse de travail, les résultats montrent que les participants alexithymiques ont un discours présentant un niveau d’élaboration verbale des affects significativement inférieur à celui des participants non alexithymiques. Ces résultats sont compatibles avec ceux obtenus par Pedinielli et al. (1989) à partir du même matériel verbal. En effet, ceux-ci avaient évalué les productions verbales des participants par une méthode intermédiaire d’analyse du discours

Tableau 2 Comparaison des participants alexithymiques et non alexithymiques, regroupés selon leur sexe, quant au niveau d’élaboration des affects, avec l’âge pour covariable. Effet

MM

ES

MM

ES

F (1,36)

p

η2

Différences

Alex

Alex (n = 12) 2,13

0,26

Non alex (n = 29) 2,82

0,20

4,60

0,04*

0,11

NA > A

Sexe

Femme (n = 28) 2,40

0,21

Homme (n = 13) 2,54

0,25

0,18

0,67

0,01

Alex*sexe

Fem-alex (n = 5) 2,31

0,39

Fem-nonalex (n = 23) 2,50

0,18

2,42

0,13

0,06

0,33

Hom-nonalex (n = 6) 3,14

0,36 0,33

0,57

0,01

Hom-alex (n = 7) 1,94 Âge = 47,98

MM : moyenne marginale ; ES : erreur standardisée ; η2 : êta carré partiel ; * p < 0,05.

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(c’est-à-dire à mi-chemin entre une analyse de contenu et une analyse de la structure), la statistique textuelle. Cette technique, développée par Lebart (1982) et Lebart et Morineau (1984), permet d’identifier la distribution des éléments lexicaux d’une production verbale par une analyse factorielle exécutée par un programme informatique. Pedinielli et al. (1989) ont pu, grâce à cette méthode, apprécier les différences entre les verbalisations des participants alexithymiques et celles des participants non alexithymiques. Ils ont souligné le fait que les participants alexithymiques ont un discours plus factuel, plus direct et plus court que les participants non alexithymiques. La réanalyse de ces données langagières par M. de Bonis (2006) a permis de nuancer davantage en ce sens. Elle a écrit à propos du discours des participants de l’étude : « ce n’était pas tant les mots-émotions qui leur manquaient pour parler de leur maladie ou de leurs crises mais bien plutôt une certaine fac¸on d’expliquer ou de dire comment cela était arrivé, c’est-à-dire de les rattacher à des événements » (de Bonis, 2006, pp. 122-123). Par ailleurs, nos résultats indiquent que le discours des participants alexithymiques est moins « saturé » d’affect, c’està-dire qu’il contient moins d’UA, que celui des participants non alexithymiques. Ce dernier résultat tend à confirmer les analyses lexicales des années passées mais avec une approche plus large du discours émotionnel. En effet, l’identification des UA s’effectue en tenant compte du contexte et déborde largement le nombre de mots qui abordent explicitement une émotion (voir la section présentant la Géva). Cette approche de la quantité d’affects retrouvés dans le discours présente un avantage sur le comptage de mots émotionnels pour la recherche sur l’alexithymie puisque la difficulté à exprimer les émotions peut faire en sorte que celles-ci soient exprimées verbalement par la description de sensations corporelles ou d’actions émotionnelles (plutôt que par le fait de nommer un état subjectif). La méthode utilisée pour l’identification des UA inhérente à la Géva élargit donc l’étude de la présence de manifestations affectives dans le discours. Cependant, comme nous avons tenté de le démontrer par la comparaison des groupes quant au niveau d’Éva dans le discours, le manque de disponibilité des représentations affectives ne se réduit pas à une présence moindre de manifestations affectives dans le discours. D’un point de vue conceptuel, nos résultats mettent en lumière deux facettes de l’indisponibilité des représentations émotionnelles à la base de l’alexithymie, notamment l’inorganisation ou la désorganisation de la structure cognitive de l’expérience émotionnelle lorsque celle-ci est abordée verbalement (le niveau inférieur d’élaboration verbale ou de mentalisation de l’affect) ainsi que la pauvreté de l’accès phénoménologique à l’expérience affective (la quantité ou proportion d’affects verbalisés ou accessibles à la conscience). Selon les résultats obtenus ici, ces deux facettes semblent être plutôt indépendantes puisque la corrélation entre le niveau d’Éva et le nombre d’UA est de zéro (Tableau 1). En nous inspirant des travaux théoriques sur la mentalisation, nous avanc¸ons qu’une déficience dans l’organisation cognitive de l’expérience émotionnelle est un aspect important de la présentation alexithymique. Autrement dit, l’alexithymie est davantage qu’un « manque de mots » pour identifier ou nommer les émotions

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puisque les mots, et les autres modalités de représentation, participent également à l’élaboration de l’expérience affective sous des formes allant de la somatisation à l’hypothèse de sens, en passant par une foule de niveaux intermédiaires (voir le modèle des niveaux de l’Éva). En éclairant la nature de l’organisation des représentations associées aux affects, nous pensons que l’analyse du discours à l’aide de la Géva peut servir à approfondir la compréhension du phénomène de l’alexithymie. Par exemple, un doute demeure à savoir ce que mesurent les instruments évaluant l’alexithymie. Les phénomènes vont de la pensée opératoire au jeu de mécanismes de coping visant à réduire l’impact d’une soudaine flambée d’émotions négatives (voir Corcos et Speranza, 2003, pour une revue). Il apparaît donc que l’alexithymie couvre un large spectre de phénomènes cliniques, allant du pathologique et mortifère à la réaction adaptative. Cette discussion suggère que l’alexithymie peut reposer sur des régimes de fonctionnement mental se situant à différents niveaux de mentalisation : elle peut se retrouver chez des individus présentant une organisation des représentations déficitaire comme chez des individus bénéficiant d’un fonctionnement symbolique solide mais inhibé par des conflits (voir Lecours, 2007 pour une discussion des types de fonctionnement mental). Une évaluation de l’organisation des représentations de l’expérience affective peut donc potentiellement permettre de discriminer différents types ou différentes « qualités » d’alexithymie. Nous nous proposons d’ailleurs d’aborder cette question dans des recherches futures. D’un point de vue méthodologique, l’utilisation de la Géva peut compléter la méthode d’évaluation de l’alexithymie la plus répandue, par le biais du TAS-20 notamment : l’autoobservation. La Géva peut donc avantageusement s’insérer dans une stratégie de recherche multiméthodes, considérée par beaucoup comme étant la plus appropriée pour l’évaluation de l’alexithymie (Berthoz et al., 2007 ; Taylor et Bagby, 2004). En effet, la capacité d’un individu alexithymique à se prononcer sur sa propre capacité à identifier et à exprimer ses émotions peut susciter des doutes quant à la validité de cette autoévaluation (Lane et al., 1999). Toutefois, la recherche utilisant le TAS-20 a montré que l’instrument était associé à des critères extérieurs pertinents (non autoévalués, comme des diagnostics, mesures physiologiques, etc.), indiquant que le TAS-20 mesure, de toute évidence, un aspect important de l’alexithymie (Taylor et al., 1997 ; Taylor et Bagby, 2004). Nous préférons insister sur la complémentarité des méthodes d’auto- et d’hétéroévaluation pour une appréhension plus complète du phénomène étudié. En effet, il est de plus en plus reconnu que les méthodes d’autoévaluation et d’hétéroévaluation éclairent des facettes assez différentes et complémentaires d’un même phénomène : certains auteurs affirment que les premières donnent accès aux aspects explicites d’un phénomène et les secondes à leurs aspects implicites (McClelland et al., 1989 ; Westen, 1999). La Géva présente donc l’intérêt d’éclairer un aspect de l’alexithymie à propos duquel un individu tend à ne pas pouvoir se prononcer (aspects implicites de la qualité de l’élaboration des représentations affectives). Finalement, comparée aux autres méthodes d’analyse du discours qui abordent les aspects plus structuraux

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de l’organisation des représentations, la Géva a l’avantage de pouvoir être appliquée à toute forme de discours naturel, ce qui en fait une méthode d’analyse des plus flexibles. Cette flexibilité ouvre d’ailleurs la porte à des utilisations sur un matériel dont le volume croît de fac¸on fulgurante, soit les échanges verbaux sur Internet. 5.1. Limites de la recherche Strictement parlant, l’interprétation des résultats obtenus doit être réservée à une population souffrant de troubles respiratoires. Toute généralisation de ces résultats doit passer par leur reproduction auprès d’autres populations. Aussi, le matériel utilisé ici n’est pas optimal pour une analyse de l’élaboration verbale des affects. Les deux questions posées aux participants ont le potentiel de déclencher une réponse chargée émotionnellement mais il n’est pas demandé explicitement aux participants de produire une réponse décrivant des émotions. Nous avons donc obtenu, à la Géva, des scores nuls pour plusieurs participants, ce qui est un résultat intéressant en soi mais qui a limité les analyses du niveau d’élaboration verbale atteint dans leur discours. Ensuite, la version du BIQ que nous avons utilisée présente des qualités psychométriques discutables. Aujourd’hui, la nouvelle version modifiée par Bagby et al. (1994) comporte 12 items, soit ces huit mêmes items auxquels s’ajoutent quatre nouveaux, et l’évaluation de chaque item se fait sur une échelle de type Likert plutôt que sur un choix forcé. Toutefois, les entrevues de la présente étude ayant été menées par un clinicien et chercheur expérimenté dans le domaine de l’alexithymie (J. L. Pedinielli), on peut assumer que les scores attribués au BIQ sont tout de même informatifs quant au niveau d’alexithymie des participants. Des recherches futures utilisant une hétéroévaluation de l’alexithymie devraient employer un instrument dont les qualités métrologiques sont plus robustes. Enfin, l’analyse de l’Éva effectuée dans la présente étude inclut et combine un ensemble de catégories affectives différentes. Autrement dit, le score pondéré de la Géva utilisé dans les analyses pouvait aussi bien inclure des manifestations de surprise, de peur, de colère ou d’intérêt, par exemple. Des recherches futures bénéficieraient d’une évaluation plus différenciée des affects retrouvés dans le discours, permettant ainsi d’identifier l’étendue ou la spécificité d’une mentalisation problématique : toutes les émotions dites négatives sont-elles moins bien mentalisées ou la difficulté est-elle limitée à l’affect de colère ou de tristesse ? Un instrument permettant l’identification des catégories distinctes d’affects devrait être utilisé dans les recherches futures. Remerciements Nous remercions Monique de Bonis, directeur de recherche honoraire du CNRS et Jean-Louis Pedinielli, professeur des universités, université de Provence – Aix-en-Provence, pour avoir généreusement rendu disponible le matériel expérimental.

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